Alaric, ou Rome vaincue/Livre IV

Augustin Courbé (p. 173-210).

 
Pour des cœurs où l’amour regne avec violence,
Rien n’est plus eloquent qu’un eloquent silence :
Et ces cœurs amoureux y trouvant des apas,
Entendent aysément ce qu’il ne leur dit pas.
Certains rayons diserts, par qui les yeux s’expliquent,
Passent de l’un à l’autre, et s’entre-communiquent :
Et chacun tour à tour fait entendre et reçoit,
Ces secrets sentimens que personne ne voit.
Ainsi du grand heros l’intelligence prompte,
Entendit aussi-tost la feinte Amalasonthe :

Et devenu hardy par ce regard charmant,
L’amour ouvrit la bouche à cét illustre amant.
Croiray-je, luy dit-il, que la bonne fortune,
Veüille enfin couronner une vertu commune ?
Croiray-je vos beaux yeux ? Et sans les irriter,
Croiray-je avoir un bien qu’on ne peut meriter ?
Comme il est sans limite, il passe ma croyance ;
Peut-estre fais-je un crime ayant de l’esperance ;
Car les thrônes des roys pres de vous sont si bas,
Que c’est vous abaisser que d’y porter vos pas.
Oüy, vostre illustre main qui n’a point de seconde,
Ne devroit recevoir que le sceptre du monde :
Il est seul digne d’elle, et pour vous aquerir,
Quelque vaste qu’il soit je le veux conquerir.
Là d’un bel incarnat, et d’un sous-ris modeste,
Elle veut, parlant peu, qu’il devine le reste :
Et bien qu’elle ait dessein de luy plaire en ces lieux,
Elle luy respond moins de la voix que des yeux.
Croyez, dit-elle alors, tout ce qui vous peut plaire :
Mon cœur ne parle point une langue plus claire :
Le vostre, s’il luy plaist, peut se l’imaginer,
Mais s’il le veut sçavoir, il doit le deviner.
A ces mots se levant sans oüyr sa replique,
Ils trouvent au palais un festin magnifique :
Où l’ordre et l’abondance, avec la propreté,
Eust surpassé des Grecs la molle volupté.
Cent et cent officiers servoient sur cette table :
L’arrabe y fournissoit un parfum delectable :

Et le chant phrygien meslé parmy les sons,
Inspiroit de l’amour par ses tendres chansons.
Bien avant dans la nuit la belle feste dure ;
Cent lampes de cristal parmy son ombre obscure
Jettent à longs rayons une vive clarté,
Par qui semble du jour l’esclat ressuscité.
Mais apres ces concerts si pleins de melodie,
La belle Amalasonthe enfin le congedie :
Et ce prince est conduit dans un apartement,
Que la pourpre de Tyr orne superbement ;
Où l’or brille en cent lieux sur les meubles d’yvoire ;
Faisant de ce palais, le palais de la gloire ;
Où celuy du soleil, tel que nous le voyons,
Tout couvert de splendeur, d’esclat, et de rayons.
Là ce prince amoureux se retrace l’idée
De l’objet dont son ame est tousjours possedée :
S’endort en y songeant ; y songe en son sommeil ;
Et ne revoit que luy, mesme apres son resveil.
Comme on voit un avare avoir dans un voyage,
Des thresors qu’il cherit, l’inseparable image ;
Ne penser qu’à son or, ce metal precieux,
Qu’il a tousjours present, bien que loin de ses yeux.
Ainsi l’unique objet qu’Alaric trouve rare,
L’occupe incessamment, et rien ne l’en separe :
Il le voit sans le voir, et ce fidele amant,
A tousjours dans l’esprit ce fantosme charmant.
Mais pendant qu’il repose, allons voir dans sa flote,
Quel fut l’estonnement de l’endormy pilote,

Lors qu’à la fin du charme, avec beaucoup d’effroy,
Il vit qu’il estoit jour, et ne vit plus le roy.
Il le cherche à la proüe ; il le cherche à la poupe ;
Il l’apelle ; il s’escrie ; il esveille la troupe ;
Et la troupe esveillée aprenant son ennuy,
Joint ses cris à ses cris, et cherche comme luy.
On ne le trouve point dans la chambre royale :
Et depuis le tillac jusques à fond de cale ;
On le cherche par tout, mais inutilement,
Et la douleur redouble avec l’estonnement.
On croit que dans la mer, pendant la nuit obscure,
Ce prince aura trouvé sa triste sepulture :
Que tombé dans les flots ils l’auront estouffé ;
Et que la mort enfin en aura triomphé.
L’on y jette aussi-tost des harpins et des sondes,
Mais on ne trouve rien sous les vagues profondes :
Ces adroits mariniers y plongent presques tous ;
Ils vont toucher en vain le sable et les cailloux ;
Et revenant sur l’eau sans aucune esperance,
Ils y meslent des pleurs, et leur deüil recommence :
Et par mille soupirs, profonds et douloureux,
Ils accusent le ciel d’un sort si malheureux.
Alors pour publier cette mort violente,
Ils font jetter en mer la chaloupe volante ;
Qui va de bord en bord aprendre à leurs vaisseaux,
Qu’ils ont tous fait naufrage au vaste sein des eaux ;
Que la perte du prince, est celle de l’armée ;
Et que son haut dessein est reduit en fumée.

Tous les chefs estonnez viennent dans leur esquif ;
Ils font retentir l’air d’un son triste et pleintif ;
Ils paroissent frappez d’un grand coup de tonnerre ;
Et tous sur l’amiral tiennent conseil de guerre :
Car ces braves guerriers, quoy que pleins de valeur,
Ne sçavent que resoudre en un si grand malheur.
Comme lors que l’on voit l’astre de la lumiere,
Perdre le vif esclat de sa splendeur premiere,
L’on voit toute la terre en perdant sa clarté,
Predire son malheur par cette obscurité.
Ainsi l’astre des roys esclipsé de leur veuë,
Fait que toute la flote en sa perte impreveuë,
Croit voir escrite au ciel comme un arrest fatal,
Une suite de maux qui vient d’un si grand mal.
Ces chefs espouventez s’informent de la chose,
Mais sur cét accident tous ont la bouche close ;
Tous n’en sçavent que dire ; et tous levant les yeux,
Desesperez qu’ils sont, poussent des cris aux cieux.
A ces cris esclatans tous les vaisseaux respondent ;
Et leurs voix à ces voix tristement se confondent ;
L’air retentit par tout du bruit de cette mort,
Et le nom d’Alaric vole de bord en bord.
Alaric, Alaric, dit le triste esquipage ;
Alaric, Alaric, replique le rivage,
Et l’on entend alors, tant ce nom leur est cher,
Alaric, Alaric, de rocher en rocher.
Mais lors que de ce mal l’extrême violence,
A tant de tristes voix eut imposé silence,

Le grand prelat d’Upsale en arrestant ses pleurs,
Mesla devotement son zele à ses douleurs :
Et d’une ame plus ferme, et d’un air venerable,
Il leur tint ce discours sur leur sort desplorable.
O secret du tres-haut, impenetrable aux sens,
Que pour te descouvrir nous sommes impuissans !
Et de quelque clarté que l’ame soit pourveuë,
Que l’obscur advenir est loing de nostre veuë !
Il est enveloppé de nuages espais,
Que l’œil de la raison ne penestre jamais :
Et l’incertain progrez qui suit nos avantures,
Trompe ordinairement toutes nos conjectures ;
Nous fait voir en deffaut ; et nous fait confesser,
Qu’au lieu d’ouvrir les yeux ils les faut abaisser.
Que la prudence humaine est rarement propice !
Qu’elle meine souvent nos pas au precipice !
Qu’elle est un mauvais guide ! Et que dans cette nuit,
On s’esgare souvent quand elle nous conduit.
Plus elle subtilise, et moins elle est subtile ;
Plus elle croit servir, et moins elle est utile ;
Lors qu’on pense avancer on recule plus fort ;
Ce qui doit nous guerir haste encor nostre mort ;
Ce qu’on croit qui nous serve est ce qui nous atterre ;
Tel veut faire la paix qui fait apres la guerre ;
Et tel tout au contraire ayant d’autres projets,
Songe à faire la guerre, et ne fait que la paix.
L’un bastit des maisons superbes en structure,
Qui n’a besoin de rien que d’une sepulture :

Tout un peuple travaille à ce palais si beau,
Et puis sans y loger il entre en un tombeau.
L’autre pour s’enrichir s’expose à mille orages ;
Ne se rend point prudent par cent et cent naufrages ;
Et l’avare desir dont il sent les efforts,
Luy fait perdre le jour sans gagner des thresors.
L’un plus vindicatif s’abandonne à la haine ;
Pour procurer du mal se donne de la peine ;
Croit perdre un ennemy lors qu’on le voit perdu ;
Et tombe dans le piege apres l’avoir tendu.
Un autre ambitieux medite des conquestes ;
Croit desja voir un char et des couronnes prestes ;
Croit desja voir des roys à ce char enchaisnez,
Par luy superbement en triomphe menez ;
Mais dans les vains projets de sa gloire future,
Un regard seulement change son avanture :
Un regard seulement du celeste moteur,
Renverse le triomphe et le triomphateur.
Malgré l’ambition de nostre ame si fiere,
Les honneurs ne sont rien que terre et que poussiere :
L’eternel qui s’en jouë en fait ce qui luy plaist ;
Le thrône est renversé, tout superbe qu’il est ;
Et d’un seul mouvement la puissance divine,
Doit un jour renverser la terrestre machine.
Abaissons, abaissons, et nos cœurs et nos yeux,
Et ne murmurons plus contre l’ordre des cieux :
Voyons l’aveuglement de l’humaine prudence,
Et sa foiblesse enfin contre la providence,

Qui gouverne la terre, et dont la seule voix
Renverse les estats, les thrônes, et les rois.
Le nostre, ô vaillants chefs, si digne de vos larmes,
A fait trembler le monde au seul bruit de ses armes :
Mais ce n’estoit qu’un homme, et l’on voit en ce lieu,
Que l’homme ne peut rien contre le bras d’un dieu.
Adorons des secrets qui sont impenestrables ;
Sauvons de ce debris les restes pitoyables ;
Invoquons du tres-haut les advis sans pareils ;
Et faisons qu’il preside à nos sages conseils :
Ayons pour nostre objet son honneur et sa gloire,
Et le bien de l’estat plus grand que la victoire.
Là le sage prelat termine son discours ;
Là chacun de ses pleurs veut arrester le cours ;
Là chacun s’examine, examinant la chose ;
Et ce bien de l’estat est ce qu’on se propose :
Chacun l’a pour objet ; chacun s’en fait des loix ;
Et lors qu’un long silence eut arresté leurs voix,
Hildegrand affligé de la perte publique,
Avec un long soupir en ces termes s’explique.
En l’estat malheureux qu’on nous voit aujourd’huy,
Le haut dessein du roy finit avecques luy :
Ce dessein despendoit de sa seule personne :
Il faut, pour l’achever, porter une couronne :
Et si de la raison je discerne le choix,
Je tiens qu’il faut un roy pour combatre des rois.
Si par cette raison mon ame n’est trompée,
Il faut porter un sceptre aussi bien qu’une espée :

Estre esgal à ces rois pour les pouvoir dompter ;
Et descendre du thrône avant que d’y monter.
Ne flattons point nos cœurs d’une vaine esperance ;
Puis qu’elle est sans le prince elle est sans aparence ;
Ce heros n’estant plus nostre camp est deffait ;
Et la cause cessant on voit cesser l’effet.
Les roys ne meurent point, replique Radagaise,
Un retour si honteux n’a rien qui ne desplaise :
Et perdant ce heros que le sort nous ravit,
Amalasonthe regne, Amalasonthe vit.
Suivons, suivons du roy les desseins magnanimes,
Et par là faisons voir ses armes legitimes :
Allons, braves guerriers, apres mille hazards,
Luy faire un vain tombeau du thrône des Cezars :
Achevons son voyage ; achevons sa victoire ;
Puisque ce prince est mort faisons vivre sa gloire ;
Et sans nous amuser à des pleurs superflus,
Faisons le triompher, lors mesme qu’il n’est plus.
En pensant nous servir vostre cœur nous veut nuire,
Sa valeur le seduit comme il nous veut seduire,
Luy respond Theodat, mais dans nostre malheur,
Faites que la raison regle cette valeur.
D’un projet incertain la fin est incertaine :
Nous n’avons plus un roy, nous avons une reyne :
Bien loin de la servir, c’est faire un attentat :
Et partir sans son ordre est un crime d’estat.
De cette ambition rejettons les amorces :
Tout roy qui monte au thrône à besoin de ses forces :

Lors qu’il peut l’affermir il croit assez gagner :
Enfin il regne en paix s’il sçait l’art de regner.
Il regne donc sans gloire ainsi que sans courage,
(Repart Athalaric, que ce discours outrage)
Et mauvais politique il cherche à se tromper,
Car pour calmer le peuple il le faut occuper.
Si nous sommes vainqueurs, et que Rome soit prise,
La reyne aprouvera nostre haute entreprise :
C’est par l’evenement qu’on juge des desseins :
Et nostre sort enfin despendra de nos mains.
Le sort, respond Sigar, ne despend de personne :
Loin de subir des loix, c’est luy qui nous en donne :
Et c’est trop se commettre en un fait important,
D’abandonner au sort ce qui nous touche tant.
Le peril est certain ; la gloire est incertaine ;
L’un est un corps solide, et l’autre une ombre vaine ;
Et hazarder l’estat sur un si foible espoir,
C’est choquer la prudence ainsi que le devoir.
Nous ne hazardons rien, dit Haldan en colere,
Pourveu que nous fassions ce que nous devons faire :
Car je tiens pour certain, que le foible et le fort,
Font ainsi qu’il leur plaist, leur bon ou mauvais sort.
Ils le font en effet, ou par leur imprudence ;
Ou par le jugement qui conduit leur vaillance ;
Dit alors Jameric, et leur sort inesgal,
Despend de leur conduite, et d’agir bien ou mal.
La mort de nostre roy, si triste et si funeste,
Par le commencement nous fait juger du reste :

Et que peut-on attendre en voyant cette mort,
Si mesme le pilote a fait naufrage au port ?
Souvent, respond Wermond, et la honte, et la gloire,
Et le bien, et le mal, la fuite et la victoire,
Se suivent de fort pres ; et souvent le destin,
Change et rechange encor, du soir jusqu’au matin.
La mer paroist tranquile apres un grand orage,
Et quand il est passé l’on ne fait point naufrage :
Et ce grand coup de vent qui sousleve les flots,
Fait cesser la tempeste, et nous met en repos.
Invincibles guerriers, la gloire nous apelle,
Mais c’est par l’Apennin qu’il faut aller vers elle ;
Mais c’est d’un noble feu que nous devons bruler ;
Mais c’est en avançant au lieu de reculer.
Entre ces deux advis se partagea la troupe,
Que l’on voyoit alors sur la royale poupe :
Et par le nombre esgal, l’inesgal sentiment,
Incertain et douteux, balence absolument.
Comme on voit quelquesfois entre deux calamites,
Dont la force pareille a les mesmes limites,
Le fer, qui suspendu, nous force à l’admirer,
Sans que ces deux aimans le puissent attirer.
De mesme en ce conseil, d’esgale violence,
Entre ces deux advis la chose est en balence :
Et la nuit qui survient les remene à leur bord,
Sans que leurs sentimens puissent estre d’accord.
Mais lors qu’elle eut meslé parmy ses sombres voiles,
Et l’argent de la lune, et celuy des estoiles,
Et mis

toute la flote en un profond repos,
Un ange au vieux prelat fit oüir ces propos.
Leve-toy, leve-toy, le ciel te le commande,
Obeïs promptement, et fais ce qu’il te mande.
Alaric n’est point mort ; Alaric voit le jour ;
Et si tu m’obeïs on verra son retour.
R’assure, en me croyant, ton ame espouventée :
Il faut oster au prince une bague enchantée ;
La jetter dans la mer ; et d’un cœur sans effroy,
Faire finir le charme, et delivrer le roy.
Par un calme profond la flote retenuë,
Où tu la quitteras, attendra ta venuë :
Et les vents enfermez dans les thresors de dieu,
La laisseront à l’anchre, et dans ce mesme lieu.
Fais voguer ta chaloupe à rames mesurées ;
Traverse dans la nuit les plaines azurées ;
Je seray ton pilote, et le soleil levant,
Te fera voir une isle, et ce prince vivant.
Ton incredulité par ton zele excusée,
Obtiendra le pardon pour ton ame abusée :
Mais repare ta faute, et sans perdre un moment,
Je te le dis encor, obeïs promptement.
Ces mots imperieux, d’une occulte puissance,
Exigent du prelat la prompte obeïssance ;
Il s’assied ; il se leve ; et dans son repentir,
Je suis prest, respond-il, je suis prest à partir.
A l’instant par son ordre on descend la chaloupe :
Et repassant des yeux la maritime troupe,

Six robustes rameurs par le vieillard nommez,
Se rangent deux à deux à dos desja courbez ;
A bras desja tendus ; à rames desja hautes ;
Et le divin Typhis suivant ces argonautes,
Se place au gouvernail le prelat pres de luy,
Plein de crainte et d’espoir, d’allegresse et d’ennuy.
Alors desja bien loing les montagnes laissées,
S’enfoncent dans les flots les rames abaissées,
La chaloupe s’eslance, et par un grand effort,
Du navire immobile elle esloigne le bord.
Comme on voit chaque soir au milieu du silence,
Voler l’oyseau nocturne avecques violence ;
Se perdre dans la nuit en s’eslevant aux cieux,
Et dans l’obscurité se desrober aux yeux.
De mesme la chaloupe en voguant parmy l’ombre,
Entre les flots noircis trouve une route sombre ;
Disparoist aux nochers ; et vole sur cette eau,
Comme vole dans l’air le tenebreux oyseau.
Par ces hardis rameurs sont desja descouvertes,
Les cimes des rochers de deux isles desertes :
Et le dernier escueil, comme en esloignement,
A ces mesmes rameurs paroist confusément.
Car malgré le demon dans cette nuit obscure,
Son art surnaturel cedoit à la nature :
Et malgré les broüillards qu’il avoit amassez,
On voyoit de l’escueil les sommets herissez.
Alors ramant encor plus fort que de coustume,
Parmy les flots tous noirs ils font blanchir l’escume :

Et d’une voix flatteuse, et qui donne du cœur,
Le celeste pilote excite leur vigueur.
Compagnons, leur dit-il, ramez, la chose presse :
La liberté du roy despend de vostre adresse :
De grace faites force, et hastant son retour,
Qu’il doive à vos labeurs, et le sceptre, et le jour.
Ce discours les surprend ; ce discours les estonne ;
Mais pourtant leur esprit au plaisir s’abandonne :
Et comme ce qu’on veut est creu facilement,
L’ange les persuade, et le fait aysément.
Ces rameurs animez par sa juste priere,
Se panchent en avant ; se panchent en arriere ;
Les rames à la fois, tantost haut ; tantost bas ;
Suivent du mouvement l’invisible compas :
Et faisant boüillonner la campagne salée,
Font glisser sur les flots la chaloupe esbranlée :
Et ces flots tournoyans passent confusément,
De la proüe à la poupe en ce mesme moment.
Mais insensiblement la noirceur diminuë ;
Desja quelque blancheur a coloré la nuë ;
Et l’astre tout-puissant qui fait ouvrir les fleurs,
Desja mesle à ce blanc de plus vives couleurs.
Au chant de mille oyseaux Alaric se resveille ;
Et de l’objet aymé la beauté nompareille
Se resveille en son ame, et parmy ces plaisirs,
Avec le jour naissant renaissent ses desirs.
Il se leve aussi-tost, et l’amour qui le presse,
Le remene à l’endroit où dormit sa maistresse :
Il se

la represente en cét aymable estat ;
Il se la represente avec tout son esclat ;
Et l’idolastre amant baise presques les herbes,
Où la fiere beauté marqua ses pas superbes :
Et l’idolastre amant enchanté par les yeux,
Ne sort qu’en soupirant de ces aymables lieux.
De là, vers un canal à riche balustrade,
Sous une sombre allée il fait sa promenade :
Mais comme il se retourne, il voit venir à luy
La cause de ses feux comme de son ennuy.
Telle devoit paroistre aux forests de la Grece,
Dans l’isle de Delos la chaste chasseresse :
Telle en son noble orgueil devoit paroistre aux cieux,
La superbe moitié du souverain des dieux :
Et quelques grands attraits que leur donne la fable,
Cette feinte beauté cede à la veritable :
Tant cét adroit fantosme avoit bien imité,
De l’aymable princesse, et l’air, et la beauté.
Sa robe est de drap d’or, et par fleurs naturelles ;
Elles en ont l’esclat, mais l’art les fait plus belles :
Et leur diversité que range un docte choix,
La fait paroistre aux yeux, belle et riche à la fois.
De plumes et de fleurs ses tresses sont couvertes ;
Ces fleurs font un esmail parmy ces plumes vertes :
Et du milieu des deux pend une gaze d’or,
Qui flotte au gré du vent, et l’embellit encor.
A longs et larges plis, pend l’une et l’autre manche ;
Aupres de ses beaux bras l’albastre n’est point blanche ;
Et le crespe

leger qui s’esbranle souvent,
Fait voir un sein de neige alors qu’il plaist au vent.
Cent filles, pour le moins, la suivent sans leursvoiles :
Et comme on voit la lune au milieu des estoiles,
Effacer leur esclat par ses vives clartez,
Telle est cette beauté parmy tant de beautez.
Alaric tout charmé de sa grace divine,
S’aproche avec respect de la belle heroïne :
Et l’immortel heros qui n’a point de pareil,
Avec les yeux d’une aigle observe son soleil.
Il paroist amoureux ; elle paroist civile ;
Et lançant dans son ame une flâme subtile ;
Et sçachant mesnager ses dangereux apas,
Elle blesse son cœur comme en n’y songeant pas.
Madame, luy dit-il, en me rendant vos charmes,
Que vous m’espargnerez de soupirs et de larmes !
Car si j’en crois mon cœur, les cieux me sont tesmoins,
Qu’il a souffert sans vous un siecle pour le moins.
Que les momens sont longs hors de vostre presence !
Qu’on trouve de longueur à la plus courte absence !
Que vos yeux esloignez ont encor de pouvoir !
Et qu’il est mal-aisé de vivre sans les voir !
Vostre unique beauté rend la terre plus belle :
Avec elle tout plaist, mais rien ne plaist sans elle :
Et bien que la nature ait orné ces beaux lieux,
Ils doivent leur esclat à l’esclat de vos yeux.
Mesme en donnant la mort ils donnent de la joye ;
Pour estre bien-heureux il suffit qu’on les voye ;

Pour estre malheureux il suffit seulement,
Que l’on soit sans les voir un funeste moment.
C’est passer, c’est passer, du plaisir à la peine ;
Du repos au travail ; de la gloire à la gesne ;
De la bonne fortune au plus rigoureux sort ;
Et pour tout dire enfin, de la vie à la mort.
Ha vous en dites trop ! Luy respond l’heroïne ;
Une adresse excessive est souvent la moins finne :
Et malgré l’eloquence, et malgré tous vos soins,
J’en croirois beaucoup plus si vous en disiez moins.
Dieu ! Pouvez-vous douter, luy dit-il, de ma flâme ?
Examinez mon cœur ; lisez bien dans mon ame ;
Et pour sçavoir quelle est mon amour et ma foy,
Connoissez vous madame, et puis connoissez moy.
Vous trouverez en vous une prudence extrême ;
Vous trouverez en moy la fidelité mesme ;
Vous trouverez en vous cent attraits tous puissans ;
Vous trouverez en moy cent desirs innocens ;
Vous trouverez en vous une beauté parfaite ;
Vous trouverez en moy l’aise de ma deffaite ;
Vous trouverez en moy, vous trouverez en vous,
Et le cœur le plus ferme, et l’objet le plus doux.
C’est le temps, c’est le temps, respond cette princesse,
Qui vous descouvrira si vostre flâme cesse :
C’est de luy, non de vous, que je le veux sçavoir :
Et si vous aymez bien il me le fera voir.
Le temps, dit Alaric, n’a point assez d’années,
Pour changer de mon cœur les belles destinées :

Il mourra vostre esclave, et dans ce dernier jour,
On le verra finir avant que son amour.
Il ne vit plus qu’en vous, unique objet qu’il ayme ;
Et ce cœur transformé cesse d’estre luy-mesme :
Heureux, et trop heureux, si le vostre aujourd’huy,
A la mesme fortune, et change comme luy.
Heureux, et trop heureux, si partageant sa flâme,
Vous daignez recevoir, et mon sceptre, et mon ame :
Heureux, et trop heureux, si sans les desdaigner,
Vous souffrez que je serve en vous faisant regner.
Des sermens des amants, respond Amalasonthe,
L’on a dit que les dieux ne tenoient point de compte :
Et que leur bras armé d’un foudre dangereux,
Espargnoit de ses coups le parjure amoureux.
Mais ces injustes dieux, sont les dieux de la fable :
Le nostre est plus puissant, comme plus equitable :
Et si parmy ces bois vous voulez m’escouter,
Vous verrez qu’un perfide à tout à redouter ;
Que tous les elemens luy declarent la guerre ;
Qu’il a pour ennemis, et le ciel, et la terre ;
Que tout le persecute ; et qu’un crime si noir,
Ne trouve point d’azile ailleurs qu’au desespoir.
Je vay vous raconter une tragique histoire,
Digne, par son succès, d’eternelle memoire :
Et qui vous fera voir que le ciel irrité,
Punit severement une infidelité.
Alors sous des palmiers le conduit cette belle :
Elle s’y met à l’ombre, et ce prince aupres d’elle :

Puis rompant par ces mots son silence charmant,
Elle fait le recit de l’infidelle amant.
Dans le plus bel endroit du climast de la Grece,
Un prince fut aymé d’une illustre maistresse ;
Et l’illustre beauté le fut esgalement,
L’amour blessant leurs cœurs presque en mesme moment.
Ils n’avoient qu’un esprit ; ils n’avoient plus qu’une ame ;
Si l’un avoit des feux, l’autre avoit de la flâme ;
A toute heure, en tous lieux, comme en toute saison,
Ce que l’un souhaitoit, l’autre le trouvoit bon.
Ils vivoient sans chagrin, ils vivoient sans envie ;
Rien ne troubloit alors le calme de leur vie ;
Et pour favoriser leurs amoureux desirs,
La fortune elle mesme, aydoit à leurs plaisirs.
La fortune elle mesme, et legere, et changeante,
Pour les rendre constans, cessoit d’estre inconstante :
Leur bien estoit durable, et dans un si grand heur,
Nul meslange de mal n’en troubloit la douceur.
Car sans souffrir du sort les injustes rapines,
L’amour les couronnoit de roses sans espines :
Et leur felicité n’avoit plus qu’à durer,
Puis qu’un cœur qui peut tout n’a rien à desirer.
O changement honteux ! ô foiblesse honteuse !
L’ame de cét amant se lassa d’estre heureuse :
Je ne sçay quel desgoust qu’on ne peut exprimer,
Lors qu’on l’aymoit le plus, le fit cesser d’aymer :
Et par un pur caprice, aussi leger qu’estrange,
Du desgoust au mespris, et du mespris au change,

On vit passer son cœur en ce moment fatal,
Et pour un moindre objet, changer, mais changer mal.
Mille et mille sermens d’une flâme eternelle,
Ne purent retenir son ame criminelle :
Mille et mille bontez de celle qu’il quittoit,
Ne purent empescher sa mort qu’il meditoit.
Que ne dit-elle point, que ne deût-elle dire,
Lors que ce revolté renversa son empire !
Quels reproches sanglants ne luy fit-elle pas !
Mais il rit de ses pleurs comme de son trespas ;
Il mesprisa ses feux comme l’eau de ses larmes ;
Ses yeux n’eurent alors, ny puissance, ny charmes ;
Et malgré les efforts de sa tendre amitié,
Elle ne vit en luy, ny raison, ny pitié.
Ha, luy dit-elle enfin, cœur ingrat, cœur perfide,
Suivant ta passion, tu suis un mauvais guide !
Tu cours au precipice ; et ton aveuglement
S’en va causer ta perte, et mon dernier moment.
Mais puis qu’à me quitter ton ame est resoluë ;
Puis que ta perfidie, et ma mort est concluë ;
Puis que desja le ciel s’apreste à me vanger,
Dis-moy, du moins dis-moy, qui t’oblige à changer ?
Lors que tu m’adorois, estois-je plus parfaite ?
Lors que tu me trahis, me vois-tu plus mal-faite ?
Et si tu te resouds à ce crime odieux,
Ay-je le mesme taint, as-tu les mesmes yeux ?
T’ay-je donné l’exemple, ame ingrate et volage,
D’une legereté qui te nuit et m’outrage ?

N’as-tu pas veu mon cœur plus ferme qu’un rocher ?
Et s’il fut autrement, viens le moy reprocher.
Tu sçais que mille amants m’ont offert leur franchise ;
Oüy, tu sçais si pour toy mon esprit les mesprise ;
Et si tous leurs soupirs, et si tout leur tourment,
Leur purent obtenir un regard seulement.
Tu sçais avec quel soin j’ay conservé ta flâme ;
Tu sçais quel est mon feu, toy qui vois dans mon ame ;
Et bien qu’encor cette ame adore la vertu,
Tu sçais que tu vainquis sans avoir combatu.
Qu’une inclination qui ne fut pas petite,
Fit d’abord sur mes sens, ce qu’eust fait ton merite :
Que j’aymé sans connoistre ; et que sans resister,
Je te donné ce cœur qu’un ingrat veut quitter.
Quel est donc le motif de ton humeur changeante ?
J’ay tousjours ma beauté ; je suis tousjours constante ;
J’ay le mesme dessein ; j’ay les mesmes apas ;
Je fais ce que je dois ; mais tu ne le fais pas.
D’où vient que ta raison rend foiblement les armes ?
Est-ce que ma rivale est plus feconde en charmes ?
Vois-là bien ; vois-moy bien ; juge equitablement ;
Prononce mon arrest ; mais souverainement.
Là cét amant honteux semble advoüer ses crimes :
L’on en voit sur son front les marques legitimes :
Il ne sçait que luy dire ; il demeure interdit ;
Mais voicy toutesfois ce que l’ingrat luy dit.
Il n’est rien d’eternel en la terre où nous sommes :
Tout change en l’univers, comme changent les hommes :


Et l’ordre general qu’on voit regner par tout,
Excuse ma foiblesse, ou plutost m’en absout.
Le foible esprit humain est un roseau fragile :
Aussi bien que la mer il est tousjours mobile :
Ce qui fit ses plaisirs fait apres son tourment ;
Et tout le monde entier change eternellement.
Ainsi, belle Daphnis, voyant nostre avanture,
Au lieu de m’accuser, accusez la nature :
Elle veut conserver sa puissance et ses droits ;
Elle est reyne absoluë, et mon cœur suit ses loix.
Lors que je vous aymé, son pouvoir fut extrême :
Quand je cesse d’aymer, il l’est encor de mesme :
La beauté fit mes feux ; la beauté les esteint ;
Vous blessastes mon cœur comme une autre l’atteint ;
J’eusse quitté pour vous les yeux d’une immortelle ;
Par la mesme raison je vous quitte pour elle ;
Vous fustes sans pareille, elle l’est à son tour ;
C’est le mesme merite, et j’ay le mesme amour.
Non, non, respond alors cette belle irritée,
Toy seul és criminel lors que tu m’as quittée :
Le ciel est tousjours bon ; toy tousjours sans bonté ;
Et la cause du mal n’est qu’en ta volonté.
Et quoy, doit-on aymer tout ce qu’on voit aymable ?
Un vice fort commun en est-il moins blasmable ?
L’exemple dangereux doit-il l’authoriser ?
Et la vertu si rare est-elle à mespriser ?
Non, de quelques couleurs que le crime se pare,
Il paroist tousjours crime, et toy tousjours barbare :

Et contre la raison l’artifice impuissant,
Ne sçauroit excuser un cœur mesconnoissant.
Par la fatalité nos ames enchaisnées,
Suivent l’ordre absolu qui fait leurs destinées,
Luy respond cét amant, et tous nos changemens,
Ne sont que les effets des premiers mouvemens.
Ce qui doit arriver, absolument arrive :
Lors que le sort m’entraisne il faut que je le suive :
Il est mon souverain, je luy dois obeïr :
Luy seul me fait aymer ; luy seul me fait haïr ;
Il gouverne à son gré mon ame despendante ;
Elle est comme il le veut, infidelle ou constante ;
Je fais ce qu’il ordonne ; et l’on doit aujourd’huy,
Ou n’accuser personne, ou n’accuser que luy.
Ha ! (respond en pleurant cette amante offensée)
De ces fers si pesans nostre ame est dispensée :
Le ciel qui la fit libre authorise son choix :
Elle agit sans contrainte ; elle use de ses droits ;
Et soit qu’elle se porte au bien qu’elle doit suivre ;
Soit qu’elle ayme le mal, et qu’elle y veüille vivre ;
Le crime ou la vertu, le vice ou la bonté,
Quoy que puisse le sort, n’est qu’en la volonté :
Et sans donner au ciel cette force suprême,
Elle fait en tous lieux son destin elle mesme.
Enfin, respond l’ingrat, l’amour qui regne en moy,
Vient je ne sçay comment ; n’est que je ne sçay quoy ;
Aussi bien que sa fin, j’ignore sa naissance ;
L’esprit ne comprend point son occulte puissance ;

On ayme ; on n’ayme plus ; libre, et puis en prison ;
Mais tousjours par contrainte, et jamais par raison.
Lors que je vous aymois vous n’estiez pas plus belle :
Lors que je n’ayme plus l’on vous voit encor telle :
J’avois les mesmes yeux, et j’ay le mesme cœur ;
Et sans que nous changions, je change de vainqueur :
Tant cét ordre fatal, puissant, et necessaire,
Regle comme il luy plaist ce que nous devons faire.
Ainsi nous excusons, dit-elle avec courroux,
Ce qui n’est point au ciel, et ce qui n’est qu’en nous :
Et sans chercher si haut le malheur qui me blesse,
J’en voy, j’en voy la cause en ta seule foiblesse,
Cœur ingrat, cœur cruel, cœur sans flâme et sans foy,
Et pour tout dire enfin, cœur indigne de moy.
Avec ces tristes mots cette belle le quitte,
Rougissant de l’affront qu’il fait à son merite :
Elle part en pleurant ; elle part pour finir ;
Et sans que l’inconstant songe à la retenir.
Comme on voit sur un mont une roche esbranlée,
Tomber en bondissant vers la sombre vallée,
Et ne s’arrester point que ce pesant fardeau,
Du plus haut de ce mont ne soit au bord de l’eau.
De mesme la fureur de cette aymable amante,
Loin de diminuer en s’esloignant s’augmente :
Et ne peut arrester un si rapide cours,
Ny rencontrer de fin qu’en celle de ses jours.
Un mortel desespoir occupa sa pensée ;
Son insensible amant la rendit insensée ;
Et le mespris qu’il

eut joint à son noble orgueil,
En moins de quatre jours la mit dans le cercueil.
Il le vit d’un œil sec, ce cercueil desplorable ;
Il creut qu’à son triomphe il estoit honnorable ;
Et qu’il devoit offrir à son nouveau vainqueur,
Avec son cœur brulant les cendres de ce cœur.
Mais du ciel irrité la severe puissance,
Punit bien-tost son crime, et vangea l’innocence,
Par la mesme beauté dont il estoit surpris,
Car il eut moins d’amour qu’elle n’eut de mespris.
Elle le regarda comme un lasche perfide ;
Ses soins ne purent rien sur son esprit timide ;
Plus il offroit son cœur, plus on le refusoit ;
Plus il tachoit à plaire, et plus il desplaisoit ;
Et ce prince inconstant devint malgré sa peine,
L’objet de sa colere, et celuy de sa haine :
Et l’horreur de son crime alors luy fit sentir,
D’une injuste action le juste repentir.
Un rival qu’il avoit pour plaire à sa maistresse,
Que ce prince importun persecutoit sans cesse,
D’un outrage mortel luy fit rougir le front ;
Attaqua son honneur par un sanglant affront ;
Et devant la beauté qui causoit leur querelle,
Il le couvrit de honte, et s’en rit avec elle.
En suite de l’affront ils en vinrent aux mains :
Mais l’implacable sort renversant ses desseins,
Et pour rendre du ciel la vangeance parfaite,
A tant d’autres malheurs adjoustant sa deffaite,

Il fut battu ; blessé ; renversé ; desarmé ;
Et bien loin d’estre plaint, il fut encor blasmé.
Le chagrin ; le despit ; la honte ; l’infamie ;
L’insuportable orgueil d’une amante ennemie ;
Le sensible mespris d’un insolent rival ;
Et le cuisant remords qui fut son plus grand mal ;
Pour avancer la fin de cette tragedie,
L’abattirent alors par une maladie,
De qui la violence, horrible en sa longueur,
Luy fit sentir des maux la derniere rigueur.
Une espaisse vapeur maligne autant que noire,
En troublant sa raison esclaircit sa memoire :
Y remit le portrait de la triste beauté,
Dont il causa la mort par sa desloyauté ;
Et fit que ce fantôme augmenta le suplice,
Dont l’equitable ciel punissoit sa malice.
Il creut qu’il le voyoit, pasle et desfiguré ;
Il creut qu’il le voyoit contre luy conjuré ;
Il poussa mille cris ; il poussa mille pleintes ;
D’un remords inutile il sentit les atteintes ;
Il vouloit l’esviter, mais inutilement,
Et le spectre en tous lieux redoubloit son tourment.
Apres avoir souffert de cette estrange sorte,
La nature à la fin se trouva la plus forte :
Et pour le tourmenter elle fit des efforts,
Qui sans guerir l’esprit firent guerir le corps.
Mais comme il ne songeoit qu’à des morts, qu’à des ombres,
Il ne sortoit jamais qu’aux heures les plus sombres :

Et ne pouvant souffrir le celeste flambeau,
Il s’en alloit passer les nuits sur un tombeau.
C’estoit là, c’estoit là, que loin de se deffendre,
Il vouloit par ses feux rechauffer cette cendre :
Qu’il confessoit son crime en ce lieu de terreur ;
Et que le confessant il en avoit horreur.
Il se nommoit barbare ; il se nommoit perfide ;
Des ruisseaux de ses pleurs la terre estoit humide ;
Et puis tombant pasmé, comme il faisoit souvent,
L’on n’eust pû discerner la morte et le vivant :
Tant les sens offusquez par la melancholie,
Laissoient sur un cercueil son ame ensevelie :
Tant l’extrême douleur par d’extrêmes efforts,
Abattoit à la fois son esprit et son corps.
Ce que le desespoir a de plus effroyable ;
Ce que l’affliction a de plus pitoyable ;
Ce que le repentir a de plus douloureux ;
Ce que la passion a de plus amoureux ;
Ce que l’amour parfaite a de plus vive flâme ;
De tendresse ; d’ardeur ; tout estoit dans son ame ;
Tout, pour le tourmenter, attaquoit sa raison ;
Dans un mal sans remede, et sans comparaison.
Mais pendant qu’il souffroit ces inutiles peines,
Un puissant ennemy qu’il avoit dans Athenes,
L’attaque finement ; l’accuse aupres du roy ;
Dans son cœur esbranlé fait glisser de l’effroy ;
Luy dit qu’il veut choquer l’authorité royale ;
Et que c’est contre luy que ce prince cabale :


Qu’il va toutes les nuits de maison en maison,
Afin de mieux cacher sa lasche trahison :
Et qu’avançant tousjours l’entreprise hardie,
L’estat s’en va perdu si l’on n’y remedie.
Ce prince desfiant croit ce qui n’estoit pas ;
Soupçonne cét amant ; fait observer ses pas ;
Aprend qu’il dort le jour, et que la nuit il veille ;
Et n’escoutant que trop la peur qui le conseille ;
Et craignant de sa part un funeste succés,
Il le fait arrester, et luy fait son procés.
Par mille faux tesmoins l’innocence opprimée,
Voit tout armer contre elle encor que desarmée :
Et la force des loix que l’infortuné sent,
Espargne le coupable, et frape l’innocent.
Dans un crime d’estat il suffit qu’on soupçonne :
On confisque son bien ; on bannit sa personne ;
Le severe ostracisme estant renouvellé,
On le chasse du port comme un pauvre exilé.
Mais il est sur la mer ce qu’il est sur la terre :
L’implacable destin par tout luy fait la guerre :
Il irrite les vents ; il sousleve les flots ;
Et la tempeste enfin, malgré les matelots,
Apres l’avoir poussé dans un climast sauvage,
Va briser le navire aux escueils du rivage :
Et lors qu’il croit son mal sur le point de finir,
La fortune le sauve afin de le punir.
Elle le met aux fers d’un maistre impitoyable ;
Elle luy fait souffrir un tourment incroyable ;

Ce que la servitude a de plus affligeant ;
Ce que la tyrannie a de plus outrageant ;
La fierté, le mespris, la rigueur, le caprice ;
A toute heure, en tout temps, augmentoient son suplice :
Quand un mal finissoit, l’autre venoit s’offrir :
Enfin lassé de vivre autant que de souffrir,
Et pour trouver le bout d’une si longue peine,
Il s’écrasa la teste avec sa propre chaisne :
Et mourut en disant qu’il avoit merité,
Plus que n’avoit souffert son infidellité.
O prince genereux, conservez la memoire,
De cette redoutable et pitoyable histoire :
Et n’oubliez jamais que le ciel en courroux,
Sçait punir un parjure avec d’horribles coups.
Ha, respond Alaric, cét amant infidelle,
Meritoit une mort plus longue et plus cruelle :
Le destin luy fit grace, et son crime odieux,
Trouva trop de pitié parmy l’ire des cieux.
Oüy, le sort le punit par un trop court suplice :
La clemence pour luy surmonta la justice :
Et le ciel plus severe, en le faisant punir,
En devoit un exemple aux siecles à venir.
Quel crime est comparable à son ingratitude ?
L’enfer peut-il avoir un tourment assez rude ?
Non, parmy les douleurs eternelles des morts,
Sans doute il n’en est point, si ce n’est son remords.
Ce vautour immortel qui déchire son ame,
Augmente sa douleur au milieu de la flâme :

Et bien loin de trouver le repos du tombeau,
Son malheureux esprit luy-mesme est son bourreau.
Je le crois comme vous, luy respond cette belle,
Mais un soin important au palais me rapelle :
Joüissez en ce lieu des charmes du matin,
Et laissons l’advenir aux ordres du destin.
A ces mots se levant le fantôme le quitte,
Et s’esloigne du prince avec toute sa suite :
Mesnageant finement, et son temps, et ses coups,
Car les plus longs plaisirs ne sont pas les plus doux.
Comme on voit en esté des estoiles errantes,
Parmy la sombre nuit briller estincelantes :
Et puis en un moment dérober à nos yeux,
Ce lumineux éclat que nous croyons aux cieux.
Telle cette beauté de tant d’attraits pourveuë,
Et se montre, et se cache, à l’amant qui l’a veuë :
Et l’adroite qu’elle est pour piquer ses desirs,
Oste et donne à la fois par de si courts plaisirs.
Cependant le bateau, dont un ange est pilote,
Favorisé du vent vogue loin de la flote :
Et sans que le demon l’ayt pû voir aprocher,
Il aborde à la fin au pied du grand rocher.
Aussi-tost le prelat par l’ordre de son guide,
Descend de ce bateau sur ce rocher humide :
Et pour executer les ordres qu’il reçoit,
Il s’avance à grands pas vers le prince qu’il voit.
Mais bien que ce vieillard soit fort cher à son maistre,
Alaric enchanté ne le peut reconnoistre :
Et le charme

trompeur qui l’occupe en ce jour,
Luy fait tout oublier excepté son amour.
Alors sans perdre temps, l’adroit prelat d’Upsale,
Opposant sa prudence à la ruse infernale,
Poursuit heureusement son genereux dessein :
Et feignant par respect de luy baiser la main,
Dans une humilité juste comme profonde,
Il luy tire la bague, et la jette dans l’onde.
Un bruit espouventable à l’instant retentit ;
Le palais disparoist, que le demon bastit ;
Les arbres, les ruisseaux, et leur source argentée ;
Toutes les raretez de cette isle enchantée ;
Et loin d’avoir l’aspect d’un lieu delicieux,
L’affreux et grand rocher se montre seul aux yeux.
D’Alaric estonné la raison toute libre,
Reconnoist le vieillard, et se souvient du Tibre :
Mon pere, dit le roy, le vent est-il trop fort,
Et quel est le sujet qui vous meine à mon bord ?
Seigneur, luy respond-il, vostre jugement erre :
Vous parlez de la mer, et vous estes à terre :
Mais pour voir de l’enfer les funestes efforts,
Ouvrez, ouvrez les yeux de l’esprit et du corps.
Vostre haute raison par l’enfer suspenduë,
De la bonté du ciel enfin vous est renduë :
Par elle on voit finir ce noir enchantement,
Et vostre volonté peut agir librement.
Rendez graces au dieu de toute la nature,
Qui seul vous a sauvé d’une telle avanture :
Et formez le dessein de n’avoir

pour objet,
Que l’honneur de ce roy dont tout prince est sujet.
Qu’il regne en vostre cœur comme en vostre memoire :
N’aymez que luy, seigneur, ou qu’apres luy, la gloire :
Et comme elle est la fin de vostre passion,
Suivez de ce grand cœur la noble ambition.
Voyez et confessez la foiblesse de l’homme :
Escoutez cette voix qui vous apelle à Rome :
Et sans plus escouter l’enfer qui vous seduit,
Entrez dans le bateau qu’un bel ange conduit.
Comme l’on voit chercher à celuy qui sommeille,
L’objet de son erreur, à l’instant qu’il s’esveille ;
Faire tout esveillé ce qu’il fit en dormant ;
Et croire voir encor ce fantôme charmant.
Ainsi fait Alaric malgré toute sa honte :
Il cherche en soupirant la feinte Amalasonthe ;
Il en garde l’image empreinte au souvenir ;
Et son œil, peu s’en faut, croit la voir revenir.
Mais enfin surmontant cette erreur qu’il remarque,
Il quitte ce rocher ; il descend ; il s’embarque ;
Et l’ange secondant son genereux effort,
Fait abaisser la rame, et l’esloigne du bord.
Or pendant qu’il s’en va comme un trait qu’on decoche,
Rigilde qui le voit du plus haut de la roche,
Desespere en luy-mesme ; en destourne les yeux ;
Se plaint esgalement de l’enfer et des cieux ;
Et honteux de l’affront que tout son art endure,
Il maudit, il deteste, il se plaint, il murmure.

Quoy, dit-il, foible enfer ; demons trop impuissans ;
Demons à mon sçavoir en vain obeïssans ;
Esprits qui vous vantez de renverser la terre ;
D’arrester le soleil ; de former le tonnerre ;
D’esbranler l’univers jusqu’à son fondement ;
Et d’en troubler tout l’ordre assez facilement ;
Fantômes orgueilleux, vostre erreur m’est connuë :
Puissance de l’enfer, qu’estes-vous devenuë ?
Que deviens-je moy-mesme ? Et quel est le pouvoir,
Qui brave insolemment l’enfer et mon sçavoir ?
Quoy, nous le souffrirons cét outrage sensible !
Quoy, nostre art ne peut rien, à qui tout fut possible !
Et puis qu’un tel affront nous vient deshonnorer,
Est-il aucun mortel qui nous daigne implorer ?
Non, non, je veux perir, ou vanger mon outrage :
Je manque de bonheur, mais non pas de courage :
Plus je trouve d’obstacle, et plus j’ay de vigueur :
Plus le sort me combat, moins je crains sa rigueur.
Il est pour Alaric, mais voulant le deffendre,
Il ne peut m’empescher d’oser et d’entreprendre :
Il est maistre, il est vray, de tout l’evenement ;
Mais je le suis aussi de mon ressentiment.
A ces mots le sorcier s’envelope de nuës ;
S’esleve promptement sur les vagues chenuës ;
Devance la chaloupe, et vole en gemissant ;
Mais d’un gemissement, et fier, et menaçant.
Comme aux champs lybiens, la lionne irritée,
Rugit quand un chasseur emporte sa portée ;

Le voit avec fureur, ne pouvant l’arrester ;
Et foüette sa colere afin de l’exciter.
Rigilde tout de mesme, en pareille rencontre,
Solicite sa haine, et veut qu’elle se montre :
Se plaint de son malheur comme de son sçavoir :
Et voit en enrageant ce qu’il veut ne point voir.
Cependant la chaloupe avance vers la flote,
Conduite heureusement du celeste pilote :
Et de ces trois escueils qui sont dans le destroit,
C’est desja le second que le marinier voit.
Mais comme il en aproche, une voix pitoyable,
Vient causer au heros un tourment incroyable :
Car faisant retentir les rochers et les bois,
Il entend qu’on l’apelle, et l’entend par deux fois.
Alaric, Alaric, dit la voix gemissante ;
Voix qui bien que fort foible, est pourtant fort puissante :
Alaric, Alaric, dit-elle de nouveau,
Si vous sçavez aymer, sauvez moy du tombeau.
Le cœur de ce heros bondit à cette atteinte ;
Il rougit, il paslit, de colere et de crainte ;
Il connoist cette voix ; et vers ces tristes lieux,
Il porte esgalement, et le cœur et les yeux.
Mais à peine ses yeux eurent fait leur office,
Que son cœur sent encor redoubler son suplice :
Car entre ces rochers il voit distinctement,
La belle Amalasonthe au bord du monument.
Quatre soldats affreux à mines effroyables,
Y tournent vers son cœur leurs dards impitoyables :
L’un

la tient aux cheveux ; l’autre la fait tomber ;
L’un menace d’un arc qu’il commence à courber ;
L’autre leve le bras, et sa barbare espée ;
Le prince espouventé l’en croit desja frapée ;
Il jette de grands cris, et la belle en passant,
Jette vers ce heros un regard languissant.
Il va jusqu’à son ame ; et son ame heroïque,
Ne pouvant plus souffrir un objet si tragique,
Commande qu’on aborde ; et le sabre à la main,
Ce prince veut s’oster ce spectacle inhumain.
Ramez, ramez, dit-il, mais avec diligence :
La mort seroit le prix de vostre negligence :
Il y va de vos jours, j’en atteste les cieux,
Et vous me respondrez d’un sang si precieux.
Mais loin de l’engager dans une telle guerre,
Le pilote divin l’esloigne de la terre :
Et tournant le tymon par un adroit effort,
Il veut faire canal, et l’esloigner du bord.
Le heros remarquant sa desobeïssance,
Vers les flots agitez à chef baissé s’eslance :
Et sans plus raisonner sur un si lasche tour,
Veut aller à la nage où l’apelle l’amour.
Le prelat le retient ; et d’une voix plus forte,
L’ange severement luy parle en cette sorte.
Prince chery du ciel, gardez de l’irriter :
Comme il vous favorise, il faut le meriter :
Et ne pas preferer aux choses qu’il ordonne,
Les pensers criminels que le demon vous donne.

Quoy, respond Alaric, l’on veut que laschement,
J’endure qu’on massacre un objet si charmant !
Vous qui le conseillez, craignez pour vostre vie,
Et pour vostre interest, cedez à mon envie.
A ces mots Alaric s’eslance de nouveau,
Mais on l’empesche encor de se jetter dans l’eau :
Et le sage prelat pour finir sa souffrance,
D’un ton imperieux use de sa puissance.
Esprits, dit-il alors, dont l’injuste pouvoir,
Esloigne les mortels de leur juste devoir :
Et qui pour les tromper joignez à l’artifice,
La haine industrieuse, et la noire malice :
Anges precipitez ; demons pernicieux ;
Ennemis declarez de la terre et des cieux ;
Fuyez, ne regnez plus sur une ame si grande :
C’est au nom du tres-haut que je vous le commande.
A peine a-t-il formé ce discours absolu,
Que le fantôme fuit comme il l’a resolu :
Que tout s’esvanoüit ; et que le prince proche,
Ne voit plus que le ciel, les vagues, et la roche :
Car le prelat destruit en ces spectres menteurs,
La belle Amalasonthe, et ses persecuteurs.
Comme on voit parmy l’air cette clarté subite,
De qui le prompt éclat en bas se precipite,
Passant mesme des yeux le leger mouvement,
Luire et ne luire plus, presque en mesme moment.
Ainsi des assassins la troupe sanguinaire,
Disparoist et n’a plus son estre imaginaire :
Et la feinte beauté

de cette vision,
Pour les yeux d’Alaric n’a plus d’illusion.
Il en est fort surpris ; il ne sçait plus qu’en croire ;
Ce pitoyable objet n’est plus qu’en sa memoire ;
Et malgré son amour, et malgré son ennuy,
Il fait en soupirant ce que l’on veut de luy :
Incertain et douteux qu’il est parmy sa peine,
Si cette Amalasonthe est veritable ou vaine :
Incertain et douteux, s’il fait ou bien ou mal,
De n’aller point apres cét objet sans esgal.
Cependant la chaloupe à rames esbranlées,
Vogue subitement sur les ondes salées :
Et lors que le soleil semble tomber dans l’eau,
Alaric se revoit sur son plus grand vaisseau.
L’on y pousse à l’instant mille cris d’allegresse ;
Chacun pour le mieux voir sur son tillac se presse ;
Tous veulent tesmoigner quel est leur sentiment ;
Tous le font en effet, mais tous confusément.
Comme on vit autresfois aux forests escartées,
Les Menades crier de fureur agitées ;
Et faire retentir les rochers et les bois,
Par le bruit esclatant de leurs confuses voix.
Ainsi des mariniers la troupe resjoüye,
Fait oüyr tant de cris qu’elle en oste l’oüye ;
Tout l’air en est esmeu ; la terre en retentit ;
Le vaisseau s’en esbranle ; et le flot en grossit.
Alors de bord en bord vole cette nouvelle ;
Alors viennent au roy tous les chefs qu’il apelle ;
Et le nom

d’Alaric, ce nom si glorieux,
Par l’echo de la terre est porté jusqu’aux cieux.