Ainsi parlait Zarathoustra (édition 1898)/Troisième partie

Traduction par Henri Albert.
Société du Mercure de France et Naumann (p. 211-330).

Troisième partie.

« Vous regardez en haut quand vous aspirez à l’élévation. Et moi je regarde en bas puisque je suis élevé.

Qui de vous peut en même temps rire et être élevé ?

Celui qui plane sur les plus hautes montagnes, se rit de toutes les tragédies de la scène et de la vie. »
Zarathoustra,
Lire et Écrire (I. p. 49).



Le Voyageur.
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C’est à minuit que Zarathoustra prit son chemin par dessus la crête de l’île pour arriver le matin de très bonne heure à l’autre rive : car c’est là-bas qu’il voulait s’embarquer. Il y avait là une bonne rade où des vaisseaux étrangers aimaient aussi à jeter l’ancre ; ils emmenaient avec eux quelques-uns d’entre ceux des Îles Bienheureuses qui voulaient passer la mer. Zarathoustra tout en montant la montagne songea en route aux nombreux voyages solitaires qu’il avait accomplis depuis sa jeunesse, et combien de montagnes, de crêtes et de sommets il avait déjà gravis.

Je suis un voyageur et un grimpeur de montagnes, dit-il à son cœur, je n’aime pas les plaines et il semble que je ne puisse pas rester tranquille longtemps.

Et quels que soient ma destinée ou l’événement qui m’arrive, — ce sera toujours pour moi un voyage ou une ascension : on finit par ne plus vivre que ce qui est en vous.

Le temps est passé où les hasards pouvaient encore m’arriver ; et que m’adviendrait-il encore qui ne m’appartienne déjà ?

Il ne fait que revenir, il est enfin de retour — mon propre moi, et toutes les parties de lui-même qui furent longtemps à l’étranger et dispersées parmi toutes les choses et tous les hasards.

Et je sais encore une chose : je suis maintenant devant mon dernier sommet et devant ce qui m’a été épargné le plus longtemps. Hélas ! il faut que je suive mon chemin le plus dur ! Hélas ! j’ai commencé mon plus solitaire voyage !

Mais celui qui est de mon espèce n’échappe pas à une pareille heure, l’heure qui lui dit : « Maintenant seulement tu suis ton chemin de la grandeur ! Le sommet et l’abîme — maintenant ils se sont confondus !

Tu suis ton chemin de la grandeur : maintenant ce qui était jusqu’à présent ton dernier danger est devenu ton dernier asile !

Tu suis ton chemin de la grandeur : il faut maintenant que ceci soit ton meilleur courage qu’il n’existe plus de chemins derrière toi !

Tu suis ton chemin de la grandeur : ici personne ne doit se glisser à ta suite ! Tes pas eux-mêmes ont effacé ton chemin derrière toi, et au-dessus de ton chemin il est écrit : Impossibilité.

Et si dorénavant toutes les échelles te manquent, il faudra que tu saches grimper sur ta propre tête : comment voudrais-tu autrement monter plus haut ?

Sur ta propre tête et au-delà, par dessus ton propre cœur ! Maintenant ta chose la plus douce va devenir la plus dure.

Celui qui s’est toujours beaucoup ménagé, son excès de ménagement finit par le rendre maladif. Béni soit ce qui rend dur ! Je ne vante pas le pays où coulent le beurre et le miel !

Pour voir beaucoup de choses il faut apprendre à voir loin de soi : — cette dureté est nécessaire pour tous ceux qui gravissent les montagnes.

Mais celui qui cherche la connaissance avec des yeux indiscrets, comment saurait-il voir des choses plus que leur premier plan !

Mais toi, ô Zarathoustra ! tu voulais voir toutes les raisons et l’arrière-plan des choses : il te faut donc passer sur toi-même pour monter — au delà, plus haut, jusqu’à ce que même tes étoiles soient au-dessous de toi !

Oui ! Regarder en bas sur moi-même et sur mes étoiles : ceci seul serait pour moi le sommet, ceci est resté pour moi mon dernier sommet à gravir ! —

Ainsi se parlait à lui-même Zarathoustra, tandis qu’il montait, consolant son cœur avec de dures maximes : car il avait le cœur blessé comme cela ne lui était jamais arrivé. Et lorsqu’il arriva sur la hauteur de la crête, voici, l’autre mer était étendue devant lui : il resta immobile et se tut longtemps. Mais à cette hauteur la nuit était froide et claire et étoilée.

Je reconnais mon sort, dit-il enfin avec tristesse. Allons ! je suis prêt. Ma dernière solitude vient de commencer.

Ah ! cette mer triste et noire au-dessous de moi ! Ah ! ce sombre et nocturne mécontentement ! Ah ! destinée, océan ! C’est vers vous qu’il faut que je descende !

Je suis devant ma plus haute montagne et devant mon plus long voyage : c’est pourquoi il faut que je descende plus bas que je ne suis jamais monté :

— plus bas dans la douleur que je ne suis jamais descendu, jusque dans son onde la plus noire ! Ainsi le veut ma destinée : Eh bien ! Je suis prêt.

D’où viennent les plus hautes montagnes ? c’est ce que j’ai demandé jadis. Alors j’appris qu’elles viennent de la mer.

Ce témoignage est écrit dans leurs rochers et dans les murailles de leurs sommets. C’est du plus bas que le plus haut doit atteindre son sommet. —

Ainsi parlait Zarathoustra au sommet de la montagne où il faisait froid ; mais lorsqu’il arriva près de la mer et qu’il finit par être seul parmi les récifs, il se sentit fatigué de sa route et plus rempli de désir encore qu’auparavant.

Tout dort encore maintenant, dit-il ; la mer aussi est endormie. Son œil regarde vers moi, étrange et somnolent.

Mais son haleine est chaude, je le sens. Et je sens aussi qu’elle rêve. Elle s’agite en rêvant sur de durs coussins.

Écoute ! Écoute ! Comme les mauvais souvenirs lui font pousser des gémissements ! ou bien sont-ce de mauvais présages ?

Hélas ! je suis triste avec toi, sombre monstre, et je m’en veux à moi-même à cause de toi.

Hélas ! pourquoi ma main n’a-t-elle pas assez de force ! Que j’aimerais vraiment te délivrer des mauvais rêves ! —

Tandis que Zarathoustra parlait ainsi, il se mit à rire sur lui-même avec mélancolie et amertume. Comment ! Zarathoustra ! dit-il, tu veux encore chanter des consolations à la mer ?

Hélas ! Zarathoustra, fou riche d’amour, ivre de confiance ! Mais tu fus toujours ainsi : tu t’es toujours approché familièrement de toutes les choses terribles.

Tu voulais caresser tous les monstres. Un souffle de chaude haleine, un peu de molle fourrure aux pattes — : et immédiatement tu étais prêt à aimer et à attirer.

L’amour est le danger du plus solitaire ; l’amour de tout pourvu que cela vive ! Elles prêtent vraiment à rire, ma folie et ma modestie dans l’amour ! —

Ainsi parlait Zarathoustra et il se mit à rire une seconde fois : mais alors il pensa à ses amis abandonnés, et, comme si dans ses pensées, il avait péché contre eux, il fut fâché contre lui-même à cause de sa pensée. Et aussitôt il advint qu’en riant il se mit à pleurer : — Zarathoustra pleura amèrement de colère et de désir.

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De la Vision et de l’Énigme.
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1.

Lorsque, parmi les matelots, il fut notoire que Zarathoustra se trouvait sur le vaisseau — car en même temps que lui un homme des Îles Bienheureuses était venu à bord —, il y eut une grande curiosité et une grande attente. Mais Zarathoustra se tut pendant deux jours et il fut froid et sourd de tristesse, en sorte qu’il ne répondit ni aux regards ni aux questions. Le soir du second jour cependant, ses oreilles s’ouvrirent de nouveau quoiqu’il se tût encore : car on pouvait entendre bien des choses étranges et dangereuses sur ce vaisseau qui venait de loin et qui voulait aller plus loin encore. Mais Zarathoustra était l’ami de tous ceux qui font de longs voyages et qui ne daignent pas vivre sans danger. Et voici ! finalement, tout en écoutant, sa propre langue fut déliée et la glace de son cœur se brisa : — alors il commença à parler ainsi :

À vous, chercheurs hardis et aventureux, qui que vous soyez qui vous êtes embarqués avec des voiles astucieuses sur les mers épouvantables, —

à vous, ivres d’énigmes, heureux des demi-jours, vous dont l’âme est attirée par des flûtes dans tous les remous trompeurs :

— car vous ne voulez pas suivre à tâtons et d’une main peureuse le fil conducteur ; et partout où vous pouvez deviner, vous détestez de conclure

c’est à vous seuls que je raconte l’énigme que j’ai vue, — la vision du plus solitaire. —

Le visage sombre, j’ai traversé dernièrement le blême crépuscule, — sombre et dur, et les lèvres serrées. Plus d’un soleil s’était couché pour moi.

Un sentier qui montait avec insolence à travers les éboulis, un sentier méchant et solitaire qui ne voulait plus ni des herbes ni des buissons, un sentier de montagne criait sous le défi de mes pas.

Marchant, muet, sur le crissement moqueur des cailloux, écrasant la pierre qui le faisait glisser, ainsi mon pas se contraignait à monter.

Plus haut : — résistant à l’esprit qui l’attirait vers en bas, vers l’abîme, à l’esprit de la lourdeur, mon démon et mon ennemi mortel.

Plus haut : — quoiqu’il fut assis sur moi, moitié nain, moitié taupe, paralysé, paralysant, versant du plomb dans mon oreille, dans mon cerveau, goutte à goutte, des pensées de plomb.

« Ô Zarathoustra, me chuchotait-il d’un ton moqueur, syllabe par syllabe, pierre de la sagesse ! tu t’es lancé en l’air, mais tout pierre jetée doit — retomber !

Ô Zarathoustra, pierre de la sagesse, pierre lancée, destructeur d’étoiles ! C’est toi-même que tu as lancé si haut, — mais toute pierre jetée doit — retomber !

Condamné à toi-même et à ta propre lapidation : ô Zarathoustra, tu as jeté bien loin la pierre, — mais elle retombera sur toi ! »

Alors le nain se tut ; et cela dura longtemps. Pourtant son silence m’oppressait ; ainsi lorsqu’on est deux, on est en vérité plus solitaire que lorsqu’on est seul !

Je montai, je montai davantage, en rêvant et en pensant, — mais tout m’oppressait. Je ressemblais à un malade que fatigue l’âpreté de sa souffrance, et qu’un cauchemar réveille de son premier sommeil. —

Mais il y a quelque chose en moi que j’appelle courage : c’est ce qui a tué jusqu’à présent en moi tout mouvement d’humeur. Ce courage me fit enfin m’arrêter et dire : « Nain ! toi, ou bien moi ! » —

Car le courage est le meilleur meurtrier, — le courage qui attaque : car dans toute attaque il y a une fanfare.

L’homme cependant est la bête la plus courageuse, c’est ainsi qu’il a vaincu toutes les bêtes. Aux sons de la fanfare, il a surmonté toutes les douleurs ; mais la douleur humaine est la plus profonde douleur.

Le courage tue aussi le vertige au bord des abîmes : et où l’homme ne serait-il pas au bord des abîmes ? Regarder même —n’est-ce pas regarder des abîmes ?

Le courage est le meilleur des meurtriers : le courage tue aussi la pitié. Et la pitié est le plus profond abîme : aussi profondément que l’homme voit au fond de la vie, il voit dans la souffrance, .

Le courage cependant est le meilleur des meurtriers, le courage qui attaque : il finira par tuer la mort, car il dit : « Comment ? était-ce là la vie ? Allons ! Recommençons encore une fois ! »

Dans une telle maxime, il y a beaucoup de fanfare. Que celui qui a des oreilles entende. —

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2.

« Arrête-toi ! nain ! dis-je. Moi ou bien toi ! Mais moi je suis le plus fort de nous deux — : tu ne connais pas ma pensée la plus profonde ! Celle-là tu ne saurais la porter ! » —

Alors arriva ce qui me rendit plus léger : le nain sauta de mes épaules, l’indiscret ! Il s’accroupit sur une pierre devant moi. Mais à l’endroit où nous nous arrêtions se trouvait comme par hasard un portique.

« Vois ce portique ! nain ! repris-je : il a deux visages. Deux chemins se réunissent ici : personne encore ne les a suivis jusqu’au bout.

Cette longue rue qui descend, elle dure une éternité et cette longue rue qui monte — c’est une autre éternité.

Ils se contredisent, ces chemins ; ils se butent l’un contre l’autre : — et c’est là, à ce portique, qu’ils se rencontrent. Le nom du portique se trouve écrit au-dessus, il s’appelle : « instant ».

Mais si quelqu’un suivait l’un de ces chemins — en allant toujours plus loin : crois-tu nain, que ces chemins se contrediraient toujours !" —

« Tout ce qui est droit ment, murmura le nain avec mépris. Toute vérité est courbée, te temps lui-même est un cercle. »

« Esprit de la lourdeur ! dis-je avec colère, ne prends pas la chose trop à la légère ! Ou bien je te laisse là, pied-bot — et c’est moi qui t’ai porté là-haut !

Vois cet instant ! repris-je. De ce portique du moment une longue et éternelle rue retourne en arrière : derrière nous il y a une éternité.

Toute chose qui sait courir ne doit-elle pas avoir parcouru cette rue ? Toute chose qui peut arriver ne doit-elle pas être déjà arrivée, accomplie, passée ?

Et si tout a déjà été ici : que penses-tu, nain, de cet instant ? Ce portique lui aussi ne doit-il pas déjà — avoir été ici ?

Et toutes choses ne sont-elles pas enchevêtrées de telle sorte que cet instant tire après lui toutes les choses de l’avenir ? Donc — — aussi lui-même ?

Car toute chose qui sait courir ne doit-elle pas suivre une seconde fois — cette longue rue qui monte ! —

Et cette lente araignée qui rampe au clair de lune, et ce clair de lune lui-même, et moi et toi, réunis sous ce portique, chuchotant des choses éternelles, — ne faut-il pas que nous ayons tous déjà été là ?

— Ne devons-nous pas revenir et courir dans cette autre rue qui monte devant nous, dans cette longue rue lugubre — ne faut-il pas qu’éternellement nous revenions ? — »

Ainsi parlais-je et d’une voix toujours plus basse, car j’avais peur de mes propres pensées et de mes arrièrepensées. Alors soudain j’entendis un chien hurler tout près de là.

Ai-je jamais entendu un chien hurler ainsi ? Mes pensées retournèrent en arrière. Oui ! Lorsque j’étais enfant, dans ma plus lointaine enfance :

— c’est alors que j’entendis un chien hurler ainsi. Et je le vis aussi, le poil hérissé, la tête dressée, tremblant, au milieu de la nuit la plus silencieuse, où les chiens eux-mêmes croient aux fantômes :

— en sorte que j’eus pitié de lui. Car, tout à l’heure, la pleine lune s’est levée au-dessus de la maison, avec un silence de mort ; tout à l’heure elle s’est arrêtée, disque enflammé, — sur le toit plat, comme sur un bien étranger : —

C’est alors ce qui exaspéra le chien ! car les chiens croient aux voleurs et aux fantômes. Et lorsque j’entendis de nouveau hurler ainsi, je fus de nouveau pris de pitié.

Où donc avaient passé maintenant le nain, le portique, l’araignée et tous les chuchotements ? Avais-je donc rêvé ? M’étais-je éveillé ? Je me trouvai soudain parmi de sauvages rochers, seul, abandonné au clair de lune solitaire.

Mais un homme gisait là ! Et voici ! le chien bondissant, hérissé, gémissant, — maintenant qu’il me voyait venir — se mit à hurler, se mit à crier : — ai-je jamais entendu un chien crier ainsi au secours ?

Et, en vérité, je n’ai jamais rien vu de semblable à ce que je vis là. Je vis un jeune berger, qui se tordait, râlant et convulsé, le visage décomposé, un lourd serpent noir pendant de sa bouche.

Ai-je jamais vu tant de dégoût et de pâle épouvante sur un visage ? Il avait peut-être dormi ? Et le serpent lui est entré dans le gosier — il s’y est attaché.

Ma main se mit à tirer le serpent, à tirer — en vain ! elle n’arrivait pas à arracher le serpent du gosier. Alors quelque chose se mit à crier en moi : « Mords ! Mords toujours !

Arrache-lui la tête ! Mords toujours ! » — Ainsi quelque chose se mit à crier en moi ; mon épouvante, ma haine, mon dégoût, ma pitié, tout mon bien et mon mal, se mirent à crier en moi d’un seul cri. —

Braves, qui m’entourez ! chercheurs hardis et aventureux et qui que vous soyez qui vous êtes embarqués avec des voiles astucieuses sur les mers inexplorées ! vous qui êtes heureux des énigmes !

Devinez-moi donc l’énigme que je vis alors et expliquez-moi la vision du plus solitaire !

Car ce fut une vision et une prévision : — quel symbole était-ce que je vis alors ? Et quel est celui qui doit venir ?

Qui est le berger à qui le serpent est entré dans le gosier? Quel est l’homme dont le gosier subira ainsi l’atteinte de ce qu’il y a de plus noir et de terrible?

— Le berger cependant se mit à mordre comme mon cri le lui conseillait, il mordit d’un bon coup de dent ! Il cracha loin de lui la tête du serpent — : et il bondit en l’air. —

Il n’était plus ni homme, ni berger, — il était transformé, rayonnant, il riait ! Jamais encore homme sur terre ne se mit à rire comme lui !

Ô mes frères, j’ai entendu un rire qui n’était pas le rire d’un homme, —— et maintenant une soif me ronge, un désir qui sera toujours insatiable.

Le désir de ce rire me ronge : oh ! comment pourrai-je encore supporter de vivre ? Et comment supporterais-je de mourir maintenant ! —

Ainsi parlait Zarathoustra.

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De la Béatitude involontaire.
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Avec de pareilles énigmes et de telles amertumes dans le cœur, Zarathoustra passa la mer. Mais lorsqu’il fut éloigné de quatre journées des Îles Bienheureuses et de ses amis, il avait surmonté toute sa douleur : — victorieux et le pied ferme, il était de nouveau debout sur sa destinée. Et c’est alors que Zarathoustra parlai ainsi à sa conscience pleine d’allégresse :

Je suis de nouveau seul et je veux l’être, seul avec le ciel clair et avec la mer libre ; et de nouveau l’après-midi est autour de moi.

C’est l’après-midi que pour la première fois j’ai trouvé mes amis, c’était l’après-midi aussi une autre fois : — à l’heure où toute lumière devient plus tranquille.

Car les parcelles de bonheur qui sont encore en route entre le ciel et la terre se cherchent un asile dans une âme lumineuse : Maintenant le bonheur a rendu toute lumière plus tranquille.

Ô après-midi de ma vie ! Un jour mon bonheur, lui aussi, est descendu dans la vallée pour se chercher un asile : alors il a trouvé ces âmes ouvertes et hospitalières.

Ô après-midi de ma vie ! Que n’ai-je donné afin d’avoir une seule chose : cette vivante plantation de mes pensées et cette lumière matinale de mes plus hautes espérances !

Un jour le créateur chercha les compagnons et les enfants de son espérance. Et voici, il advint qu’il ne put les trouver, si ce n’est en commençant par les créer lui-même.

Je suis donc au milieu de mon œuvre, allant vers mes enfants et revenant de chez eux : c’est à cause de ses enfants qu’il faut que Zarathoustra s’accomplisse lui-même.

Car on n’aime du fond du cœur que son enfant et son œuvre ; et où il y a un grand amour de soi, c’est signe de fécondité : voilà ce que j’ai remarqué.

Mes enfants fleurissent encore dans leur premier printemps, les uns près des autres, secoués ensemble par le vent, ces arbres de mon jardin et de mon meilleur terrain.

Et en vérité ! Où il y a de tels arbres, les uns près des autres, là il y a des Îles Bienheureuses !

Mais un jour je veux les déplanter et les placer chacun pour soi : pour que chacun apprenne la solitude, la fierté et la précaution.

Noueux et tordu, avec une dureté flexible, chacun doit se dresser auprès de la mer, phare vivant de la vie invincible.

Là-bas, où les tempêtes se précipitent dans la mer, où le pied de la montagne est baigné des flots, il faudra que chacun monte la garde de jour et de nuit, veillant pour faire son examen de conscience.

Il faut qu’il soit reconnu et éprouvé, pour que l’on sache s’il est de ma race et de mon origine, — s’il est maître d’une longue volonté, silencieux même quand il parle, et cédant de façon à prendre, lorsqu’il donne : —

— afin de devenir un jour mon compagnon, créant et chômant avec Zarathoustra — : quelqu’un qui inscrira ma volonté sur mes tables, pour l’accomplissement total de toutes choses.

Et, à cause de lui et de ses semblables il faut que je m’accomplisse moi-même : c’est pourquoi je me dérobe maintenant à mon bonheur, m’offrant à tous les malheurs — pour ma dernière épreuve et mon dernier examen de conscience.

Et, en vérité, il était temps que je partisse, et l’ombre du voyageur et le temps le plus long et l’heure la plus silencieuse, — tous m’ont dit : « Il est grand temps ! »

Le vent a soufflé dans le trou de la serrure et m’a dit : « Viens ! » La porte s’est ouverte sournoisement et a dit : « Va ! »

Mais j’étais enchaîné à l’amour pour mes enfants : c’est le désir qui m’attachait par ce lien, le désir d’amour, afin de devenir la proie de mes enfants et de me perdre pour eux.

Désirer — c’est déjà pour moi : m’être perdu. Je vous ai, mes enfants ! Dans cette possession, tout doit être certitude et rien ne doit être désir.

Mais le soleil de mon amour brûlait sur ma tête, Zarathoustra cuisait dans son propre jus, — alors des ombres et des doutes ont passé sur moi.

Déjà je désirais le froid et l’hiver : « Ô que le froid et l’hiver me fassent de nouveau grelotter et claquer des dents ! » soupirai-je : — alors des brumes glaciales s’élevèrent de moi.

Mon passé brisa ses tombes, mainte douleur enterrée vivante se réveilla — : elle n’avait fait que dormir cachée sous les linceuls.

Ainsi tout me disait par des signes : « Il est temps ! » Mais moi — je n’entendais pas : jusqu’à ce qu’enfin mon abîme se mît à remuer et que ma pensée me mordît.

Hélas! pensée venue de mon abîme, toi qui es ma pensée ! Quand trouverai-je la force de t’entendre creuser et de ne plus trembler ?

Le cœur me bat jusqu’à la gorge quand je t’entends creuser ! Ton silence même veut m’étrangler, toi qui es silencieuse comme mon abîme est silencieux !

Jamais encore je n’ai osé t’appeler à la surface : il m’a suffi de te porter en moi ! Je n’ai pas encore été assez fort pour la dernière audace du lion, pour la dernière témérité.

Ta lourdeur m’a toujours été assez terrible : mais un jour je veux trouver la force et la voix du lion pour te faire monter à la surface !

Quand j’aurai surmonté cela en moi, je surmonterai une plus grande chose encore, et une victoire sera le sceau de mon accomplissement ! —

Jusque-là j’errer encore sur des mers incertaines ; le hasard me lêche et me cajole ; je regarde en avant, en arrière, — je ne vois pas encore de fin.

L’heure de ma dernière lutte n’est pas encore venue, — ou bien me vient-elle en ce moment ? En vérité, avec une beauté maligne, la mer et la vie qui m’entourent me regardent !

Ô après-midi de ma vie ! Ô bonheur avant le soir ! Ô port en pleine mer ! Ô paix dans l’incertitude ! Comme je me méfie de vous tous !

En vérité, je me méfie de votre beauté maligne ! Je ressemble à l’amant qui se méfie du sourire trop velouté.

Comme il pousse devant lui la bien-aimée, tendre même encore dans sa dureté, le jaloux, — ainsi je pousse devant moi cette heure bienheureuse.

Loin de moi, heure bienheureuse ! Avec toi m’est venue une béatitude malgré moi ! Je suis là, prêt à ma plus profonde douleur : — tu es venue à contretemps pour moi !

Loin de moi, heure bienheureuse ! Cherche plutôt un asile là-bas — chez mes enfants ! Vas en hâte ! Bénis-les avant le soir et donne-leur mon bonheur !

Déjà le soir approche : le soleil se couche. Mon bonheur — s’en est allé ! —

Ainsi parlait Zarathoustra. Et il attendit son malheur toute la nuit : mais il attendit en vain. La nuit resta claire et silencieuse, et le bonheur lui-même s’approcha de lui de plus en plus. Vers le matin cependant Zarathoustra se mit à rire en son cœur, et il dit d’un ton ironique : « Le bonheur me court après. Cela vient de ce que je ne cours pas après les femmes. Or, le bonheur est une femme. »

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Avant le Lever du soleil.
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Ô ciel au-dessus de moi, ciel clair, ciel profond ! abîme de lumière ! En te contemplant je frissonne de désir divin.

Me jeter à ta hauteur — c’est là ma profondeur ! M’abriter sous ta pureté, — c’est là mon innocence !

Le dieu est voilé par sa beauté : ainsi tu caches tes étoiles. Tu ne parles point : ainsi tu m’annonces ta sagesse.

Aujourd’hui tu t’es levé pour moi, muet sur les mers écumantes ; ton amour et ta pudeur se révèlent à mon âme écumante.

Tu es venu à moi, beau et voilé de ta beauté, tu me parles muet, te révélant par ta sagesse :

Ô que n’ai-je deviné toutes les pudeurs de ton âme ! tu es venu à moi avant le soleil, moi qui suis le plus solitaire.

Nous sommes amis depuis toujours : notre tristesse, notre épouvante et notre fond nous sont communs ; le soleil même nous est commun.

Nous ne nous parlons pas parce que nous savons trop de choses — : nous nous taisons et, par des sourires, nous nous communiquons notre savoir.

N’es-tu pas la lumière jaillie de mon feu ? n’es-tu pas l’âme-sœur de mon intelligence ?

Nous avons tout appris ensemble ; ensemble nous avons appris à nous élever au-dessus de nous, vers nous-mêmes et à sourire, sans nuages : —

— à sourire vers en bas, sans nuages, au travers des yeux clairs et des lointains immenses, quand au-dessous de nous bouillonnent comme la pluie, la contrainte et le but et la faute.

Et quand je marchais seul, de quoi mon âme avait-elle faim dans les nuits et sur les sentiers de l’erreur ? Et quand je gravissais des montagnes qui cherché-je sur les sommets, si ce n’est toi ?

Et tous mes voyages et toutes mes ascensions : qu’étaient-ce autre chose qu’un besoin et un expédient pour le malhabile ? — toute ma volonté ne veut que voler, voler dans le ciel!

Et qu’est-ce que je haïssais plus que les nuages qui passent et tout ce qui te ternit ? Et je haïssais même ma propre haine puisqu’elle te ternissait !

J’en veux aux nuages qui passent, ces chats sauvages qui rampent : ils nous prennent à nous deux ce que nous est commun, — l’immense et infinie affirmation des choses.

Nous en voulons à ces médiateurs et à ces mêleurs, les nuages qui passent : à ces êtres mixtes et indécis, qui ne savent ni bénir ni maudire du fond du cœur.

Je préfère encore être assis dans une tonne sans voir le ciel, ou dans un abîme, que de te voir toi, ciel de lumière, terni par les nuages qui passent !

Et souvent j’ai eu envie de les fixer avec des éclairs dorés, et, pareil au tonnerre, de battre la timbale sur leur ventre de chaudron : —

— timbalier en colère, puisqu’ils me dérobent ton affirmation, ciel pur au-dessus de moi ! ciel clair ! abîme de lumière ! — puisqu’ils te dérobent mon affirmation !

Car je préfère le bruit et le tonnerre et les outrages du mauvais temps, à ce repos de chats circonspect et hésitant ; et, parmi les hommes eux aussi, ce sont ces êtres mixtes et indécis marchant à pas de loups, ces nuages qui passent, doutant et hésitant que je hais le plus.

Et « qui ne sait bénir doit apprendre à maudire ! » — ce clair enseignement m’est tombé d’un ciel clair, cette étoile brille à mon ciel, même dans les nuits noires.

Mais moi je bénis et j’affirme toujours, pourvu que tu sois autour de moi, ciel clair, abîme de lumière ! — c’est alors que je porterai dans tous les abîmes ma bienfaisante affirmation.

Je suis devenu celui qui bénit et qui affirme : et pour cela j’ai longtemps lutté ; je fus un lutteur, afin d’avoir un jour les mains libres pour bénir.

Ceci cependant est ma bénédiction : être au-dessus de chaque chose comme son propre ciel, son toit arrondi, sa cloche d’azur et son éternelle quiétude : et bienheureux celui qui bénit ainsi !

Car toutes choses sont baptisées à la source de l’éternité et par delà le bien et le mal ; mais le bien et le mal ne sont eux-mêmes que des ombres fugitives, d’humides afflictions et des nuages passagers.

En vérité, c’est une bénédiction et non une malédiction lorsque j’enseigne : « Sur toutes choses, se trouve le ciel hasard, le ciel innocence, le ciel à-peu-près, le ciel pétulance. »

« Par hasard » — c’est là la plus vieille noblesse du monde, je l’ai rendue à toutes choses, je l’ai délivrée de la servitude du but.

Cette liberté et cette sérénité célestes, je les ai placées comme des cloches d’azur sur toutes choses, lorsque j’ai enseigné qu’au-dessus d’elles, et par elles, aucune « volonté éternelle » — ne voulait.

J’ai mis en place de cette volonté, cette pétulance et cette folie, lorsque j’ai enseigné : « Une chose est impossible partout — et cette chose est le sens raisonnable ! »

Un peu de raison cependant, un grain de sagesse, dispersé d’étoile en étoile, — ce levain est mêlé à toutes choses : c’est à cause de la folie que la sagesse est mêlée à toutes choses !

Un peu de sagesse est possible ; mais j’ai trouvé dans toutes choses cette certitude bienheureuse : elles préfèrent danser sur les pieds du hasard.

Ô ciel au-dessus de moi, ciel pur et haut ! Ceci est maintenant pour moi ta pureté qu’il n’existe pas d’éternelle araignée et de toile d’araignée de la raison : —

— que tu es un lieu de danse pour les hasards divins, que tu es une table divine pour le jeu de dés et les joueurs divins ! —

Mais tu rougis ? Ai-je dit des choses inexprimables ? Ai-je maudit en voulant te bénir ?

Ou bien est-ce la honte d’être deux qui te fait rougir ? — Me dis-tu de m’en aller et de me taire puisque maintenant — le jour vient ?

Le monde est profond — : et plus profond que le jour ne l’a jamais pensé. Il y a des choses qui ne doivent pas avoir la parole devant le jour. Mais le jour vient : séparons-nous donc !

Ô ciel au-dessus de moi, ciel pudique et ardent ! Ô bonheur avant le soleil levant ! Le jour vient : séparons-nous donc ! —

Ainsi parlait Zarathoustra !

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De la Vertu qui rapetisse.
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1.

Lorsque Zarathoustra revint sur la terre ferme, il ne se dirigea pas droit vers sa montagne et sa caverne, mais il fit beaucoup de courses et de questions, s’informant de ceci et de cela, ainsi qu’il disait de lui-même en plaisantant : « Voici un fleuve qui, par beaucoup de sinuosités, remonte vers sa source ! » Car il voulait apprendre ce qui était arrivé à l’homme pendant son absence : s’il était devenu plus grand ou plus petit. Et un jour il aperçut une rangée de maisons nouvelles ; alors il s’étonna et il dit :

Que signifient ces maisons ? En vérité, nulle grande âme ne les a bâties en symbole d’elle-même !

Un enfant idiot les aurait-il tirées de sa boîte à jouets ? Alors qu’un autre enfant les remette dans sa boîte !

Et ces chambres et ces mansardes : des hommes peuvent-ils en sortir et y entrer ? Elles me semblent faites pour des vers à soie, ou pour des chats friands qui, eux aussi, se laissent manger.

Et Zarathoustra s’arrêta et réfléchit. Enfin il dit avec tristesse : « Tout est devenu plus petit !

Je vois partout des portes plus basses : celui qui est de mon espèce peut encore y passer, mais — il faut qu’il se courbe !

Oh ! quand retournerai-je dans ma patrie où il ne faudra plus que je me courbe — que je me courbe devant les petits ! » — Et Zarathoustra soupira et regarda dans le lointain. —

Le même jour cependant il prononça son discours sur la vertu qui rapetisse.


2.

Je passe au milieu de ce peuple et je tiens mes yeux ouverts : ils ne me pardonnent pas de ne pas être envieux de leurs vertus.

Ils mordent après moi parce que je leur dis : pour des petites gens, de petites vertus sont nécessaires, — et parce que comprends difficilement que de petites gens soient nécessaires !

Je ressemble au coq dans une basse-cour étrangère que les poules même poursuivent à coups de bec ; mais je n’en veux pas pour cela à ces poules.

Je suis poli envers elles comme envers tous petit désagrément ; être épineux envers les petits me semble une sagesse digne des hérissons.

Ils parlent tous de moi quand ils sont assis le soir autour du foyer, — ils parlent de moi, mais personne ne pense — à moi !

C’est là le nouveau silence que j’ai appris à connaître : le bruit qu’ils font autour de moi déploie un manteau sur mes pensées.

Ils tapagent entre eux : « Que nous veut ce sombre nuage ? Veillons à ce qu’il ne nous amène pas une épidémie ! »

Et dernièrement une femme tira contre elle son enfant qui voulait s’approcher de moi : « Enlevez les enfants ! cria-t-elle ; de tels yeux brûlent les âmes des enfants. »

Ils toussent quand je parle : ils croient que la toux est une objection contre les grands vents, — ils ne devinent rien du bruissement de mon bonheur !

« Nous n’avons pas encore le temps pour Zarathoustra », — voilà leur objection ; mais qu’importe un temps qui « n’a pas le temps » pour Zarathoustra ?

Lors même qu’ils me glorifient : comment pourrais-je m’endormir sur leur gloire ? Leur louange est pour moi une ceinture épineuse : elle me démange encore quand je l’enlève.

Et cela aussi je l’ai appris parmi eux : celui qui loue fait semblant de rendre, mais en réalité il veut qu’on lui donne davantage !

Demandez à mon pied si leur manière de louer et d’allécher lui plaît ! Vraiment, selon une telle mesure et un tel tic-tac, il ne veut ni danser, ni se tenir tranquille.

Ils essaient de me louer leur petite vertu et de m’attirer vers elle ; ils voudraient bien entraîner mon pied au tic-tac du petit bonheur.

Je passe au milieu de ce peuple et je tiens mes yeux ouverts : ils sont devenus plus petits et ils continuent à devenir toujours plus petits : — c’est leur doctrine du bonheur et de la vertu qui en est cause.

C’est qu’ils sont aussi modestes dans la vertu, — car ils veulent avoir leurs aises. Mais seule une vertu modeste se comporte avec les aises.

Ils apprennent aussi à marcher à leur manière et à marcher en avant : c’est ce que j’appelle aller clopin-clopant. — C’est ainsi qu’ils sont un obstacle à tous ceux qui se hâtent.

Et il y en a qui vont en avant, regardant en arrière, le cou tendu : volontiers je me heurterai à de tels corps.

Les pieds et les yeux ne doivent ni mentir ni se démentir. Mais il y a beaucoup de mensonges parmi les petites gens.

Quelques-uns d’entre eux veulent, mais la plupart ne sont que voulus. Quelques-uns d’entre eux sont sincères, mais la plupart sont de mauvais comédiens.

Il y a parmi eux des comédiens sans le savoir et des comédiens sans le vouloir —, ceux qui sont sincères sont toujours rares, surtout les comédienst sincères.

Les qualités de l’homme sont rares ici : c’est pourquoi les femmes se masculinisent. Car celui seulement qui est assez homme affranchira dans la femme — la femme.

Et voici la pire des hypocrisies que j’ai trouvée parmi eux : même ceux qui ordonnent feignent les vertus de ceux qui obéissent.

« Je sers, tu sers, nous servons, » — ainsi psalmodie, là aussi, l’hypocrisie des dominants, — et malheur ! quand le premier maître n’est que le premier serviteur !

Hélas ! la curiosité de mon regard s’est égarée vers leur hypocrisie ; et j’ai bien deviné leur bonheur de mouche et leur bourdonnement vers les vitres ensoleillées.

Tant il y a de bonté, tant de faiblesse ! Tant de justice et de compassion, tant de faiblesse !

Ils sont ronds, loyaux et bienveillants les uns envers les autres, comme les grains de sable sont ronds, loyaux et bienveillants envers les grains de sable.

Embrasser modestement un petit bonheur, — c’est ce qu’ils appellent « résignation » ! et en même temps ils louchent déjà modestement vers un nouveau petit bonheur.

Au fond, dans leur simplicité, ils n’ont qu’un désir : que personne ne leur fasse mal. C’est pourquoi ils sont prévenants envers chacun et ils lui font du bien.

Mais cela est de la lâcheté : quoique cela s’appelle « vertu ». —

Et quand il leur arrive de parler avec rudesse, ces petites gens : je n’entends dans leur voix que leur enrouement, — car chaque coup de vent les rend enroués !

Ils sont rusés, leurs vertus ont des doigts rusés. Mais il leur manque les poings : leurs doigts ne savent pas se cacher derrière leurs poings.

La vertu c’est pour eux ce qui rend modeste et apprivoisé : c’est ainsi qu’ils ont fait du loup un chien et de l’homme même le meilleur animal domestique de l’homme.

« Nous avons placé notre chaise au milieu — c’est ce que me dit leur hilarité — et aussi loin des gladiateurs mourants que des truies joyeuses. »

Mais cela est — de la médiocrité : bien que cela s’appelle modération. —


3.

Je passe au milieu de ce peuple et je laisse tomber maintes paroles : mais ils ne savent ni prendre ni retenir.

Ils s’étonnent que je ne sois pas venu pour blâmer les débauches et les vices ; et, en vérité, je ne suis pas venu non plus pour mettre en garde contre les pickpockets.

Ils s’étonnent que je ne sois pas prêt à déniaiser et à aiguiser leur sagesse : comme s’ils n’avaient pas encore assez de sages subtils dont la voix grince comme des crayons d’ardoise !

Et quand je crie : « Maudissez tous les lâches démons qui sont en vous et qui gémiraient volontiers, qui voudraient croiser les mains et adorer » : alors ils crient : « Zarathoustra est impie. »

Et leurs professeurs de résignation crient plus fort, mais c’est précisément à eux qu’ils me plaît de crier à l’oreille : Oui ! Je suis Zarathoustra, l’impie !

Ces professeurs de résignation ! Partout où il y a petitesse, maladie et teigne, ils rampent comme des poux ; et mon dégoût seul m’empêche de les écraser.

Eh bien ! voici le sermon que je fais pour leurs oreilles : je suis Zarathoustra l’impie qui dit : « Qui est-ce qui est plus impie que moi, pour que je me réjouisse de son enseignement ? »

Je suis Zarathoustra, l’impie : où trouverai-je mes semblables ? Mes semblables sont tous ceux qui se donnent eux-mêmes leur volonté et qui se défont de toute résignation.

Je suis Zarathoustra, l’impie : je fais bouillir dans ma marmite tout ce qui est hasard. Et ce n’est que lorsque c’est cuit à point que je lui souhaite la bienvenue comme ma nourriture.

Et en vérité, maint hasard s’est approché de moi en maître : mais ma volonté lui parla d’une façon plus dominatrice encore, — et aussitôt il se mettait à genoux devant moi en suppliant —

— me suppliant de lui donner asile et accueil cordial, et me parlant d’une manière flatteuse : « Vois donc, Zarathoustra, il n’y a qu’un ami pour venir ainsi chez un ami ! » —

Mais pourquoi parler, quand personne n’a mes oreilles ! Ainsi je veux crier à tous les vents :

Vous devenez toujours plus petits, petites gens ! vous vous émiettez, vous qui aimez vos aises ! Vous périrez encore —

— à cause de la multitude de vos petites vertus, de vos petites omissions, à cause de votre continuelle petite résignation.

Vous ménagez trop, vous cédez trop : c’est de cela qu’est fait le sol où vous croîssez ! Mais pour qu’un arbre devienne grand, il doit pousser de dures racines autour de durs rochers !

Même ce que vous omettez aide à tisser la toile de l’avenir des hommes ; même votre néant est une toile d’araignée et une araignée qui vit du sang de l’avenir.

Et quand vous prenez, c’est comme si vous voliez, ô petits vertueux ; pourtant, même parmi les fripons, l’honneur parle : « Il faut voler seulement là ou on ne peut pas piller. »

« Cela ce donne » — telle est aussi une doctrine de la résignation. Mais moi je vous dis, à vous qui aimez vos aises : cela se prend, et cela prendra de vous toujours davantage !

Hélas, que ne vous défaites-vous pas de tous ces demivouloirs, que ne vous décidez-vous pas pour la paresse comme pour l’action !

Hélas, que ne comprenez-vous pas ma parole : Faites toujours ce que vous voudrez, — mais soyez d’abord de ceux qui peuvent vouloir ! »

Aimez toujours votre prochain comme vous-mêmes, — mais soyez d’abord de ceux qui s’aiment eux-mêmes

— qui s’aiment avec le grand amour, avec le grand mépris ! » Ainsi parle Zarathoustra, l’impie. —

Mais pourquoi parler, quand personne n’a mes oreilles ! Il est encore une heure trop tôt pour moi.

Je suis parmi ce peuple mon propre précurseur, mon propre chant du coq dans les rues obscures.

Mais leur heure vient ! Et vient aussi la mienne ! D’heure en heure ils deviennent plus petits, plus pauvres, plus stériles, — pauvre herbe ! pauvre terre !

Bientôt ils seront devant moi comme de l’herbe sèche, comme une steppe, et en vérité, fatigués d’eux-mêmes, — et plutôt que d’eau, altérés de feu !

Ô heure bienheureuse de la foudre ! Ô mystère d’avant midi ! — un jour je ferai d’eux des feux courants et des prophètes aux langues de flammes : —

— ils prophétiseront avec des langues de flammes : il vient, il est proche, le Grand Midi !

Ainsi parlait Zarathoustra.

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Sur le Mont des Oliviers.
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L’hiver, hôte malin, est assis dans ma demeure ; mes mains sont bleues de l’étreinte de son amitié.

Je l’honore, cet hôte malin, mais j’aime à le laisser seul. J’aime à lui échapper ; et si l’on court bien, on finit par lui échapper !

Avec les pieds chauds, les pensées chaudes, je cours où le vent se tient coi, — vers le coin ensoleillé de mon mont des Oliviers.

C’est là que je ris de mon hôte rigoureux, et je lui suis reconnaissant d’attraper chez moi les mouches et de faire taire beaucoup de petits bruits.

Car il n’aime pas à entendre bourdonner une mouche, ou même deux ; il rend solitaire jusqu’à la rue, en sorte que le clair de lune se met à y avoir peur la nuit.

Il est un hôte dur, — mais je l’honore, et je ne prie pas le dieu ventru du feu, comme font les efféminés.

Il vaut mieux encore un peu claquer des dents que d’adorer des idoles ! — telle est ma nature. Et j’en veux surtout à tous les dieux du feu, à l’esprit ardent, bouillonnant et morne.

Quand j’aime quelqu’un, je l’aime en hiver mieux qu’en été ; je me moque mieux de mes ennemis et plus courageusement, depuis que l’hiver est dans la maison.

Courageusement, en vérité, même quand je me blottis dans mon lit — : même alors mon bonheur retiré rit et fanfaronne encore, et mon rêve mensonger se met à rire.

Ramperai-je ? Jamais encore, dans ma vie je n’ai rampé devant les puissants ; et si j’ai jamais menti, c’était par amour. C’est pourquoi je suis content même dans un lit d’hiver.

Un lit ordinaire me chauffe mieux qu’un lit luxueux, car je suis jaloux de ma pauvreté. Et c’est en hiver que ma pauvreté m’est le plus fidèle.

Je commence chaque jour avec une méchanceté, je me moque de l’hiver avec un bain froid : c’est ce qui fait grogner mon ami sévère.

J’aime aussi à le chatouiller avec un petit cierge : afin qu’il permette enfin au ciel de sortir de l’aube cendrée.

Car c’est surtout le matin que je suis méchant : à la première heure, quand les seaux grincent à la fontaine, et que les chevaux hennissent par les rues grises : —

J’attends alors avec impatience que le ciel lumineux se lève, le ciel d’hiver à la barbe grise, le vieillard à la tête blanche, —

— le ciel d’hiver, silencieux, qui tait parfois même son soleil !

Est-ce de lui que j’ai appris les longs silences lumineux ? Ou bien est-ce de moi qu’il les a appris ? Ou bien chacun de nous les a-t-il inventés lui-même ?

L’origine de toutes bonnes choses est multiple, — toutes les bonnes choses pétulantes sautent de plaisir dans l’existence : comment ne feraient-elles cela — qu’une seule fois !

Le long silence, lui aussi, est une bonne chose pétulante. Et, pareil à un ciel d’hiver, regarder d’un visage clair avec des yeux ronds : —

— taire comme lui son soleil et son inflexible volonté de soleil : en vérité j’ai bien appris cet art et cette malice d’hiver !

C’est mon art et ma plus chère méchanceté que mon silence ait appris à mon silence de ne pas se trahir par le silence.

Par des paroles et des dés cliquetants je m’amuse à duper les gens solennels qui attendent : je veux que ma volonté et mon but échappent à leur sévère attention.

Afin que personne ne puisse regarder dans l’abîme de mes raisons et de ma dernière volonté, — j’ai inventé le long et clair silence.

J’ai trouvé plus d’un intelligent qui voilait son visage et qui troublait son eau, afin que personne ne puisse regarder au travers et au fond.

Mais c’est chez lui précisément que venaient les rusés méfiantset les casse-noix : on lui pêchait ses poissons les plus cachés !

Cependant, les clairs, les braves, et transparents — ceux-là sont pour moi les silencieux les plus rusés : leur fond est si profond que l’eau même la plus claire ne les — trahit point. —

Silencieux ciel d’hiver à la barbe de neige, tête blanche aux yeux ronds au-dessus de moi ! Ô divin symbole de mon âme et de la pétulance de mon âme !

Et ne faut-il pas que je me cache, comme quelqu’un qui a avalé de l’or, — afin qu’on ne m’ouvre pas l’âme ?

Ne faut-il pas que je porte des échasses, pour qu’ils ne voient pas mes longues jambes, — tous ces tristes envieux autour de moi ?

Toutes ces âmes enfumées, renfermées, usées, moisies, aigries — comment leur envie saurait-elle supporter mon bonheur ?

C’est pourquoi je ne leur montre que l’hiver et la glace qui sont sur mes sommets — je ne leur montre pas que ma montagne est encore entourée de toutes les ceintures de soleil !

Ils n’entendent siffler que mes tempêtes hivernales : et ne savent pas que je passe aussi sur de chaudes mers, pareil à des vents du sud langoureux, lourds et ardents.

Ils ont pitié de mes accidents et de mes hasards : — mais mes paroles disent : « Laissez venir à moi le hasard : il est innocent comme un petit enfant ! »

Comment sauraient-ils supporter mon bonheur si je ne mettais autour de mon bonheur des accidents et des misères hivernales, des toques d’ours blanc et des enveloppes de ciel de neige ?

— si je n’avais moi-même pitié de leur apitoiement, l’apitoiement de ces tristes envieux ?

— si moi-même je ne soupirais et ne grelottais pas devant eux, en me laissant envelopper patiemment dans leur pitié ?

Ceci est la sage pétulance et la bienveillance de mon âme, qu’elle ne cache point son hiver et ses vents glacés ; elle ne cache même pas ses engelures.

Pour l’un la solitude est la fuite de la maladie, pour l’autre la fuite devant la maladie.

Qu’ils m’entendent gémir et soupirer devant la froidure de l’hiver, tous ces pauvres et louches vauriens autour de moi ! Avec de tels gémissements et de tels soupirs, je fuis leurs chambres chauffées.

Qu’ils me plaignent et me prennent en pitié à cause de mes engelures : « Il finira par geler à la glace de sa connaissance ! » — c’est ainsi qu’ils gémissent.

Pendant ce temps, je cours çà et là, les pieds chauds sur mon mont des Oliviers ; dans le coin ensoleillé de mon mont des Oliviers, je chante et je me moque de toute compassion. —

Ainsi chantait Zarathoustra.

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En Passant.
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Traversant ainsi lentement bien des peuples et mainte ville, Zarathoustra retournait pas des détours vers ses montagnes et sa caverne. Et voici en passant il arriva aussi, à l’improviste à la porte de la grande ville : mais lorsqu’il fut arrivé là, un fou écumant sauta sur lui les bras étendus en lui barrant le passage. C’était le même fou que le peuple appelait « le singe de Zarathoustra » : car il imitait un peu les manières de Zarathoustra et la chute de sa phrase et aimait aussi à emprunter au trésor de sa sagesse. Le fou cependant parlait ainsi à Zarathoustra:

« Ô Zarathoustra, c’est ici qu’est la grande ville : tu n’as rien à chercher ici et tout à y perdre.

Pourquoi voudrais-tu patauger dans cette fange ? Aie donc pitié de tes jambes ! crache plutôt sur la porte de la ville et — retourne sur tes pas !

Ici c’est un enfer pour les pensées solitaires. Ici l’on fait cuire vivantes les grandes pensées et on les réduit en bouillie.

Ici pourrissent tous les grandes sentiments : ici on ne laisse cliqueter que les petits sentiments desséchés !

Ne sens-tu pas déjà l’odeur des abattoirs et des gargotes de l’esprit. Les vapeurs des esprits abattus ne font-elles pas fumer cette ville ?

Ne vois-tu pas les âmes suspendues comme des torchons flasques et malpropres ? — et ils se servent de ces torchons pour faire des journaux.

N’entends-tu pas comme ici l’esprit devient jeu de mots ? il se fait jeu en de repoussants calembours ! — et de ces rinçures ils font des journaux !

Ils se provoquent et ne savent pas à quoi. Ils s’échauffent et ne savent pas pourquoi. Ils font tinter leur fer-blanc et sonner leur or.

Ils sont froids et ils cherchent de la chaleur dans les eaux-de-vie ; ils sont échauffés et cherchent la fraîcheur chez les esprits frigides ; l’opinion publique leur donne la fièvre et les rend tous ardents.

Tous les désirs et tous les vices ont élu domicile ici ; mais il y a aussi des vertueux, il y a ici beaucoup de vertus habiles et occupées : —

Beaucoup de vertus occupées, avec des doigts pour écrire, des culs-de-plomb et des ronds-de-cuir, comblés de petites décorations et pères de filles empaillées et sans derrières.

Il y a ici aussi beaucoup de piété, et beaucoup de courtisanerie dévote et de bassesses devant le Dieu des armées.

Car c’est d’« en haut » que pleuvent les étoiles et les gracieux crachats ; c’est vers en haut que vont les désirs de toutes les poitrines sans étoiles.

La lune a sa cour et la cour a ses satellites : mais le peuple mendiant et toutes les habiles vertus mendiantes élèvent des prières vers tout ce qui vient de la cour.

« Je sers, tu sers, nous servons » — ainsi prient vers le souverain toutes les vertus habiles : afin que l’étoile méritée s’accroche enfin à la poitrine étroite !

Mais la lune tourne autour de tout ce qui est terrestre : c’est ainsi aussi que le souverain tourne autour de ce qu’il y a de plus terrestre : — mais ceci est l’or des épiciers.

Le dieu des armées n’est pas le dieu des lingots ; le souverain propose, mais l’épicier — dispose !

Au nom de tout ce que tu as de clair, de fort et de bon en toi, ô Zarathoustra ! crache sur cette ville des épiciers et retourne en arrière !

Ici le sang coule vicié, mince et mousseux à travers les artères : crache sur la grande ville qui est le grand dépotoir où s’accumule toute l’écume !

Crache sur la ville des âmes déprimées et des poitrines étroites, des yeux pointus et des doigts gluants —

— sur la ville des importuns et des impertinents, des écrivassiers et des braillards, des ambitieux exaspérés : —

— sur la ville où se réunit tout ce qui est carié, mal famé, lascif, sombre, pourri, ulcéré, conspirateur : —

— crache sur la grande ville et retourne sur tes pas ! » — —

Mais en cet endroit Zarathoustra interrompit le fou écumant et lui ferma la bouche.

« Tais-toi enfin ! s’écria Zarathoustra, il y a longtemps que ta parole et ton allure me dégoûtent !

Pourquoi as-tu si longtemps vécu au bord du marécage, en sorte que tu es toi-même devenu grenouille et crapaud ?

Ne coule-t-il pas maintenant dans tes propres veines un sang des marécages, vicié et mousseux, de sorte que tu aies ainsi appris à croasser et blasphémer ?

Pourquoi n’es-tu pas allé dans la forêt ? Pourquoi n’as-tu pas labouré la terre ? La mer n’est-elle pas pleine de vertes îles ?

Je méprise ton mépris ; et si tu m’avertis, — pourquoi ne t’es-tu pas averti toi-même ?

C’est de l’amour seul que doit me venir le vol de mon mépris et de mon oiseau avertisseur : et non du marécage ! —

On t’appelle mon singe, fou écumant : mais je t’appelle mon porc grognant, — par ton grognement tu finis par me gâter mon éloge de la folie.

Qu’était-ce donc qui te fit grogner d’abord ? Que personne ne t’ait assez flatté : — c’est pourquoi tu t’es assis à côté de ces ordures, afin d’avoir des raisons pour grogner, —

— afin d’avoir de nombreuses raisons de vengeance ! Car la vengeance, fou vaniteux, c’est toute ton écume, je t’ai bien deviné !

Mais ta parole de fou me nuit à moi, même là où tu as raison ! Et si même la parole de Zarathoustra avait mille fois raison : toi tu me ferais toujours tort avec ma parole ! »

Ainsi parlait Zarathoustra, et, regardant la grande ville, il soupira et se tut longtemps. Enfin il dit ces mots :

Je suis dégoûté aussi de cette grande ville et non seulement de ce fou. Ici et là il n’y a rien à améliorer, rien à rendre pire.

Malheur à cette grande ville ! — Et je voudrais voir déjà la colonne de feu qui l’incendiera !

Car il faut que de telles colonnes de feu précèdent le grand midi. Mais ceci a son temps et sa propre destinée. —

Je te donne cependant cet enseignement en guise d’adieu, à toi fou : où l’on ne peut plus aimer, on doit — passer !

Ainsi parlait Zarathoustra et il passa devant le fou et devant la grande ville.

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Des Transfuges.
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1.

Hélas ! comme tout ce qui, naguère, sur cette prairie, était encore vert et coloré est déjà fané et gris maintenant ! Et combien de miel d’espérance ai-je porté d’ici à ma ruche !

Tous ces jeunes cœurs sont déjà devenu vieux, — et pas même vieux ! fatigués seulement, communs et commodes : — ils expliquent cela en disant : « Nous sommes redevenus pieux. »

Naguère encore je les vis à la première heure marcher sur des jambes courageuses : mais leurs jambes de la connaissance se sont fatiguées, et maintenant ils calomnient même encore leur bravoure du matin.

En vérité plus d’un élevait jadis encore les jambes comme un danseur, le rire lui faisait signe dans ma sagesse. — alors il se mit à réfléchir. Je viens de le voir courbé — rampant vers la croix.

Ils voltigeaient jadis autour de la lumière et de la liberté, comme font les moucherons et de jeunes poètes. Un peu plus vieux, un peu plus froids : et déjà ils sont assis derrière le poêle, comme des calotins et des cagots.

Ont-ils perdu courage parce que la solitude m’a englouti comme aurait fait une baleine ? Auraient-ils prêté l’oreille, pleins de désir, longtemps et en vain, pour entendre mes trompettes et mes cris de héraut ?

— Hélas ! Ils y en a toujours très dont le cœur ait un long courage et une longue impétuosité ; et c’est en eux aussi que l’esprit demeure persévérant. Tout le reste est lâcheté.

Tout le reste : ce sont toujours les plus nombreux, le quotidien, le superflu, ceux qui sont de trop. — Tous ceux-là sont des lâches ! —

Celui qui est de mon espèce rencontrera sur son chemin des aventures comme les miennes : en sorte que ses premiers compagnons devront être des cadavres et des acrobates.

Ses seconds compagnons cependant, — ceux-ci s’appelleront ses croyants : une vivante multitude, beaucoup d’amour, beaucoup de folie, beaucoup de vénération enfantine.

C’est à ces croyants que celui qui est de mon espèce parmi les hommes ne devra pas attacher son cœur ; c’est à ces printemps et à ces prairies multicolores que celui qui connaît l’espèce humaine, faible et fugitive, ne devra pas croire !

S’ils pouvaient autrement, ils voudraient aussi autrement. Ce qui n’est qu’à demi gâte tout ce qui est entier. Quand des feuilles se fanent, — pourquoi se plaindrait-on !

Laisse-les aller et tomber, ô Zarathoustra, et ne te plains pas ! Souffle plutôt parmi eux avec des vents qui frôlent, —

— souffle parmi ces feuilles, ô Zarathoustra, que tout ce qui est fané s’en aille de toi plus vite encore ! —

2.

« Nous sommes redevenus pieux » — ainsi confessent les transfuges ; et beaucoup d’entre eux sont encore trop lâches pour confesser ainsi.

C’est ceux-ci que je regarde dans le blanc des yeux, — c’est à ceux-ci que je le dis en plein visage et dans la rougeur de leur joue : vous êtes de ceux qui prient de nouveau !

Cependant c’est une honte de prier ! Non pour tout le monde, mais pour toi et pour moi, et pour tous ceux qui ont leur conscience dans la tête. Pour toi, c’est une honte de prier !

Tu le sais bien : le lâche démon en toi qui aime à joindre les mains ou à croiser les bras et aimerait à avoir une vie plus facile : — ce lâche démon te dit : « Il est un dieu ! »

Mais ainsi tu fais partie de ceux qui craignent la lumière, de ceux à qui la lumière ne laisse jamais de repos ; maintenant il te faut que tu plonges quotidiennement ta tête plus profondément dans la nuit et les brumes !

Et, en vérité, tu as bien choisi ton heure : car les oiseaux de nuit ont repris leur vol. L’heure des êtres nocturnes est venue, l’heure du chômage où ils ne — « chôment » pas.

Je l’entends et je le sens: l’heure est venue des chasses et des processions, non des chasses sauvages, mais des chasses douces et débiles, reniflant dans les coins, sans faire plus de bruit que le murmure de prière, —

— des chasses aux cagots, pleins d’âme : toutes les souricières des cœurs sont de nouveau braquées ! Et partout où je soulève un rideau, une petite phalène se précipite dehors.

Était-elle blottie là avec une autre petite phalène ? Car partout je sens de petites communautés cachées ; et partout où il y a des réduits, il y a de nouveaux bigots avec l’odeur des bigots.

Ils sont assis ensemble pendant des soirées entières et ils se disent : « Redevenons comme les petits enfants et invoquons le bon Dieu ! » — Ils ont la bouche et l’estomac gâtés par les pieux confiseurs.

Ou bien, durant de longs soirs, ils regardent les ruses d’une araignée aux aguets, qui prêche la sagesse aux araignées même, en leur enseignant : « Sous les croix, il fait bon tisser sa toile ! »

Ou bien ils sont assis pendant des journées entières à pêcher à la ligne au bord des marécages, et ils croient que c’est là être profond ; mais celui qui pêche où il n’y a pas de poisson, j’estime qu’il n’est même pas superficiel !

Ou bien ils apprennent joyeusement à jouer de la harpe chez un chansonnier qui aimerait bien s’insinuer dans le cœur des petites jeunes femmes : — car ce chansonnier est fatigué des vieilles femmes et de leurs louanges.

Ou bien ils apprennent à frissonner chez un sage à moitié détraqué qui attend, dans des chambres obscures, que les esprits apparaissent — tandis que leur esprit disparaît entièrement !

Ou bien ils écoutent un vieux charlatan, musicien ambulant, à qui la tristesse du vent a enseigné la lamentation des tons ; maintenant il siffle d’après le vent et il prêche la tristesse d’un ton triste.

Et quelques-uns d’entre eux se sont même faits veilleurs de nuit : ils savent maintenant souffler dans les cornes, circuler la nuit et réveiller de vieilles choses endormies depuis longtemps.

J’ai entendu hier dans la nuit, le long des vieux murs du jardin, cinq paroles à propos de ces vieilles choses : elles venaient de ces vieux veilleurs de nuit tristes et secs.

« Pour un père, il ne veille pas assez sur ses enfants : des pères humains font cela mieux que lui ! »

« Il est trop vieux. Il ne s’occupe plus tu tout de ses enfants », — ainsi répondit l’autre veilleur de nuit.

« A-t-il donc des enfants ? Personne ne peut le prouver s’il ne le prouve lui-même ! Depuis longtemps je voudrais qu’il le prouvât une fois à fond. »

« Prouve r? A-t-il jamais démontré quelque chose, celui-là ? Les preuves lui sont difficiles ; il tient beaucoup à ce que l’on croie en lui. »

« Oui, oui ! La foi le sauve, la foi en lui-même. C’est l’habitude des vieilles gens ! Nous sommes faits de même ! » —

— Ainsi parlèrent l’un à l’autre les deux veilleurs de nuit, ennemis de la lumière, puis ils soufflèrent tristement dans leurs cornes : c’est ce qui arriva hier dans la nuit, le long des vieux murs du jardin.

Quant à moi, mon cœur se tordait de rire ; il voulait se briser, mais ne savais comment ; et cet accès d’hilarité me secouait le diaphragme.

En vérité, ce sera ma mort, d’étouffer de rire, en voyant des ânes ivres et en entendant ainsi des veilleurs de nuit douter le Dieu.

Le temps n’est-il pas depuis longtemps passé, même pour de pareils doutes ? Qui aurait le droit de réveiller encore dans leur sommeil d’aussi vieilles choses ennemies de la lumière ?

Il y a longtemps que c’en est fini des dieux anciens : — et, en vérité, ils ont eu une bonne et joyeuse fin divine !

Ils ne passèrent pas par le « crépuscule » pour aller vers la mort, — c’est un mensonge de le dire ! Au contraire : ils se sont tués eux-mêmes à force de — rire !

Cela arriva lorsque la parole la plus impie fut prononcée par un dieu même, — la parole : « Il n’y a qu’un Dieu ! Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face ! »

— une vieille barbe de dieu, un dieu, coléreux et jaloux, s’est oubliée ainsi : —

Alors tous les dieux se mirent à rire et en branlant sur leurs sièges, ils s’écrièrent  : « N’est-ce pas là précisément la divinité, qu’il y ait des dieux — qu’il n’y ait pas de Dieu ? »

Que celui qui a des oreilles pour entendre entende. —

Ainsi parlait Zarathoustra dans la ville qu’il aimait et qui est appelée la « Vache multicolore ». Car de là il n’avait plus que deux jours de marche pour retourner à sa caverne, auprès de ses animaux ; mais il avait l’âme sans cesse pleine d’allégresse de se savoir si près de son retour. —

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Le Retour.
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Ô solitude ! Toi ma patrie, solitude ! J’ai trop longtemps vécu sauvage en de sauvages pays étrangers, pour ne pas retourner à toi avec des larmes !

Maintenant menace-moi du doigt, ainsi qu’une mère, et souris-moi comme sourit une mère et dis seulement : « Qui était-ce, celui qui jadis s’est échappé de moi comme un tourbillon ? —

« — celui qui, en s’en allant, s’est écrié : trop longtemps j’ai tenu compagnie à la solitude, alors j’ai désappris le silence ! C’est cela — que tu as sans doute appris maintenant ?

« Ô Zarathoustra, je sais tout : et que tu te sentais plus abandonné dans la multitude, toi l’unique, que jamais tu ne l’as été avec moi !

« Autre chose est l’abandon, autre chose la solitude : C’est cela — que tu as appris maintenant ! Et que parmi les hommes tu seras toujours sauvage et étranger :

« — sauvage et étranger, même quand ils t’aiment, car avant tout ils veulent être ménagés !

« Mais ici tu es chez toi et dans ta demeure ; ici tu peux tout dire et t’épancher tout entier, ici nul n’a honte de sentiments cachés et tenaces.

« Ici toutes choses s’approchent à ta parole, avec des caresses, elles te cajolent : car elles veulent monter sur ton dos. Monté sur tous les symboles tu chevauches ici vers toutes les vérités.

« Avec droiture et franchise, tu peux parler ici à toutes choses : et, en vérité, cela leur semble être des louanges, lorsqu’on parle à toutes choses — avec droiture.

« Autre chose, cependant, est l’abandon. Car te souviens-tu, ô Zarathoustra ? Lorsque alors ton oiseau se mit à crier au-dessus de toi, lorsque tu étais dans la forêt, sans savoir où aller, incertain, tout près d’un cadavre : —

« — lorsque tu disais : que mes animaux me conduisent ! J’ai trouvé plus de danger parmi les hommes que parmi les animaux : — C’était de l’abandon !

« Et te souviens-tu, ô Zarathoustra ? Lorsque tu étais assis sur ton île, fontaine de vin parmi les seaux vides, donnant à ceux qui ont soif et te répandant sans compter :

« — jusqu’à ce que tu fus enfin assis, seul altéré parmi les hommes ivres et que tu te plaignis nuitamment : « N’y a-t-il pas plus de bonheur à prendre qu’à donner ? Et n’y a-t-il pas plus de bonheur encore à voler qu’à prendre ? » — C’était de l’abandon ! » —

«  Et te souviens-tu, ô Zarathoustra ? Lorsque vint ton heure la plus silencieuse qui te chassa de toi-même, lorsqu’elle te dit avec de méchants chuchotements : Parle et brise ! » —

« — lorsqu’elle te dégoûta de ton attente et de ton silence et qu’elle découragea ton humble courage : C’était de l’abandon ! » —

Ô solitude ! Toi ma patrie, solitude ! Comme ta voix me parle, bienheureuse tendre !

Nous ne nous questionnons point, nous ne nous plaignons point l’un à l’autre, ouvertement nous passons ensemble les portes ouvertes.

Car tout est ouvert chez toi et il fait clair ; et les heures, elles aussi, s’écoulent ici plus légères. Car dans l’obscurité, le temps vous paraît plus lourd à porter qu’à la lumière.

Ici se révèle à moi l’essence et l’expression de toutes choses : tout ce qui est veut s’exprimer ici, et tout ce qui devient veut apprendre de moi à parler.

Là-bas cependant — tout discours est vain ! La meilleure sagesse c’est d’oublier et de passer : — c’est — ce que j’ai appris !

Qui voudrait tout comprendre chez les hommes devrait tout prendre. Mais pour cela j’ai les mains trop propres.

Je n’aime pas respirer leur haleine ; hélas ! pourquoi ai-je vécu si longtemps parmi leur bruit et leur mauvaise haleine !

Ô la bienheureuse solitude qui m’entoure ! Ô les pures odeurs qui m’entourent ! Ô comme ce silence aspire l’air pur à pleins poumons ! Ô comme il écoute, ce silence bienheureux !

Là-bas cependant — tout parle et rien n’est entendu. Qu’on annonce sa sagesse à sons de cloches : les épiciers sur la place publique en couvriront le son par le bruit des gros sous !

Chez eux tout parle, personne ne sait plus comprendre. Tout tombe à l’eau, rien ne tombe plus dans de profondes fontaines.

Chez eux tout parle, rien ne réussit et ne s’achève plus. Tout caquète, mais qui veut encore rester au nid à couver ses oeufs ?

Chez eux tout parle, tout est dilué. Et ce qui hier était encore trop dur, pour le temps lui-même et pour ses dents, pend aujourd’hui, déchiqueté et rongé, de la bouche des hommes d’aujourd’hui.

Chez eux tout parle, tout est divulgué. Et ce qui jadis était appelé mystère et secret des âmes profondes, appartient aujourd’hui aux trompettes des rues et à d’autres papillons.

Ô nature humaine ! chose singulière ! bruit dans les rues obscures ! Te voilà derrière moi : — mon plus grand danger est resté derrière moi !

Les ménagements et la pitié furent toujours mon plus grand danger, et tous les êtres humains veulent être ménagés et pris en pitié.

Avec des vérités contenues, des mains de fou et un cœur affolé, riche en petits mensonges de la pitié : — ainsi j’ai toujours vécu parmi les hommes.

J’étais assis parmi eux, déguisé, prêt à me méconnaître pour les supporter, aimant à me dire pour me persuader : « Toi, fou, tu ne connais pas les hommes ! »

On désapprend les hommes quand on vit parmi les hommes. Il y a trop de premiers plans chez les hommes, — que veulent les vues lointaines et perçantes !

Et s’ils me méconnaissaient : dans ma folie, je les ménageais plus que moi-même à cause de cela : habitué que j’étais à la dureté envers moi-même, et me vengeant souvent sur moi-même de ce ménagement.

Piqué de mouches venimeuses, et rongé comme la pierre, par les nombreuses gouttes de la méchanceté, ainsi j’étais parmi eux et je me disais encore : « Tout ce qui est petit est innocent de sa petitesse ! »

C’est surtout ceux qui s’appelaient « les bons » que j’ai trouvé être les mouches les plus venimeuses : ils piquent en toute innocence ; ils mentent en toute innocence ; comment sauraient-ils être — justes envers moi !

La pitié enseigne à mentir à ceux qui vivent parmi les bons. La pitié rend l’air lourd à toutes les âmes libres. Car la bêtise des bons est insondable.

Me cacher moi-même et ma richesse — voilà ce que j’ai appris à faire là-bas : car j’ai trouvé chacun pauvre d’esprit. Ce fut là le mensonge de ma pitié de savoir chez chacun,

— de voir et de sentir chez chacun ce qui était pour lui assez d’esprit, ce qui était trop d’esprit pour lui !

Leurs sages rigides, je les ai appelés sages, non rigides, — c’est ainsi que j’ai appris à avaler les mots. Leurs fossoyeurs : je les ai appelés chercheurs et savants, — c’est ainsi que j’ai appris à changer les mots.

Les fossoyeurs prennent les maladies à force de creuser des fosses. Sous de vieux décombres dorment des exhalaisons malsaines. Il ne faut pas remuer le marais. Il faut vivre sur les montagnes.

C’est avec des narines heureuses que je respire de nouveau la liberté des montagnes ! Mon nez est enfin délivré de l’odeur de tous les être humains !

Chatouillée par l’air vif, comme par des vins mousseux, mon âme éternue, — et s’acclame en criant : « À ta santé ! »

Ainsi parlait Zarathoustra.

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Des trois Maux.
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1.

En rêve, dans mon dernier rêve du matin, je me trouvais aujourd’hui sur un promontoire, — au delà du monde, je tenais une balance dans la main et je pesais le monde.

Ô pourquoi l’aurore est-elle venue trop tôt pour moi ? son ardeur m’a réveillé, la jalouse ! Elle est toujours jalouse de l’ardeur de mes rêves du matin.

Mesurable pour celui qui a le temps, pesable pour un bon peseur, attingible pour les ailes vigoureuses, devinable pour de divins casse-noisettes : ainsi mon rêve a trouvé le monde : —

Mon rêve, un hardi navigateur, mi-vaisseau, mi-rafale, silencieux comme le papillon, impatient comme le faucon : quelle patience et quel loisir il a eu aujourd’hui pour peser le monde !

Ma sagesse lui aurait-elle parlé en secret, ma sagesse du jour, riante et éveillée, qui se moque de tous les « mondes infinis » ? Car elle dit : « Où il y a de la force, le nombre finit par devenir maître, car c’est lui qui a le plus de force. »

Avec quelle certitude mon rêve a regardé ce monde fini ! Ce n’était de sa part ni curiosité, ni indiscrétion, ni crainte, ni prière : —

— comme si une grosse pomme s’offrait à ma main, une pomme d’or, mûre, à peau fraîche et veloutée : — ainsi s’offrit à moi le monde : —

— comme si un arbre me faisait signe, un arbre à larges branches, à volonté ferme, courbé en appui et en reposoir pour le voyageur fatigué : ainsi le monde était placé sur mon promontoire : —

— comme si de gracieuses mains portaient un coffret à ma rencontre, — un coffret ouvert pour le ravissement des yeux pudiques et vénérateurs : ainsi le monde se porte à ma rencontre : —

— pas assez énigme pour chasser l’amour des hommes, pas assez solution pour endormir la sagesse des hommes : — une chose humainement bonne, tel me fut aujourd’hui le monde que l’on calomnie tellement !

Combien je suis reconnaissant à mon rêve du matin d’avoir ainsi pesé le monde à la première heure ! Il est venu à moi comme une chose humainement bonne, ce rêve et ce consolateur de cœur !

Et, afin que je fasse comme lui de jour, et que ce qu’il a de meilleur me serve d’exemple : je veux mettre maintenant dans la balance les trois plus grands maux et peser humainement bien. —

Celui qui enseigna à bénir enseigna aussi à maudire : quelles sont les trois choses les plus maudites sur la terre ? Ce sont elles que je veux mettre sur la balance.

La volupté, le désir de domination, l’égoïsme : ces trois choses ont été les plus maudites et les plus calomniées jusqu’à présent, — ce sont ces trois choses que je veux peser humainement bien.

Eh bien ! Voici mon promontoire et voilà la mer : elle roule vers moi, moutonneuse, caressante, cette vieille et fidèle chienne, ce monstre à cent têtes que j’aime.

Eh bien ! C’est ici que je veux tenir la balance sur la mer houleuse, et je choisis aussi un témoin qui regarde, — c’est toi, arbre solitaire, au parfum puissant et à la large voûte, arbre que j’aime ! —

Sur quel pont le présent va-t-il vers l’avenir ? Quelle est la force qui contraint ce qui est haut à s’abaisser vers ce qui est bas ? Et qu’est-ce qui force la chose la plus haute — à grandir encore davantage ? —

Maintenant la balance se tient immobile et en équilibre : j’y ai jeté trois lourdes questions, l’autre plateau porte trois lourdes réponses.

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2.

Volupté — c’est pour tous les pénitents en silice qui méprisent le corps, l’aiguillon et la mortification, c’est le « monde » maudit chez tous les hallucinés de l’arrière-monde : car elle nargue et éconduit tous les hérétiques.

Volupté — c’est pour la canaille le feu lent où on la brûle ; pour tout le bois vermoulu et les torchons nauséabonds le grand fourneau ardent.

Volupté — c’est pour les cœurs libres quelque chose d’innocent et de libre, le bonheur du jardin de la terre, la débordante reconnaissance de l’avenir pour le présent.

Volupté — ce n’est un poison doucereux que pour les flétris, mais pour ceux qui ont la volonté du lion, c’est le plus grand cordial, le vin des vins, que l’on économise religieusement.

Volupté — c’est la plus grande félicité symbolique pour le bonheur et l’espoir supérieur. Car il y en a beaucoup à qui est promis le mariage et plus que le mariage, —

— bien des choses qui se sont plus étrangères à elles-mêmes que ne l’est l’homme à la femme : et qui donc a jamais entièrement compris à quel point l’homme et la femme se sont étrangers ?

Volupté — cependant je veux mettre des clôtures autour de mes pensées et aussi autour de mes paroles : pour que les cochons et les exaltés n’envahissent pas mes jardins ! —

Désir de dominer — c’est le fouet cuisant pour les plus durs de tous les cœurs endurcis, l’épouvantable martyre qui se réserve au plus cruel lui-même, la sombre flamme des bûchers vivants.

Désir de dominer — c’est le frein méchant mis aux peuples les plus vains, c’est lui qui raille toutes les vertus incertaines, à cheval sur toutes les fiertés.

Désir de dominer — c’est le tremblement de terre qui rompt et disjoint tout ce qui est caduc et creux, c’est le briseur irrité de tous les sépulcres blanchis qui gronde et punit, le point d’interrogation jaillissant à côté de réponses prématurées.

Désir de dominer — dont le regard fait ramper et se courber l’homme, qui l’asservit et l’abaisse au-dessous du serpent et du cochon : jusqu’à ce qu’enfin le grand mépris clame en lui. —

Désir de dominer — c’est le terrible maître qui enseigne le grand mépris, qui prêche en plein visage aux villes etaux empires : « Ôte-toi ! » — jusqu’à ce qu’enfin ils s’écrient eux-mêmes : « Que je m’ôte moi ! »

Désir de dominer — qui monte aussi vers les purs et les solitaires pour les attirer, qui monte vers les hauteurs de la satisfaction de soi, ardent comme un amour qui trace sur le ciel d’attirantes joies empourprées.

Désir de dominer — mais qui voudrais appeler cela un désir, quand c’est vers en bas que la hauteur aspire à la puissance ! En vérité, il n’y a rien de fiévreux et de maladif dans de pareils désirs, dans de pareilles descentes !

Que la hauteur solitaire ne s’esseule pas éternellement et ne se contente pas de soi ; que la montagne descende vers la vallée et les vents des hauteurs vers les terrains bas : —

Ô qui donc trouverait le vrai nom pour baptiser et honorer un pareil désir ! « Vertu qui donne » — c’est ainsi que Zarathoustra appela jadis cette chose inexprimable.

Et c’est alors qu’il arriva aussi — et, en vérité, ce fut pour la première fois ! — que sa parole fit la louange de l’égoïsme, le bon et sain égoïsme qui jaillit de l’âme puissante : —

— de l’âme puissante, unie au corps élevé, au corps beau, victorieux et réconfortant, autour de qui toute chose devient miroir :

— le corps souple et convaincant, le danseur dont le symbole et l’expression est l’âme joyeuse d’elle-même. La joie égoïste de tels corps, de telles âmes s’appelle elle-même : « vertu. »

Avec ce qu’elle dit du bon et du mauvais, cette joie égoïste se protège elle-même, comme si elle s’entourait de bois sacrés ; avec les noms de son bonheur, elle bannit loin d’elle tout ce qui est méprisable.

Elle bannit loin d’elle tout ce qui est lâche ; elle dit : Mauvais — c’est ce qui est lâche ! Méprisable lui semble celui qui peine, soupire et se plaint toujours et qui ramasse même les plus petits avantages.

Elle méprise aussi toute sagesse lamentable : car en vérité il y a aussi la sagesse qui fleurit dans l’obscurité ; une sagesse d’ombre nocturne qui soupire toujours : « Tout est vain ! »

Elle ne tient pas en estime la craintive méfiance et ceux qui veulent des serments au lieu de regards et de mains tendues : et non plus la sagesse trop méfiante, — car c’est ainsi que font les âmes lâches.

L’obséquieux lui paraît plus bas encore, le chien qui se met tout de suite sur le dos, l’humble ; et il y a aussi de la sagesse qui est humble, rampante, pieuse et obséquieuse.

Mais elle hait jusqu’au dégoût celui qui ne veut jamais se défendre, qui avale les crachats venimeux et les mauvais regards, le patient trop patient qui supporte tout et se contente de tout ; car ce sont là coutumes de valets.

Que quelqu’un soit servile devant des dieux et des pieds divins ou devant des hommes et de stupides opinions d’hommes : à toute servilité il crache au visage, ce bienheureux égoïsme !

Mauvais — : c’est ainsi qu’elle appelle tout ce qui est abaissé, cassé, chiche et servile, les yeux clignotants et soumis, les cœurs contrits, et ces créatures fausses et fléchissantes qui embrassent avec de larges lèvres peureuses.

Et sagesse fausse : — c’est ainsi qu’elle appelle tous les bons mots des valets, des vieillards et des fatigués ; et surtout l’absurde folie pédante des prêtres !

Les faux sages, cependant, tous les prêtres, les fatigués du monde et ceux dont l’âme est pareille à celle des femmes et des valets, — ô comme leurs intrigues ont toujours poursuivi l’égoïsme !

Et ceci précisément devait être la vertu et s’appeler vertu, qu’on poursuive l’égoïsme ! Et « désintéressés » — c’est ainsi que souhaitaient d’être, avec de bonnes raisons, tous ces poltrons et toutes ces araignées fatiguées de vivre !

Mais c’est pour eux tous que vient maintenant le jour, le changement, l’épée du jugement, le grand midi : c’est là que bien des choses seront manifestes !

Et celui qui glorifie le Moi et qui sanctifie l’égoïsme, celui-là en vérité dit ce qu’il sait, le devin : « Voici, il vient, il s’approche, le grand midi ! »

Ainsi parlait Zarathoustra.

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De l’Esprit de Lourdeur.
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1.

Ma bouche — est la celle du peuple : je parle trop grossièrement et trop cordialement pour les élégants. Mais ma parole semble plus étrange encore aux écrivassiers et aux plumitifs.

Ma main — est une main de fou : malheur à toutes les tables et à toutes les murailles, et à tout ce qui peut donner place à des ornements et à des gribouillages de fou !

Mon pied — est un sabot de cheval ; avec lui je trotte et je galope par monts et par vaux, de ci, de là, et le plaisir me met le diable au corps pendant ma course rapide.

Mon estomac — est peut-être l’estomac d’un aigle. Car il préfère à tout autre la chair de l’agneau. Mais certainement, c’est un estomac d’oiseau.

Nourri de choses innocentes et frugales, prêt à voler et impatient de m’envoler — c’est ainsi que je me plais à être ; comment ne serais-je pas un peu comme un oiseau !

Et c’est surtout parce que je suis l’ennemi de l’esprit de lourdeur, que je suis comme un oiseau : ennemi à mort en vérité, ennemi juré, ennemi né ! Où donc mon inimitié ne s’est-elle pas déjà envolée et égarée ?

C’est là-dessus que je pourrais entonner un chant —— et je veux le chanter : quoique je sois seul dans une maison vide et qu’il faille que je chante à mes propres oreilles.

Il y a bien aussi d’autres chanteurs qui n’ont le gosier souple, la main éloquente, l’œil expressif et le cœur éveillé que quand la maison est pleine : — à ceux-là je ne ressemble pas. —

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2.

Celui qui apprendra à voler aux hommes de l’avenir aura déplacé toutes les bornes ; pour lui les bornes mêmes s’envoleront dans l’air, il baptisera de nouveau la terre — il l’appellera « la légère ».

L’autruche court plus vite que le coursier le plus rapide, mais elle aussi fourre encore lourdement sa tête dans la lourde terre : ainsi de l’homme qui ne sait pas encore voler.

La terre et la vie lui semblent lourdes, et c’est ce que veut l’esprit de lourdeur ! Celui cependant qui veut devenir léger comme un oiseau doit s’aimer soi-même : — c’est ainsi que j’enseigne, moi.

Non pas s’aimer de l’amour des malades et des fiévreux : car chez ceux-là l’amour-propre même sent mauvais !

Il faut apprendre à s’aimer soi-même, d’un amour sain et bien portant : afin d’apprendre à se supporter soi-même et de ne point vagabonder — c’est ainsi que j’enseigne.

Un tel vagabondage s’appelle « amour du prochain » : c’est par ce mot d’amour qu’on a le mieux menti et dissimulé, et ce furent surtout ceux que tout le monde a supporté avec peine.

Et, en vérité, ce n’est point là un commandement pour aujourd’hui et pour demain — apprendre à s’aimer. C’est au contraire de tous les arts le plus subtil, le plus rusé, le dernier et le plus patient.

Car, pour son possesseur, toute possession est bien cachée ; et de tous les trésors celui qui vous est propre est découvert le plus tard, — voilà l’ouvrage de l’esprit de lourdeur.

Presque au berceau, on nous dote déjà de lourdes paroles et de lourdes valeurs : « bien » et « mal » — c’est ainsi que s’appelle ce patrimoine. C’est à cause de ces valeurs qu’on nous pardonne de vivre.

Et c’est pour leur défendre à temps de s’aimer eux-mêmes, qu’on laisse venir à soi les petits enfants : voilà l’ouvrage de l’esprit de lourdeur.

Et nous — nous traînons fidèlement ce dont on nous charge, sur de dures épaules et par-dessus d’arides montagnes ! Et si nous transpirons on nous dit : « Oui, la vie est lourde à porter ! »

Mais ce n’est que l’homme lui-même qui est lourd à porter ! C’est qu’il traîne avec lui, sur ses épaules, trop de choses étrangères. Pareil au chameau, il s’agenouille et se laisse bien charger.

Surtout l’homme fort et capable, plein de vénération : il charge sur ses épaules trop de paroles et de valeurs étrangères et lourdes, — alors la vie lui semble un désert !

Et, en vérité ! bien des choses qui vous sont propres sont aussi lourdes à porter ! Et l’intérieur de l’homme ressemble beaucoup à l’huître, rebutant, flasque et difficile à saisir, —

— en sorte qu’une noble écorce avec de nobles ornements se voit obligée d’intercéder pour le reste. Mais cet art aussi doit être appris : posséder de l’écorce, une belle apparence et un sage aveuglement !

Chez l’homme on est aussi trompé sur plusieurs autres choses, puisque il y a bien des écorces qui sont pauvres et tristes, et qui sont trop de l’écorce. Il y a beaucoup de force et de bonté cachées qui ne sont jamais devinées ; les mets les plus délicats ne trouvent pas d’amateurs.

Les femmes savent cela, les plus délicates : un peu plus grasses, un peu plus maigres — ah ! comme il y a beaucoup de destinée dans si peu de chose !

L’homme est difficile à découvrir, et le plus difficile encore pour lui-même ; souvent l’esprit ment au sujet de l’âme. Voilà l’ouvrage de l’esprit de lourdeur.

Mais celui-là s’est découvert lui-même qui dit : ceci est mon bien et mon mal. Par ces paroles il a fait taire la taupe et le nain qui disent : « Bien pour tous, mal pour tous. »

En vérité, je n’aime pas non plus ceux pour qui toutes choses sont bonnes et qui appellent ce monde le meilleur des mondes. Je les appelle les satisfaits de tout.

La satisfaction, qui sait tout goûter : ce n’est pas là le meilleur goût ! J’honore les langues, les estomacs récalcitrants et difficiles qui ont appris à dire : « Moi » et « Oui » et « Non ».

Mais tout mâcher et tout digérer — c’est faire comme les cochons ! Dire toujours I-A, c’est ce que l’âne seul et ceux de son espèce apprennent ! —

C’est le jaune intense et le rouge chaud que mon goût désire, — il mêle du sang à toutes les couleurs. Mais celui qui crépit sa maison de blanc révèle par là qu’il a une âme crépie de blanc.

Les uns amoureux des momies, les autres des fantômes ; et tous également ennemis de la chair et du sang — comme ils sont tous en contraires à mon goût ! Car j’aime le sang.

Et je ne veux pas demeurer où chacun crache : ceci est maintenant mon goût, — je préférerais encore vivre parmi les voleurs et les parjures. Personne n’a d’or dans la bouche.

Mais les lêcheurs de crachats me répugnent plus encore ; et la bête la plus répugnante que j’aie trouvée parmi les hommes, je l’ai appelée parasite : elle ne voulait pas aimer et elle voulait vivre de l’amour.

J’appelle malheureux tous ceux qui n’ont à choisir qu’entre deux choses : devenir des bêtes féroces ou de féroces dompteurs de bêtes ; auprès d’eux je ne voudrais pas dresser ma tente.

J’appelle malheureux aussi ceux qui sont obligés d’attendre toujours, — ils me sont contraires, tous ces péagers et ces épiciers, ces rois et tous ces autres gardeurs de pays et de boutiques.

En vérité, j’ai aussi foncièrement appris à attendre, — mais à m’attendre, moi. Et j’ai surtout appris à me tenir debout, à marcher, à courir, à sauter, à grimper et à danser.

Car ceci est ma doctrine : qui veut apprendre à voler un jour doit d’abord apprendre à se tenir debout, à marcher, à courir, à sauter, à grimper et à danser: on n’apprend pas à voler du premier coup !

Avec des échelles de corde j’ai appris à escalader plus d’une fenêtre, avec des jambes agiles j’ai grimpé sur de hauts mâts : être assis sur les hauts mâts de la connaissance ne me semblait pas une petite félicité !

— flamber sur de hauts mâts comme de petites flammes : une petite lumière seulement, mais pourtant une grande consolation pour les vaisseaux échoués et les naufragés ! —

Je suis arrivé à ma vérité par bien des chemins et de bien des manières : je ne suis pas monté par une seule échelle à la hauteur d’où mon œil regarde dans le lointain.

Et c’est toujours à contre-coeur que j’ai demandé les chemins, — cela me fut toujours contraire ! J’ai toujours préféré interroger et essayer les chemins eux-mêmes.

Essayer et interroger, ce fut là toute ma façon de marcher : — et, en vérité, il faut aussi apprendre à répondre à de pareilles questions ! Car ceci est — de mon goût :

— ce n’est ni un bon, ni un mauvais goût, mais c’est mon goût, dont je n’ai ni à être honteux ni à me cacher.

« Cela — est maintenant mon chemin, — est le vôtre ? » Voilà ce que je répondais à ceux qui me demandaient « le chemin ». Car le chemin — le chemin n’existe pas.

Ainsi parlait Zarathoustra.

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Des vieilles et des nouvelles Tables.
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1.

Je suis assis là et j’attends, entouré de vieilles tables brisées et aussi de nouvelles tables à demi écrites. Quand viendra mon heure ?

— l’heure de ma descente, de mon déclin : car je veux retourner encore une fois auprès des hommes.

C’est ce que j’attends maintenant : car il faut d’abord que ma viennent les signes annonçant que mon heure est venue, — le lion rieur avec l’essaim de colombes.

En attendant je parle comme quelqu’un qui a le temps, je me parle à moi-même. Personne ne me raconte de choses nouvelles : je me raconte donc à moi-même. —

2.


Lorsque je suis venu auprès des hommes, je les ai trouvés assis sur une vieille présomption. Ils croyaient tous savoir, depuis longtemps, ce qui est bien et mal pour l’homme.

Toute discussion sur la vertu leur semblait une chose vieille et fatiguée, et celui qui voulait bien dormir parlait encore du « bien » et du « mal » avant d’aller se coucher.

J’ai secoué la torpeur de ce sommeil lorsque j’ai enseigné : Personne ne sait encore ce qui est bien et mal : — si ce n’est le créateur !

Mais c’est le créateur qui crée le but des hommes et qui donne son sens et son avenir à la terre : c’est lui seulement qui crée le bien et le mal de toutes choses.

Et je leur ai ordonné de renverser leurs vieilles chaires, et, partout où se trouvait cette vieille présomption, je leur ai ordonné de rire de leurs grands maîtres de la vertu, de leurs saints, de leurs poètes et de leurs sauveurs du monde.

Je leur ai ordonné de rire de leurs sages austères et je les mettais en garde contre les noirs épouvantails plantés sur l’arbre de la vie.

Je me suis assis au bord de leur grande allée de cercueils, avec les charognes et même avec les vautours — et j’ai ri de tout leur passé et de la splendeur effritée de ce passé qui tombe en ruines.

En vérité, pareil aux pénitenciers et aux fous, j’ai anathématisé ce qu’ils ont de grand et de petit, — la petitesse de ce qu’ils ont de meilleur, la petitesse de ce qu’ils ont de pire, voilà ce dont je riais.

Mon sage désir jaillissait de moi avec des cris et des rires ; née sur les montagnes, une sagesse sauvage vraiment ! — mon grand désir aux ailes bruissantes.

Et souvent il m’a emporté bien loin, au delà des monts, vers en haut, au milieu du rire : alors il m’arrivait de voler en frémissant comme une flèche, à travers des extases ivres de soleil :

— au delà, dans les lointains avenirs que nul rêve n’a vus, dans les midis plus chauds que jamais imagier n’en a rêvés : là-bas où les dieux dansants ont honte de tous les vêtements : —

— afin que je parle en paraboles, que je balbutie et que je boite comme les poètes ; et, en vérité, j’ai honte d’être obligé d’être encore poète ! —

Où tout devenir me semblait danses et malices divines, et le monde lâché et effréné et se réfugiant vers lui-même : —

— comme une éternelle fuite et une éternelle recherche de soi-même de dieux nombreux, comme un bienheureuse contradiction de soi, une répétition et un retour vers soi-même de dieux nombreux : —

Où tout temps me semblait une bienheureuse moquerie des instants, où la nécessité était la liberté même, qui se jouait avec bonheur de l’aiguillon de la liberté : —

Où j’ai retrouvé aussi mon vieux démon et mon ennemi-né, l’esprit de lourdeur et tout ce qu’il il a créé : la contrainte, la loi, la nécessité, la conséquence, le but, la volonté, le bien et le mal : —

Car ne faut-il pas qu’il y ait des choses sur lesquelles on puisse danser et passer ? Ne faut-il pas qu’il y ait à cause de ceux qui sont légers et les plus légers — des taupes et de lourds nains ?

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*           *


3.

C’est là aussi que j’ai ramassé sur ma route le mot de « Surhumain » et cette doctrine : l’homme est quelque chose qui doit être surmonté,

— l’homme est un pont et non un but : se disant bienheureux de son midi et de son soir, une voie vers de nouvelles aurores :

— la parole de Zarathoustra sur le grand Midi et ce que j’ai suspendu au-dessus des hommes, semblable à un second couchant de pourpre.

En vérité, je leur fis voir aussi de nouvelles étoiles et de nouvelles nuits ; et sur les nuages, le jour et la nuit, j’ai étendu le rire, comme une tente multicolore.

Je leur ai enseigné toutes mes pensées et toutes mes aspirations : à réunir et à joindre tout ce qui chez l’homme n’est que fragment et énigme et lugubre hasard, —

— en poète, en devineur d’énigmes, en rédempteur du hasard, je leur ai appris à être créateurs de l’avenir et à sauver, en créant, tout ce qui fut.

Sauver le passé dans l’homme et transformer tout « ce qui était » jusqu’à ce que la volonté dise : « Mais c’est ainsi que je voulais que ce fût ! C’est ainsi que je le voudrai — ».

— C’est ceci que j’ai appelé salut pour eux, c’est ceci seul que je leur ai enseigné à appeler salut. — —

Maintenant j’attends mon salut —, afin de retourner une dernière fois auprès d’eux.

Car encore une fois je veux retourner auprès des hommes : c’est parmi eux que je veux disparaître et, en mourant, je veux leur offrir le plus riche de mes dons !

C’est du soleil que j’ai appris cela, quand il se couche, du soleil trop riche : de sa richesse inépuisable il répand alors de l’or dans la mer, l’or

— en sorte que même les plus pauvres pêcheurs rament alors avec des rames dorées ! Car c’est cela que j’ai vu jadis et, tandis que je regardais, mes larmes coulaient sans cesse. — —

Pareil au soleil, Zarathoustra, lui aussi, veut disparaître : maintenant il est assis là à attendre, entouré de vieilles tables brisées et de nouvelles tables, — à demi-écrites.

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4.

Regardez, voici une nouvelle table : mais où sont mes frères qui la porteront avec moi dans la vallée et dans les cœurs de chair ? —

Ainsi l’exige mon grand amour pour les plus éloignés : ne ménage point ton prochain ! L’homme est quelque chose qui doit être surmonté.

On peut arriver à se surmonter par des chemins et des moyens nombreux : c’est à toi à y parvenir ! Mais le bouffon seul pense : « On peut aussi sauter par-dessus l’homme. »

Surmonte-toi toi-même, même dans ton prochain : il ne faut pas te laisser donner un droit que tu es capable de conquérir !

Ce que tu fais, personne ne peut te le rendre. Voici, il n’y a pas de récompense.

Celui qui ne peut pas se commander doit obéir. Et il y en a qui savent se commander, mais il s’en faut encore de beaucoup qu’ils sachent aussi s’obéir !

5.

Telle est la manière des âmes nobles : elles ne veulent rien avoir pour rien, et moins que toute autre chose, la vie.

Celui qui fait partie de la populace veut vivre pour rien ; mais nous autres, à qui la vie s’est donnée, — nous réfléchissons toujours à ce que nous pourrions donner de mieux en échange !

Et en vérité, c’est une noble parole, celle qui dit : « Ce que la vie nous a promis nous voulons le tenir — à la vie ! »

On ne doit pas vouloir jouir, où l’on ne fait pas à jouir. Et — l’on ne doit pas vouloir jouir !

Car la jouissance et l’innocence sont les deux choses les plus pudiques : aucune des deux ne veut être cherchée. Il faut les posséder —, mais il vaut mieux encore chercher la faute et la douleur ! —

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6.

Ô mes frères, le précurseur est toujours sacrifié. Or nous sommes des précurseurs.

Nous saignons tous au secret autel des sacrifices, nous brûlons et nous rôtissons tous en l’honneur des vieilles idoles.

Ce qu’il y a de mieux en nous est encore jeune : c’est ce qui irrite les vieux gosiers. Notre chair est tendre, notre peau n’est qu’une peau d’agneau : — comment ne tenterions-nous pas de vieux prêtres idolâtres !

Il habite encore en nous-mêmes, le vieux prêtre idolâtre qui se prépare à faire un festin de ce qu’il y a de mieux en nous. Hélas ! mes frères, comment des précurseurs ne seraient-ils pas sacrifiés !

Mais ainsi le veut notre qualité ; et j’aime ceux qui ne veulent point se conserver. Ceux qui sombrent, je les aime de tout mon coeur : car ils vont de l’autre côté.

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7.

Être véridiques : peu de gens le savent ! Et celui qui le sait ne veut pas l’être ! Moins que tous les autres, les bons.

Ô ces bons ! — Les hommes bons ne disent jamais la vérité ; être bon d’une telle façon est une maladie pour l’esprit.

Ils cèdent, ces bons, ils se rendent, leur cœur répète et leur raison obéit : mais celui qui obéit ne s’entend pas lui-même !

Tout ce qui pour les bons est mal doit se réunir pour faire naître une vérité : ô mes frères, êtes-vous assez méchants pour cette vérité ?

L’audace téméraire, la longue méfiance, le cruel non, le dégoût, l’incision dans la vie, — comme il est rare que tout cela soit réuni ! C’est de telles semences cependant que — naît la vérité.

À côté de la mauvaise conscience, naquit jusqu’à présent toute science ! Brisez, brisez-moi les vieilles tables, vous qui cherchez la connaissance !

8.

Quand il y a des planches jetées sur l’eau, quand des passerelles et des balustrades passent sur le fleuve : en vérité, alors on n’ajoutera foi à personne lorsqu’il dira que « tout coule ».

Au contraire, les imbéciles eux-mêmes le contredisent. « Comment ! s’écrient-ils, tout coule ? Les planches et les balustrades sont pourtant au-dessus du fleuve ! »

« Au-dessus du fleuve tout est solide, toutes les valeurs des choses, les ponts, les notions, tout ce qui est « bien » et « mal » : tout cela est solide ! » —

Et quand vient l’hiver, qui est le dompteur des fleuves, les plus malicieux apprennent à se méfier ; et, en vérité, ce ne sont pas seulement les imbéciles qui disent alors : « Tout ne serait-il pas — immobile ? »

« Au fond tout est immobile », — c’est là un véritable enseignement d’hiver, une bonne chose pour les temps stériles, une bonne consolation pour le sommeil hivernal et les sédentaires.

« Au fond tout est immobile », — : mais le vent du dégel proteste contre cette parole !

Le vent du dégel, un taureau qui ne laboure point, — un taureau furieux et destructeur qui brise la glace avec des cornes en colère ! La glace cependant — — brise les passerelles'!

Ô mes frères ! tout ne coule-t-il pas maintenant ? Toutes les balustrades et toutes les passerelles ne sont-elles pas tombées à l’eau ? Qui se tiendrait encore au « bien » et au « mal » ?

« Malheur à nous ! gloire à nous ! le vent du dégel souffle ! » — Prêchez ainsi, mes frères, à travers toutes les rues.

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9.

Il y a une vieille folie qui s’appelle bien et mal. La roue de cette folie a tourné jusqu’à présent autour des devins et des astrologues.

Jadis on croyait aux devins et aux astrologues ; et c’est pourquoi l’on croyait que tout était fatalité : tu dois, car il le faut !

Puis on se méfia de tous les devins et de tous les astrologues et c’est pourquoi l’on crut que tout était liberté : tu peux, car tu veux !

Ô mes frères ! sur les étoiles et sur l’avenir on n’a fait jusqu’à présent que des suppositions sans jamais savoir : et c’est pourquoi sur le bien et le mal on n’a fait que des suppositions sans jamais savoir !

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10.

« Tu ne déroberas point ! Tu ne tueras point ! » Ces paroles étaient appelées saintes jadis : devant elles on courbait les genoux et la tête, et l’on ôtait ses souliers.

Mais je vous demande : où y eut-il jamais de meilleurs brigands et meilleurs assassins dans le monde, que ne l’étaient ces saintes paroles ?

N’y a-t-il pas dans la vie elle-même — le vol et l’assassinat ? Et, en sanctifiant ces paroles, n’a-t-on pas assassiné la vérité elle-même ?

Ou bien était-ce prêcher la mort que de sanctifier tout ce qui contredisait et déconseillait la vie ? — Ô mes frères, brisez, brisez-moi les vieilles tables.

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11.

Ceci est ma pitié à l’égard de tout le passé que je le vois abandonné, —

— abandonné à la grâce, à l’esprit et à la folie de toutes les générations de l’avenir, qui transformeront tout ce qui fut en pont d’eux-mêmes !

Un grand despote pourrait venir, un démon malin qui forcerait tout le passé par sa grâce et par sa disgrâce : jusqu’à ce qu’il devienne pour lui un pont, un signal, un héros et un cri de coq.

Mais ceci est l’autre danger et mon autre pitié : — les pensées de celui qui fait partie de la populace ne remontent que jusqu’à son grand-père, — mais avec le grand-père finit le temps.

Ainsi tout le passé est abandonné : car il pourrait arriver un jour que la populace devînt maître et qu’elle noyât dans des eaux basses.

C’est pourquoi, mes frères, il faut une nouvelle noblesse, adversaire de tout ce qui est populace et despote, une noblesse qui écrirait de nouveau le mot « noble » sur des tables nouvelles.

Car il est besoin de beaucoup de nobles pour qu’il y ait de la noblesse ! Ou bien, comme j’ai dit jadis en parabole : « Ceci précisément est de la divinité, qu’il y ait beaucoup de dieux, mais pas de Dieu ! »

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12.

Ô mes frères ! je vous investis d’une nouvelle noblesse que je vous montre : vous devez être pour moi des créateurs et des éducateurs, — des semeurs de l’avenir, —

— en vérité, non d’une noblesse que vous puissiez acheter comme des épiciers avec de l’or d’épicier : car ce qui a son prix a peu de valeur.

Ce n’est pas votre origine qui fera dorénavant votre honneur, mais votre but ! Votre volonté et votre pas qui veut vous dépasser, — que ceci fasse votre nouvel honneur !

En vérité, ce n’est pas que vous ayez servi un prince — qu’importent encore les princes ! — ou bien que vous soyez devenu le rempart de ce qui est, afin que ce qui est soit plus solide !

Non que votre race soit devenue courtisane à la cour et que vous ayez appris à être multicolores comme le flamant, debout pendant de longues heures au bords de l’étang plat.

— Car savoir se tenir debout est un mérite chez les courtisans ; et tous les courtisans croient que la permission d’être assis — fait partie des félicités après la mort ! —

Ce n’est pas non plus qu’un esprit qu’ils appellent saint ait conduit vos ancêtres en des terres promises, que je ne loue pas ; car dans le pays où a poussé le pire de tous les arbres, la croix, — il n’y a rien à louer !

— Et, en vérité, où que ce « Saint-Esprit » ait conduit ses chevaliers, de pareils cortèges étaient toujours — précédés de chèvres, d’oies, de fous et de toqués ! —

Ô mes frères ! ce n’est pas en arrière que votre noblesse doit regarder, mais au dehors ! Vous devez être des expulsés de toutes les patries et de tous les pays de vos ancêtres !

Vous devez aimer le pays de vos enfants : que cet amour soit votre nouvelle noblesse, — le pays inexploré dans les mers lointaines, c’est lui que je dis à vos voiles de chercher et de chercher encore !

Vous devez racheter auprès de vos enfants d’être les enfants de vos pères : c’est ainsi que vous délivrerez tout le passé ! Je place au-dessus de vous cette table nouvelle !

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13.

« Pourquoi vivre ? tout est vain ! Vivre — c’est battre de la paille ; vivre — c’est se brûler et ne pas arriver à se chauffer. » —

Ces bavardages vieillis passent encore pour de la « sagesse » ; ils sont vieux, ils sentent le renfermé, c’est pourquoi on les honore davantage. La pourriture, elle aussi, rend noble. —

Des enfants peuvent parler ainsi : ils craignent le feu puisqu’il les a brûlés ! Il y a beaucoup d’enfantillage dans les vieux livres de la sagesse.

Et celui qui bat toujours la paille comment aurait-il le droit de se moquer lorsqu’on bat le blé ! On devrait bâillonner de tels fous !

Ceux-là se mettent à table et n’apportent rien, pas même une bonne faim : — et maintenant ils blasphèment : « Tout est vain ! »

Mais bien manger et bien boire, ô mes frêres, cela n’est en vérité pas un art vain ! Brisez, brisez-moi les tables des éternellement mécontents !

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14.

« Pour les purs, tout est pur » — ainsi parle le peuple. Mais moi je vous dis : pour les porcs, tout est porc !

C’est pourquoi les exaltés et les humbles, qui ont aussi le cœur penché, prêchent ainsi : « Le monde lui-même est un monstre fangeux. »

Car tous ceux-là ont l’esprit malpropre ; surtout ceux qui n’ont ni trêve ni repos qu’ils n’aient vu le monde par derrière, — ces hallucinés de l’arrière-monde !

C’est à eux que je le dis en plein visage, quoique cela ne soit pas bienséant : en ceci le monde ressemble à l’homme, il a un derrière, — ceci est vrai !

Il y a dans le monde beaucoup de fange : ceci est vrai ! mais ce n’est pas à cause de cela que le monde est un monstre fangeux !

La sagesse veut qu’il y ait dans le monde beaucoup de choses qui sentent mauvais : le dégoût lui-même crée des ailes et des forces qui pressentent des sources !

Même chez les meilleurs il y a quelque chose qui dégoûte ; et le meilleur même est quelque chose qui doit être surmonté ! —

Ô mes frères ! il est sage qu’il y ait beaucoup de fange dans le monde ! —


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15.

J’ai entendu de pieux hallucinés de l’arrière-monde dire à leur conscience des paroles comme celle-ci et, en vérité, sans malice ni raillerie, — quoiqu’il n’y ait rien de plus faux sur la terre, ni rien de pire.

« Laissez donc le monde être le monde ! Ne remuez même pas le petit doigt contre lui ! »

« Laissez étrangler les gens qui voudra, qui voudra les égorger, les frapper, les maltraiter et les écorcher : ne remuez même pas le petit doigt pour vous y opposer. Ainsi ils apprennent à renoncer au monde. »

« Et ta propre raison tu devrais la ravaler et l’égorger ; car cette raison est de ce monde ; — ainsi tu apprends toi-même à renoncer au monde. » —

— Brisez, brisez-moi, ô mes frères, ces vieilles tables des dévots ! Brisez dans vos bouches les paroles des calomniateurs du monde ! —

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16.

« Qui apprend beaucoup, désapprend tous les désirs violents » — c’est ce qu’on se murmure aujourd’hui dans toutes les rues obscures.

« La sagesse fatigue, rien ne vaut la peine ; tu ne dois pas convoiter ! » — j’ai trouvé suspendue cette nouvelle table, même sur les places publiques.

Brisez, ô mes frères, brisez même cette nouvelle table ! Les gens fatigués du monde l’ont suspendue, les prêtres de la mort et les estaffiers : car voici, c’est aussi un appel à la servilité ! —

Ils ont mal appris et ils n’ont pas appris les meilleures choses, tout trop tôt et tout trop vite : ils ont mal mangé, c’est ainsi qu’ils se sont gâté l’estomac, —

— car leur esprit est un estomac gâté : c’est lui qui conseille la mort ! Car, en vérité, mes frères, l’esprit est un estomac !

La vie est une source de joie : mais pour celui qui laisse parler son estomac gâté, le père de la tristesse, toutes les sources sont empoisonnées.

Connaître : c’est une joie pour celui qui a la volonté du lion. Mais celui qui s’est fatigué n’est que « voulu » lui-même, toutes les vagues jouent avec lui.

Et c’est ainsi que font tous les hommes faibles : ils se perdent sur leurs chemins. Et leur lassitude finit par demander : « Pourquoi avons-nous jamais suivi ce chemin ? Tout est égal ! »

C’est à eux qu’il est agréable d’entendre prêcher : « Rien ne vaut la peine ! Vous ne devez pas vouloir ! » Ceci cependant est un appel à la servilité.

Ô mes frères ! Zarathoustra arrive comme un coup de vent frais pour tous ceux qui sont fatigués de leur chemin ; il fera éternuer encore bien des nez !

Mon haleine libre souffle aussi à travers les murs, dans les prisons et dans les esprits prisonniers !

La volonté délivre : car la volonté est créatrice ; c’est là ce que j’enseigne. Et ce n’est que pour créer qu’il vous faut apprendre !

Et c’est aussi de moi seulement qu’il vous faut apprendre à apprendre, à bien apprendre ! — Que celui qui a des oreilles entende.


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17.

La barque est prête, — elle vogue là-bas de l’autre côté, peut-être vers le grand néant. — Mais qui veut s’embarquer vers ce « peut-être » ?

Personne de vous ne veut s’embarquer sur la barque de mort ! Pourquoi voulez-vous alors être fatigués du monde !

Fatigués du monde ! Et vous n’êtes pas même encore ravis à la terre ! Je vous ai toujours trouvés désireux de la terre, amoureux de votre propre fatigue de la terre !

Ce n’est pas en vain que vous avez la lèvre pendante : un petit souhait terrestre lui pèse encore ! Et dans votre regard ne flotte-t-il pas un petit nuage de joie terrestre que vous n’avez pas encore oubliée ?

Il y a sur terre beaucoup de bonnes inventions, les unes utiles, les autres agréables : c’est pourquoi il faut aimer la terre.

Et quelques inventions sont si bonnes qu’elles sont comme le sein de la femme, à la fois utiles et agréables.

Mais vous autres qui êtes fatigués du monde et paresseux ! Il faut vous caresser de verges ! à coups de verges il faut vous rendre les jambes alertes.

Car si vous n’êtes pas des malades et des créatures usées, dont la terre est fatiguée, vous êtes de rusés paresseux ou bien des jouisseurs, des chats gourmands et sournois. Et si vous ne voulez pas recommencer à courir joyeusement, vous devez — disparaître !

Il ne faut pas vouloir être le médecin des incurables : ainsi enseigne Zarathoustra : — disparaissez donc !

Mais il faut plus de courage pour faire une fin, qu’un vers nouveau : c’est ce que savent tous les médecins et tous les poètes. —

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18.

Ô mes frères, il y a des tables créées par la fatigue et des tables créées par la paresse, la paresse pourrie : quoiqu’elles parlent de la même façon, elles veulent être écoutées de façons différentes. —

Voyez cet homme langoureux ! Il n’est plus éloigné de son but que d’un empan, mais, à cause de sa fatigue, il s’est couché, boudeur, dans le sable : ce brave !

De fatigue, il bâille sur son chemin, sur la terre, sur son but et sur lui-même : il ne veut pas faire un pas de plus, — ce brave !

Maintenant le soleil darde sur lui, et les chiens voudraient lécher sa sueur : mais il est couché là dans son entêtement et préfère se consumer : —

— se consumer à un empan de son but ! En vérité, il faudra que vous le tiriez par les cheveux vers son ciel, — ce héros !

En vérité, il vaut mieux que vous le laissiez là où il s’est couché, pour que le sommeil lui vienne, le sommeil consolateur, avec un bruissement de pluie rafraîchissante :

Laissez-le coucher jusqu’à ce qu’il se réveille de lui-même, — jusqu’à ce qu’il réfute de lui-même toute fatigue et tout ce qui enseignait la fatigue en lui !

Seulement, mes frères, chassez loin de lui les chiens, les paresseux sournois, et toute cette vermine grouillante : —

— toute la vermine grouillante des gens « cultivés », qui se nourrit de la sueur des héros ! —

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19.

Je trace des cercles autour de moi et de saintes frontières ; il y en a toujours moins qui montent avec moi sur des montagnes toujours plus hautes : j’élève une chaîne de montagnes toujours plus saintes. —

Mais où que vous vouliez monter avec moi, mes frères : veillez à ce qu’il n’y ait pas de parasites qui montent avec vous !

Un parasite : c’est un ver rampant et insinuant, qui veut s’engraisser de tous vos recoins malades et blessés.

Et ceci est son art de deviner où les âmes qui montent sont fatiguées : c’est dans votre affliction et dans votre mécontentement, dans votre fragile pudeur, qu’il construit son nid répugnant.

Où le fort est faible, là où le noble est trop indulgent, — c’est là qu’il construit son nid répugnant : le parasite habite où le grand a de petits recoins malades.

Quelle est la plus haute espèce chez l’être et quelle est la plus basse ? Le parasite est la plus basse espèce, mais celui qui est la plus haute espèce nourrit le plus de parasites.

Car l’âme qui a la plus longue échelle et qui peut descendre le plus bas : comment ne porterait-elle pas sur elle le plus de parasites ? —

— l’âme la plus vaste qui peut courir, s’égarer et errer le plus loin en elle-même ; elle qui est la plus nécessaire, qui se précipite par plaisir dans le hasard : —

— l’âme qui est, qui plonge dans le devenir ; l’âme qui possède, qui veut entrer dans le vouloir et dans le désir : —

— l’âme qui se fuit elle-même et qui se rejoint elle-même dans le plus large cercle ; l’âme la plus sage que la folie invite le plus doucement : —

— l’âme qui s’aime le plus elle-même, en qui toutes choses ont leur montée et leur descente, leur flux et leur reflux : — ô comment la plus haute âme n’aurait-elle pas les pires parasites ?

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20.

Ô mes frères, suis-je donc cruel ? Mais je vous dis : ce qui tombe il faut encore le pousser !

Tout ce qui est d’aujourd’hui — tombe et se décompose : qui donc voudrait le retenir ? Mais moi — moi je veux encore le pousser !

Connaissez-vous la volupté qui précipite les roches dans les profondeurs à pic ! — Ces hommes d’aujourd’hui : regardez donc comme il roulent dans mes profondeurs !

Je suis un prélude pour de meilleurs joueurs, ô mes frères ! un exemple ! Faites selon mon exemple !

Et s’il y a quelqu’un à qui vous n’appreniez pas à voler, apprenez-lui — à tomber plus vite !


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21.

J’aime les braves : mais il ne suffit pas d’être bon sabreur, — il faut aussi savoir qui l’on frappe !

Et souvent il y a plus de bravoure à s’abstenir et à passer : afin de se réserver pour un ennemi plus digne !

Vous ne devez avoir que des ennemis dignes de haine, mais point d’ennemis dignes de mépris : il faut que vous soyez fiers de votre ennemi : c’est ce que j’ai enseigné une fois déjà.

Il faut vous réserver pour un ennemi plus digne, ô mes amis : c’est pourquoi il y en a beaucoup devant lesquels il faut passer, —

— surtout devant la canaille nombreuse qui vous tapage à l’oreille en vous parlant du peuple et des nations.

Gardez vos yeux de leur « pour » et de leur « contre » ! Il y a là beaucoup de justice et d’injustice : celui qui est spectateur se fâche.

Être spectateur et frapper dans la masse — c’est l’œuvre d’un instant : c’est pourquoi allez-vous-en dans les forêts et laissez reposer votre épée !

Suivez vos chemins ! Et laissez les peuples et les nations suivre les leurs ! — des chemins obscurs, en vérité, où nul espoir ne scintille plus !

Que l’épicier règne, là où tout ce qui brille — n’est plus qu’or d’épicier ! Ce n’est plus le temps des rois : ce qui aujourd’hui s’appelle peuple ne mérite pas de roi.

Regardez donc comme ces nations imitent maintenant elles-mêmes les épiciers : elles ramassent les plus petits avantages dans toutes les balayures !

Elles s’épient, elles s’imitent, — c’est ce qu’elles appellent « bon voisinage ». Ô bienheureux temps lointain où un peuple se disait : « c’est sur des nations que je veux être — maître ! »

Car, ô mes frères, ce qu’il y a de meilleur doit régner, ce qu’il y a de meilleur veut aussi régner ! Et où il y a une autre doctrine, ce qu’il a de meilleur — fait défaut.

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22.

Si ceux-ci — avaient le pain gratuit, malheur ! Après quoi crieraient-ils ? De quoi s’entretiendraient-ils si ce n’était de leur entretien ? et il faut qu’ils aient la vie dure !

Ce sont des bêtes de proie : dans leur « travail » — il y a aussi du rapt ; dans leur gain — il y a aussi de la ruse ! C’est pourquoi il faut qu’ils aient la vie dure !

Il faut donc qu’ils deviennent de meilleures bêtes de proie, de plus fines et de plus rusées, des bêtes plus semblables à l’homme : car l’homme est la meilleure bête de proie.

L’homme a déjà pris leurs vertus à toutes les bêtes, c’est pourquoi, de tous les animaux, l’homme a eu la vie la plus dure.

Seuls les oiseaux sont encore au-dessus de lui. Et si l’homme apprenait aussi à voler, malheur ! à quelle hauteur — sa rapacité volerait-elle !

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*           *


23.

C’est ainsi que je veux l’homme et la femme : l’un apte à la guerre, l’autre apte à engendrer, mais tous deux aptes à danser avec la tête et les jambes.

Et que chaque jour où l’on n’a pas dansé une fois au moins soit perdu pour nous ! Et que toute vérité qui n’amène pas au moins une hilarité nous semble fausse !

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24.

À la façon dont vous concluez vos mariages, regardez à ce que ce ne soit pas une mauvaise conclusion ! Vous avez conclu trop tôt : il s’en suit donc — une rupture !

Et il vaut mieux encore rompre le mariage que de se courber et de mentir ! — Voilà ce qu’une femme m’a dit : « Il est vrai que j’ai brisé les liens du mariage, mais les liens du mariage m’avaient d’abord brisée — moi ! »

J’ai toujours trouvé que ceux qui étaient mal assortis étaient altérés de la pire vengeance : ils se vengent sur tout le monde de ce qu’ils ne peuvent plus marcher séparément.

C’est pourquoi je veux que ceux qui sont de bonne foi disent : « Nous nous aimons : veillons à nous garder en affection ! Ou bien notre promesse serait-elle une méprise ! »

— « Donnez-nous un délai, une petite union pour que nous voyions si nous sommes capables d’une longue union ! C’est une grande chose que d’être toujours à deux ! »

C’est ainsi que je conseille à tous ceux qui sont de bonne foi ; et que serait donc mon amour du Surhumain et de tout ce qui doit venir si je conseillais et si je parlais autrement !

Il ne faut pas seulement vous multiplier, mais vous élever — ô mes frères, que vous soyez aidés en cela par le jardin du mariage.


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25.

Celui qui a acquis l’expérience des anciennes origines, voici, celui-là finira par chercher les sources de l’avenir et des origines nouvelles. —

Ô mes frères, il ne se passera plus beaucoup de temps jusqu’à ce que jaillissent de nouveaux peuples, jusqu’à ce que de nouvelles sources mugissent dans leurs profondeurs.

Car le tremblement de terre — c’est lui qui enfouit bien des fontaines et qui crée beaucoup de soif : il élève aussi à la lumière les forces intérieures et des secrets.

Le tremblement de terre révèle des sources nouvelles. Dans le cataclysme de peuples anciens, des sources nouvelles font irruption.

Et celui qui s’écrie : « Regardez donc, voici une fontaine pour beaucoup d’altérés, un cœur pour beaucoup de langoureux, une volonté pour beaucoup d’instruments » : — c’est autour de lui que s’assemble un peuple, c’est-à-dire beaucoup d’hommes qui essayent.

Qui sait commander et qui doit obéir — c’est ce que l’on essaie là. Hélas ! avec combien de recherches, de divinations, de conseils, d’expériences et de tentatives nouvelles !

La société humaine est une tentative, voilà ce que j’enseigne, — une longue recherche ; mais elle cherche celui qui commande ! —

— une tentative, ô mes frères ! et non un « contrat » ! Brisez, brisez-moi de telles paroles des paroles de cœurs lâches et des demi-mesures !


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26.

Ô mes frères ! où est le plus grand danger de tout avenir humain ? N’est-ce pas chez les bons et les justes ! —

— chez ceux qui parlent et qui sentent dans leur cœur : « Nous savons déjà ce qui est bon et juste, nous le possédons aussi ; malheur à ceux qui veulent encore chercher ici ! »

Et quel que soit le mal que puissent faire les méchants : le mal que font les bons est le plus nuisible des maux !

Et quel que soit le mal que puissent faire les calomniateurs du monde ; le mal que font les bons est le plus nuisible des maux !

Ô mes frères, quelqu’un a une fois regardé dans le cœur des bons et des justes et il dit : « Ce sont les pharisiens. » Mais on ne le comprit point.

Les bons et les justes eux-mêmes ne devaient pas le comprendre : leur esprit est prisonnier de leur bonne conscience. La bêtise des bons est une sagesse insondable.

Mais ceci est la vérité : il faut que les bons soient des pharisiens, — ils n’ont pas de choix !

Il faut que les bons crucifient celui qui s’invente sa propre vertu ! Ceci est la vérité !

Un autre cependant qui découvrit leur pays, le pays, le cœur et le terrain des bons et des justes : ce fut celui qui demanda : « Qui haïssent-ils le plus ? »

C’est le créateur qu’ils haïssent le plus : celui qui brise des tables et de vieilles valeurs, le briseur, — c’est lui qu’ils appellent criminel.

Car les bons — ne peuvent pas créer : ils sont toujours le commencement de la fin : —

— ils crucifient celui qui écrit des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles, ils sacrifient l’avenir pour eux-mêmes, — ils crucifient tout l’avenir des hommes !

Les bons — furent toujours le commencement de la fin. —

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27.

Ô mes frères, avez-vous aussi compris cette parole ? et ce que j’ai dit un jour du « dernier homme » ? — —

Chez qui y a-t-il les plus grands dangers pour l’avenir des hommes ? N’est-ce pas chez les bons et les justes ?

Brisez, brisez-moi les bons et les justes ! Ô mes frères, avez-vous aussi compris cette parole ?

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28.

Vous fuyez devant moi ? Vous êtes effrayés ? Vous tremblez devant cette parole ?

Ô mes frères, ce n’est que lorsque vous ai dit de briser les bons et les tables des bons, que j’ai embarqué l’homme sur la pleine mer.

Et c’est maintenant seulement que lui vient la grande terreur, le grand regard circulaire, la grande maladie, le grand dégoût, le grand mal de mer.

Les bons vous ont montré des côtes trompeuses et de fausses sécurités ; vous étiez nés dans les mensonges des bons et vous vous y êtes abrités. Les bons ont faussé et dénaturé toutes choses jusqu’à la racine.

Mais celui qui découvrit le pays « homme », découvrit en même temps le pays « l’avenir des hommes ». Maintenant vous devez être pour moi des matelots braves et patients !

Marchez droit à temps, ô mes frères, apprenez à marcher droit ! La mer est houleuse : il y en a beaucoup qui ont besoin de vous pour se redresser.

La mer est houleuse : tout est dans la mer. Eh bien ! allez, vieux cœurs de matelots !

Qu’importe la patrie ! Nous voulons gouverner là-bas, vers le pays de nos enfants ! au large, là-bas, plus fougueux que la mer, tempête notre grand désir.

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29.

« Pourquoi si dur ? — dit un jour au diamant le charbon de cuisine ; ne sommes-nous pas intimement parents ? — »

Pourquoi si mous ? Ô mes frères, ainsi vous demandé-je, moi : n’êtes-vous donc pas — mes frères ?

Pourquoi si mous, si fléchissants, si mollissants ? Pourquoi y a-t-il tant de reniement, tant d’abnégation dans votre cœur ? si peu de destinée dans votre regard ?

Et si vous ne voulez pas être des destinées, des inexorables : comment pourriez-vous un jour vaincre avec moi ?

Et si votre dureté ne veut pas étinceler, et trancher, et inciser : comment pourriez-vous un jour créer avec moi ?

Car les créateurs sont durs. Et cela doit vous sembler béatitude d’empreindre votre main en des siècles, comme en de la cire molle, —

— béatitude d’écrire sur la volonté des millénaires, comme sur de l’airain, — plus dur que de l’airain, plus noble que l’airain. Le plus dur seul est le plus noble.

Ô mes frères, je place au-dessus de vous cette table nouvelle : DEVENEZ DURS !

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30.

Ô toi ma volonté ! Trêve de toute misère, toi ma nécessité ! Garde moi de toutes les petites victoires !

Hasard de mon âme que j’appelle destinée ! Toi qui es en moi et au-dessus de moi ! Garde-moi et réserve-moi pour une grande destinée !

Et ta dernière grandeur, ma volonté, conserve-la pour la fin, — pour que tu sois implacable dans ta victoire ! Hélas ! qui ne succombe pas à sa victoire !

Hélas ! quel œil ne s’est pas obscurci dans cette ivresse de crépuscule ? Hélas ! quel pied n’a pas trébuché et n’a pas désappris la marche dans la victoire ! —

— Pour qu’un jour je sois prêt det mûr lors du grand Midi : prêt et mûr comme l’airain chauffé à blanc, comme le nuage gros d’éclairs et le pis gonflé de lait : —

— prêt à moi-même et à ma volonté la plus cachée: un arc brûlant pour sa flèche, une flèche brûlant pour son étoile :

— une étoile prête et mûre dans son midi, ardente et transpercée, bienheureuse de la flèche céleste qui la détruit : —

— soleil elle-même et implacable volonté de soleil, prête à détruire dans la victoire !

Ô volonté ! trêve de toute misère, toi ma nécessité ! Réserve-moi pour une grande victoire ! — —

Ainsi parlait Zarathoustra.

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Le Convalescent.
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1.

Un matin, peu de temps après son retour dans sa caverne, Zarathoustra s’élança de sa couche comme un fou, se mit à crier d’une voix terrible, gesticulant comme si quelqu’un qui était encore couché au lit ne voulait pas s’en lever ; et la voix de Zarathoustra retentissait au point que ses animaux effrayés s’approchèrent de lui et que de toutes les grottes et de toutes les cachettes qui avoisinaient la caverne de Zarathoustra, tous les animaux s’enfuirent, — volant, voltigeant, rampant et sautant, selon qu’ils avaient des pieds ou des ailes. Mais Zarathoustra prononça ces paroles :

Monte, pensée vertigineuse, sors de ma profondeur ! Je suis ton coq et ton crépuscule du matin, ver endormi ; lève-toi ! Ma voix finira bien par te réveiller !

Arrache les tampons de tes oreilles : écoute ! Car je veux que t’entendre ! Lève-toi ! Il y a assez de tonnerre ici pour que même les tombes apprennent à entendre !

Efface de tes yeux le sommeil, et tout ce qui est myope et aveugle. Écoute-moi aussi avec tes yeux : ma voix est un remède, même pour ceux qui sont nés aveugles.

Et quand une fois tu serras éveillé, tu le resteras éternellement. Ce n’est pas mon habitude de réveiller des aïeules de leur sommeil, pour leur dire — de se rendormir !

Tu bouges, tu t’étires et tu râles ? Lève-toi ! tu ne dois pas râler — tu dois me parler ! Zarathoustra t’appelle Zarathoustra l’impie !

Moi Zarathoustra, l’affirmateur de la vie, l’affirmateur de la douleur, l’affirmateur du cercle — c’est toi que j’appelle, toi la plus profonde de mes pensées !

Salut à moi ! Tu viens, — je t’entends ! Mon abîme parle. J’ai retourné vers la lumière ma dernière profondeur !

Salut à moi ! Viens ! Donne-moi la main — — Ah ! Laisse ! Ah ! Ah ! — — Dégoût ! Dégoût ! Dégoût ! — — — Malheur à moi !

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2.

Mais à peine Zarathoustra avait-il dit ces mots qu’il tomba par terre comme un mort, et il resta longtemps comme mort. Lorsqu’il revint à lui, il était pâle et tremblant, et il resta couché et ne voulut longtemps ni manger ni boire. Ceci dura pendant sept jours ; ses animaux cependant ne le quittèrent ni le jour ni la nuit, si ce n’est que l’aigle s’éleva dans les airs pour chercher de la nourriture. Et il déposait sur la couche de Zarathoustra tout ce qu’il trouvait et ce qu’il arrivait à prendre : en sorte que Zarathoustra finit par être couché sous des baies jaunes et rouges, des grappes, des pommes d’api, des herbes odorantes et des pommes de pins. Mais à ses pieds, deux brebis que l’aigle avait péniblement dérobées à leurs bergers étaient étendues.

Enfin, après sept jours, Zarathoustra se redressa sur sa couche, prit une pomme d’api dans la main, se mit à la flairer et trouva son odeur agréable. Alors les animaux crurent que l’heure était venue de lui parler.

« Ô Zarathoustra, dirent-ils, voici que depuis sept jours tu es couché là avec des yeux lourds : ne veux-tu pas enfin te remettre sur tes jambes ?

Sors de ta caverne : le monde t’attend comme un jardin. Le vent se joue des lourds parfums qui veulent venir à toi ; et tous les ruisseaux voudraient te courir après.

Toutes les choses s’ennuient après toi, parce que toi tu est resté seul pendant sept jours, — sors de ta caverne ! Toutes les choses veulent être tes médecins !

Une nouvelle certitude est-elle venue vers toi, amère et lourde ? Tu t’es couché là comme une pâte qui lève, ton âme se gonflait et débordait de tous ses bords. — »

— Ô mes animaux, répondit Zarathoustra, continuez à babiller ainsi et laissez-moi écouter ! Votre babillage me réconforte : où l’on babille, le monde me semble étendu devant moi comme un jardin.

Comme c’est agréable qu’il y ait des mots et des sons : les mots et les sons ne sont-ils pas les arcs-en-ciel et des ponts illusoires jetés entre ce qui est éternellement séparé ?

À chaque âme appartient un autre monde, pour chaque âme toute autre âme est un arrière-monde.

C’est entre les choses les plus semblables que l’illusion est la plus belle ; car sur le plus petit abîme il est le plus difficile à jeter un pont.

Pour moi — comment y aurait-il quelque chose en dehors de moi ? Il n’y pas d’en-dehors ! Mais tous les sons nous font oublier cela ; comme il est agréable que nous puissions l’oublier !

Les noms et les sons n’ont-ils pas été donnés aux choses, pour que l’homme s’en réconforte ? Parler est une belle folie : en parlant l’homme danse sur toutes les choses.

Comme toute parole est douce, comme tous les mensonges des sons paraissent doux ! Les sons font danser notre amour sur des arcs-en-ciel multicolores. ».

— « Ô Zarathoustra, dirent alors les animaux, pour ceux qui pensent comme nous, toutes les choses dansent elles-mêmes : cela vient et se tend la main, et rit, et s’enfuit — et revient.

Tout va, tout revient, la roue de l’existence tourne éternellement. Tout meurt, tout refleurit, éternellement coulent les saisons de l’existence.

Tout se brise, tout se reconstruit ; éternellement se bâtit la même maison de l’existence. Tout se sépare, tout se salue de nouveau ; l’anneau de l’existence se reste éternellement fidèle à lui-même.

À chaque moment commence l’existence ; autour de chaque ici tourne la boule là-bas. Le centre est partout. Le sentier de l’éternité est tortueux. » —

— « Ô espiègles que vous êtes, orgues de Barbarie ! répondit Zarathoustra en souriant de nouveau, comme vous savez bien ce qui devait s’accomplir en sept jours : —

— et comme ce monstre s’est glissé dans ma gorge pour m’étrangler ! Mais d’un coup de dent je lui ai coupé la tête et je l’ai crachée loin de moi.

Et vous, — vous en avez déjà fait une rengaine ! Mais maintenant je suis couché là, fatigué d’avoir mordu et d’avoir craché, malade encore de ma propre délivrance.

Et vous avez été spectateurs de tout cela ? Ô mes animaux, êtes-vous cruels, vous aussi ? Avez-vous voulu contempler ma grande douleur comme font les hommes ? Car l’homme est le plus cruel de tous les animaux.

C’est en assistant à des tragédies, à des combats de taureaux et à des crucifixions que, jusqu’à présent, il s’est senti le plus à l’aise sur la terre ; et lorsqu’il s’inventa l’enfer, voici, ce fut là son ciel sur la terre.

Quand le grand homme crie : — vite le petit accourt à ses côtés ; et l’envie lui fait pendre la langue hors de la bouche. Mais il appelle cela sa « compassion ».

Voyez le petit homme, surtout le poète — avec combien d’ardeur ses paroles accusent-elles la vie ! Écoutez-le, mais n’oubliez pas d’entendre le plaisir qu’il y a dans toute accusation !

Ces accusateurs de la vie : la vie les surmonte en un clin d’œil. « Tu m’aimes ? dit-elle, l’impertinente; attends un peu, je n’ai pas encore le temps pour toi. »

L’homme est envers lui-même l’animal le plus cruel ; et, chez tous ceux qui s’appellent « pécheur », « porteur de croix » et « pénitant », n’oubliez pas d’entendre la volupté qu’il y a dans ces plaintes et dans ces accusations !

Et moi-même — est-ce que je veux être par là l’accusateur de l’homme ? Hélas ! mes animaux, le plus grand mal est nécessaire pour le plus grand bien de l’homme, c’est là la seule chose que j’ai apprise jusqu’à présent, —

— le plus grand mal est la meilleure force de l’homme, la pierre la plus dure pour le plus haut ; il faut que l’homme devienne meilleur et plus méchant : —

Je n’ai pas été attaché à cette croix, qui est de savoir que l’homme est méchant, — mais j’ai crié comme personne encore n’a crié :

« Ah ! combien ce qu’il a de plus méchant est petit ! Ah ! combien ce qu’il a de meilleur est petit ! »

Le grand dégoût de l’homme — c’est ce dégoût qui m’a étouffé et qui m’était entré dans le gosier ; et aussi ce que prédisait le devin : « Tout est égal rien ne vaut la peine, le savoir étouffe ! »

Un long crépuscule boitait devant moi, une tristesse fatiguée et ivre jusqu’à la mort qui parlait, en bâillant la bouche ouverte.

« Il revient éternellement, l’homme dont tu est fatigué, l’homme petit » — ainsi bâillait ma tristesse, traînant le pied sans pouvoir s’endormir.

La terre humaine se transformait pour moi en caverne, sa poitrine s’enfonçait, tout ce qui était vivant devenait pour moi pourriture, ossements humains et passé en ruines.

Mes soupirs se penchaient sur toutes les tombes humaines et ne pouvaient plus se redresser ; mes soupirs et mes questions croassaient, étouffaient, rongeaient et se plaignaient jour et nuit :

— « Hélas ! l’homme reviendra éternellement ! L’homme petit reviendra éternellement ! » —

Je les ai vus nus jadis, le plus grand et le plus petit des hommes : trop semblables l’un à l’autre, — trop humains, même le plus grand !

Trop petit le plus grand ! — Ce fut là ma lassitude de l’homme ! Et l’éternel retour, même du plus petit ! — Ce fut là ma lassitude de toute existence !

Hélas ! dégoût ! dégoût ! dégoût ! » — — ainsi parlait Zarathoustra, soupirant et frissonnant, car il se souvenait de sa maladie. Mais alors ses animaux ne le laissèrent pas continuer.

« Cesse de parler, convalescent ! — ainsi lui répondirent ses animaux, mais sors d’ici, vas où t’attend le monde, semblable à un jardin.

Vas auprès des rosiers, des abeilles et des essaims de colombes ! va surtout auprès des oiseaux chanteurs : afin d’apprendre leur chant !

Car le chant convient aux convalescents ; que celui qui se porte bien parle. Et si celui qui se porte bien veut des chants, c’en seront d’autres cependant que ceux du convalescent. »

— « Ô espiègles que vous êtes, orgues de Barbarie, taisez-vous donc ! — répondit Zarathoustra en riant de ses animaux. Comme vous savez bien quelle consolation je me suis inventée pour moi-même en sept jours !

Qu’il me faille chanter de nouveau, c’est la consolation que j’ai inventée pour moi, c’est la guérison. Voulez-vous donc aussi faire de cela une rengaine ? »

— « Cesse de parler, lui répondirent derechef ses animaux ; toi qui es convalescent, apprête-toi plutôt une lyre, une lyre nouvelle !

Car regarde, Zarathoustra ! Pour tes chants nouveaux, il faut une lyre nouvelle.

Chante et déborde, Zarathoustra, guéris ton âme avec des chants nouveaux : afin que tu puisses porter ta grande destinée qui n’a encore été la destinée de personne !

Car tes animaux savent bien qui tu es, Zarathoustra, et ce que tu dois devenir: voici, tu es le maître de l’éternel retour des choses, — ceci est maintenant ta destinée !

Qu’il faille que tu enseignes le premier cette doctrine, — comment cette grande destinée ne serait-elle pas aussi ton plus grand danger et ta maladie !

Vois, nous savons ce que tu enseignes : que toutes les choses reviennent éternellement et que nous revenons nous-mêmes avec elles, que nous avons déjà été là une infinité de fois et que toutes choses ont été là avec nous.

Tu enseignes qu’il y a une grande année du devenir, un monstre de grande année : il faut que, semblable à un sablier, elle se retourne toujours à nouveau, pour s’écouler et se vider à nouveau : —

— en sorte que toutes ces années se ressemblent entre elles, en grand et aussi en petit, — en sorte que nous sommes semblables à nous-mêmes, danstoute grande année, en grand et aussi en petit.

Et si tu voulais mourir maintenant, ô Zarathoustra : voici, nous savons aussi comment tu te parlerais à toi-même : — mais tes animaux te supplient de ne pas mourir encore !

Tu parlerais sans trembler et tu respirerais plutôt d’allégresse : car un grand poids et une grande lourdeur seraient enlevés de toi, de toi qui es le plus patient ! —

« Maintenant je meurs et je disparais, dirais-tu, et dans un instant je ne serai plus rien. Les âmes sont aussi mortelles que les corps.

Mais le nœud des causes où je suis enchevêtré revient, — il me recréera ! Je fais moi-même partie des causes de l’éternel retour des choses.

Je reviendrai avec ce soleil, avec cette terre, avec cet aigle, avec ce serpent — non pour une vie nouvelle, ni pour une vie meilleure ou semblable :

— je reviendrai éternellement pour cette même vie pareille, en grand et aussi en petit, afin d’enseigner de nouveau l’éternel retour de toutes choses, —

— afin de redire la parole du grand Midi de la terre et des hommes, afin d’enseigner de nouveau aux hommes le Surhumain.

J’ai dit ma parole, ma parole me brise : ainsi le veut ma destinée éternelle, — je disparais en annonciateur !

L’heure est venue maintenant, l’heure où celui qui disparaît se bénit lui-même. Ainsi — finit le déclin de Zarathoustra. » — —

Lorsque les animaux eurent prononcé ces paroles, ils se turent et attendirent que Zarathoustra leur dise quelque chose : mais Zarathoustra n’entendit pas qu’ils se taisaient. Il étaitcouché tranquille, les yeux fermés, comme s’il dormait, quoiqu’il ne fût pas endormi : car il s’entretenait avec son âme. Le serpent cependant et l’aigle, lorsqu’ils le trouvèrent ainsi silencieux, firent honneur au grand silence qui l’entourait et se retirèrent avec précaution.

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Du Grand Désir.
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Ô mon âme, je t’ai appris à dire « aujourd’hui », comme « autrefois » et « jadis », et à danser ta ronde par-dessus tout ce qui était ici, là et là-bas.

Ô mon âme, je t’ai délivrée de tous les recoins, j’ai éloigné de toi la poussière, les araignées et le demi-jour.

Ô mon âme, j’ai lavé de toi la petite pudeur et la vertu des recoins et je t’ai persuadée d’être nue devant les yeux du soleil.

Avec la tempête qui s’appelle « esprit », j’ai soufflé sur ta mer houleuse ; j’en ai chassé tous les nuages et j’ai même étranglé l’egorgeur qui s’appelle « péché ».

Ô mon âme, je t’ai donné le droit de dire « non », comme la tempête, et de dire « oui » comme dit « oui » le ciel ouvert : tu es maintenant calme comme la lumière et tu passes à travers les tempêtes négatrices.

Ô mon âme, je t’ai rendu la liberté sur ce qui est créé et sur ce qui est incréé : et qui connaît comme toi la volupté de l’avenir ?

Ô mon âme, je t’ai enseigné le mépris qui ne vient pas comme la vermoulure, le grand mépris aimant qui aime le plus où il méprise le plus.

Ô mon âme, je t’ai appris à persuader de telle sorte que les causes mêmes se rendent à ton avis : semblable au soleil qui persuade même la mer à monter à sa hauteur.

Ô mon âme, j’ai enlevé de toi toute obéissance, toute génuflexion et toute servilité ; je t’ai donné moi-même le nom de « trêve de misère » et de « destinée ».

Ô mon âme, je t’ai donné des noms nouveaux et des jouets multicolores, je t’ai appelée « destinée », et « circonférence des circonférences », et « nombril du temps », et « cloche d’azur ».

Ô mon âme, j’ai donné toute la sagesse à boire à ton domaine terrestre, tous les vins nouveaux et aussi les vins de la sagesse, les vins qui étaient forts de temps immémorial.

Ô mon âme, j’ai versé sur toi toutes les clartés et toutes les obscurités, tous les silences et tous les désirs : — alors tu as grandi pour moi comme un cep de vigne.

Ô mon âme, tu es là maintenant, lourde et pleine d’abondance, un cep de vigne aux mamelles gonflées, chargé de grappes de raisin pleines et d’un brun doré : —

— pleine et écrasée de ton bonheur, dans l’attente et dans l’abondance, honteuse encore dans ton attente.

Ô mon âme, il n’y a maintenant plus nulle part d’âme qui soit plus aimante, plus enveloppante et plus large ! Où donc l’avenir et le passé seraient-ils plus près l’un de l’autre que chez toi ?

Ô mon âme, je t’ai tout donné et toutes mes mains se sont dépouillées pour toi : — et maintenant ! Maintenant tu me dis en souriant, pleine de mélancolie : « Qui de nous deux doit dire merci ? —

— n’est-ce pas au donateur à remercier celui qui a accepté d’avoir bien voulu prendre ? N’est-ce pas un besoin de donner ? N’est-ce pas — pitié de prendre ? » —

Ô mon âme, je comprends le sourire de ta mélancolie : ton abondance tend maintenant elle-même les mains, pleines de désirs !

Ta plénitude jette ses regards sur les mers mugissantes, elle cherche et attend ; le désir infini de la plénitude jette un regard à travers le ciel souriant de tes yeux !

Et, en vérité, ô mon âme ! Qui donc verrait ton sourire sans fondre en larmes ? Les anges eux-mêmes fondent en larmes à cause de la trop grande bonté de ton sourire.

C’est ta bonté, ta trop grande bonté, qui ne veut ni se lamenter, ni pleurer : et pourtant, ô mon âme, ton sourire désire les larmes, et ta bouche tremblante les sanglots.

« Tout pleur n’est-il pas une plainte ? Et toute plainte une accusation ? » C’est ainsi que tu te parles à toi-même et c’est pourquoi tu préfères sourire, ô mon âme, sourire que de répandre ta peine —

— répandre en des flots de larmes toute la peine que te cause ta plénitude et toute l’anxiété de la vigne qui la fait soupirer après le vigneron et la serpe du vigneron !

Mais si tu ne veux pas pleurer, pleurer jusqu’à l’épuisement ta mélancolie de pourpre, il faudra que tu chantes, ô mon âme ! — Vois-tu, je souris moi-même, moi qui t’ai prédit cela :

— chanter d’une voix mugissante, jusqu’à ce que toutes les mers deviennent silencieuses, pour écouter ton grand désir, —

— jusqu’à ce que, sur les mers silencieuses et ardentes, plane la barque, la merveille dorée, dont l’or s’entoure du sautillement de toutes les choses bonnes, malignes et singulières : —

— et de beaucoup d’animaux, grands et petits, et de tout ce qui a des jambes légères et singulières, pour pouvoir courir sur les sentiers de violettes, —

— vers la merveille dorée, vers la barque volontaire et vers son maître : mais c’est lui qui est le vigneron qui attend avec sa serpe de diamant, —

— ton grand libérateur, ô mon âme, l’ineffable — — pour qui seuls les chants de l’avenir sauront seulement trouver des noms ! Et, en vérité, déjà ton haleine a le parfum des chants de l’avenir, —

— déjà tu brûles et tu rêves, déjà ta soif boit à tous les puits consolateurs aux échos graves, déjà ta mélancolie se repose dans la béatitude des chants de l’avenir ! — —

Ô mon âme, je t’ai tout donné, et même ce qui était mon dernier bien, et toutes mes mains se sont dépouillées pour toi : — que je t’aie dit de chanter, voici, ce fut mon dernier don !

Que je t’aie dit de chanter, parle donc, parle : qui de nous deux maintenant doit dire — merci ? — Mieux encore : chante pour moi, chante mon âme ! Et laisse-moi te remercier ! —

Ainsi parlait Zarathoustra.

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L’autre Chant de la Danse.
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1.

« Je viens de regarder dans tes yeux, ô vie : j’ai vu scintiller de l’or dans tes yeux nocturnes, — à cette volupté mon cœur a cessé de battre :

— j’ai vu une barque d’or scintiller sur des eaux nocturnes, un berceau doré qui enfonçait, tirait de l’eau et faisait signe !

Tu jetais un regard vers mon pied fou de danse, un regard berceur, fondant, riant et interrogateur :

Deux fois seulement, de tes petites mains, tu remuas ta crécelle — et déjà mon pied se dandinait, ivre de danse. —

Mes talons se cambraient, mes orteils écoutaient pour te comprendre : le danseur ne porte-t-il pas son oreille — dans ses orteils !

C’est vers toi que j’ai sauté : alors tu t’es reculé de mon élan ; et c’est vers moi que sifflaient les languettes de tes cheveux fuyants et volants !

D’un bond je me suis reculé de toi et de tes serpents : tu te dressais déjà à demi détournée, les yeux pleins de désirs.

Avec des regards crochus — tu m’enseignes des voies détournées ; sur des voies détournées mon pied apprend — des ruses !

Je te crains quand tu es près, je t’aime quand tu es loin ; ta fuite m’attire, tes recherches m’arrêtent : — je souffre, mais pour toi, que ne souffrirais-je pas volontiers !

Toi, dont la froideur allume, dont la haine séduit, dont la fuite attache, dont les moqueries — émeuvent :

— qui ne te haïrait pas, grande lieuse, enveloppeuse, séduisante, chercheuse qui trouve ! Qui ne t’aimerait pas, innocente, impatiente, hâtive pécheresse aux yeux d’enfant !

Où m’entraînes-tu maintenant, enfant modèle, enfant mutin ? Et te voilà qui me fuis de nouveau, doux étourdi, jeune ingrat !

Je te suis en dansant, même sur une piste incertaine. Où es-tu ? Donne-moi la main ! Ou bien un doigt seulement !

Il y a là des cavernes et des fourrés : nous allons nous égarer ! — Halte ! Arrête-toi ! Ne vois-tu pas voltiger des hiboux et des chauves-souris ?

Toi, hibou que tu es ! Chauve-souris ! Tu veux me narguer ? Où sommes-nous ? C’est des chiens que tu as appris à hurler et à glapir.

Aimablement tu claquais devant moi de tes petites dents blanches, tes yeux méchants pétillent vers moi à travers ta petite crinière bouclée !

Quelle danse par monts et par vaux ! je suis le chasseur : — veux-tu être mon chien ou mon chamois ?

À côté de moi maintenant ! Et plus vite que cela, méchante sauteuse ! Maintenant en haut ! Et de l’autre côté ! — Malheur ! En sautant je suis tombé moi-même !

Ô regarde comme je suis étendu ! regarde, pétulante, comme j’implore ta grâce ! J’aimerais bien à suivre avec toi — des sentiers plus agréables !

— les sentiers de l’amour, à travers de silencieux buissons multicolores ! Ou bien là-bas, ceux qui longent le lac : des poissons dorés y nagent et y dansent !

Tu es fatiguée maintenant ? Il y a là-bas des brebis et des couchers de soleil : n’est-il pas beau de dormir quand les bergers jouent de la flûte ?

Tu es si fatiguée ? Je vais t’y porter, laisse seulement flotter tes bras ! Et as-tu soif ? — j’aurais bien quelque chose, mais ta bouche ne veut pas le boire !

— Ô ce maudit serpent, cette sorcière glissante, rapide et agile ! Où t’es-tu fourrée ? Mais sur mon visage je sens deux marques de ta main, deux taches rouges !

Je suis vraiment fatigué d’être toujours ton berger moutonnier ! Sorcière ! j’ai chanté pour toi jusqu’à présent, maintenant pour moi tu dois — crier !

Tu dois danser et crier au rythme de mon fouet ! Je n’ai pourtant pas oublié le fouet ? — Non ! » —


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*           *

2.

Voilà ce que me répondit alors la vie, en se bouchant ses délicates oreilles :

« Ô Zarathoustra ! Ne claque donc pas si épouvantablement de ton fouet ! Tu le sais bien : le bruit assassine les pensées, — et voilà que me viennent de si tendres pensées.

Nous sommes tous les deux de vrais propres à rien, de vrais fainéants. C’est par delà le bien et mal que nous avons trouvé notre île et notre verte prairie — nous les avons trouvées tout seuls à nous deux ! C’est pourquoi il faut que nous nous aimions l’un l’autre !

Et si même nous ne nous aimons pas du fond du coeur, — faut-il donc s’en vouloir, quand on ne s’aime pas du fond du coeur ?

Et que je t’aime, que je t’aime souvent trop, c’est ce que tu sais : et la raison en est que je suis jaloux de ta sagesse. Ah ! cette vieille folle sagesse !

Si une fois ta sagesse se sauvait de toi, hélas ! vite mon amour, lui aussi, se sauverait de toi. » —

Alors la vie regarda pensive derrière elle et autour d’elle et elle dit à voix basse : « Ô Zarathoustra, tu ne m’es pas assez fidèle !

Il s’en faut de beaucoup que tu ne m’aimes autant que tu le dis ; je sais que tu songes à me quitter bientôt.

Il y a un vieux bourdon, lourd, très lourd : il sonne la nuit là-haut, jusque dans ta caverne : —

— Quand tu entends cette cloche sonner les heures à minuit, tu songes à me quitter entre une heure et minuit : —

— tu y songes, ô Zarathoustra, je sais que tu veux bientôt m’abandonner ! » —

« Oui, répondis-je en hésitant, mais tu le sais aussi — » Et je lui dis quelque chose à l’oreille, en plein dans ses touffes de cheveux embrouillées, dans ses touffes jaunes et folles.

« Tu sais cela, ô Zarathoustra ? Personne ne sait cela — — »

Et nous nous sommes regardés, nous avons jeté nos regards sur la vertre prairie, où passait la fraîcheur du soir, et nous avons pleuré ensemble. — Mais alors la vie m’était plus chère que ne m’a jamais été toute ma sagesse. —

Ainsi parlait Zarathoustra.

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3.


Un !

Ô homme ! prends garde !

Deux !

Que dit minuit profond ?

Trois !

« J’ai dormi, j’ai dormi —,

Quatre !

« D’un rêve profond je me suis éveillé : —

Cinq !

« Le monde est profond,

Six !
« Et plus profond que ne pensait le jour.
Sept !

« Profonde est sa douleur —

Huit !

« La joie — plus profonde que l’affliction.

Neuf !

« La douleur dit : Passe et finis !

Dix !

« Mais toute joie veut l’éternité —

Onze !

« — veut la profonde éternité ! »

Douze !



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Les sept Sceaux.
(ou : Le chant de L’alpha et de L’oméga)
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1.

Si je suis un devin et plein de cet esprit divinatoire qui chemine sur une haute crête entre deux mers, —

qui chemine entre le passé et l’avenir, comme un lourd nuage, — ennemi de tous les étouffants bas-fonds, de tout ce qui est fatigué et qui ne peut ni mourir ni vivre :

prêt à l’éclair dans le sein obscur, prêt au rayon de clarté rédempteur, gonflé d’éclairs qui disent oui ! qui rient oui ! prêt à des foudres divinatrices : —

— mais bienheureux celui qui est ainsi gonflé ! Et, en vérité, il faut qu’il soit longtemps suspendu au sommet, comme un lourd orage, celui qui doit un jour allumer la lumière de l’avenir ! —

Ô, comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, — l’anneau du devenir et du retour ?

Jamais encore je n’ai trouvé la femme qe qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité !

Car je t’aime, ô Éternité!


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2.

Si jamais ma colère a violé des tombes, reculé des bornes frontières et jeté de vieilles tables brisées dans des profondeurs à pic :

Si jamais ma moquerie a éparpillé des paroles décrépies, si je suis venu comme un balai pour les araignées, et comme un vent purificateur pour les cavernes mortuaires, vieilles et moisies :

Si je fus jamais assis plein d’allégresse, à l’endroit où sont enterrés des dieux anciens, bénissant et aimant le monde, à côté des monuments d’anciens calomniateurs du monde : —

— car j’aimerai même les églises et les tombeaux des dieux, quand le ciel regardera d’un œil clair à travers leurs voûtes brisées ; j’aime à être assis sur les églises détruites, semblable à l’herbe et au rouge pavot

Ô comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux — l’anneau du devenir et du retour ?

Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité !

Car je t’aime, ô Éternité !

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3.

Si jamais un souffle est venu vers moi, un souffle de ce souffle créateur, de cette nécessité divine qui force même les hasards à danser les danses d’étoiles :

Si jamais j’ai ri du rire de l’éclair créateur que suit en grondant, mais avec obéissance, le long tonnerre de l’action :

Si jamais j’ai joué aux dés avec des dieux, à la table divine de la terre, en sorte que la terre tremblait et se brisait, soufflant en l’air des fleuves de flammes : —

— car la terre est une table divine, tremblante de nouvelles paroles créatrices et d’un bruit de dés divins : -

Ô comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, — l’anneau du devenir et du retour ?

Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité !

Car je t’aime, ô Éternité !

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4.

Si jamais j’ai bu d’un long trait à cette cruche écumante d’épices et de mixtures, où toutes choses sont bien mélangées :

Si jamais ma main a mêlé le plus lointain au plus proche, le feu à l’esprit, la joie à la peine et les pires choses aux meilleures :

Si je suis moi-même un grain de ce sable rédempteur, qui fait que toutes choses se mêlent bien dans la cruche des mixtures : —

— car il existe un sel qui lie le bien au mal ; et le mal lui-même est digne de servir d’épice et de faire déborder l’écume de la cruche : —

Ô comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, — l’anneau du devenir et du retour ?

Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité!

Car je t’aime, ô Éternité !

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5.

Si j’aime la mer et tout ce qui ressemble à la mer et le plus encore quand fougueuse elle me contredit :

Si je porte en moi cette joie du chercheur, cette joie qui pousse la voile vers l’inconnu, s’il y a dans ma joie une joie de navigateur :

Si jamais mon allégresse s’écria : « Les côtes ont disparu — maintenant ma dernière chaîne est tombée —

— l’immensité sans bornes bouillonne autour de moi, bien loin de moi scintillent le temps et l’espace, allons ! en route ! vieux coeur ! » —

Ô comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, — l’anneau du devenir et du retour ?

Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité !

Car je t’aime, ô Éternité !


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6.

Si ma vertu est une vertu de danseur, si souvent j’ai sauté des deux pieds dans des ravissements d’or et d’émeraude :

Si ma méchanceté est une méchanceté riante qui se sent chez elle sous des branches de roses et des haies de lys :

— car dans le rire tout ce qui est méchant se trouve ensemble, mais sanctifié et affranchi par sa propre béatitude :

Et ceci est mon alpha et mon oméga, que tout ce qui est lourd devienne léger, que tout corps devienne danseur, tout esprit oiseau : et, en vérité, ceci est mon alpha et mon oméga ! —

Ô comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, l’anneau du devenir et du retour ?

Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité !

Car je t’aime, ô Éternité !

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7.

Si jamais j’ai déployé des ciels tranquilles au-dessus de moi, volant de mes propres ailes dans mon propre ciel :

Si j’ai nagé en me jouant dans de profonds lointains de lumière, si la sagesse d’oiseau de ma liberté est venue : —

— car ainsi parle la sagesse de l’oiseau : Voici, il n’y a pas d’en haut, il n’y a pas d’en bas ! Jette-toi alentour, en avant, en arrière, léger que tu es ! Chante ! ne parle plus !

— « toutes les paroles ne sont-elles pas faites pour ceux qui sont lourds ? Toutes les paroles ne mentent-elles pas à celui qui est léger ! Chante ! ne parle plus ! » —

Ô comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, l’anneau du devenir et du retour ?

Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité !

Car je t’aime, ô Éternité !

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