Alexandre Dumas fils (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 610-646).
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ALEXANDRE DUMAS FILS

II.[1]
L’AUTEUR DRAMATIQUE ET LE MORALISTE


IV

La première représentation de l’Ami des femmes, le 5 mars 1864, avait abouti à un échec. « Pendant une quarantaine de jours, cette comédie s’était ensuite débattue contre l’étonnement, le silence, l’embarras, et quelquefois les protestations du public. » L’aveu vient de l’auteur lui-même. Mais, malgré le ton dégagé dont il raconte son insuccès, et dont il en énumère les motifs, on sent assez que sa chute lui fut cruelle, si cruelle qu’il se jura, à partir de cette date, de ne plus travailler pour le théâtre. « Serment de joueur, reconnaît-il du reste, qu’il devait refaire et auquel il devait manquer encore bien des fois » ; serment qu’il tint pourtant dans une certaine mesure, puisque, jusqu’en 1871, les Idées de Madame Aubray, jouées en 1867, furent la seule tentative dramatique qu’il signa de son nom.

D’autre part, au moment où une blessure d’amour-propre le décidait à se retirer ainsi dédaigneusement sous sa tente, le maître du Demi-Monde allait atteindre ses quarante ans. Pour beaucoup d’écrivains, et particulièrement d’écrivains comme lui, qui se classent plutôt parmi les moralistes que parmi les artistes, il n’est point rare que cet âge détermine un temps d’arrêt dans la production de leur œuvre, et surtout marque, en quelque sorte, un tournant de leur existence intellectuelle : c’est un peu, pour le cerveau, « ce milieu du chemin de la vie, » dont a parlé Dante. Et Alexandre Dumas fils, s’il obéissait, en 1864, à un mouvement de dépit littéraire, n’obéissait sans doute pas moins aux nécessités qu’entraînait l’évolution logique de son esprit. L’heure était venue de faire pleinement éclore les germes latens, encore obscurs et à peine visibles au fond de sa pensée ; il se cherchait, il hésitait, et son hésitation dura plus de six années.

De simples besoins d’argent, nous ne l’ignorons pas, avaient été jadis une des causes déterminantes de sa vocation. Le jour, pourtant, où il rédigea la première page de son premier volume, un autre mobile, assez puéril également, mais d’un ordre plus noble, ne pesa sans doute pas d’un poids moins sensible sur la décision qu’il prenait de réformer sa vie. « J’ai été affamé de gloire, confesse-t-il ; conséquence du voisinage et du rayonnement paternels. Il y avait là une telle renommée que je serais mort de chagrin, je crois, si je n’étais pas parvenu à m’en faire une quelconque à mon tour. » Il rêva du bruit, un bruit immense autour de sa personne et de son nom. De même que dans les plaisirs, où il avait commencé par se jeter éperdument, il trouvait dans les satisfactions d’amour-propre une des formes de la revanche sur les misères de son enfance douloureuse ; il y trouvait aussi la manière la plus banale, mais la plus éclatante, d’affirmer et d’exercer son individualisme. Comme les enfans, comme les barbares, comme tous les êtres sans grande complexité d’esprit, il aima donc à vingt-cinq ans ce qui brille ; il mit son orgueil à exalter sa vanité, et il fut heureux d’exhiber en public la tapageuse réputation qu’il devait à la Dame aux Camélias : « J’ai promené, dit-il, avec une pittoresque franchise, cette gloire dans les rues, la tête au vent, la secouant comme un panache, pour être remarqué des badauds et des femmes. » Ne traitons pas avec trop d’ironie cet épanouissement d’exubérance ingénue : « C’était la faute de ce qui a en soi son excuse à tout, la faute de la jeunesse. » Et si le vulgaire murmure d’admiration flatteuse qu’il soulevait autour de lui pouvait suffire à contenter le jeune homme, l’homme ne devait pas tarder à sentir la vanité des hommages de ce genre, et à en éprouver plus d’ennui que de joie.

Une heure vint, en effet, où ses aspirations s’élevèrent plus haut que les applaudissemens du public et que l’estime « des badauds et des femmes », une heure où il voulut se conquérir un prestige d’un meilleur aloi : « Elle ne me suffit plus, ma gloire, écrivait-il en 1869 à M. Francisque Sarcey… J’avoue que les articles nécrologiques que l’on me consacrerait demain, si je mourais tout à coup, et les anecdotes que l’on recueillerait sur mon compte, et mes jolis mots d’esprit qu’on retrouverait, j’avoue que tout cela ne fait plus l’ambition de ma vie. Je trouve que je suis assez célèbre, assez connu, assez aimé, assez admiré, assez chronique, assez exploité, assez photographié comme ça. » Pour qu’il proclamât, avec cette netteté d’expression, le dédain de ses premiers triomphes, on doit croire que la satiété en était chez lui bien profonde et bien lointaine, — beaucoup plus lointaine que la soirée du 5 mars 1864. Il souffrit évidemment de l’accueil fait à l’Ami des femmes ; mais la représentation se fût-elle terminée par des acclamations d’enthousiasme unanime, son état d’esprit n’en aurait été modifié en rien, et ses ambitions n’en eussent pas moins continué à se détourner d’objets qui ne l’intéressaient plus.

Et puis, en même temps que son amertume contre la sottise de ses contemporains et que la lassitude de la notoriété bruyante, une question d’ordre esthétique, presque une question de métier, l’incitait au revirement par où fut close la seconde période de sa carrière. Ses préoccupations de moraliste ne lui ont jamais fait oublier ni dédaigner la technique de son art ; et toute occasion lui fut toujours bonne, dans ses préfaces ou dans ses brochures, pour professer quelques leçons de dramaturgie, où se révèle un soin minutieux des plus infimes détails, et un souci constant des conditions qu’exige le maniement des foules au théâtre. Lui, qui se piquait habituellement, en ce qui concernait les idées, de ne pas reculer devant les audaces les plus révolutionnaires, il n’a osé qu’avec une circonspection infinie les plus minces innovations scéniques ; il s’efforçait au moins d’en atténuer les rudesses, et posait en principe qu’on ne doit pas heurter de front les préjugés d’une salle de spectacle : « Il faut que ce que nous avons de sérieux à dire paraisse plus amusant que ce qui amuse d’ordinaire. Vouloir modifier le public, autant essayer de dessaler la mer. » Or, son instinct l’avertit assez vite « de la déconsidération où la littérature dramatique tombait à force de refaire toujours la même chose et de rapiécer éternellement la même étoffe ». Les virtuosités des vaudevilles de Scribe, dont la vogue a fini par transformer la grande comédie même en un laborieux jeu d’esprit, et dont l’influence déprimante s’est prolongée jusqu’à nos jours, lui semblaient, dès 1854, d’un pitoyable et grossier byzantinisme. Il devinait la nécessité de réagir, de « faire autre chose », et, comme suite à la confession qu’il envoyait en 1869 à M. Francisque Sarcey, il ajoutait cette phrase suffisamment explicite : « Je me demande s’il ne faut pas considérer la littérature traditionnelle comme ayant dit son dernier mot depuis longtemps, et si ce n’est pas le moment de lui donner une nouvelle vie et une nouvelle force, en la mettant au service des grosses questions qui préoccupent tous les esprits. »

Et cette déclaration de principes n’est pas accidentelle et isolée ; l’idée qu’elle exprime revient fréquemment sous la plume de Dumas fils, en des termes plus ou moins précis, dans tous les ouvrages et surtout dans tous les opuscules qui sont datés de la période intermédiaire comprise entre 1864 et 1871. L’écrivain hésite manifestement. Il tourne et retourne ses argumens, peut-être autant pour se convaincre lui-même que pour convaincre ses contradicteurs. Mais on sent bien qu’il veut changer sa « manière », d’un côté parce que son intuition professionnelle lui a révélé que le public va se détourner du théâtre, si on n’y apporte pas des élémens d’attraction inédits, d’un autre côté parce que les réformes littéraires qu’il rêve flattent les plus profondes aspirations de sa nature intellectuelle et de son tempérament. Les circonstances extérieures, heureusement pour lui, conspirèrent à favoriser son évolution.

Au mois de novembre 1864, comme l’auteur de l’Ami des femmes était encore sous le coup de son récent échec, et tandis qu’il méditait vaguement ses projets de rénovation dramatique, il reçut d’Emile de Girardin, d’abord une invitation à venir écouter la lecture d’une pièce qui était intitulée : le Supplice d’une femme ; puis une proposition de remanier ladite pièce, dont la version primitive se trouvait, de l’avis de tous, absolument injouable. L’histoire de la collaboration orageuse d’où sortit le drame qui est demeuré depuis au répertoire du Théâtre-Français, ne présente plus aujourd’hui qu’un intérêt anecdotique, et il n’y a pas lieu de s’y arrêter ici. Quelques détails seulement de cette histoire méritent d’être retenus : ce sont ceux qui contiennent les aveux d’Alexandre Dumas fils relatifs à l’influence que ce genre de travail exerça sur son œuvre future.

On lui avait reproché « trop de développemens psychologiques », et il convenait que, « décidément, le théâtre vit de faits, d’action, de mouvement et de progression ». Si cet axiome, en thèse générale, n’est pas dépourvu d’une certaine banalité solennelle, il se trouvait du moins absolument justifié pour un ouvrage comme le Supplice d’une femme, dont la donnée scabreuse risquait de soulever du tumulte et des protestations : « Etait-il, dit le collaborateur d’Emile de Girardin, un sujet qui demandât plus de concision, plus de rapidité, plus d’adresse ? Fallait-il procéder autrement que par le mouvement, le fait et les larmes ? Le temps de reprendre haleine, le public était révolté ; un entr’acte d’un quart d’heure, qui permît de réfléchir, la pièce était perdue. » Voici bien, en germe, la théorie du théâtre considéré, non plus comme un tableau des mœurs ou une peinture des passions, mais comme une argumentation précise, serrée, violente, au bout de laquelle se place logiquement une conclusion fatale, que le spectateur stupéfait et haletant n’aura ni la faculté ni le loisir de discuter. C’était une « épreuve nouvelle » à tenter pour un dramaturge que l’emploi d’un pareil procédé de facture ; et le maître du Demi-Monde ne s’en dissimulait pas les périls ; il en courait cependant l’aventure avec le Supplice d’une femme, parce que toute autre « manière » lui semblait impraticable ; et aussi parce que, travaillant en compagnie « d’un journaliste célèbre par ses alinéas courts, ses aphorismes brefs, tranchans, explosifs », il se jugeait plus autorisé à prendre des allures de « polémiste. »

L’épreuve du reste réussit ; et elle réussit également avec cette Mademoiselle de Breuil, d’Armand Durantin, qu’Alexandre Dumas fils remania selon une méthode identique à celle dont il avait usé pour le Supplice d’une femme, et dont il fit Héloïse Paranquet. Il ne se décidait pourtant pas encore à appliquer ouvertement ses théories dramatiques, tant il les estimait osées et hasardeuses ; il revint au roman, que, depuis douze ans, il avait délaissé ; pour la première fois, il essaya une œuvre d’imagination qui fût en même temps « une thèse », et où il prît part à la discussion « des grandes questions fondamentales de l’humanité ». Afin de faciliter sa tâche, et par précaution contre la critique, il donna prudemment à son livre la forme d’une plaidoirie rédigée par son héros lui-même, et l’Affaire Clemenceau reçut en sous-titre la mention : Mémoire de l’accusé. Puis, il fit jouer, avec un succès incertain, les Idées de Mme Aubray, comédie intermédiaire, moitié étude de mœurs, moitié traité de morale et de sociologie. Enfin, il commença à publier ses Préfaces ; il tâcha d’y mettre tout ce qu’il n’avait pas mis dans ses pièces passées et tout ce qu’il rêvait de mettre dans ses pièces à venir. Il habituait ainsi peu à peu le public, non pas seulement à le considérer comme un simple écrivain de grand talent, mais à l’envisager sous les espèces plus majestueuses d’un législateur, d’un juge, d’un pontife, et d’un prophète.

Les désastres de la guerre franco-allemande achevèrent de déterminer cette troisième vocation. La catastrophe de l’année terrible lui apparut comme la preuve brutale que les aspirations indécises, qu’il sentait depuis longtemps fermenter en lui, se trouvaient justifiées par la suite des événemens. En 1867, dans la préface de la Dame aux Camélias, il avait annoncé que « la maison brûlait » ; en 1869, dans la préface de l’Ami des femmes, il avait parlé incidemment « de l’invasion des barbares, de l’étranger ou de la populace » ; ce qui lui permit, en 1873, d’affirmer à M. Cuvillier-Fleury, de la meilleure foi du monde, qu’il avait montré, « lorsque personne ne les voyait encore, les barbares en marche sur Paris, et le triomphe de la populace, et les ruines au milieu desquelles la France trébuchait depuis deux ans. » Il avait en effet proclamé que « les temps prédits étaient proches », et que « Dieu avait de nouveau prévenu Noé ». Et, à la vérité, des paroles de cette sorte, en ce style à la fois biblique et sibyllin, n’engageaient pas outre mesure sa responsabilité. Très sincèrement, néanmoins, sous le coup de l’ébranlement nerveux que subirent chez nous, à l’heure de la défaite, les cerveaux les mieux organisés, il crut à sa mission ; et, avant d’avoir ressaisi son sang-froid, il écrivit un certain nombre de pages, dont quelques-unes sont bien parmi les plus bizarres de notre littérature et de toutes les littératures.

On doit noter ici que, pendant son stage de demi-recueillement, il s’était pris d’une belle passion pour les études scientifiques et en particulier pour la physiologie. La connaissance exacte des fonctions organiques du corps humain lui paraissait, avec raison, une des bases essentielles de toute sociologie et de toute morale ; et, en s’intéressant à la médecine, voire à l’hygiène, il suivait la tradition constante des grands législateurs religieux. On n’aurait donc rien à objecter aux considérations ultra-pathologiques dont, en de multiples occasions, il parsème largement ses ouvrages, si son imagination ne l’entraînait souvent plus qu’il ne faut sur le terrain des hypothèses, et si, sous prétexte de faire de la littérature en savant, il n’avait fait principalement de la science en littérateur.

À ce point de vue, la préface de l’Ami des femmes contient déjà quelques morceaux d’une contexture étrange : l’astrologie et la chiromancie s’y amalgament familièrement à l’anatomie elle-même. Rappelez-vous le portrait de M. de Montégre, l’homme fatal, ou celui de M. de Ryons, « dont les planètes dominantes sont Jupiter, Apollon et Mercure. » Rappelez-vous surtout le signalement de la vierge dont il importe de se garder, « l’animal » redoutable, dont « les mains sont courtes avec des doigts pointus, à base large, et le mont du pouce énorme, couvert de lignes transversales en forme de grilles, et légèrement pourpré », animal du reste « plus implacable encore quand les doigts sont spatules, et que le pouce, court, s’arrondit en forme de bille. » Il y en a comme cela deux longues pages, où le corps du terrible sujet est analysé point par point, avec une minutie baroque qui ne nous laisse ignorer ni la dilatation des narines, ni la couleur des gencives, ni la hauteur du mollet, ni « l’arôme » exhalé de l’ensemble, et où se retrouve « cette odeur de boue qui caractérise le véritable vin de Chypre ». — A partir de 1869, la tendance de l’auteur à des digressions de cette nature, — heureusement plus atténuées, d’ordinaire, — va se manifester presque partout et sans cesse, et nous en verrons la trace jusque dans les pièces de théâtre.

En même temps qu’il cultivait la physiologie, Alexandre Dumas fils lisait les livres sacrés et s’imprégnait éperdument de leur lyrisme. Cette étude de l’Ancien et du Nouveau Testament rentrait, elle aussi, dans l’ordre de ses préoccupations coutumières. Il essaya, à diverses reprises, d’en tirer des argumens en faveur de ses thèses ; il en tira plutôt des effets de style, où se complaisait l’exubérance de son imagination, et où il combinait, avec une audace et une verve déconcertantes, les expressions du plus pur argot du boulevard et les métaphores du langage le plus apocalyptique. Quelle que soit l’opinion que l’on professe sur cette « écriture » composite, elle est en tout cas originale et infiniment troublante ; et elle répond bien à « l’état d’âme » de l’écrivain, au moment où il s’engagea sans réticences dans cette voie de l’apostolat, devant laquelle il hésitait depuis des années. Subitement emporté par les événemens tragiques de l’invasion, il entra d’ailleurs dans la carrière avec toute l’inexpérience enthousiaste d’un néophyte. Ses premiers actes d’apôtre eurent principalement pour résultat de stupéfier ses contemporains, et on doit reconnaître qu’ils n’ajouteront rien à sa gloire devant la postérité.

Dès 1870, avant l’investissement de Paris, en pleine fièvre d’angoisse et de terreur nationales, il avait commencé cette Lettre de Junius, où il annonçait une série de « révélations curieuses et positives sur les principaux personnages de la guerre actuelle ». Ces révélations positives, — et encore plus curieuses en effet, — lui étaient fournies par l’examen d’une série de photographies, représentant M. de Bismarck, le roi Guillaume, le Prince-Royal, le prince Frédéric-Charles et la reine Augusta : comme il connaissait Napoléon III en personne, il n’avait pas cru nécessaire de le faire figurer en cet album. Ainsi fortement documenté par l’étude rigoureuse de sa demi-douzaine de portraits, après avoir scrupuleusement analysé chacun d’eux, après avoir découvert que notre empereur était un « naïf » ; que le roi de Prusse possédait « au sommet de la tête l’organe de la vénération ; » et que son ministre, âme complexe, ne pouvait pas être corrompu, mais pouvait être convaincu, il entreprenait de le convaincre par une argumentation prophétique, qui dut bien étonner l’illustre homme d’Etat, si jamais il en eut connaissance. « Je vous juge, lui disait-il, avec la plus grande impartialité. » Et il lui conseillait la modération dans la victoire, sous peine de nous voir « nous renfermer dans une place imprenable, dans une forteresse éternelle, dans la Conscience. » Il lui prouvait que l’invasion nous avait donné « la plus puissante alliée que nous puissions avoir, la République,… la République française qui, si elle dure dix ans sans excès et sans discordes, fera la République européenne, le monde entier républicain. » Il rappelait à notre adversaire triomphant que « notre mission, à nous, c’était de supprimer la guerre, de renverser les gouvernemens absolus, de fonder la liberté, de préparer le royaume de Dieu, c’est-à-dire la fraternité universelle. » Il le menaçait d’une coalition de toutes les femmes « qui ne veulent plus enfanter pour la mort, qui vont s’entendre toutes entre elles, par-dessus les ambitions et les politiques des rois et de leurs ministres, qui vont faire avec leur cœur ce que les plus grands hommes n’ont pas pu faire avec leur esprit, et qui vont écraser la tête du serpent. » — La brochure que forme la Lettre de Junius, se maintient presque constamment sur ce ton pendant cent vingt pages. Elle se termine ainsi : « Et je vois distinctement ces choses… Et d’abord les Germains qui ont pénétré chez nous comme des loups rentreront un jour chez eux comme des lièvres… Et l’édifice allemand s’écroulera avant d’être achevé, comme Babel, comme tout ce que l’orgueil humain a tenté contre le ciel ; et Pélion roulera de nouveau sur Ossa… Et le prince Fritz et ses enfans pleureront des larmes rouges… Et les rois pousseront de grands cris en s’enfuyant du côté du pôle… Et ces choses s’accompliront pour les trois quarts avant la fin du siècle, et, pour le dernier quart, dans la première moitié de l’autre. » Cette politique de vaudevilliste sentimental, exprimée en ce langage mythologico-biblique, défie évidemment tout commentaire ; à la rigueur pourrait-on y trouver matière une fois de plus à de mélancoliques réflexions sur l’incroyable aptitude de notre race à se griser de rhétorique, et à se payer de songes aussi généreux que vides, dès l’instant où ces songes prennent l’apparence d’un raisonnement, et se revêtent d’une forme oratoire pittoresque et sonore.

Dumas fils, pourtant, en dépit de l’état de crise où il se trouvait, était d’un esprit trop avisé pour transporter sans ménagemens ni transitions ce genre d’éloquence sur la scène. En 1871, avec Une Visite de noces, il prétendait bien faire non pas seulement une satire, mais « une exécution » ; encore le mot « exécution » ne se trouve-t-il que dans la préface. La même année, dans la Princesse Georges, il nous montrait bien une femme qui est l’Instinct, en lutte avec un homme qui est la Passion, et une autre femme qui est l’Amour, lutte qui aboutira au meurtre d’un quatrième individu qui est « le mouton du sacrifice d’Abraham ». Mais, en somme, ton t ce symbolisme demeure extrêmement voilé. L’auteur, au fond, ne se hasarde guère qu’à prendre sous son entière responsabilité des pièces écrites selon la formule dont il a usé déjà pour le Supplice d’une femme et pour Héloïse Paranquet. Nous voici cette fois franchement engagés dans la série des comédies-thèses, où l’on ne doit « jamais perdre de vue un seul moment que tous les personnages, toutes les scènes, tous les mots concourent à l’expression, à la déduction, à la preuve d’une idée » ; comédies que l’écrivain « doit toujours commencer par le dénouement, c’est-à-dire lorsqu’il a la scène, le mouvement et le mot de la fin » ; car, « un dénouement est un total et une preuve,… une résultante mathématique, fatale, des circonstances, des passions, des caractères présentés et développés dans le courant de l’action » ; pour mener à bien une œuvre de cette sorte, « la première des qualités, la plus indispensable, celle qui domine et commande, c’est la logique ». Nous sommes loin, on le voit, de ces ouvrages de la seconde manière dont J.-J. Weiss pouvait dire qu’aucun d’eux n’était « un tout organique se développant en vertu de sa propre loi, mais une suite arbitraire de tableaux ».

La Visite de Noces et la Princesse Georges ne marquaient d’ailleurs qu’un temps d’arrêt, et non un recul. Dans les deux Lettres sur les choses du jour, dans l’Homme-femme principalement, en 1871 et en 1872, nous retrouvons toute la psychologie et toute la phraséologie de la Lettre de Junius. Il y a l’annonce du déluge par « ceux qui sont dans l’arche » ; il y a la revendication pour les auteurs dramatiques du droit de « faire fonction de religieux » et de transformer « le Théâtre en Temple, le Tréteau en Tribune » ; il y a des considérations sur l’atavisme ; il y a « Dieu tout-puissant, l’homme-médiateur, la femme auxiliaire formant le triangle » ; et Prométhée, et Franklin, et le Caucase, et « le vautour apprivoisé qui chante comme un rossignol », et Adam et Eve, et la guenon du pays de Nod, et la femelle de Caïn, tout cela intervenant pour établir que l’époux qui s’est marié vierge a le devoir de tuer la femme adultère. Un peu de cette rhétorique, qui drape majestueusement une philosophie souvent assez pauvre, presque toujours incohérente et très contestable, va, pour la première fois, paraître sur les planches avec la Femme de Claude. Après quoi, l’écrivain part décidément pour Pathmos, et c’est de là qu’il adressa à M. Cuvillier-Fleury la lettre dont il a fait ensuite la préface de sa pièce. Il y explique sa vocation, ses actes, ses moyens et son but.

En sa qualité de savant, il s’était penché scientifiquement sur Paris, « le grand creuset », et il n’avait pas tardé à s’apercevoir que « la mixtion de l’être humain avec des mœurs et des lois particulières donnait les résultats les plus sérieux, se traduisant souvent en des tragédies effroyables, véritables problèmes sociaux ». Comme il se livrait à ses observations, il avait vu, en sa qualité de prophète, « un énorme bouillonnement se produire dans le creuset… Des bases mêmes de la nature composante, sortit une Bête qui avait sept têtes et dix cornes, et sur ses cornes dix diadèmes, et sur ces têtes des cheveux du ton du métal et de l’alcool dont elle était née. Cette bête était semblable à un léopard ; ses pieds étaient comme des pieds d’ours, sa gueule comme la gueule d’un lion, et le dragon lui donnait sa force. Et cette Bête était vêtue de pourpre et d’écarlate, elle était parée d’or, de pierres précieuses et de perles ; elle tenait en ses mains, blanches comme du lait, un vase d’or, plein des abominations et des impuretés de Babylone, de Sodome et de Lesbos. » Ce monstre fantastique, qui « par momens dégageait de tout son corps une vapeur enivrante, » attirait et détruisait sans cesse les milliers « d’animalcules anthropomorphes, dont il ne restait plus rien qu’une goutte de liquide, larme ou sang, que l’air absorbait aussitôt… Et cette Bête formidable ne disait pas un mot… On entendait seulement le choc de ses mâchoires, et, dans ses entrailles, le bruit rauque et continu de ces roues des grandes usines, qui tordent ou fondent, sans le moindre effort, les métaux les plus durs. Et les sept têtes de la Bête dépassaient les plus hautes montagnes… Ses sept bouches, toujours entrouvertes et souriantes, étaient rouges comme des charbons en feu, ses quatorze yeux toujours fixes étaient verts comme les eaux de l’Océan… Et, au-dessus de chacun des dix diadèmes, surmontant les dix cornes, au milieu de toutes sortes de mots de blasphème, flamboyait ce mot, plus gros que tous les autres : Prostitution. » C’était cette Bête qui, avant 1870, avait prédit au maître du Demi-Monde l’invasion allemande et l’insurrection de la Commune ; c’était elle qui, « en dissolvant nos élémens vitaux, en minant peu à peu la morale, la foi, la famille », avait préparé nos désastres ; c’était elle qu’il fallait écraser ; c’était elle enfin que Claude, qui incarne à la fois l’Homme, « dans le grand sens du mot », et la Conscience, abattait d’un coup de fusil à la dernière scène du drame ; « car Claude ne tue pas une femme » ; en la personne de Césarine, « il tue la Bête, la Bête immonde, prostituée, infanticide, qui mine la société, dissout la famille, souille l’amour, démembre la patrie ».

Le public malheureusement ne parut ni goûter, ni même comprendre ce symbolisme compliqué et grandiose, dissimulé sous une affabulation en somme assez puérile. La pièce, qui pouvait être surtout considérée comme un développement et une nouvelle affirmation du fameux : Tue-la, formulé dans l’Homme-femme, intéressa quelques moralistes, et ne reçut des spectateurs qu’un accueil des plus froids. L’auteur dramatique sentit qu’il avait dépassé la mesure ; avec Monsieur Alphonse, il redescendit aussitôt des hauteurs métaphysiques où il menaçait de se perdre ; mais il n’en descendit certainement pas sans regrets, et il conserva, dès lors, dans ses préfaces, dans ses brochures, dans des livres comme la Question du divorce, sinon son attitude de prophète, au moins les allures batailleuses et dogmatiques d’un tribun et d’un réformateur social. Le succès matériel de l’Étrangère, qu’il dut peut-être, pour une très large part, à ses interprètes de la Comédie-Française, sembla même l’avoir trompé sur la capacité de résistance qu’opposent instinctivement les foules composites des théâtres aux subtilités transcendantes des symboles philosophiques importés sur les planches. En 1881, il se hasarda à faire représenter la Princesse de Badgad, qui subit un sort à peu près identique à celui de la Femme de Claude ; devant ce second échec, il revint une seconde fois en arrière avec Denise, qui se joua en 1885, et qui sort exactement du même moule que Monsieur Alphonse. Ce fut l’avant-dernier de ses ouvrages, on pourrait presque dire le dernier qui soit susceptible de servir à l’étude de ses idées, de ses rêves, et de son action morale sur nos contemporains. Les fragmens de la Route de Thèbes ne seront en effet probablement jamais publiés. Quant à la comédie de Francillou, qui fut donnée en 1887, nous verrons comment et pourquoi, selon toute vraisemblance, elle doit être classée absolument en dehors du cycle général qui constitue, à proprement parler, l’œuvre d’Alexandre Dumas fils ; c’est une création à part, et qui méritera d’être analysée à part. En 1885, la vie de l’homme et de l’écrivain n’est point terminée, mais sa carrière de moraliste nous parait décidément close.

Il reste donc à examiner ce que fut cette carrière de moraliste, en soi, abstraction faite des procédés dramatiques, oratoires ou littéraires par lesquels elle se manifesta. La pureté du style, au moins en prose, n’a plus évidemment qu’une importance secondaire, du moment où le prosateur n’a prétendu qu’à exprimer et à réaliser des idées. S’il y a réussi, eût-il offensé parfois le goût et la syntaxe, toutes ses métaphores a priori sont bonnes, toute sa rhétorique devient acceptable ; et il y aurait quelque pédantisme à trop insister sur des bizarreries de langage qui peut-être ont choqué les lettrés, mais qui peut-être aussi se sont imprimées d’autant plus fortement dans le cerveau des foules. La préface du Fils naturel répond par avance aux objections des dilettantes et des grammairiens : « Je vous conseille de faire du Berquin, si le Berquin peut servir ; je vous conseille de faire du Rabelais, si le Rabelais peut vous être profitable ; je vous conseille de faire n’importe quoi…, pourvu que votre talent ait sa raison d’État, et que je bénéficie, moi, auditeur et lecteur, de l’autorité que je vous accorde, du droit que vous réclamez de parler seul aux autres hommes. » La question étant ainsi posée, — et Alexandre Dumas fils a toujours demandé qu’on la posât pour lui précisément en ces termes, — quelle fut « la raison d’Etat » de son talent ? Quel bénéfice, nous, auditeurs et lecteurs, avons-nous tiré de ses paroles et de ses écrits ? Autrement dit, qu’a-t-il voulu faire ? Et qu’a-t-il fait réellement ?


V

Toute sa philosophie sociale procède de trois axiomes, qui peuvent se résumer en cette triple formule : « La société repose sur la famille ; la famille est fondée sur le mariage ; le mariage a pour base l’amour. » En 1869, dans une de ses préfaces, il développait d’une manière moins géométrique, mais non moins nette, cette conception du mécanisme moral et légal d’après lequel doit fonctionner l’humanité entière : « Tu es jeune, tu es vierge, tu es belle, puisque je t’aime, dit l’Homme pubère à la Femme nubile ; n’ayons qu’un toit, qu’un foyer, qu’une âme, qu’une vie, qu’un corps… L’amour est la source, la vie et l’éternité des mondes. Sois donc ma compagne éternellement… Je t’épouse, je prends Dieu et les hommes pour témoins de mon alliance avec toi, je te donne mon nom, et à tous ceux qui naîtront de cette alliance. Tu n’es plus Toi, tu es Nous… Nous sommes ce qu’il y a de plus puissant, de plus pur, de plus sacré, nous sommes la Famille. » Et la même pensée se retrouve sans cesse et partout, à travers ses pièces et ses livres, dont elle constitue en définitive l’essence première et permanente. On comprend dès lors le rôle prépondérant que l’écrivain a fait jouer à la question des rapports des sexes en toutes ses études ; on comprend les minutieuses et savantes consultations de casuistique, où il commente les droits et les devoirs de la femme, les problèmes de l’adultère, du divorce et de la paternité, la situation des enfans naturels et des filles-mères. Il va équilibrer en effet presque toute sa sociologie sur ce qu’il appelle une « reconstitution » de l’amour.

Une telle théorie pouvait paraître séduisante, et elle s’adaptait trop bien à certains instincts, à certaines aspirations vagues de notre époque pour ne pas rallier immédiatement autour d’elle un nombre considérable de suffrages. Elle a eu et elle a encore de notoires partisans. On devrait même dire que si, dans les détails de l’application pratique, elle a rencontré des oppositions violentes, elle a bénéficié au fond d’une approbation à peu près unanime ! C’est pourtant au fond qu’elle nous semblerait le plus attaquable : c’est parce que le postulat politique et moral, sur lequel elle cherche à s’appuyer, se trouve entièrement faux dès son origine, qu’elle n’a jamais pu et qu’elle ne pourra jamais aboutir. Le théoricien qui dépensa tant de foi, d’énergie, et de patience à faire triompher sa pseudo-doctrine, ne s’est pas aperçu que la rigueur de ses déductions logiques restait continuellement viciée par une erreur initiale, et qu’il était la perpétuelle dupe de sa propre scolastique. Nous allons voir comment et pourquoi.

J.-J. Weiss, on le sait, lui reprochait sévèrement son « légalisme féroce ». Il est indéniable que Dumas fils, en effet, « pousse la plupart du temps jusqu’au fétichisme le culte des situations régulières ». Il a souvent attaqué les lois ; il a, en revanche, professé pour la Loi un respect superstitieux. C’est toujours à une loi quelconque que conduit chacune de ses thèses : loi pour garantir la virginité des jeunes filles ; loi pour relever la condition des enfans illégitimes ; loi pour obliger les oisifs à travailler ; loi pour mieux protéger les femmes contre les hommes et aussi les hommes contre les femmes. Au bout de tous les chapitres de son œuvre, il y a inévitablement un article du Code à édifier ou à démolir. « L’obsession juridique » le hante, ainsi qu’on l’a très justement remarqué ; et peu importe dès lors qu’il ait été un jurisconsulte très ignorant[2], qu’il ait confondu la nullité et la dissolution du mariage, ou qu’il n’ait pas saisi la différence entre une ordonnance de non-lieu et un acquittement ; ceci prouve simplement qu’il avait fait du droit comme il avait fait de la physiologie, un peu en amateur, assez pour éblouir sa propre imagination de la virtuosité, d’ailleurs médiocre, avec laquelle il employait les sonorités bizarres et imprévues des termes techniques, pas assez pour s’imprégner de sciences compliquées et abstruses. Mais ceci n’empêche point qu’il ait manifesté, d’un bout à l’autre de sa carrière, une confiance sans bornes dans l’efficacité sociale de bonnes réglementations, appuyées le plus souvent sur des sanctions impitoyables ; la prison ou la mort sont des peines que n’hésite jamais à distribuer largement ce législateur draconien. A ses yeux, la liberté, la vie même des particuliers ont l’air de ne peser presque rien devant les intérêts supérieurs de la collectivité, que cette collectivité s’appelle du reste la commune, la tribu, le clan, la cité ou l’Etat.

Or, en dépit des apparences, rien n’est plus superficiel et illusoire chez Alexandre Dumas fils que le sentiment collectif. En réalité, ce sociologue n’a jamais pu se pénétrer de ce qu’était « la Société » ; ce restaurateur du principe familial n’a pas eu la moindre notion de ce qu’était « la Famille ». Il n’a vu, il n’a connu, et il n’a compris que l’individu et les intérêts individuels. Alors même qu’il frappe le plus durement une individualité coupable, observez qu’il cherche toujours beaucoup moins à défendre l’ordre social qu’à garantir ou à venger une autre individualité innocente. Il voit le conflit entre l’époux adultère et l’époux trahi, entre le père naturel et son enfant, entre la fille séduite et son séducteur ; il prend impétueusement parti pour les victimes, — ce qui l’honore, — et il demande pour chacune d’elles une nouvelle mesure protectrice ; mais il s’inquiète rarement du contre-coup que peuvent avoir sur les institutions et sur les mœurs toutes ces réformes légales. Il s’en inquiète si peu que, au besoin, il tolérera et il conseillera qu’on se fasse justice soi-même, lorsque la Loi aura failli à quelqu’une des obligations qui lui incombent. Et Dieu sait si ces obligations sont étendues et absolues ! Quand la princesse Georges se plaint de son mari qui la trompe et qui menace de la ruiner, il ne suffit pas que le Code l’autorise à retourner chez sa mère et lui assure l’argent de sa dot : « La vie matérielle toujours ! s’écrie-t-elle éloquemment. La table et le logement, tel est le souci de la société ! Et c’est tout ce qu’elle croit me devoir. Et si je ne peux plus manger ? Et si je ne peux pas dormir, que fera-t-elle pour mon cœur qu’elle aura laissé briser, pour mon âme qu’elle aura laissé meurtrir ? » Et comme ni la Société ni la Loi n’ont été capables de faire ce qu’elles devaient pour le cœur et l’âme de la princesse, celle-ci estime avec calme qu’elle est « dans son droit » en essayant d’assassiner le prince. L’auteur, au préalable, a daigné nous prévenir que son héroïne était « une valeur, une valeur exceptionnelle de nos jours », et qu’il voulait « qu’elle servît d’exemple. » Nous nous doutions du reste un peu de ses idées à ce sujet, et il les a assez souvent laissées transparaître en ses écrits pour qu’aucune hésitation ne soit permise. Mais, dans ces conditions, et malgré son perpétuel appareil de « légalisme », on est bien contraint de conclure qu’il fut tout au plus ce phénomène fantastique et incohérent que l’on pourrait qualifier : un législateur anarchiste. Et c’est pourquoi ses commentateurs ont été également bien fondés à le considérer tantôt comme un moraliste conservateur, tantôt comme un révolutionnaire, tantôt comme un « bourgeois ». C’est pourquoi surtout ses longs efforts demeurèrent stériles, ou, pour mieux dire, aboutirent à des résultats diamétralement opposés à ceux qu’il avait poursuivis.

Il tenait sans doute la forme d’anarchisme inconscient, qui constitue une de ses principales caractéristiques, un peu de ses hérédités, beaucoup de son éducation où on le laissa entièrement livré à lui-même, et plus encore, du fonds d’idées commun à son temps et à son milieu. Depuis plus d’un siècle, dès avant la Révolution, l’esprit public en France n’a pas cessé d’exalter de plus en plus violemment l’individu, et d’annihiler autant que possible les élémens représentatifs de l’entité sociale. Les castes ont disparu. Toute hiérarchie et toute discipline restent ébranlées et instables. L’Etat a été constamment dénoncé, par les philosophes de l’école dite libérale, comme suspect de gêner la sacro-sainte expansion individuelle de chacun, à moins qu’il n’ait été considéré, par les philosophes de l’école dite socialiste, comme formellement obligé à favoriser cette expansion. En définitive, il n’a été compris ni par les uns ni par les autres, qui n’ont jamais eu en vue que le droit divin de la personne humaine, et qui lui ont tout subordonné. Le maître de la comédie moderne se trouva ainsi en parfaite communauté d’opinions avec la quasi-unanimité de ses contemporains. Il se trouva même d’autant plus à l’aise parmi eux, que s’a qualité de romancier et de dramaturge le contraignait professionnellement à ne jamais arrêter son attention que sur des cas particuliers, à n’envisager que des situations, des sentimens ou des passions exceptionnels, à cultiver en un mot exclusivement les « individus » qui, seuls, sont romanesques ou dramatiques. Il généralisait ensuite naïvement les aventures personnelles de ses héros ; il en tirait des séries d’argumentations subtiles, où la part des purs sophismes est d’ordinaire dans une proportion notable ; et, finalement, il ne s’apercevait point qu’il donnait comme des vérités d’ordre public la réglementation solennelle de certains faits d’ordre privé.

Cette réglementation, l’appuyait-il au moins, comme l’Église, sur une très ancienne révélation religieuse ? ou, comme le Code, sur une tradition juridique qui remonte à travers les âges jusqu’au droit romain ? A défaut de révélation ou de tradition, avait-il un corps de doctrines philosophiques et morales, qui pût servir de base aux lois qu’il prétendait nous imposer ? Invoquait-il seulement le consentement universel ? En aucune manière : « Il s’agit, a-t-il écrit textuellement, d’avoir reçu de sa conscience ordre de faire telle ou telle action. » Des aphorismes de ce genre, même quand ils portent la signature d’un homme comme Alexandre Dumas fils, en arrivent évidemment à désarmer la contradiction. Que faut-il entendre par ce mot de conscience ? Sommes-nous sûrs que, derrière ces trois syllabes vénérables et pompeuses, ne se dissimulent pas assez souvent nos instincts, nos passions, nos préjugés, nos appétits, nos caprices, nos rancunes, toute la collection des sentimens obscurs qui, dans les profondeurs les plus intimes de notre être, préparent à notre insu nos pensées et nos actes ? N’avons-nous pas vu, en ces dernières années, une bande de fanatiques, qui « avaient reçu de leur conscience » l’ordre de détruire, par la dynamite ou par le poignard, ceux qu’ils considéraient, à divers degrés, comme responsables des misères humaines ? Et est-ce que chacun de ces criminels n’aurait pas pu reprendre implicitement à son compte, en des termes identiques, l’étonnant monologue de Claude, au moment où, « n’obéissant qu’à sa conscience », il s’apprête à exécuter Césarine d’un coup de fusil : « Il m’a semblé, ô mon Dieu, que vous me donniez l’ordre de substituer ma justice à votre justice suprême, et d’armer ma main de votre glaive redoutable. »

Sans doute, l’auteur de l’Homme-Femme a eu soin de nous avertir qu’il y a conscience et conscience ; car il y a « les hommes qui savent, c’est-à-dire quelques-uns, et les hommes qui ne savent pas, c’est-à-dire tous les autres. Et ce sont les premiers qui ont reçu mission de renseigner et de conduire les seconds. » L’inventeur de cette ingénieuse nomenclature ne se rangeait vraisemblablement pas lui-même dans la catégorie des seconds ; il se comptait parmi les premiers, parmi « ceux qui savent », parmi ceux qui mènent l’humanité « vers les vérités d’évidence ». Or, n’insistons pas, — ce qui serait trop facile, — sur le caractère superficiel, équivoque et imprécis de tous ces termes et de toutes ces formules ; n’exigeons pas qu’on nous explique exactement en quoi consistent « les vérités d’évidence », à quoi on reconnaît le groupe privilégié « des hommes qui savent », et d’où ils ont reçu leur « mission. » Admettons, jusqu’à plus ample informé, qu’Alexandre Dumas fils fût de ce petit nombre des élus ; ne contestons pas la réalité de sa « mission », et tâchons simplement d’analyser les vérités diverses, et parfois contradictoires, qu’il nous a révélées au nom de sa « conscience ».

Que la société repose sur la famille, ce n’est pas nous qui y contredirons, encore que, après tout, renonciation d’un tel dogme ne porte aucunement en soi les caractères de l’incontestable certitude. Le fait a été nié souvent, et depuis longtemps, par de très grands esprits ; il continue à l’être, plus ou moins catégoriquement, par diverses sectes politiques ; le maître de l’Etrangère en personne, bien qu’il ait toujours professé une irréconciliable opposition au socialisme, s’est pourtant déjugé une fois, et, dans un article de ses dernières années, il n’a pas hésité à nous prédire la substitution de la famille humanitaire à la famille domestique. Et puis, le mot famille fût-il pris sans épithète, dans son acception générale et coutumière, est-il absolument juste de laisser entendre que les grands organismes collectifs s’appuient sur cette base unique ? De quelque respect que l’on entoure le principe familial, ira-t-on jusqu’à affirmer qu’il soit le seul respectable et nécessaire ? N’en existe-t-il point d’autres ? Ceux-ci n’ont-ils donc qu’une valeur négligeable ? Et de quel droit avantager celui-là, surtout quand on considère combien le moraliste dont nous étudions l’œuvre le rétrécit et l’abaisse, en le limitant à l’union de l’homme et de la femme ?

Si, en effet, la famille n’est pas ce qu’elle a été dans l’antiquité et ce qu’elle fut chez nous jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, un groupement continu établi sur la communauté du nom, sur des traditions ancestrales, sur les droits de puissance paternelle, sur l’héritage, sur le droit d’aînesse même ; si le mariage, au lieu de demeurer un de ses élémens constitutifs, devient son seul élément essentiel, elle n’apparaît plus que comme un accident momentané, issu d’un contrat que la mort fait forcément éphémère. Si, d’autre part, ce contrat n’a pas pour principale origine un devoir civique ou religieux, s’il ne vise pas d’abord à garantir la perpétuité de la maison, de la patrie, de la race et de l’espèce[3] ; en un mot, si le pacte conjugal n’a sa raison d’être que dans l’attraction réciproque des parties en cause, c’est-à-dire dans l’amour, nous en arrivons, suivant l’énergique et pittoresque expression de M. Maurice Colrat, « à transformer l’institution du mariage en une simple liaison privilégiée par la loi »[4] ; et nous échafaudons l’édifice social tout entier sur le sentiment, peut-être le plus violent, mais aussi le plus égoïste, le plus fugitif et le plus instable qui préside aux actions humaines.

Ici, Alexandre Dumas fils, en complet accord d’ailleurs avec l’immense majorité de ses contemporains, a été la dupe de la littérature.

Il possédait cependant une intelligence psychologique trop déliée pour pratiquer sans réticences ce culte béatement extatique de l’amour, dont la naïveté de notre époque a essayé de faire un de ses suprêmes idéals. Il n’ignorait pas que ce prétendu dispensateur éternel de toute énergie, de toute vertu et de toute beauté, — d’où procède, ne l’oublions pas, l’aventure de Manon Lescaut et du chevalier des Grieux aussi bien que celle de Paul et Virginie ou celle de Roméo et Juliette, — est parfaitement susceptible de susciter les plus honteuses dépressions morales et les pires ravages sociaux. Aussi, sans le moindre scrupule, s’il a consacré une moitié de son talent et de son temps à célébrer les splendeurs et les bienfaits de l’instinct quasi divin, créé par « l’harmonie universelle », et qui pousse les sexes l’un vers l’autre, il a délibérément consacré la seconde moitié à bafouer les ridicules, à dénoncer les bassesses et à maudire les misères de ce même instinct : « En état de nature, l’amour est un besoin stupide de nos sens ; en état de société, c’est une surexcitation factice de notre imagination. Plus on s’éloigne de lui, plus on se rapproche de la vérité… Réduit à sa seule valeur de sentiment, il faut bien le dire, l’amour fait souvent assez piètre figure. Il est volage, dominateur, éphémère, ingrat, aveugle ; il est d’amorce séduisante, mais voilà tout… L’homme qui, dans la vie réelle, limite sa destinée à la recherche, à l’adoration et même à la possession d’une femme est un enfant, un paresseux ou un malade, et la femme qui le dévore et le supprime a parfaitement raison. » La brutalité méprisante, affichée en ces citations, ferait presque croire à des boutades passagères, conçues aux heures de misanthropie et d’amertume, dès lors sans portée ni conséquence. Rien ne serait plus erroné néanmoins qu’une semblable interprétation. Ce mépris si durement exprimé est, au contraire, tellement sincère et sérieux qu’un idéal vers lequel l’écrivain reviendra le plus souvent, et avec le plus de complaisance, ce sera celui de l’homme assez fort pour bannir de sa vie toute préoccupation amoureuse : « L’homme supérieur ne considère l’amour, quelque sens qu’on donne au mot, que comme un dérivatif inutile, dangereux, des forces qu’il a besoin de concentrer sur une pensée unique. » La femme ne joue un rôle dans l’existence de l’époux à qui elle est associée que si celui-ci est « d’une valeur douteuse. » Enfin, aux dernières pages de l’Homme-Femme, dans la célèbre prosopopée que l’auteur adresse au fils qu’il aurait pu avoir, nous retrouvons la même pensée encore plus nettement affirmée : « Peut-être sens-tu en toi la force de dire au féminin : Qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? et de te consacrer uniquement et dans ta totalité à l’amour des choses qui ne périssent pas, de Dieu, de la nature, de l’humanité, de la science, de l’art ? Si tu en es là, mon fils, je n’ai rien à te dire ; le problème est résolu et je m’incline devant toi, non sans remercier la femme qui m’aura aidé dans l’œuvre d’un pareil fils. » Théorie défendable. — Seulement il ne faudrait point aussitôt faire d’un sentiment, qu’on a commencé par nous peindre comme si gravement suspect, la principale assise de la société.

De nouveau, sans doute, le législateur, attentif à ne pas se mettre en contradiction trop flagrante avec le psychologue, va s’ingénier à nous démontrer comment il y a amour et amour, de même qu’il y a conscience et conscience. Il y a l’amour de bon aloi, sans lequel « rien n’est grand, rien n’est vivant, rien n’est possible. » Et puis, il y a l’amour qui n’est que passion, galanterie, sensualité, libertinage. Le premier se distingue du second en ce qu’il s’accompagne de « l’estime », en ce qu’il est « unique et éternel », en ce qu’il ne saurait exister « autre part que dans le mariage ». Nous croyions avoir compris déjà que le mariage, de son côté, n’existait que par l’amour ; remarquons en passant comment, faute de mesurer l’exacte valeur de termes vagues et de formules ambiguës, on peut en arriver à tirer tout un système moral d’une pure tautologie.

Mais où l’écrivain apparaît décidément comme la victime d’une prodigieuse illusion littéraire, c’est lorsque l’on constate l’importance prépondérante et presque absolue qu’il a attribuée à l’amour dans les pensées et les actions des hommes. Il a un peu trop jugé la vie d’après la poésie, le roman, le théâtre et la rubrique des journaux où sont inscrits « les drames de la passion ». Il a trop pris au sérieux, autour de lui, dans « le monde », c’est-à-dire dans un milieu restreint, riche et oisif, les jeux laborieux et compliqués, parfois grotesques, parfois tragiques, que fait naître artificiellement l’antique instinct des sexes ; et il a généralisé les fictions des poètes, en les contrôlant par l’observation spécieuse de mœurs exceptionnelles. Ainsi documenté, il ne s’est jamais bien rendu compte que, dans la réalité normale, l’amour, — mauvais ou bon, — occupait une place infiniment moindre qu’il ne le prétendait : « Vous m’objecterez, répliquera-t-il, que je ne choisis mes tableaux que dans les classes supérieures ; à quoi je répondrai que, lorsque les classes supérieures donneront l’exemple, les classes inférieures le suivront. Quand vous versez du vin dans le haut d’une bouteille, soyez assuré qu’il y en a au fond. » Or, cette réponse, même renforcée d’une comparaison qui n’est d’ailleurs pas juste, a le défaut de ne contenir que l’expression d’un point de vue personnel. Dans les classes courtoisement qualifiées de supérieures, on ne peut guère nier pourtant que les conditions spéciales de l’existence doivent déterminer une surexcitation particulière de certains sentimens. Dans les classes dites inférieures — et nous sommes obligés d’entendre par ce mot l’immense foule des êtres vivans — les conditions ne sont plus identiques ; d’ordinaire, l’imagination n’a pas été soumise à un régime d’entraînement factice ; les tentations sont moins fréquentes ; et puis, trop de sujets absorbent l’activité cérébrale et physique de l’homme, — n’eût-il que le souci de ses intérêts matériels à défendre et de son pain à gagner, — pour lui laisser le loisir de cultiver librement ses velléités passionnelles ; il n’a pas le temps d’aimer mal ou bien, et de se consacrer longuement à Manon, à Charlotte ou à Virginie. Quand nous aurons donc mis à part une poignée de nos contemporains, nous nous apercevrons que des millions et des millions d’autres ont vécu sans que l’amour ait pesé sur leurs destinées d’un poids appréciable ; ils l’ont heureusement réduit, soit à des habitudes de cohabitation, soit à quelques caprices des sens, et on les étonnerait en leur révélant que le salut de l’État dépend de ces caprices ou de ces habitudes. Alexandre Dumas fils, du reste, qui s’égare seulement lorsqu’il monte à sa tribune de législateur, ne nous a pas dissimulé qu’il regardait le « vrai amour » comme aussi rare que « le vrai génie. » Il n’a oublié que de nous dire par quel mystère la « reconstitution » d’une « force » aussi limitée importait si essentiellement à l’avenir du monde.

En somme, quand il fondait le mariage sur l’amour, il n’avait approfondi ni le sens rigoureux du mot dont il usait, ni les incohérences où aboutissaient ses théories. Il obéissait à une sorte de sentimentalisme indéfini et très répandu, assez analogue à celui qui, vers la fin du XVIIIe siècle, fit fleurir, dans la multitude des âmes sensibles, le goût des riantes vertus champêtres et le culte de la bienfaisante nature. Et puis surtout, il affirmait instinctivement le droit de l’individu à ne subir la contrainte d’aucune obligation sociale, dans un des actes les plus graves de sa vie. La société n’intervenait à l’union de l’homme et de la femme que pour la constater officiellement, et, au besoin, pour garantir l’un des époux contre les manquemens de l’autre à leurs engagemens réciproques. Lorsque les conventions n’étaient plus observées, la société n’avait évidemment d’autre mission que de présider à la rupture du contrat où elle n’était point partie. Le jour même où l’amour était éteint entre les conjoints, elle ne pouvait invoquer aucune raison valable pour conserver un lien qui n’existait que par l’amour. Si l’auteur de la Princesse Georges n’a pas osé aller jusque-là, ses disciples et ses continuateurs n’ont point éprouvé ta ut de scrupules : l’un d’eux employait naguère, sur la scène de la Comédie-Française, toutes les ressources d’un rare talent à nous démontrer comment il est monstrueux de maintenir dans les « tenailles » du mariage une jeune femme à qui le mariage a simplement cessé de plaire ; sa thèse sembla d’une audace paradoxale ; il n’avait fait pourtant que développer, jusqu’à leurs conséquences rationnelles, les idées défendues par son illustre devancier, idées dont la fameuse loi du divorce fut un des principaux résultats effectifs et pratiques.

Cette loi du 27 juillet 1884, Alexandre Dumas fils ne l’a naturellement pas rédigée. Il avait cependant tant dépensé d’activité à en rendre le vote inévitable, il avait tellement remué l’opinion et travaillé les mœurs en sa faveur, qu’il devrait presque en être considéré comme un des auteurs authentiques, ou, au moins, comme un des inspirateurs responsables. Articles de journaux, brochures, romans, pièces de théâtre, tout l’arsenal de la discussion et de la polémique lui a été bon, pendant plus de quinze ans, pour réclamer la prestigieuse réforme, pour soutenir le zèle de ses partisans, et pour convaincre ou écraser ses adversaires. « Mettez le divorce dans le mariage », écrivait-il en 1867. Dès lors, sur ce point, il ne varia jamais. « Le bon sens et la justice » plaidaient avec lui « au nom des droits les plus sacrés de la liberté et de la conscience humaines. » Et les bienfaits étaient infinis qu’allait entraîner aussitôt derrière soi la faculté de dissoudre les unions malheureuses. Plus d’adultères intéressans ou excusables, « la femme véritablement opprimée par son mari étant admise à reprendre, de par la loi, sa liberté totale. » Plus de crimes passionnels, et aucune nécessité de recourir au terrible « Tue-la ! » puisque, « si Sganarelle est vraiment trompé par sa femme, il peut la répudier. » Jusqu’à la paix des ménages qui se trouvait en quelque sorte garantie par l’hypothèse d’une séparation toujours possible ! car « les familles des pays où le divorce existe sont plus morales, plus unies, plus heureuses que celles des pays où il n’existe pas. » Voilà plus de treize ans que nous comptons parmi ces pays favorisés ; les familles françaises ont eu le temps de devenir « plus morales, plus unies et plus heureuses. » Si le fait s’est réalisé, il vaudrait qu’on le vérifiât ; d’autant plus que Dumas fils, qui confessait lui-même « sa grande prétention à la prévoyance et à la prévision, » ne paraît généralement pas avoir eu de chance avec ses prophéties. En 1870, il proclamait que « les trois quarts » des prédictions contenues dans la Lettre de Junius s’accompliraient « avant la fin du siècle ; » en 1880, il annonçait que, « avant dix ans, les femmes seraient électeurs comme les hommes. » Nous attendons encore.

Le principe du divorce, en soi, pour certains cas déterminés, et surtout s’il avait pu s’accompagner de certaines réformes dans nos mœurs, était cependant parfaitement soutenable. Ce que nous critiquerions, — si c’en était ici le temps et le lieu, — ce serait donc beaucoup moins le rétablissement, au livre Ier du Code civil, de ce titre VI abrogé en 1816, que l’état d’esprit dans lequel il fut rétabli. Les promoteurs de cette mesure législative invoquèrent abondamment le droit imprescriptible des époux à reprendre leur liberté, lorsque le lien conjugal se transformait en une trop lourde chaîne ; ils parlèrent peu des droits des enfans ; et ils ne parlèrent pas du tout des droits quelconques de la société en ces matières, personne ne semblant même soupçonner un instant qu’ils pussent exister. On était évidemment bien imbu de cette idée que le mariage n’a de raison d’être, noble et avouable, que l’amour mutuel et le consentement libre des époux. Pour le mieux prouver aux yeux de tous, on assimila complètement l’adultère du mari à l’adultère de la femme, sans s’inquiéter de savoir si les répercussions que l’un ou l’autre peuvent avoir sur l’ordre public autorisaient à établir une telle assimilation. Du moment où la maîtresse, trahie par son amant, possède la faculté légitime de rompre une liaison qui lui devient odieuse, pourquoi en somme ne pas légaliser, à l’égard de l’épouse, la même prérogative ? La Chambre n’y avait pas songé ; un membre du Sénat répara cet oubli. Le jour où la proposition sénatoriale fut adoptée, l’auteur de la Visite de noces, de la Princesse Georges et de l’Étrangère dut tressaillir d’un juste orgueil. Ses théories triomphaient avec éclat.

Ce fut son plus beau succès législatif ; ce ne fut peut-être pas son plus grand succès moral. La logique immanente des choses ne lui permettait pas de s’arrêter à mi-chemin des périlleuses conséquences où l’entraînait inconsciemment sa doctrine. Tandis que, d’un côté, il contribuait à rabaisser de plus en plus le mariage au niveau des unions irrégulières, d’un autre côté, il s’efforçait, à son insu, de rapprocher les unions irrégulières autant que possible du mariage. Les innombrables lois et règlemens, par où il proposa de protéger les filles séduites et les enfans naturels, n’ont guère abouti encore devant le Parlement : elles n’en ont pas moins fortement agi sur les mœurs, et d’une manière qui ne semble pas devoir tendre à les améliorer.

A première vue, rien ne semblait cependant plus conforme aux plus élémentaires notions d’équité que cet appel en faveur de malheureux qui n’ont point mérité leur misère. Clara Vignot, Jeannine, Raymonde de Montaiglin, Denise Brissot nous apparaissent comme les pitoyables victimes de la brutalité, de la lâcheté et de l’égoïsme masculins. Quelles mesures la loi a-t-elle prises pour les défendre ? Aucune. Quelles peines a-t-elle édictées contre leurs séducteurs ? Aucune. La loi impassible regarde don Juan occupé à allonger chaque jour sa liste de mille et trois, et, à moins qu’il ne finisse par se heurter à un père ou à un frère récalcitrans et plus forts que lui, il aura pleine licence d’apporter dans tant de familles qu’il lui plaira, la honte, le désespoir, la prostitution ou le suicide. Et l’enfant, en ces aventures ? Car on nous concédera à la rigueur que « les filles séduites avaient quelques dispositions à l’être », et qu’elles payent le châtiment de leur faute. Mais « le petit » ? Il est faible, celui-là, « il est absolument innocent, il n’a pas demandé à naître, et il n’a jamais rien fait de mal » ; il est, par conséquent, « digne de tous les amours, de tous les respects, de toutes les pitiés, et de toutes les protections. » Quel recours lui offre la société contre ses générateurs ? Dans certaines conditions déterminées, il pourra rechercher sa mère. Quant à son père, s’il convient à celui-ci de ne pas embarrasser son existence des charges qu’impose la paternité, aucune loi ne l’y oblige ; ce père s’inquiétera moins de son fils ou de sa fille que « du cheval qui traîne sa charrette ou du chien qui garde sa maison » ; il laissera l’être né de sa chair livré sans défense à la solitude, à la pauvreté, aux mauvais exemples, à la maladie et à la mort, et il n’encourra pas la moindre responsabilité civile ou pénale. Admettrons-nous donc sérieusement, et jusqu’à la consommation des siècles, de pareilles monstruosités ?

Moralement, personne ne les a jamais admises et personne ne les admettra jamais. L’homme qui, ayant abusé de l’ignorance, de la confiance, de l’amour d’une vierge, l’abandonne au hasard après l’avoir possédée et rendue mère, commet une vilenie odieuse et mérite toutes les flétrissures. L’homme qui sait à n’en point douter qu’il a engendré un enfant, et qui n’accepte dans aucune mesure aucun des devoirs que comporte « cet accident de la galanterie », se rend coupable d’un acte infâme ; et l’opinion, si sévère soit-elle, se montrera toujours trop indulgente pour ce triste personnage. Seulement, la question n’est pas là ; la question est de savoir jusqu’à quel point le Code peut et doit intervenir contre l’immoralité de l’amant et du père, en faveur de la fille séduite et du bâtard.

Et d’abord, en ce qui concerne la fille séduite, il serait bon pourtant de ne pas aveuglément s’en tenir à des considérations sentimentales, et d’examiner froidement les données du problème, au lieu d’en faire une matière à romans, à drames et à déclamations pseudo-juridiques. La femme est-elle un être d’une intelligence inférieure et débile, incapable de se conduire, inapte à distinguer nettement le bien du mal, et à peu près désarmée contre les entreprises de l’homme ? Est-elle, en un mot, une perpétuelle mineure ? Si oui, les Orientaux ont résolu la difficulté. Dès que l’animal féminin devient nubile, ils l’enferment, au lieu de le laisser imprudemment errer à la disposition des passans. Et ce ne sont pas eux qu’on peut accuser d’encourager, grâce à la tolérance des lois et des mœurs, « les charmans mauvais sujets chantés par nos vaudevillistes ». Ce ne sont pas eux qui méconnaissent que la virginité soit « un capital », ou qui passent pour trop tendres à l’égard du « voleur » et du « faussaire » surpris à escalader les murailles du harem. Voilà longtemps qu’ils ont réalisé le progrès « d’assurer à l’honneur des filles les mêmes garanties qu’à la plus grossière marchandise ». Au moins, est-il bien entendu que les filles, leur honneur et leur capital sont des marchandises ; on les protège donc comme telles ; et celui qui se les approprie par la fraude ou par la violence se trouve passible des châtimens les plus sévères. Est-ce vers cet idéal, ou vers un idéal analogue à celui-là que tendent nos réformateurs ? Jusqu’à présent, il n’y paraît pas. — La femme est-elle au contraire responsable de ses actes, et digne des libertés dont elle bénéficie ? Alors, en saine logique et en pure équité, on ne comprend plus les privilèges que réclament les défenseurs de sa cause : « Une propriété et un capital, dira-t-on, doivent-ils être protégés par une loi ? Oui. — L’honneur d’une fille est-il une propriété, et sa virginité est-elle un capital ? Oui. — Propriété d’une telle importance, capital d’une telle valeur, que, quand cette propriété a été aliénée ou dérobée, que, quand ce capital a été dispersé et détruit, il n’y a rien, absolument rien, dans tout l’univers, qui puisse les remplacer. » Alexandre Dumas fils, ici une fois de plus, se paye et nous paye de mots. La propriétaire du capital en question a-t-elle été dérobée ? En ce cas, il y a crime de viol, et l’article 332 du Code pénal frappe le criminel des travaux forcés. A-t-elle au contraire, de son libre consentement, aliéné son bien dans des conditions défavorables, et ne s’est-elle pas prémunie des garanties que lui offre le Code au titre du mariage ? En ce cas, elle a agi à ses risques et périls. Et il est faux d’affirmer, comme dans la préface de Monsieur Alphonse, que la loi innocente l’homme et punit la femme ; la loi, en réalité, n’innocente ni ne punit personne dans une affaire qui a été réglée sans son intervention, et dont elle ne s’occupe pas. Et il est insensé par surcroît de demander « que la loi déclare publiquement qu’il n’y a aucune honte à concevoir en dehors du mariage » ; la loi n’est pas un traité de casuistique ; elle n’a à formuler aucune déclaration de ce genre ; elle n’a jamais dit d’ailleurs qu’il y eût honte ou honneur à concevoir d’une manière ou d’une autre.

Reste l’enfant. — On ne saurait, pour celui-ci, arguer de son consentement libre ; il est bien incontestablement mineur, et la société ne lui a offert aucune espèce de garantie préventive. N’a-t-il pas dès lors un très juste droit à des revendications légales contre son père ? N’est-ce pas là, parmi « les vérités d’évidence », une de celles qui s’imposent avec la plus impérieuse netteté ?

La question de la recherche de la paternité apparaît, en effet, plus complexe que la question des filles séduites[5]. Notre ancienne législation avait admis le bâtard à prouver sa filiation. Si cette preuve est maintenant interdite par le Code civil, c’est que les réformateurs de la fin du siècle dernier ont exigé, avec énergie et au nom du progrès, qu’on abolît une disposition dont les réformateurs de la fin de notre siècle, s’imaginant faire œuvre nouvelle, exigent aujourd’hui le rétablissement, avec la même énergie et au nom du même progrès. Cette seule contradiction tendrait au moins à indiquer que la tâche du législateur n’est pas aussi aisée à remplir que le proclament l’auteur de l’Affaire Clemenceau et ses continuateurs. Il se peut que leurs projets ne soient pas à rejeter en bloc, et qu’on doive à la rigueur en accepter une partie, qui atténue la rudesse péremptoire de l’article 340. Il ne faudrait cependant procéder qu’avec une prudence infinie, et ne pas commencer par se placer sur un terrain détestable, en exagérant jusqu’à l’absurde le préjudice que subit l’enfant illégitime. Celui-ci est à plaindre ! Mais celui qui, né de parens misérables, se trouve probablement voué pour la vie à une condition inférieure et précaire, n’est-il pas également digne de compassion ? Et celui qui, issu de générateurs plus ou moins atteints de tares physiologiques, sent peser sur ses épaules le poids d’hérédités morbides souvent atroces, n’est-il pas une victime plus douloureuse encore de certaines fatalités inéluctables ? Le pauvre et le malade, eux non plus, n’ont pas demandé à naître ; ils sont faibles, eux aussi, ils sont innocens, ils n’ont jamais rien fait de mal. Va-t-on leur reconnaître le droit de se poser vis-à-vis de leurs ascendans dans l’attitude hautaine que prend Jacques Vignot devant son père ? Sous prétexte que « donner la vie dan§ de certaines conditions est plus barbare que de donner la mort », va-t-on dire que les pères et les mères de tous les déshérités et de tous les dégénérés ont commis « un délit plus grave que celui d’avoir volé nuitamment et avec effraction, égal à celui d’avoir tué » ? Va-t-on, par une série de pénalités impitoyables, condamner au célibat ceux dont la fortune ou la santé n’offriraient pas des garanties suffisantes à leur hypothétique progéniture ? Un médecin y a songé, et son idée n’a pas été prise au sérieux. Elle n’était pourtant ni plus impraticable, ni plus folle que celle d’Alexandre Dumas fils, et pour obtenir un succès platonique, il ne lui a peut-être manqué que d’être mise en valeur par des argumens de romans et de drames ; elle n’était pas, en tout cas, plus contraire à l’ordre public et à l’intérêt social.

Car, sous quelque aspect que nous envisagions le problème, et si émouvans que soient les malheurs individuels des filles séduites ou des enfans nés de liaisons irrégulières, nous sommes bien toujours obligés de revenir, en dernière analyse, aux exigences nécessaires et légitimes de la société. La société doit-elle s’efforcer de maintenir intégrale l’institution du mariage ? Si oui, elle a non seulement le droit, mais aussi le devoir de se résoudre, ainsi que l’a fait le Code, aux sacrifices qui heurtent le plus directement nos instincts d’humanité et de pitié. Répliquera-t-on que ces sacrifices sont trop iniques et douloureux ? Il n’y a plus alors rien à dire. On ne peut, par un exposé très bref, et afin d’éviter tout malentendu, que tâcher de mettre en lumière les résultats auxquels aboutissent immédiatement l’écrivain qui fait l’objet de cette étude et ses disciples.

Le mariage idéal, ils nous l’ont assez dit, est fondé sur le consentement et sur l’amour permanent des conjoints, l’autorisation paternelle ne paraissant même pas une des conditions préalables absolument essentielles à la validité du contrat[6]. Le mariage n’est pas indissoluble, l’épouse, en cas de dissolution reprenant sa part du bien commun, et l’enfant recevant une pension dont le chiffre est à fixer par les tribunaux. Le mariage enfin concède aux descendans le droit de porter le nom de leur père et d’hériter de sa fortune.

Voilà pour l’union régulière. — Que deviendra, d’autre part, l’union irrégulière, lorsque auront été promulguées les grandes réformes relatives à la protection des vierges et à la recherche de la paternité ?

Le concubinage continuera naturellement à être fondé sur le consentement et l’amour permanent des conjoints, l’autorisation des ascendans n’ayant rien à voir dans l’affaire. Il continuera également à ne pas être indissoluble ; en cas de dissolution, la concubine reprendra sa part du bien commun, et elle bénéficiera en outre d’une indemnité pécuniaire « de dix mille à cent mille francs », selon la fortune de son amant ; quand celui-ci se trouvera hors d’état de payer, « il sera condamné à un emprisonnement qui pourra être de dix années, et ne pourra être moindre de deux » ; l’enfant touchera une dotation équivalente à celle de sa mère. Dans le concubinage enfin, l’enfant portera d’office le nom de son père et héritera de lui.

C’est le triomphe de l’union libre. Triomphe rationnel d’ailleurs, puisque, le mariage n’étant plus déjà « qu’une liaison privilégiée par la loi », on se demandait en vertu de quelle préférence le législateur lui avait octroyé son privilège. Seulement, il faut le reconnaître, la beauté de telles conceptions est tout de même inquiétante. Si le jour semble heureusement lointain, où les parens, soucieux d’assurer à leur fille et à leurs petits-enfans une situation vraiment stable et avantageuse, renonceront à l’antique préjugé de chercher un gendre légal ; si l’heure n’est pas venue où le Code patronnera et protégera la fille-mère plus que la femme mariée, et l’enfant naturel plus que l’enfant légitime ; l’influence de ces paradoxes sociaux n’est pas néanmoins, dès aujourd’hui, restée sans effet sur les mœurs et sur l’équilibre intellectuel de nos contemporains. Du bouleversement incohérent de tous les principes de la morale traditionnelle, l’idée du mariage est sortie amoindrie ; le prestige des amours indépendantes, en revanche, n’a que profité de cet état anarchique. Et Dumas fils, qu’il l’ait voulu ou non, n’a certes pas été un des agens les moins actifs de cette double évolution : « C’est à force de s’apitoyer et de pleurer sur la faute de la femme, a-t-il écrit, qu’on la lui rend excusable et facile. « Lorsqu’il formulait cette très juste sentence, il ne visait que la femme adultère ; si, au lieu de toujours obéir aux seules impulsions de son imagination et de sa sensibilité, il avait possédé quelque faculté de raisonnement et quelques élémens de logique, il n’aurait pas eu de peine à comprendre que son axiome s’appliquait aussi bien à la jeune fille qui prend un amant qu’à la femme qui trompe son mari ; il aurait peut-être alors moins pleuré, il se serait moins apitoyé sur quelques-unes de ses héroïnes les plus sympathiques, et il ne serait pas arrivé à presque réhabiliter devant l’opinion leurs écarts de conduite. Et, par la même occasion, il aurait pu méditer avec fruit une autre vérité très sage, qui, comme la précédente, porte sa signature : « Les institutions humaines, disait-il, ne tombent jamais sous les efforts de ceux qui les attaquent, mais toujours sous les fautes de ceux qui avaient reçu mission de les défendre et qui avaient intérêt à les maintenir ». Changez deux mots à cette phrase ; au lieu de mettre « ceux qui avaient reçu mission », mettez « ceux qui s’étaient donné mission » ; et, sauf cette variante légère, vous ne trouverez jamais mieux pour servir d’épigraphe générale à une édition des œuvres complètes du célèbre écrivain.


VI

Un jour vint du reste où lui-même s’aperçut de son erreur, et où il comprit l’irrémédiable banqueroute de son apostolat.

Dès 1880, dans cette bizarre brochure intitulée : Les femmes qui votent et les femmes qui tuent, il semble que l’on pouvait déjà saisir la trace de certaines hésitations intellectuelles ; une tendance à revenir sur diverses affirmations ; l’apparence d’un doute sur la vérité absolue et intangible des doctrines constamment professées jusque-là. L’auteur reconnaissait, d’une part, que « la loi était logique » lorsqu’elle ignorait volontairement les unions irrégulières et leurs conséquences possibles ; il se demandait seulement, — et ceci était nouveau, — « si la logique a vraiment réponse à tout », et il penchait, non sans raison, à croire que nous sommes bien contraints à tenir compte « du tempérament, des caprices, de la passion, des circonstances », auxquels tout le monde plus ou moins obéit. D’autre part, après avoir passé sa vie à développer cette pensée que « l’émancipation de la femme par la femme est une des joyeusetés les plus hilarantes qui soient nées sous le soleil » ; après avoir déclaré que, « en dehors de l’homme, la femme n’agit pas, mais qu’elle s’agite », et que « c’est une cane qui pond sans que le canard s’en soit môle » ; après avoir dit et répété que « la femme ne peut être mise en fonction que par l’homme », et après avoir fait de « l’homme-femme » le type complet de la création divine, brusquement il rayait d’un trait de plume toute la partie de son œuvre où il a exposé largement cette thèse, et il réclamait, pour celle qu’il a qualifiée lui-même de « créature absurde », l’accession à tous les droits civils et politiques : « Quelle différence constatez-vous entre l’homme et la femme pour refuser à celle-ci le droit de voter ? — Son sexe ? Qu’est-ce qu’il a à faire là-dedans ? » De la part d’un physiologiste, cette interrogation était au moins inattendue ; et ce qui n’était pas moins surprenant, de la part du moraliste et du sociologue qu’il avait prétendu être, c’était la tranquillité d’âme avec laquelle il envisageait la décadence du mariage, et l’approche de l’heure


Où, se jetant de loin un regard irrité,
Les deux sexes mourraient chacun de son côté.


« Aujourd’hui, disait-il, la femme commence, et si quelqu’un l’approuve, c’est bien moi, à ne plus faire du mariage son seul but… Elle peut se passer de l’homme pour conquérir sa liberté… Et la liberté qui lui viendra par le travail sera bien autrement réelle et complète que la liberté purement nominale qui lui venait par le mariage. »

Évidemment, quand il publiait ces déclarations, étranges d’une façon générale, et tout simplement stupéfiantes sous son nom, celui à qui l’on doit la préface de l’Ami des femmes se laissait entraîner d’instinct vers un des aboutissemens nécessaires de sa philosophie individualiste. On inclinerait à penser néanmoins que cette subite ardeur pour les libertés féminines, si peu conforme à ses tendances antérieures de réglementation à outrance, provenait encore d’une autre cause, et qu’elle cachait aussi un vague sentiment de découragement, comme un aveu d’impuissance. Il commençait à discerner obscurément la vanité, la puérilité, l’incohérence, les périls mêmes du prétentieux et formidable appareil législatif qu’il avait voulu substituer aux prescriptions du Code ; il entrevoyait par intervalles l’impossibilité de certains idéals, la folie de certaines réformes, la barbarie de certains prétendus progrès. En donnant à la femme toutes les libertés, tous les droits, tous les pouvoirs, il se figurait dès lors résoudre d’un seul coup le problème ; en réalité, il en abandonnait la solution ; la conclusion dosa brochure se réduisait implicitement à ceci : « Je n’ai pu organiser la famille et la société sur les bases que j’avais rêvées ; la femme continue à se plaindre. Accordons-lui donc ce qu’elle veut, tout ce qu’elle veut, plus même qu’elle ne veut. Déclarons-la absolument l’égale de l’homme. Délivrons-la. Après quoi, qu’elle se tire d’affaire toute seule, et comme il lui plaira. Je ne m’en occupe plus. » — Où étaient les grands projets relatifs à « la reconstitution de l’amour », à « l’utilisation du cœur des femmes », à « la conscription » qui devait les « rallier à l’action commune », et leur « assurer un métier », sous la protection active de la loi et la haute surveillance de l’État providentiel ? L’inventeur de ces merveilleuses panacées paraissait sur le point de ne plus beaucoup y croire.

Ce qui acheva de lui dessiller les yeux, ce fut le spectacle des résultats acquis par la loi du divorce, dès les trois ou quatre premières années qui suivirent sa promulgation. Les faits répondaient par une négation brutale aux affirmations prophétiques du moraliste. Or, son intelligence avait pu être souvent faussée par une propension à l’illuminisme le plus hasardeux ; mais il était pourtant d’esprit trop ouvert pour que l’illusion persistât en dépit de l’évidence ; il comprit son échec, et il en conçut une infinie tristesse : « Depuis 1883, écrivait-il en 1890, il me semble que j’ai vécu les années doubles, triples, que j’ai cent ans de plus, et nombre de choses que j’envisageais et discutais alors avec une ardeur qui eût pu me faire passer pour un tout jeune homme, un peu naïf, m’apparaissent maintenant, sinon sous une autre forme, du moins sous une autre couleur. » Ces choses qui lui apparaissaient ainsi « sous une autre couleur », c’était le divorce, qu’il reconnaissait n’avoir servi à rien ; c’était la protection légale de la jeune fille et de la femme, qu’il considérait comme une chimère ; c’était la recherche de la paternité, qu’il avouait impossible, et d’ailleurs inutile, et qu’il proposait modestement de remplacer par une loi sur le rétablissement des tours. A partir de 1885 ou 1886, on le voit s’immobiliser de plus en plus dans une attitude de découragement morne et de pessimisme ironique ; les interviews ou les lettres éparses dans les journaux, les commentaires ajoutés au dernier volume de son théâtre, s’ils ne sont pas un désaveu formel des idées de sa vie entière, restent volontairement évasifs ou se réduisent à des constatations désespérées et désespérantes : « Une loi destinée à enrayer les catastrophes des amours illégitimes, si elle passait, modifierait-elle quelque chose ?… Aujourd’hui, le mariage se disloque, la famille se démembre, la maternité abdique… Si cela continue, dans dix ans, non seulement le mariage, mais l’amour n’existera plus, ou il n’aura plus qu’un sexe. Ce ne sera pas Thèbes que Phryné offrira de rebâtir avec l’argent des débauchés imbéciles ; ce sera Lesbos ; et l’adultère sera glorifié par les poètes de l’avenir comme la dernière forme idéale et digne de respect des amours d’autrefois. Qui nous rendra l’immoralité d’Antony ? »

Devant cette vision des temps futurs et prochains, parfois la mélancolie aiguë du vieux lutteur se tourne en paradoxes d’une verve stridente et macabre : « J’ai regretté de ne pouvoir haïr. La vie est souvent bien monotone, bien longue, bien pâle, quand la fatigue succède à un travail trop prolongé et que l’on est condamné à l’inaction et au repos… Haïr son prochain doit être une des bonnes raisons d’aimer l’existence… Si vous ne comprenez pas cette volupté-là, vous n’êtes pas digne de l’âme immortelle que le Dieu d’amour et de miséricorde vous a donnée. » Parfois aussi, l’écrivain désabusé semble chercher une consolation à se convaincre lui-même que, après tout, il a compté « parmi les heureux de ce monde », puisque personne ne saurait lui enlever « le plaisir procuré par le travail ». Parfois, enfin, on dirait qu’il s’excuse par avance d’avoir été un des agens responsables des décadences morales et sociales dont le tableau désolait son âme, et il éprouve le besoin d’affirmer publiquement que rien ne peut faire qu’il n’ait pas « aimé la vérité », qu’il n’ait pas « poursuivi un idéal et voulu le bien ».

Ce fut en de telles dispositions qu’il composa la dernière œuvre qu’on ait jouée de lui, cette Francillon que la critique a prise au sérieux, et qui ne semble pourtant guère qu’une mystification ou une parodie. D’étude de caractères et de mœurs, il n’y en a pas ombre en ces trois actes, dont tous les acteurs ne portent que d’assez pâles figures conventionnelles, à moins qu’ils ne se présentent sous l’aspect de fantastiques imbéciles ou de simples détraqués nerveux. De symbole et de thèse, il n’y en a pas davantage ; l’idée de l’égalité absolue entre le mari et la femme, et du droit imprescriptible pour celle-ci d’user de représailles en cas d’infidélité de celui-là, paraît, à première vue, dominer la comédie entière ; d’autre part, un des rares personnages doués de sens commun en cette pièce déconcertante, Mme Thérèse Smith, ne s’embarrasse pas longtemps de ce pauvre sophisme, et, d’un mot ; elle en dévoile l’insondable inanité. L’extravagance même de l’anecdote qui sert à la démonstration et à l’illustration de cette singulière théorie morale suffirait d’ailleurs, par son exagération seule, à rendre suspecte l’intention du moraliste. Il aurait voulu nous apprendre comment se fait une réfutation par l’absurde, il n’aurait certainement pas procédé différemment ; il aurait cherché à mettre en lumière les aberrations dont est susceptible une cervelle féminine fortement imprégnée des doctrines qu’il a défendues et prêchées toute sa vie, il ne pouvait trouver un exemple plus complet que celui de sa Francine de Riverolles, cette jeune personne de vingt-deux ans, d’une misanthropie un peu enfantine, qui ne voit dans le mariage que l’amour, qui déclare aimer son mari « comme un amant », qui veut en être aimée comme une maîtresse, qui est bien en effet la plus passionnée et la plus insupportable des maîtresses, et dont la plus grave faute semble être pourtant d’avoir trop lu la Princesse Georges et l’Étrangère ; il se serait appliqué enfin à tourner en bouffonnerie ses propres enseignemens et à ridiculiser sa propre philosophie, on ne voit pas ce qu’il aurait dû inventer de mieux que ce vieux marquis de Riverolles qui, au moment où on le met au courant des catastrophes survenues dans le ménage de son fils, juge l’occasion opportune pour improviser une conférence sur les devoirs de l’époux envers sa femme, et qui, après avoir corsé sa conférence d’une longue histoire galante de Brantôme, conclut en proposant au conseil de famille assemblé une partie de whist ou de piquet. Cet ensemble de conceptions hautement fantaisistes s’encadre entre une recette culinaire sur l’art d’accommoder la salade japonaise et un dénouement de pur vaudeville. Incontestablement, l’auteur se moque de nous, et il se moque de lui-même ; il a perdu ses anciennes croyances, et il en fait un objet de raillerie ; il ne brûle pas encore, mais il bafoue ce qu’il avait adoré, et cette affectation de gaieté ironique contient assez d’amertume à peine dissimulée pour nous laisser entrevoir combien violente fut la douleur de l’écrivain devant l’écroulement de toutes ses espérances. Un autre grand artiste contemporain, en qui du reste on a noté déjà non sans raison de curieux points de ressemblance avec notre plus illustre dramaturge moderne, Henrik Ibsen, connut de même une fois ces tragiques états d’âme qui se traduisent aussi bien par un éclat de rire désespéré que par les imprécations ou les gémissemens lyriques, dont les poètes du romantisme ont fait retentir le début de ce siècle. Il vint un jour où le maître d’Hedda Gabler, tout comme le maître de la Dame aux Camélias, se sentit inégal à l’effort qu’il avait tenté, un jour où il n’eut plus foi en ses premières idoles ; et nous savons que sa pièce du Canard sauvage ne fut, pour une bonne part, que le cruel et facétieux écho de son désenchantement, autrement dit une sorte de Francillon à la manière norvégienne.

Cet aveu plus ou moins formel des lourdes fautes qu’il avait commises ne nous semble pas d’ailleurs diminuer Alexandre Dumas fils ; il le grandirait plutôt. D’abord, en dépit de ses paradoxes, de ses incohérences, et même de ses puérilités, l’homme fut vraiment un beau spécimen d’activité et d’énergie ; il reste, avec Henan et avec Taine, celui dont l’influence s’est le plus fortement empreinte sur les générations actuelles, et, si cette influence paraît sans doute destinée à un retentissement beaucoup plus circonscrit et beaucoup plus éphémère que celle réservée aux philosophes des Origines du Christianisme et des Origines de la France contemporaine, elle a certainement été plus immédiate, plus tangible et plus effective. Il a troublé et remué son temps ; il s’est imposé à lui par l’originalité de sa nature, par la conviction impérieuse de ses affirmations, par le prestige irraisonné du puissant tempérament hérité de ses ancêtres. Quand on analyse son œuvre avec impartialité et sang-froid, on peut la déclarer fausse et dangereuse ; on a le droit de s’en irriter, de la critiquer, de l’attaquer ; elle ne vous laisse jamais indifférent, et on n’a pas le droit de la dédaigner. — Et puis, s’il se trompa, son erreur fut cependant respectable et généreuse, et, s’il eut conscience de s’être trompé, cette souffrance du doute suprême, qui l’attendait à l’heure où il sentait proche « le terme de toutes choses périssables », achève d’ennoblir son personnage et suffirait presque à glorifier son souvenir. — Enfin, le jugeât-on douteux comme moraliste, faible comme sociologue, lamentable comme législateur, on ne saurait lui contester le mérite d’avoir été un artiste très rare, et surtout un merveilleux psychologue, non indigne de prendre place parmi les plus illustres de notre littérature tout entière. Et c’est probablement assez pour que, de sitôt, la postérité n’oublie pas son nom.

Il lui manqua malheureusement, à lui qui rêvait d’organiser et de conduire les foules humaines selon un idéal supérieur, il lui manqua la connaissance et la compréhension des organismes collectifs ; il ignora l’idée de l’Etat ; il ignora l’idée de la Famille ; il ne sut voir, et il ne vit autour de lui que l’impalpable poussière des individus ; et, au lieu d’essayer de fondre ces innombrables et stériles atomes en des corps homogènes, vivant de la vie de tous, il s’ingénia à les grouper artificiellement les uns à côté des autres, chacun conservant ainsi, il est vrai, sa personnalité propre, mais leur masse restant poussière.

Au moment où des polémiques ardentes étaient engagées sur la question du divorce, le grand adversaire de l’indissolubilité du mariage rencontra en face de lui, on le sait, le Père Didon ; et celui-ci, le 23 novembre 1879, prononça à Saint-Philippe-du-Roule une conférence, dont les passages les plus saillans ont été cités dans le livre consacré par Alexandre Dumas (ils à la défense et à la propagande de sa thèse : « Admettez-vous, disait l’orateur catholique, que des innocens se sacrifient quelquefois ? Est-ce que vous reconnaissez qu’un individu pourra s’oublier lui-même pour une cause générale ? Est-ce que la société ne repose pas tout entière sur ce principe absolu du sacrifice total de l’individu à une cause supérieure ? Il n’y aurait pas de société sans cela. » Et l’éloquent dominicain ajoutait : « Femme, tu as vingt ans, et ton mari t’a été infidèle ; il t’a trahie ; il t’a trompée ; il t’a réduite à l’infamie, qui ne t’atteint pas ; qu’est-ce que tu as à faire ?… Comprends la grandeur d’un principe qui porte tout, et meurs pour ce principe et pour le Dieu qui le représente… Si tu ne crois pas en Dieu, tu peux encore mourir pour ton pays… Tu n’as qu’à prendre le deuil de la tête aux pieds, et tu n’as qu’à mourir pour sauver les sociétés qui veulent vivre. Or, les sociétés qui veulent vivre, ce sont les sociétés qui savent s’immoler dans leur entier dévouement jusqu’à la mort. » Il y avait peut-être à tenir compte ici de certaines exagérations oratoires ; il y avait surtout à examiner si « le dévouement jusqu’à la mort » des malheureuses liées par le Code à un mari indigne importait aussi essentiellement au salut de la société, et si l’intérêt supérieur du mariage exigeait de telles immolations. La doctrine enseignée par le prédicateur n’en était pas moins d’une haute et puissante beauté morale ; or, on demeure stupéfait, non pas seulement en voyant que son contradicteur ne l’admit point, mais en constatant qu’il n’en comprit même pas la noblesse et la grandeur.


J’écoute, j’applaudis, et passe mon chemin,


se contente-t-il de répondre en empruntant à Alfred de Musset un de ses alexandrins, qu’il complète par une citation de Shakspeare : « Des mots ! des mots ! des mots ! » Et ce fut toute sa réfutation de la théorie philosophique que l’on opposait à ses projets de réforme.

Si l’autorité d’un desservant de l’Eglise lui semblait ainsi négligeable et plus ou moins suspecte de cléricalisme, il aurait pu pourtant se rappeler que, vingt-trois siècles auparavant, la même opinion avait été soutenue, et presque les mêmes « mots » avaient été prononcés par un penseur de l’antiquité hellénique, auquel on a décerné parfois, il est vrai, l’épithète de divin. Un des dialogues de Platon n’est, en somme, que le développement des paroles qui retentissaient, à plus de deux mille ans de distance, dans la chaire de Saint-Philippe-du-Roule. Et lorsque Socrate, à la veille de boire la ciguë, refuse à Criton, son disciple, de s’évader de sa prison, c’est qu’il considère, lui aussi, que « la société tout entière repose sur le principe absolu du sacrifice total de l’individu à une cause supérieure » ; c’est qu’il estime que le premier sacrifice dû par le citoyen à la Cité, c’est l’obéissance aux lois nécessaires, ces lois fussent-elles cruelles jusqu’à exiger d’inutiles supplices, ces lois fussent-elles injustes jusqu’à réclamer la mort d’un innocent. Avec nos revendications incessantes des droits de la personne humaine, et notre oubli assez fréquent de ses devoirs, nous sommes loin assurément de cette morale si peu moderne, tellement démodée qu’elle prête aujourd’hui à sourire ; peut-être n’en sommes-nous pas pour cela plus près de la vérité ; peut-être en effet les sociétés vivent-elles surtout par le sacrifice plus ou moins complet des intérêts de chacun à l’intérêt social ; sacrifice, ou bien que nous consentons volontairement, — et alors nous sommes aptes à toutes les libertés, — ou bien que nous ne voulons accepter que par la contrainte, — et alors nous sommes légitimement dignes de toutes les tyrannies.


MAURICE SPRONCK.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. Voir à ce sujet un volume assez curieux d’un agrégé à la Faculté de droit d’Aix, M. Félix Moreau, intitulé : le Code civil et le théâtre contemporain.
  3. C’est bien ainsi que l’envisageait l’Église elle-même. Dans la Somme, saint Thomas n’hésite pas à proclamer que « ce qu’il y a de plus essentiel dans le mariage, ce sont les enfans ou le désir d’en avoir ; vient ensuite la fidélité, et enfin le sacrement. »
  4. Maurice Colrat : les Problèmes du droit dans le théâtre contemporain ; discours prononcé à l’ouverture de la Conférence des avocats le 21 novembre 1896.
  5. A propos précisément de la lettre d’Alexandre Dumas fils à M. Gustave Rivet, relative à la Recherche de la paternité, toute cette question a été très complètement étudiée par M. F. Brunetière dans le numéro de la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1883.
  6. Voir à ce sujet la conversation entre Aristide Fressart et la marquise d’Orgebac (le Fils naturel, acte I, scène VIII), et surtout au cinquième acte de l’Étrangère (scène VI), le passage où Clarkson, interprète évident des opinions de l’auteur, s’étonne que Mlle Mauriceau n’ait pas pu, contre la volonté de son père, « aller tout bonnement se marier chez le juge de paix du district » avec « le brave garçon » qu’elle aimait.