MARION DELORME

Marion Delorme, long-temps promise, fut long-temps attendue. Deux questions s’étaient attachées à elle : question politique, question littéraire.

Tout le monde connaît la première, passons vite sur elle ; cependant répétons, car les choses d’honneur et de conscience ne peuvent être trop répétées, que M. Victor Hugo aima mieux faire Hernani en dix-neuf jours que d’accepter une pension de 4,000 fr. que lui offrait comme indemnité M. de Labourdonnaye, et il eut raison : Hernani réussit, l’homme de lettres garda son indépendance, le gouvernement prescripteur tomba, l’œuvre du génie survécut jeune et chaude d’intérêt, fut jouée et réussit. Arrivons à elle.

C’est à l’époque où Louis xiii règne sous Richelieu ; le premier ministre

Est un vaste faucheur qui verse à flots le sang,
Et puis il couvre tout de sa soutane rouge.

C’était une belle époque à peindre que la France politique palpitante de ses guerres civiles, que la France littéraire riche des premières œuvres de Corneille, avec son roi faible, son ministre dur, sa jeunesse bouillante, et son académie ridicule.

Tout cela est dans l’œuvre de M. Victor Hugo, tout cela tourne autour de deux personnages, et quels sont ces personnages, qui mettent en émoi ministre, roi, jeunes seigneurs ? Une courtisane, un enfant trouvé[1].

Il est vrai que c’est une créature singulièrement poétique que cette Marion Delorme, Aspasie du xviie siècle, dans la ruelle de laquelle il n’est pas un seigneur de l’époque qui n’ait jeté son rouleau d’or, et qui redescend de cette cour, où elle pouvait choisir ducs, marquis, hommes d’état, gens de guerre, depuis la robe rouge du cardinal jusqu’au pourpoint de buffle d’un capitaine des gardes, pour prendre dans la rue, sur la pierre où l’a abandonné sa mère, ce Didier, cette création toute de poésie, abstraction de vertu qui, ne tenant à rien, a le droit de tout mépriser et le méprise ; cette Marion qui s’épure au feu de son âme, se refait une virginité nouvelle avec un amour nouveau, et, au cinquième acte, hésite à accorder, pour sauver la vie à l’homme pour lequel elle donnerait la sienne, ces faveurs qu’au premier acte elle vendait à prix d’or. Ce n’est pas la Marion de l’histoire, c’est la Marion du poète : prenons-la telle qu’il l’a faite avec son imagination chaste et son cœur pur, et la fable nous consolera de la réalité.

Tout le monde connaît maintenant l’analyse de l’action. Les duels font en France des ravages affreux ; Richelieu poursuit ce fléau de tout son pouvoir ; les jeunes gens n’en tiennent compte, ils continuent à se battre, et de temps en temps Richelieu appelle le bourreau à son aide, et deux têtes tombent.

Lorsque M. Hugo composa Marion Delorme, la censure interdisait formellement sur le théâtre l’entrée de tout personnage à robe rouge ou noire. Richelieu resta donc, pour ainsi dire, derrière la toile du fond, et de là fit mouvoir inaperçu le vaste drame, qui commence dans un boudoir, et finit sur un échafaud.

Un homme médiocre, lors de l’abolition de la censure, aurait cru tirer meilleur parti de Richelieu vu, que de Richelieu deviné, et vite il se serait empressé de traîner par les pieds ou les cheveux, le cardinal sur la scène. M. Hugo a compris que là n’était pas le véritable effet ; que mieux vaut parler à l’imagination qu’aux yeux ; à l’intelligence qu’à la matière ; et l’œuvre, qui ne pouvait que perdre à être retouchée, est restée ce qu’elle était. Seulement, poussant la délicatesse à l’excès peut-être, l’auteur a voulu attendre l’assoupissement des haines pour produire un ouvrage qui pouvait réveiller les haines, et s’est imposé la plus dure condition que puisse s’imposer un auteur ; celle de retarder d’un an un succès que tous ses amis lui présentaient comme grand, sûr et beau ; c’est que M. Hugo est de cette rare classe d’hommes qui ont le respect des choses passées à un plus haut degré que le respect des choses qui existent. Il raconte lui-même, en d’éloquentes paroles, les raisons qui le firent retarder la représentation de son ouvrage.

« Après l’admirable révolution de 1830, dit-il, le théâtre ayant conquis sa liberté dans la liberté générale, les pièces que la censure de la restauration avait inhumées toutes vives brisèrent du crâne, comme dit Job, la pierre de leur tombeau, et s’éparpillèrent en foule et à grand bruit sur les théâtres de Paris, où le public vint les applaudir, encore toutes haletantes de joie et de colère. C’était justice. Ce dégorgement des cartons de la censure dura plusieurs semaines, à la grande satisfaction de tous. La Comédie-Française songea à Marion Delorme. Quelques personnes influentes de ce théâtre vinrent trouver l’auteur ; elles le pressèrent de laisser jouer son ouvrage, relevé comme les autres de l’interdit. Dans ce moment de malédiction contre Charles x, le quatrième acte, défendu par Charles x, leur semblait promis à un succès de réaction politique. L’auteur doit le dire franchement, comme il le déclara alors dans l’intimité aux personnes qui faisaient cette démarche près de lui, et notamment à la grande actrice qui avait jeté tant d’éclat sur le rôle de dona Sol : ce fut précisément cette raison, la probabilité d’un succès de réaction politique, qui le détermina à garder, pour quelque temps encore, son ouvrage en portefeuille. Il sentit qu’il était, lui, dans un cas particulier. Quoique placé depuis plusieurs années dans les rangs, sinon les plus illustres, du moins les plus laborieux, de l’opposition ; quoique dévoué et acquis, depuis qu’il avait âge d’homme, à toutes les idées de progrès, d’amélioration, de liberté ; quoique leur ayant donné peut-être quelques gages, et entre autres, précisément une année auparavant, à propos de cette même Marion Delorme, il se souvint que, jeté à seize ans dans le monde littéraire par des passions politiques, ses premières opinions, c’est-à-dire ses premières illusions, avaient été royalistes et vendéennes ; il se souvint qu’il avait écrit une Ode du Sacre à une époque, il est vrai, où Charles x, roi populaire, disait aux acclamations de tous : Plus de censure, plus de hallebardes ! Il ne voulut pas qu’un jour on pût lui reprocher ce passé, passé d’erreur sans doute, mais aussi de conviction, de conscience, de désintéressement, comme sera, il l’espère, toute sa vie. Il comprit qu’un succès politique, à propos de Charles x tombé, permis à tout autre, lui était défendu à lui ; qu’il ne lui convenait pas d’être un des soupiraux par où s’échapperait la colère publique ; qu’en présence de cette enivrante révolution de juillet, sa voix pouvait se mêler à celles qui applaudissaient le peuple, non à celles qui maudissaient le roi. Il fit son devoir. Il fit ce que tout homme de cœur eût fait à sa place. Il refusa d’autoriser la représentation de sa pièce. D’ailleurs les succès de scandale cherché et d’allusions politiques ne lui sourient guère, il l’avoue. Ces succès valent peu et durent peu. C’est Louis xiii qu’il avait voulu peindre dans sa bonne foi d’artiste, et non tel de ses descendans. Et puis c’est précisément quand il n’y a plus de censure qu’il faut que les auteurs se censurent eux-mêmes, honnêtement, consciencieusement, sévèrement. C’est ainsi qu’ils placeront haut la dignité de l’art. Quand on a toute liberté, il sied de garder toute mesure.

» Aujourd’hui que trois cent soixante-cinq jours, c’est-à-dire, par le temps où nous vivons, trois cent soixante-cinq événemens, nous séparent du roi tombé ; aujourd’hui que le flot des indignations populaires a cessé de battre les dernières années croulantes de la restauration, comme la mer qui se retire d’une grève déserte ; aujourd’hui que Charles x est plus oublié que Louis xviii, l’auteur a donné sa pièce au public, et le public l’a prise comme l’auteur la lui a donnée, naïvement, sans arrière-pensée, comme chose d’art, bonne ou mauvaise, mais voilà tout. »

Nous regrettons bien de ne pouvoir mettre ici, à l’appui des éloges que nous donnons à l’ouvrage, les citations qui les justifieraient. Jamais, à notre avis, M. Hugo n’a été plus poète, n’a vu de plus haut, n’a jugé plus largement.

D’ailleurs, c’est au théâtre qu’il faut voir une œuvre de théâtre ; c’est sous les traits de madame Dorval qu’il faut applaudir Marion Delorme, c’est avec l’âpre talent de Bocage qu’il faut juger le personnage de Didier.

Cette fois encore ces deux excellens comédiens ont ajouté à leur haute réputation, et ont justifié le choix qu’ont fait d’eux les deux jeunes auteurs qui leur ont confié leurs ouvrages.

Redisons-le donc, car on ne saurait trop le redire.

Succès immense, succès mérité, en dépit de ceux qui prétendent que le drame n’est plus possible, et devant lesquels il ne suffit pas de marcher pour prouver le mouvement. Au lieu de nous étendre sur ce sujet, nous substituerons à notre prose celle de l’auteur de Marion Delorme ; qui trouve naturellement ici sa place. Nous l’empruntons à la préface de son drame.

« Le public, cela devait être, et cela est, n’a jamais été meilleur, n’a jamais été plus intelligent et plus éclairé qu’en ce moment ; les révolutions ont cela de bon, qu’elles mûrissent vite, et à la fois et de tous côtés tous les esprits. Dans un temps comme le nôtre, en deux ans, l’instinct des masses devient goût. Les misérables mots à querelle, classique et romantique, sont tombés dans l’abîme de 1830, comme gluckiste et picciniste dans le gouffre de 89. L’art seul est resté. Pour l’artiste qui étudie le public, et il faut l’étudier sans cesse, c’est un grand encouragement de sentir se développer chaque jour au fond des masses une intelligence de plus en plus sérieuse et profonde de ce qui convient à ce siècle, en littérature non moins qu’en politique. C’est un beau spectacle de voir le public, harcelé par tant d’intérêts matériels qui le prennent et le tiraillent sans relâche, accourir en foule aux premières transformations de l’art qui se renouvelle, lors même qu’elles sont aussi incomplètes et aussi défectueuses que celle-ci. On le sent attentif, sympathique, plein de bon vouloir, soit qu’on lui fasse dans une scène d’histoire la leçon du passé, soit qu’on lui fasse dans un drame de passion la leçon de tous les temps. Certes, selon nous, jamais moment n’a été plus propice au drame. Ce serait l’heure pour celui à qui Dieu en aurait donné le génie, de créer tout un théâtre, un théâtre vaste et simple, un et varié, national par l’histoire, populaire par la vérité, humain, naturel, universel par la passion. Poètes dramatiques, à l’œuvre ! elle est belle, elle est haute. Vous avez affaire à un grand peuple habitué aux grandes choses. Il en a vu et il en a fait.

» Des siècles passés au siècle présent, le pas est immense. Le théâtre maintenant peut ébranler les masses et les remuer dans leurs dernières profondeurs. Autrefois le peuple, c’était une épaisse muraille sur laquelle l’art ne peignait qu’une fresque.

» Il y a des esprits, et dans le nombre de fort élevés, qui disent que la poésie est morte, que l’art est impossible. Pourquoi ? tout est toujours possible à tous les momens donnés, et jamais plus de choses ne furent possibles qu’au temps où nous vivons. Certes, on peut tout attendre de ces générations nouvelles qu’appelle un si magnifique avenir, que vivifie une pensée si haute, que soutient une foi si légitime en elle-même. L’auteur de ce drame, qui est bien fier de leur appartenir, qui est bien glorieux d’avoir vu quelquefois son nom dans leur bouche, quoiqu’il soit le moindre de ces jeunes hommes, l’auteur de ce drame espère tout d’elles, même un grand poète. Que ce génie caché encore, s’il existe, ne se laisse pas décourager par ceux qui crient à l’aridité, à la sécheresse, au prosaïsme du temps. Une époque trop avancée ! pas de génie primitif possible ! Laisse-les parler, jeune homme : si quelqu’un eût dit à la fin du dix-huitième siècle, après le Régent, après Voltaire, après Beaumarchais, après Louis xv, après Cagliostro, après Marat, que les Charlemagnes, les Charlemagnes grandioses, poétiques et presque fabuleux, étaient encore possibles, tous les sceptiques d’alors, c’est-à-dire, la société toute entière, eussent haussé les épaules et ri. Hé bien ! au commencement du dix-neuvième siècle, on a eu l’empire et l’Empereur. Pourquoi maintenant ne viendrait-il pas un poète qui serait à Shakspeare ce que Napoléon est à Charlemagne ? »


  1. Nous sommes heureux à cette occasion de rétablir un fait. Nous avons entendu dire que Didier était une imitation d’Antony. M. Dumas nous prie de consigner ici que Marion Delorme était faite un an avant que lui-même ne songeât à Antony ; qu’il connaissait Marion Delorme avant de faire Antony, et que, par conséquent, s’il y a plagiat, c’est de sa part, et non de celle de M. Victor Hugo.