Album des missions catholiques, tome IV, Océanie et Amérique/Alaska
ALASKA.
Une tournée pastorale. Un admirable évêque. Aurore boréale.
E continent américain à son extrémité nord-ouest, se prolonge en une immense péninsule, l’Alaska, d’une étendue de 1,500,000 kilomètres carrés, baignée par l’Océan glacial et par le Grand Océan et confinant au Canada. Cette contrée sauvage, peuplée de 70,000 habitants tout au plus, appartient
aux États-Unis, à qui les Russes l’ont cédée, le 18
octobre 1867. Au point de vue spirituel, l’Alaska
relève du diocèse de Vancouver, dont le chef réside à
Victoria. La distance considérable, la difficulté des
communications et les frais du voyage ne permettent
aux évêques que de rares et courtes apparitions sur
cette lointaine portion du domaine soumis à leur
juridiction. C’est à Mgr Seghers que cette mission
doit son existence. Le vaillant archevêque belge, si
prématurément enlevé a l’Église, aimait d’une tendresse
de prédilection cette difficile et ingrate mission. C’est
pour elle qu’il avait, avec une abnégation admirable,
renoncé au siège métropolitain d’Orégon pour reprendre
la direction de l’humble diocèse de Victoria et se
dévouer jusqu’à la mort aux barbares peuplades de
l’Alaska et de l’archipel de Vancouver. Le noble
prélat s’occupait précisément de la fondation de
diverses stations apostoliques sur la rivière Youkon
quand il fut frappé à mort dans des circonstances que
nous exposons plus loin, p. 66.
Empruntons au journal de voyage du vénéré défunt quelques notes sur la péninsule peu connue où il apportait la parole de vie et où il a succombé à l’âge de quarante-huit ans.
« Dès notre arrivée à Nulato, raconte le pieux prélat, nous nous mimes en relations avec les Indiens. Localité centrale, Nulato devait être le point de départ de nos diverses explorations dans le territoire d’Alaska.
« Nulato est bâti sur la rive droite du Youkon ; c’est de tous les postes établis par la compagnie russe-américaine le plus septentrional et le plus avancé dans l’intérieur des terres. Le fort est entouré d’une solide palissade et défendu par deux tours. Les misérables huttes des Indiens sont groupées à quelque distance.
« Nous nous établîmes sur le bord du Youkon, dans une barrabara (sorte de caravansérail), que j’avais achetée et fait réparer. Il nous était ainsi plus facile d’instruire les Indiens dont la pêcherie d’été était à peu de distance. J’avais engagé un Indien du nom de Michel pour nous servir de cuisinier et d’interprète ; malheureusement il trouva que nous nous levions de trop bonne heure, se plaignit amèrement que nous ne lui laissions pas le temps de dormir (il se couchait à sept heures du soir !) et nous quitta au bout d’une semaine. Après avoir fait cette triste expérience de l’instabilité du cœur sauvage (car Michel nous avait promis de rester toujours avec nous), nous primes la résolution de nous passer de domestique. M. Mandart se chargea de fournir le bois ; je m'engageai à apporter l'eau et je me transformai en cuisinier. Si je vous disais que j'ai réussi dans cette nouvelle position, vous ne me croiriez pas, cependant ces repas ont suffi tant bien que mal à nous conserver la vie.
« Nous instruisions les Indiens de temps en temps. Quelques-uns manifestèrent de très bonnes intentions. Ainsi un jeune homme, voyant que nous ne fumions pas, en avait conclu que fumer était un péché et avait mis de côté sa pipe. Les absences des sauvages sont malheureusement fréquentes et les instructions trop irrégulières pour produire beaucoup de fruit. Plus tard, je préparai, pour les missionnaires que j'espère envoyer, un plan en rapport avec les mœurs nomades des Indiens. Je connais à présent la contrée, la manière d'y voyager, l'idiome qu'on y parle, les dépenses qu'on doit y faire, les dispositions et les besoins des habitants, et une foule d'autres choses sur lesquelles je n'avais aucun renseignement précis.
« Le pays est parfaitement habitable. Ce qu'on redoute le plus lorsqu’on ne l’a pas visité, c’est la rigueur du froid. Cependant, chose curieuse, des deux saisons de l'année, car il n'y en a que deux, l'hiver est plus agréable que l'été. Il commence vers le milieu de septembre.
« Pendant mon voyage, les jours les plus froids du mois d’octobre furent les 22, 23, 24 et 25 ; le thermomètre descendit à 27°. En novembre, il marqua 32° ; en décembre, 38° ; et à la fin de janvier, le mercure resta gelé deux jours. Lorsque le ciel est serein, l'air devient tellement glacé qu'en le respirant on sent un malaise aux poumons. Si l'on ouvre les portes des maisons, la chaleur qui tend à s'échapper se condense subitement et rentre impétueusement en vapeur dans l'appartement. Chaque petit trou du mur ou du plafond par où un léger courant d'air peut passer, est marqué par une couche de glace ; le verglas sur les vitres dépasse un pouce d'épaisseur, et l'intérieur de la porte est constamment à moitié blanchi par le givre. Durant les grands froids, si on laisse tomber de l'eau, elle est gelée avant d'arriver au sol.
« Les chiens attelés au traîneau sont enveloppés d'une épaisse vapeur qui sort de leur corps et retombe sur eux comme du givre. On trouve des arbrisseaux dont les tiges sont chargées de baies gelées que la courte durée de l'été a empêché de mûrir. La glace du fleuve atteint une épaisseur de six à sept pieds, et une foule de petites rivières se solidifient tout d'un bloc. Malgré cela, on ne peut pas dire que l'hiver soit rigoureux. Le froid ne fait souffrir que par un ciel serein et un temps calme. Dès que le vent souffle, en effet, ou que les nuages s'amoncèlent, le thermomètre monte. Enfin, on est si bien enveloppé de fourrures et si parfaitement protégé qu'on a rarement à craindre d'inclémence de la saison.
« Un phénomène des plus curieux, c'est le mirage sur la neige. Un bâton planté debout ressemble de loin à un être vivant qui remue, marche, danse. Vous voyez une colline, un rivage ; vous approchez, il n'y a plus rien. Un vapeur, semblable à une épaisse fumée blanche, paraît indiquer un campement à proximité, bientôt vous vous apercevez que ce n'était qu'une illusion.
« Vous désirez sans doute que je vous parle des aurores boréales. Elles sont aussi variées que nombreuses ; elles arrivent si fréquemment qu'on finit par ne plus s'en occuper, et à peine en voit-on deux qui se ressemblent.
« Voici la description d'un de ces admirables phénomènes dont on ne peut se figurer toute la magnificence.
« C'était le 18 septembre ; nous étions au fort Saint-Michel. A huit heures et demie du soir, une traînée lumineuse de couleur verdâtre apparut dans le firmament, se dirigeant du nord-ouest au sud-est et passant le zénith. On ne saurait mieux la comparer qu'à une épaisse vapeur éclairée par une vive clarté ; nous pouvions distinctement discerner le courant qui, avec une rapidité prodigieuse, surgissait du nord-ouest pour aller se perdre dans les nuées du côté opposé. Le reste du ciel était serein, et la lune qui se trouvait alors au sud, à une altitude peu considérable, était à moitié voilée.
« L’aurore boréale étale à nos regards charmés ses magnificences et ses magies. De trois côtés différents de l’horizon, formant un demi-cercle dont le rond-point regarde le septentrion, des jets de lumière, rouge vif, rouge sombre, rouge clair, jaune safran, émeraude pâle, s'élancent et s'étendent sur le ciel bleu comme la toile d'un immense rideau, dont les plis moëlleux, toujours agités, toujours mobiles, toujours inconstants, vont se réunir au sommet du zénith en une couronne brillante, en une féerique coupole. Des frissons capricieux se jouent et courent dans les dessins de ces draperies diaphanes, de ces damas cramoisis et empourprés. Des vagues transparentes de flamme légère, aux formes indécises, s'élèvent et s'abaissent sous des souffles invisibles :
vraies fantasmagories, jeux de spectres chimériques
empruntés au monde des rêves. Nous ne pouvions
nous lasser de voir, comme l'a si bien dit le poète
canadien, Fiset :
Courir ces météores,
Fantômes lumineux, esprits nés des éclairs,
Qui dansent dans la nue, étalant dans les airs
Leurs manteaux de phosphores.
Parfois en se jouant, ils offrent à nos yeux
Des palais, des clochers, des dômes radieux,
Des forêts chancelantes, .
Des flots d’hommes armés pressant leurs bataillons,
Des flottes s’engouffrant dans les vastes sillons
Des ondes écumantes.
« La clarté était plus que suffisante pour lire dans un livre et distinguer l’heure sur une montre. La largeur, la position et l’éclat de cette traînée de feu variaient sans cesse ; à un certain moment, elle avait presque disparu, et tout à coup elle se montrait plus vive qu’auparavant au nord-ouest, au zénith et au sud-est simultanément. Composée de lignes lumineuses, parallèles sans être rectilignes, elle flamboyait comme la flamme d’un feu très actif que le vent agite ; et le courant, quoique parfaitement visible, était tellement rapide que l’œil ne pouvait le suivre. Ayant lu autrefois que l’aiguille aimantée est agitée pendant une aurore boréale, j’ouvris la boîte d’une boussole très sensible ; mais je ne pus remarquer le moindre mouvement. »
Mgr Seghers. — Le vaillant prélat qui écrivait ces lignes était de ceux qui remplissent rapidement le but de leur vie et comblent en quelques années la mesure de leurs mérites.
C’est au cours d’une visite pastorale dans l’Alaska que l’éminent archevêque fut massacré par un nommé Frank Fuller engagé comme homme de peine.
Après bien des journées de marche et de courses en traîneau, la petite troupe arriva le 27 novembre 1886, à un village inhabité. Sa Grandeur, trouvant l’endroit peu convenable pour faire halte, exprima l’intention de pousser plus loin, malgré l’heure avancée, et prit l’avis des guides indiens.
Cette détermination déplut à Fuller. Il manifesta hautement son mécontentement et se plaignit aigrement de la préférence que le prélat avait pour les Indiens :
« — C’est moi, ajouta-t-il d’un ton irrité, et non pas eux que vous devriez consulter ! »
L’archevêque lui fit observer que les Indiens avaient sur lui l’avantage de connaître le pays.
Fuller ne répliqua rien. Mais, peu après, il s’aboucha avec les indigènes, eut avec eux une longue conversation et s’efforça de les indisposer contre Mgr Seghers. Témoins de la mansuétude, de la charité et de l'admirable courage de leur vénérable maître, les braves Indiens, loin d'entrer dans les vues du traître, firent part au prélat de ses menées. Celui-ci n'en tint aucun compte ; il ajourna cependant au lendemain matin l'étape supplémentaire qu'il avait projetée.
Le repas du soir eu lieu sans incident ; les couches furent dressées pour la nuit. L'archevêque se plaça, comme à l'ordinaire, entre Fuller et le métis, chef des guides.
Sur les six ou sept heures du matin, Fuller se leva et vint s'accroupir près du foyer éteint, au centre de la hutte. Il avait son fusil à la main. Il regarda longuement le prélat, qui, exténué des fatigues de la veille, dormait encore profondément ; puis, tout à coup, se dressant, il l'appela brutalement et le coucha en joue.
Les Indiens accoururent au bruit ; mais, avant qu'ils eussent pu l'empêcher, le parricide sacrilège était accompli.
Brusquement réveillé, l'héroïque apôtre avait levé la tête et ouvert les yeux. Voyant l'arme braquée sur son front, il se contenta de croiser les mains sur sa poitrine et reçut presque à bout portant la décharge, dans cette attitude de résignation et de recueillement. La balle creva l’œil gauche et, traversant la tête obliquement, sorti au-dessus de la nuque. La mort fut instantanée.
La mort du grand archevêque a eu le plus douloureux retentissement dans toute l'Amérique du Nord. Mgr Seghers était un de ces missionnaires accomplis, comme la Belgique en envoie chaque année un grand nombre aux États-Unis.
Né à Gand, le 26 décembre 1839, Mgr Charles-Jean Seghers avait été élu le 11 mars 1873 évêque de Vancouver, puis nommé archevêque titulaire d’Émèse, le 28 septembre 1878. Deux ans après, il succédait par coadjutorerie à l’archevêque d’Orégon-City. En 1884, il était replacé, sur sa demande, à la tête de son ancien diocèse.
L’activité, la haute intelligence, l’esprit d’initiative du vénéré défunt, avaient préparé et ouvert en quelques années, dans ces contrées ingrates de l’extrême nord-ouest de l’Amérique, des voies toutes nouvelles à la prédication de l’Évangile.
Que de transformations ne devait-il pas se proposer et n’eût-il pas réalisées si, dans la sagesse infinie de ses conseils, Dieu ne l’avait pas prématurément appelé à l’éternelle récompense !