Albert Dastre (Charles Nordmann)
La tragédie qui, de toute part, nous presse et nous enveloppe se plait à varier ses effets. Il y a je ne sais quelle ironie stupide dans le contre-coup lointain de la guerre qui, en plein Paris paisible, a broyé, sous un lourd camion militaire follement lancé, cette belle intelligence, ce précieux Français : Albert Dastre.
Je voudrais retracer ici, en quelques pages rapides, ce que la science lui doit, et je pense montrer ainsi que, tout en ayant vécu loin des notoriétés de tréteaux et des tapages fallacieux, il est un des hommes de ce temps à qui le pays doit le plus de ce qui fait son renom dans les milieux pensans de l’univers.
Et puis un double devoir qui m’émeut veut que je dise ici cet adieu au maitre dont nous ne reverrons plus le visage si fin et si spirituel — je veux dire si plein à la fois d’esprit et de spiritualité. Pendant de longues années, il a été à cette Revue l’interprète et comme la personnification même de la science ; il a su l’y faire admirer et aimer ; grâce à lui elle y a fait vraiment noble figure. Et enfin comment ne me souviendrais-je pas qu’il fut dans cette maison mon parrain et mon guide, et que c’est lui qui, d’accord avec Francis Charmes, m’a transmis l’honneur d’y tenir une plume qu’avait dû abandonner sa main, défaillante par l’excès même des recherches qui, de plus en plus, réclamaient sa prodigieuse activité ?
Albert Dastre avait soixante-treize ans ; mais il était demeuré d’une jeunesse physique et morale si vigoureuse qu’il ne semblait point qu’il dût être touché par cette vieillesse qu’il appelait une maladie. Quand on relit, aujourd’hui qu’il est mort et mort de telle manière, les pages nerveuses qu’il a consacrées à la vie et à la mort, ces grandes et uniques questions qu’il abordait, lui, avec son lucide scalpel de physiologiste, on reste troublé par les vues harmonieuses qu’il avait été conduit à adopter sur ces sujets, et auxquelles sa propre fin donne un dramatique relief.
Après avoir établi que l’immortalité des organismes vivans n’est pas une impossibilité et qu’elle existe précisément chez les êtres les plus simples qu’étudie la biologie, après avoir observé que cette immortalité des protozoaires ne se continue point dans les organismes plus complexes, et que ceux-ci cessent d’être soustraits à la loi douloureuse de la léthalité, il concluait par cette remarque dont on ne sait, sous sa froide apparence, si elle est plus saturée d’ironie, d’amertume ou de sérénité : « La mort apparaît ainsi comme la rançon d’une savante complexité, comme un singulier privilège attaché à la supériorité organique. »
Mais enfin, nous sommes des hommes, et malgré l’étroite filiation qui nous lie aux protozoaires, nous sommes assez dépourvus du sentiment de la famille pour trouver plus d’intérêt à notre sort qu’au leur. Aussi Dastre, dans ses écrits de philosophie scientifique, — où se résume magistralement le bilan de son savoir et de ses propres travaux, — a-t-il donné une attention particulière au problème de la mort dans l’espèce humaine. L’homme ne meurt jamais que d’accident, de maladie ou de vieillesse ; or, la maladie est elle-même un accident. La vieillesse n’en est-elle pas un aussi ? Elle est en tout cas une sclérose des tissus ; mais cette sclérose sénile est-elle, comme toutes les autres scléroses, d’origine morbide, c’est-à-dire évitable ? Grave, angoissante question ; car si elle était résolue positivement, l’homme pourrait entrevoir la possibilité, théorique aujourd’hui, pratique peut-être pour nos arrière-petits-neveux, de reculer sans limite l’échéance de la mort. Nous n’en sommes pas là, d’ailleurs, et c’est peut-être heureux en un sens, car les hommes ont déjà sans cela bien assez d’autres raisons de s’entre-massacrer. Dastre d’ailleurs, comme Metchnikoff, quoique pour des raisons un peu différentes, tendait à croire que la vieillesse est une maladie et que la mort est donc toujours causée par un accident. Hélas !
La vieillesse, en tout cas, cette vieillesse que n’a point connue sa verdeur infrangible, et qui pour lui attendait encore le nombre des années, lui apparaissait sous un aspect plein d’émouvante sérénité. On connaît les pages dignes d’un Marc-Aurèle, — qui aurait eu un laboratoire perfectionné, — où Dastre pose à l’appui de sa thèse que, si le cycle normal de l’existence était rempli, « le besoin de la mort devrait apparaître à la fin de la vie, comme le besoin du sommeil arrive à la fin du jour. »
Quoi qu’enferme de mystérieux cette cessation de la vie qui a hanté chez Dastre non moins le philosophe que le physiologiste, elle ne peut pas être, dans son cas, ce qu’annonce le mot si tristement concis de Sénèque : « Post mortem nihil ; ipsaque mors nihil. » Du moins pour Dastre le premier terme de la définition est faux, et c’est ce que je voudrais montrer maintenant par un coup d’œil rapide sur ses contributions positives à la science.
Si parfois dans ses écrits non purement techniques Dastre a effleuré, et d’une main infiniment délicate et prudente, ces éternels problèmes de métaphysique et de mystique qui échappent à la science et que Claude Bernard, il y a un demi-siècle, appelait ici même avec tant de profondeur « les sublimités de l’ignorance, » du moins au laboratoire Dastre n’était plus que l’expérimentateur, esclave du fait ou plutôt de la catégorie du fait, infiniment dédaigneux des apriorismes et des systèmes., Il professait, comme son maître Claude Bernard dont il fut le préparateur avant de lui succéder, après Paul Bert, dans sa chaire de physiologie de la Sorbonne, que les bâtisses théoriques où se complaisent la fantaisie et l’esprit d’hypothèse et de système, ne peuvent être que de quelques types depuis longtemps connus ; qu’elles n’ont d’intérêt que pour servir d’abris transitoires aux faits, aux phénomènes seuls perpétuellement enrichis, comme les baraquemens en bois ou en stuc d’une exposition servent d’écrin passager aux chefs-d’œuvre de l’art.
Seuls, les phénomènes, créés et scrutés par l’expérimentation, l’intéressaient. Par elle seule il voulait que la science en appelât des imperfections présentes aux perfectionnemens de l’avenir. C’était la prudente et féconde attitude du déterminisme physiologique que Claude Bernard avait imposée à l’étude scientifique des phénomènes vitaux.
Les découvertes de Dastre ont porté d’abord sur cet étrange système nerveux sympathique qui, parallèlement au système nerveux proprement dit, — comme dans les campagnes les fils du téléphone sur les routes à côté de ceux du télégraphe le long des rails, — régissent et modèrent le fonctionnement de nos organes. Il a établi l’existence des fibres dites vaso-dilatoires, c’est-à-dire présidant à la dilatation des vaisseaux sanguins, et qu’elles agissent non pas sur les vaisseaux eux-mêmes, mais en paralysant par l’intermédiaire de ganglions — qui agissent comme des centraux téléphoniques — les nerfs antagonistes, dits vaso-constricteurs, qui déterminent la contraction des vaisseaux. Ainsi s’est trouvé éclairé le mécanisme de ces actions étranges qui peuvent faire varier indépendamment l’injection sanguine et la nutrition dans les diverses parties du corps, et qui sont comme des organismes provinciaux autonomes superposés à la centralisation du système nerveux proprement dit.
Le mécanisme des contractions cardiaques, celui de l’inhibition et de divers phénomènes asphyxiques, s’en sont trouvés du coup lumineusement élucidés par Dastre lui-même qui avait l’art de dérouler, quand il découvrait un fait, tout le ruban subtil des corollaires. Dans le domaine des fonctions de nutrition qui sont chez l’animal, — s’appelât-il homme, — les plus importantes de toutes, Dastre a fait les recherches les plus nombreuses et il y a réalisé une ample moisson de découvertes aujourd’hui classiques — que les Allemands eux-mêmes citent abondamment dans leurs traités, ce qui n’est pas peu dire, — et qui ont porté le nom du savant français dans tous les lieux de la terre où « savoir » est tenu pour une noble fin de la pensée.
Ses recherches sur les fonctions du foie sont fondamentales. Claude Bernard avait montré que le foie fabrique les réserves de sucre assimilable nécessaires à l’organisme et en régularise la distribution. A cette fonction glycogénique les découvertes de Dastre ont montré qu’il faut en ajouter d’autres : le foie fabrique et retient des pigmens ; il accumule le fer nécessaire à la formation des globules sanguins (c’est ce qu’on a appelé sa fonction martiale ; ) enfin il produit des graisses spéciales, des lécithines, substances que Dastre avait eu le premier l’honneur de découvrir dans les œufs et qui jouent un rôle important dans les dégénérescences graisseuses ; enfin Dastre a démontré, contrairement à l’opinion en cours, que la bile joue dans la digestion des graisses un rôle au moins égal à celui du suc pancréatique.
Il faudrait un volume pour résumer tous les travaux connexes que Dastre a réalisés à propos des fonctions de nutrition.
C’est lui qui, par l’administration concomitante de l’atropine et de la morphine, a rendu inoffensif l’emploi jadis si dangereux du chloroforme. Toute une nouvelle technique de l’anesthésie est sortie de son laboratoire.
Pour achever de donner une idée très sommaire de la variété de cet immense et fructueux labeur, je ne saurais passer sous silence les travaux de Dastre sur le lavage du sang : ils ont établi la possibilité d’introduire dans le réseau sanguin des quantités considérables d’eau salée et la tolérance surprenante de l’organisme pour cet apport liquide, tolérance dont la limite correspond à une excrétion urinaire immédiate de l’excès d’eau salée introduite. — Ce qu’il y a d’étrange dans ce phénomène, c’est que le liquide éliminé n’entraîne aucun élément essentiel du sang, ni des tissus, mais seulement des produits solubles indifférens, tels que l’urée. Il était donc permis de dire en toute rigueur qu’il y avait eu véritablement lavage du sang et des tissus.
Ces expériences curieuses ont suggéré à Dastre l’idée d’une thérapeutique rationnelle, qui pourra avoir assurément un grand avenir pour le traitement des empoisonnemens et des maladies infectieuses, et qui permettrait d’enlever du sang, par lavage à l’eau salée, tout poison soluble introduit artificiellement ou sécrété par les microbes.
La guerre avait détourné vers des problèmes de défense nationale l’activité de Dastre. Un grand nombre de travaux, qui ont permis de protéger efficacement nos soldats contre les gaz toxiques de l’ennemi, sont sortis de son laboratoire. Enfin, la question si grave du traitement des plaies de guerre ne pouvait manquer de solliciter son esprit : on lui doit sur ce sujet des directives précieuses, et dont la simplicité et l’évidence dont on ne s’était, hélas ! guère avisé avant lui, font penser à l’œuf de Colomb.
C’est l’image radieuse et saignante de la patrie qui, sur son lit de mort, obséda jusqu’à la fin sa pensée. Peu avant de fermer les yeux sur ce monde dont ils avaient percé quelques-uns des étranges mystères, une seule phrase échappée de ses lèvres sembla une révolte contre la mort doucement attendue : « Un Français comme moi ne peut pas mourir sans voir la Victoire ! » — Mot doublement touchant parce qu’il jaillit d’une noble poitrine expirante, et parce qu’aussi on y sent le désir de savoir et de voir, cette curiosité scientifique qui console de tout ceux qu’elle enflamme, et qui, à cet instant suprême, se fixait sur un grandiose phénomène physiologique : la lutte tragique, sur la face crispée de la vieille Gœa, des forces inhibitrices et des puissances de libre épanouissement.
A côté de cette œuvre scientifique toute bourrée de découvertes importantes et qui restera comme une élégante et solide pierre d’angle dans l’édifice éternellement inachevé, mais éternellement grandissant de la science, Dastre avait cherché et trouvé d’autres manières d’être utile.
Je n’en veux citer qu’une entre beaucoup d’autres : son œuvre d’écrivain et de vulgarisateur. Il n’était point de ces hommes de science, — je ne dis pas de ces « savans, » car il est des mots à ne point prodiguer, — qui croiraient déroger en jetant, de leur tour d’ivoire, un regard sur la foule et qui cachent dans un cercle ésotérique leur spécialisation étroite ; si bien que celle-ci fait songer aux œillères qui, dans le labour, masque au bœuf tout ce qui n’est pas son sillon.
Dastre aimait les idées générales ; il savait que la science est un tout, et qu’on ne connaît point un palais si on ne sort jamais de la mansarde qu’on y habite. Et puis il aimait la vie non seulement en physiologiste, mais en homme ; c’est pourquoi il s’entourait de tant d’élèves venus de tous les points du globe et au milieu desquels il aimait à s’asseoir parfois, cédant sa chaire à l’un d’eux pour qu’il exposât ses plus récentes recherches. C’est pourquoi aussi il se donnait encore dans ses livres, dans ses articles de la Revue des Deux Mondes, à des milliers d’autres disciples inconnus, mais chers, et qui communiaient avec lui dans l’amour religieux de la vérité scientifique et de la beauté qu’elle répand sur les choses.
Comme d’Alembert, comme Fontenelle, comme Arago et Claude Bernard, comme Henri Poincaré, il a cru non méprisable mais noble, non inutile mais précieux, de quitter parfois son laboratoire pour enseigner la foule et lui parler silencieusement, avec sa plume, des merveilles que la philosophie naturelle entasse sous les yeux de ceux qui savent regarder.
Les articles qu’il a donnés à cette Revue, pendant plus de trente ans, et qui touchent à tous les aspects, à la plupart des problèmes de la science, sont des modèles de lucidité française, de composition bien ordonnée, d’humour, de langue nette et concise. Peut-être même pourrait-on reprochera son style d’être trop ramassé, tant il y a de faits et d’idées dans chacune de ses pages, tant il y règne de concentration. Depuis Claude Bernard et Joseph Bertrand, il n’y a pas eu un écrivain scientifique qui l’égalât.
Quant à la portée de son œuvre de vulgarisation, il l’a lui-même définie et défendue avec une si malicieuse précision, vis-à-vis tant du public que des « forts en thème » renfrognés dans leur étroite spécialité, que je ne puis mieux faire que de le citer lui-même à peu près textuellement :
« Les lettrés et curieux à qui je m’adresse pensent avec Bacon qu’il n’y a de science que du général ; ce qu’ils veulent connaître ce n’est pas notre outillage, nos procédés… les mille détails d’expérimentation où nous consumons notre vie dans nos laboratoires. Ce qui les intéresse, ce sont les vérités générales que nous avons acquises, etc.
« Mais j’ose dire que je m’adresse aussi à une autre catégorie de lecteurs : aux professionnels. Il y a parmi nous beaucoup de « rats de laboratoire. » Ils sont guidés dans leur besogne d’investigation quotidienne par un obscur instinct de la marche et des solutions de la science. Peut-être leur agréera-t-il de trouver leurs idées plus ou moins inconscientes exprimées ici sous une forme explicite. »
La carrière de Dastre a eu la calme régularité qui convient à un homme de pensée ; tous les honneurs, les académiques et les autres, toutes les récompenses en usage lui ont été décernés. Il n’importe guère ; ce qui restera, ce n’est pas qu’il fut quelque chose, c’est qu’il fut quelqu’un.
Il sut servir la science, il sut la faire aimer, il sut se faire aimer lui-même. On l’a bien vu l’autre matin dans cette salle toute nue de la Charité où mon bon maître était couché dans l’éternel repos. Ce n’était point l’acre odeur de l’hôpital, épandue là comme un encens funèbre, qui était cause que tant d’hommes et de femmes avaient porté leur mouchoir à leurs lèvres…
CHARLES NORDMANN.