Alcandre plaint la captivité de sa maistresse

Œuvres poétiques de Malherbe, Texte établi par Prosper BlanchemainE. Flammarion (Librairie des Bibliophiles) (p. 141-144).


XXI

ALCANDRE
plaint la captivité de sa maistresse

1600.


« Que d’épines, Amour, accompagnent tes roses !
Que d’une aveugle erreur tu laisses toutes choses
À la mercy du sort !
Qu’en tes prosperitez à bon droit on soupire ,
Et qu’il est mal-aisé de vivre en ton empire,
Sans desirer la mort !

« Je sers, je le confesse, une jeune merveille
En rares qualitez à nulle autre pareille,
Seule semblable à soy,
Et, sans faire le vain, mon avanture est telle
Que, de la mesme ardeur que je brusle pour elle,
Elle brusle pour moy.


« Mais parmy tout cet heur, ô dure destinée,
Que de tragiques soins, comme oiseaux de Phinée,
Sens-je me dévorer !
Et ce que je supporte avecques patience,
Ay-je quelque ennemy, s’il n’est sans conscience.
Qui le vist sans pleurer ?

« La mer a moins de vents qui ses vagues irritent
Que je n’ay de pensers qui tous me solicitent
D’un funeste dessein :
Je ne treuve la paix qu’à me faire la guerre,
Et, si l’enfer est fable au centre de la terre,
Il est vray dans mon sein.

« Depuis que le soleil est dessus l’hemisphere,
Qu’il monte ou qu’il descende, il ne me voit rien faire
Que plaindre et soupirer ;
Des autres actions j’ay perdu la coustume ;
Et ce qui s’offre à moy, s’il n’a de l’amertume,
Je ne puis l’endurer.

« Comme la nuit arrive, et que par le silence,
Qui fait des bruits du jour cesser la violence,
L’esprit est relasché,
Je voy de tous costez, sur la terre et sur l’onde,
Les pavots qu’elle seme assoupir tout le monde,
Et n’en suis point touché.


« S’il m’avient quelquefois de clorre les paupieres,
Aussi-tost ma douleur en nouvelles matieres
Fait de nouveaux efforts ;
Et, de quelque souci qu’en veillant je me ronge,
Il ne me trouble point comme le meilleur songe
Que je fais quand je dors.

« Tantost cette beauté, dont ma flamme est le crime,
M’apparoist à l’autel, où comme une victime
On la veut égorger ;
Tantost je me la voy d’un pirate ravie,
Et tantost la fortune abandonne sa vie
À quelque autre danger.

« En ces extrémitez, la pauvrette s’écrie :
« Alcandre, mon Alcandre, oste-moi, je te prie,
« Du malheur où je suis ! »
La fureur me saisit, je mets la main aux armes ;
Mais son destin m’arreste, et luy donner des larmes,
C’est tout ce que je puis.

« Voila comme je vy ; voila ce que j’endure,
Pour une affection que je veux qui me dure
Au delà du trépas.
Tout ce qui me la blasme offense mon oreille,
Et qui veut m’affliger, il faut qu’il me conseille
De ne m’affliger pas.


« On me dit qu’à la fin toute chose se change,
Et qu’avecque le temps les beaux yeux de mon ange
Reviendront m’éclairer ;
Mais, voyant tous les jours ses chaisnes se rétraindre,
Desolé que je suis, que ne dois-je point craindre,
Ou que puis-je esperer ?

« Non, non ; je veux mourir, la raison m’y convie ;
Aussi bien le sujet qui m’en donne l’envie
Ne peut estre plus beau ;
Et le sort, qui détruit tout ce que je consulte,
Me fait voir assez clair que jamais ce tumulte
N’aura paix qu’au tombeau. »

Ainsi le grand Alcandre aux campagnes de Seine
Faisoit, loin de témoins, le recit de sa peine,
Et se fondoit en pleurs.
Le fleuve en fut ému, ses nymphes se cacherent,
Et l’herbe du rivage où ses larmes toucherent
Perdit toutes ses fleurs.