Ainsi parlait Zarathoustra (édition 1898)/Première partie
Première partie.
Lorsque Zarathoustra eut atteint sa trentième année, il quitta sa patrie et le lac de sa patrie et s’en alla dans la montagne. Là il jouit de son esprit et de sa solitude et ne s’en lassa point durant dix années. Mais enfin son cœur se transforma, — et un matin, se levant avec l’aurore, il s’avança devant le soleil et lui parla ainsi :
« Ô grand astre ! Quel serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux que tu éclaires !
Voici dix ans que tu viens ici vers ma caverne : tu te serais lassé de ta lumière et de ce chemin, sans moi, mon aigle et mon serpent.
Mais nous t’attendions chaque matin, nous te prenions ton superflu et nous t’en bénissions.
Voici ! Je suis dégoûté de ma sagesse, comme l’abeille qui a amassé trop de miel. J’ai besoin de mains qui se tendent.
Je voudrais donner et distribuer jusqu’à ce que les sages parmi les hommes soient redevenus joyeux de leur folie, et les pauvres, heureux de leur richesse.
Voilà pourquoi je dois descendre dans les profondeurs, comme tu fais le soir quand tu vas derrière les mers, apportant ta clarté au-dessous du monde, ô astre débordant de richesse !
Je dois disparaître ainsi que toi, me coucher, comme disent les hommes vers qui je veux descendre.
Bénis-moi donc, œil tranquille, qui peux voir sans envie même un bonheur trop grand !
Bénis la coupe qui veut déborder, que l’eau toute dorée en découle, apportant partout le reflet de ta joie !
Vois ! cette coupe veut se vider à nouveau et Zarathoustra veut redevenir homme. »
Ainsi commença le déclin de Zarathoustra.
* *
Zarathoustra descendit seul des montagnes et il ne rencontra personne. Mais lorsqu’il arriva dans les bois, soudain se dressa devant lui un vieillard qui avait quitté sa sainte chaumière pour chercher des racines dans la forêt. Et ainsi parla le vieillard et il dit à Zarathoustra :
« Il ne m’est pas inconnu, ce voyageur : voilà bien des années qu’il passa par ici. Il s’appelait Zarathoustra, mais il s’est transformé.
Tu portais alors ta cendre à la montagne : veux-tu aujourd’hui porter ton feu dans les vallées ? Ne crains-tu pas le châtiment des incendiaires ?
Oui, je reconnais Zarathoustra. Son œil est pur et sa bouche ne recèle point de dégoût. Ne s’avance-t-il pas comme un danseur ?
Zarathoustra s’est transformé, Zarathoustra s’est fait enfant, Zarathoustra s’est éveillé : que vas-tu faire maintenant auprès de ceux qui dorment ?
Tu vivais dans la solitude comme dans la mer et la mer te portait. Malheur à toi, tu veux atterrir ? Malheur à toi, tu veux de nouveau traîner toi-même ton corps ? »
Zarathoustra répondit : « J’aime les hommes. »
« Pourquoi donc, dit le sage, suis-je allé dans les bois et dans la solitude ? N’était-ce pas parce que j’aimais trop les hommes ?
Maintenant j’aime Dieu : je n’aime point les hommes. L’homme m’est une chose trop incomplète. L’amour de l’homme me tuerait. »
Zarathoustra répondit : « Qu’ai-je parlé d’amour ! Je vais faire un présent aux hommes. »
« Ne leur donne rien, dit le saint. Enlève-leur plutôt quelque chose et aide-les à le porter — rien ne leur sera meilleur : pourvu qu’à toi aussi cela fasse du bien !
Et si tu veux donner, ne leur donne pas plus qu’une aumône, et attends qu’ils te la demandent ! »
« Non, répondit Zarathoustra, je ne fais pas d’aumônes. Je ne suis pas assez pauvre pour cela. »
Le saint se mit à rire de Zarathoustra et parla ainsi : « Tâche alors de leur faire accepter tes trésors. Ils se méfient des solitaires et ne croient pas que nous venions pour donner.
Pour eux nos pas retentissent trop solitairement au travers des rues. Et comme quand la nuit, couchés dans leurs lits, ils entendent marcher un homme, longtemps avant le lever du soleil, ils se demandent peut-être : où va ce voleur ?
Ne va pas auprès des hommes, reste dans la forêt ! Va plutôt encore auprès des bêtes ! Pourquoi ne veux-tu pas être comme moi, — ours parmi les ours, oiseau parmi les oiseaux ? »
« Et que fait le saint dans les bois ? » demanda Zarathoustra.
Le saint répondit : « Je fais des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je ris, je pleure et je murmure : c’est ainsi que je loue Dieu.
Avec des chants, des pleurs, des rires et des murmures, je loue Dieu qui est mon Dieu. Cependant quel présent nous apportes-tu ? »
Lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, il salua le saint et lui dit : « Qu’aurais-je à vous donner ? Mais laissez-moi partir en hâte, afin que je ne vous prenne rien ! » — Et c’est ainsi qu’ils se séparèrent l’un de l’autre, le vieillard et l’homme, riant comme rient deux petits garçons.
Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : « Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu que Dieu est mort ! »
* *
Lorsque Zarathoustra arriva dans la ville voisine qui se trouvait le plus près des bois, il y trouva une grande foule rassemblée sur la place publique : car on avait annoncé qu’on y verrait un danseur de corde. Et Zarathoustra parla au peuple et lui dit :
Je vous enseigne le Surhumain. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ?
Tous les êtres jusqu’à présent ont créé quelque chose au-dessus d’eux, et vous voulez être le reflux de ce grand flux et plutôt retourner à la bête que de surmonter l’homme ?
Qu’est le singe pour l’homme ? Une dérision ou une honte douloureuse. Et c’est ce que doit être l’homme pour le Surhumain : une dérision ou une honte douloureuse.
Vous avez tracé le chemin du ver jusqu’à l’homme et il vous est resté beaucoup du ver. Autrefois vous étiez singe et maintenant encore l’homme est plus singe qu’aucun singe.
Mais le plus sage d’entre vous n’est lui-même que discorde et bâtard de plante et de fantôme. Cependant vous ai-je dit de devenir fantôme ou plante ?
Voici, je vous enseigne le Surhumain !
Le Surhumain est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le Surhumain soit le sens de la terre.
Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espoirs supraterrestres ! Ce sont des empoisonneurs, qu’ils le sachent ou non.
Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds et des empoisonnés eux-mêmes, de ceux dont la terre est fatiguée : qu’ils s’en aillent donc !
Autrefois le blasphème envers Dieu était le plus grand blasphème, mais Dieu est mort et avec lui sont morts ces blasphémateurs. Ce qu’il y a de plus terrible maintenant, c’est de blasphémer la terre et d’estimer davantage les entrailles de l’impénétrable que le sens de la terre !
Jadis l’âme regardait le corps avec dédain : et rien alors n’était plus haut que ce dédain : — elle le voulait maigre, hideux, affamé ! C’est ainsi qu’elle pensait lui échapper, à lui et à la terre.
Oh cette âme elle-même était encore maigre, hideuse et affamée : et pour elle la cruauté était une volupté !
Mais, vous aussi, mes frères, dites-moi : votre corps, qu’annonce-t-il de votre âme ? Votre âme n’est-elle pas pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même ?
En vérité, l’homme est un fleuve impur. Il faut être devenu océan pour pouvoir, sans se salir, recevoir un fleuve impur.
Voici, je vous enseigne le Surhumain : il est cet océan ; en lui peut s’abîmer votre grand mépris.
Que peut-il vous arriver de plus grand ? C’est l’heure du grand mépris. L’heure où votre bonheur même vous devient dégoût, tout comme votre raison et votre vertu.
L’heure où vous dites : « Qu’importe mon bonheur ! Il est pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même. Mais mon bonheur devrait légitimer l’existence elle-même ! »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma raison ? Est-elle avide de science, comme le lion de nourriture ? Elle est pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même ! »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma vertu ! Elle ne m’a pas encore fait délirer. Que je suis fatigué de mon bien et de mon mal ! Tout cela est pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même. »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma justice ! Je ne vois pas que je sois charbon ardent. Mais le juste est charbon ardent ! »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma pitié ! La pitié n’est-elle pas la croix où l’on cloue celui qui aime les hommes ? Mais ma pitié n’est pas un crucifiement. »
Avez-vous déjà parlé ainsi ? Avez-vous déjà crié ainsi ? Ah, que ne vous ai-je déjà entendu crier ainsi !
Ce ne sont pas vos péchés — c’est votre contentement qui crie contre le ciel, c’est votre avarice, même dans vos péchés, qui crie contre le ciel !
Où donc est l’éclair qui vous léchera de sa langue ? Où est la folie qu’il faudrait vous inoculer ?
Voici, je vous enseigne le Surhumain : il est cet éclair, il est cette folie ! —
Quand Zarathoustra eut parlé ainsi, quelqu’un de la foule s’écria : « Nous avons assez entendu parler du danseur de corde ; faites-nous le voir maintenant ! » Et tout le peuple rit de Zarathoustra. Mais le danseur de corde qui croyait que l’on avait parlé de lui se mit à l’ouvrage.
* *
Version audio Zarathoustra cependant regardait le peuple et s’étonnait. Puis il dit :
L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain, — une corde sur l’abîme.
Il est dangereux de passer au-delà, dangereux de rester en route, dangereux de regarder en arrière, frisson et arrêt dangereux.
Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin.
J’aime ceux qui ne savent vivre autrement que pour disparaître, car ils passent au-delà.
J’aime les grands contempteurs, puisqu’ils sont les grands adorateurs, les flèches du désir vers l’autre rive.
J’aime ceux qui ne cherchent pas derrière les étoiles une raison pour périr et pour s’offrir en sacrifice ; mais ceux qui se sacrifient à la terre, pour qu’un jour la terre appartienne au Surhumain.
J’aime celui qui vit pour connaître, et qui veut connaître afin qu’un jour vive le Surhumain. Car c’est ainsi qu’il veut son propre déclin.
J’aime celui qui travaille et invente, pour bâtir une demeure au Surhumain, pour préparer à sa venue la terre, les bêtes et les plantes : car c’est ainsi qu’il veut son propre déclin.
J’aime celui qui aime sa vertu : car la vertu est une volonté de déclin, et une flèche de désir.
J’aime celui qui ne réserve pour lui-même aucune goutte de son esprit, mais qui veut être tout entier l’esprit de sa vertu : car c’est ainsi qu’en esprit il traverse le pont.
J’aime celui qui fait de sa vertu son penchant et sa destinée : car c’est ainsi qu’à cause de sa vertu il voudra vivre encore et ne plus vivre.
J’aime celui qui ne veut pas avoir trop de vertus. Il y a plus de vertus en une vertu qu’en deux vertus, c’est un nœud où s’accroche la destinée.
J’aime celui dont l’âme se dépense, celui qui ne veut pas qu’on lui dise merci et qui ne restitue point : car il donne toujours et ne veut point se conserver.
J’aime celui qui a honte de voir le dé tomber en sa faveur et qui demande alors : suis-je donc un faux joueur ? — car il veut périr.
J’aime celui qui jette des paroles d’or au-devant de ses œuvres et qui tient toujours plus qu’il ne promet : car il veut son déclin.
J’aime celui qui justifie ceux de l’avenir et qui délivre ceux du passé, car il veut que ceux d’aujourd’hui le fassent périr.
J’aime celui qui châtie son Dieu, puisqu’il aime son Dieu : car il faut que la colère de son Dieu le fasse périr.
J’aime celui dont l’âme est profonde, même dans la blessure, celui qu’une petite aventure peut faire périr : car ainsi volontiers il passera le pont.
J’aime celui dont l’âme déborde, en sorte qu’il s’oublie lui-même, et que toute chose soit en lui : ainsi toutes choses deviendront son déclin.
J’aime celui qui est libre de cœur et d’esprit : ainsi sa tête ne sert que d’entrailles à son cœur, mais son cœur l’entraîne au déclin.
J’aime tous ceux qui sont comme de lourdes gouttes qui tombent une à une du sombre nuage suspendu sur les hommes : elles annoncent l’éclair qui vient, et disparaissent en visionnaires.
Voici, je suis un visionnaire de la foudre, une lourde goutte qui tombe de la nuée : mais cette foudre s’appelle le Surhumain.
* *
Quand Zarathoustra eut dit ces mots, il considéra de nouveau le peuple et se tut. « Ils se tiennent là, dit-il à son cœur, les voilà qui rient ; ils ne me comprennent point, je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles.
Faut-il d’abord leur briser les oreilles, afin qu’ils apprennent à entendre avec les yeux ? Faut-il faire du tapage comme des cymbales et des prédicateurs de carême ? Ou n’ont-ils foi qu’en les bègues ?
Ils ont quelque chose dont ils sont fiers. Comment nomment-ils donc ce dont ils sont fiers ? Ils l’appellent civilisation, c’est ce qui les distingue des chevriers.
C’est pourquoi ils n’aiment pas à entendre pour eux le mot de « mépris ». Je parlerai donc à leur fierté.
Je leur parlerai donc de ce qu’il y a de plus méprisable : c’est le dernier homme. »
Et ainsi Zarathoustra parlait au peuple :
Il est temps que l’homme se détermine son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.
Son sol est encore assez riche pour cela. Mais ce sol un jour sera pauvre et vide et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.
Malheur ! Le temps est proche où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc auront désappris de vibrer !
Je vous le dis : il faut encore porter en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.
Malheur ! Le temps est proche où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne peut plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.
« Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ? » — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
« Nous avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.
On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point.
On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles.
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
« Autrefois tout le monde était fou, » — disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil.
On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt — car on ne veut pas se gâter l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
« Nous avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. —
Ici finit le premier discours de Zarathoustra, celui que l’on appelle aussi le prologue : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la joie de la foule. « Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, — s’écriaient-ils — rends-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te tiendrons quitte du Surhumain ! » Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Zarathoustra cependant devint triste et dit à son cœur :
« Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles.
Trop longtemps sans doute j’ai vécu dans les montagnes, j’ai trop écouté les ruisseaux et les arbres : je leur parle maintenant comme à des chevriers.
Placide est mon âme et lumineuse comme la montagne au matin. Mais ils me tiennent pour un cœur froid et pour un bouffon aux railleries sinistres.
Et les voilà qui me regardent et qui rient : et tandis qu’ils rient ils me haïssent encore. Il y a de la glace dans leur rire. »
* *
Version audio Mais alors il advint quelque chose qui fit taire toutes les bouches et qui fixa tous les regards. Car pendant ce temps le danseur de corde s’était mis à l’ouvrage : il était sorti d’une petite poterne et marchait sur la corde tendue entre deux tours, au-dessus de la place publique et de la foule. Comme il se trouvait juste à mi-chemin, la petite porte s’ouvrit encore une fois et un gars bariolé qui avait l’air d’un bouffon sauta dehors et suivit d’un pas rapide le premier. « En avant, boiteux, cria son horrible voix, en avant paresseux, sournois, visage blême ! Que je ne te chatouille pas de mon talon ! Que fais-tu ici entre ces tours ? C’est dans la tour que tu devrais être enfermé ; tu barres la route à un meilleur que toi ! » — Et à chaque mot il s’approchait davantage : mais quand il ne fut plus qu’à un pas derrière lui, il advint cette chose terrible qui fit taire toutes les bouches et qui fixa tous les regards : — il poussa un cri diabolique et sauta par-dessus celui qui lui barrait la route. Mais celui-ci, en voyant la victoire de son rival, perdit la tête et la corde ; il jeta son balancier et, plus vite encore, s’élança dans l’abîme, comme un tourbillon de bras et de jambes. La place publique et la foule ressemblaient à la mer, quand la tempête s’élève. Tous s’enfuirent en désordre et surtout à l’endroit où le corps allait s’abattre.
Zarathoustra cependant ne bougea pas et ce fut juste à côté de lui que tomba le corps, déchiré et brisé, mais vivant encore. Après quelque temps la conscience revint au blessé, et il vit Zarathoustra, agenouillé auprès de lui : « Que fais-tu là, dit-il enfin, je savais depuis longtemps que le diable me tendrait le pied. Maintenant il me traîne en enfer : veux-tu l’en empêcher ? »
« Sur mon honneur, ami, répondit Zarathoustra, tout ce dont tu parles n’existe pas : il n’y a ni diable, ni enfer. Ton âme sera morte, plus vite encore que ton corps : ne crains donc plus rien ! »
L’homme leva les yeux avec défiance. « Si tu dis vrai, répondit-il ensuite, je ne perds rien en perdant la vie. Je ne suis guère plus qu’une bête qu’on a fait danser avec des coups et de maigres nourritures. »
« Non pas, dit Zarathoustra, tu as fait du danger ton métier, il n’y a là rien de méprisable. Maintenant ton métier te fait périr : c’est pourquoi je vais t’enterrer de mes mains. »
Quand Zarathoustra eut dit cela, le moribond ne répondit plus ; mais il remua la main, comme s’il cherchait la main de Zarathoustra pour le remercier.
* *
Version audio Cependant le soir tombait et la place publique se voilait d’ombres : alors la foule s’écoula, car la curiosité et la frayeur mêmes se fatiguent. Zarathoustra, assis par terre à côté du mort, était noyé dans ses pensées : ainsi il oublia le temps. Mais enfin la nuit vint et un vent froid passa sur le solitaire. Alors Zarathoustra se leva et il dit à son cœur :
« En vérité, Zarathoustra a fait une belle pêche aujourd’hui ! Il n’a pas attrapé d’homme, mais un cadavre.
Inquiétante est la vie humaine et, de plus, toujours dénuée de sens : un bouffon peut lui devenir fatal.
Je veux enseigner aux hommes le sens de leur existence : qui est le Surhumain, l’éclair du sombre nuage homme.
Mais je suis encore loin d’eux et mon esprit ne parle pas à leurs sens. Pour les hommes, je tiens encore le milieu entre un fou et un cadavre.
Sombre est la nuit, sombres sont les voies de Zarathoustra. Viens, compagnon froid et raide ! Je te porte à l’endroit où je vais t’enterrer avec mes mains. »
* *
Version audio Quand Zarathoustra eut dit ceci à son cœur, il chargea le cadavre sur ses épaules et se mit en route. Il n’avait pas encore fait cent pas qu’un homme se glissa auprès de lui et lui parla tout bas à l’oreille — et voici ! celui qui lui parlait était le bouffon de la tour. « Va-t’en de cette ville, ô Zarathoustra, dit-il, il y a ici trop de gens qui te haïssent. Les bons et les justes te haïssent et ils t’appellent leur ennemi et leur contempteur ; les fidèles de la vraie croyance te haïssent et ils t’appellent un danger pour la foule. Ce fut ton bonheur qu’on se moquât de toi, car vraiment tu parlais comme un bouffon. Ce fut ton bonheur que tu t’associas au chien mort ; en t’abaissant ainsi, tu t’es sauvé pour aujourd’hui. Mais va-t’en de cette ville — ou demain je sauterai par-dessus un mort. » Lorsqu’il eut dit ces choses, l’homme disparut ; et Zarathoustra continua son chemin par les rues obscures.
À la porte de la ville il rencontra les fossoyeurs : ils éclairèrent sa figure de leur flambeau, reconnurent Zarathoustra et se moquèrent beaucoup de lui. « Zarathoustra emporte le chien mort : bravo, Zarathoustra s’est fait fossoyeur ! Car nous avons les mains trop propres pour ce gibier. Zarathoustra veut-il donc voler sa pâture au diable ? Allons ! Bon appétit ! Pourvu que le diable ne soit pas meilleur voleur que Zarathoustra ! — il les volera tous deux, il les mangera tous deux ! » Et ils riaient entre eux en rapprochant leurs têtes.
Zarathoustra ne répondit pas un mot et passa son chemin. Lorsqu’il eut marché pendant deux heures, le long des bois et des marécages, il avait trop entendu le hurlement affamé des loups et la faim le prit lui-même. Aussi s’arrêta-t-il à une maison isolée, où brûlait une lumière.
« La faim s’empare de moi comme un brigand, dit Zarathoustra. Au milieu des bois et des marécages la faim s’empare de moi, dans la nuit profonde.
Ma faim a de singuliers caprices. Souvent elle ne me vient qu’après le repas, et aujourd’hui elle n’est pas venue de toute la journée : où donc s’est-elle attardée ? »
En disant cela Zarathoustra frappa à la porte de la maison. Un vieil homme parut aussitôt : il portait une lumière et demanda : « Qui vient vers moi et vers mon mauvais sommeil ? »
« Un vivant et un mort, dit Zarathoustra. Donnez-moi à manger et à boire, j’ai oublié de le faire pendant le jour. Qui donne à manger aux affamés réconforte sa propre âme : ainsi parle la sagesse. »
Le vieux se retira, mais il revint aussitôt, et offrit à Zarathoustra du pain et du vin : « C’est une méchante contrée pour ceux qui ont faim, dit-il ; c’est pourquoi j’habite ici. Hommes et bêtes viennent à moi, le solitaire. Mais invite aussi ton compagnon à manger et à boire, il est plus fatigué que toi. » Zarathoustra répondit : « Mon compagnon est mort, je l’y déciderai difficilement. » — « Cela m’est égal, dit le vieux en grognant ; qui frappe à ma porte doit prendre ce que je lui offre. Mangez et portez-vous bien ! » —
Après cela Zarathoustra marcha de nouveau pendant deux heures, se fiant à la route et à la clarté des étoiles : car il avait l’habitude des marches nocturnes et aimait à regarder en face tout ce qui dort. Quand le matin commença à poindre, Zarathoustra se trouvait dans une forêt profonde et aucun chemin ne se montrait plus à lui. Alors il plaça le corps dans un arbre creux, à la hauteur de sa tête — car il voulait le protéger contre les loups — et il se coucha lui-même par terre sur la mousse. Et il s’endormit aussitôt, fatigué de corps, mais l’âme tranquille.
* *
Version audio Zarathoustra dormit longtemps et non seulement l’aurore passa sur son visage, mais encore le matin. Enfin ses yeux s’ouvrirent et avec étonnement Zarathoustra regarda dans la forêt et dans le silence, avec étonnement il regarda en lui-même. Puis il se leva à la hâte, comme un matelot qui tout-à-coup voit la terre, et il poussa un cri d’allégresse : car il avait vu une vérité nouvelle. Et il parla à son cœur et il lui dit :
Mes yeux se sont ouverts : J’ai besoin de compagnons, de compagnons vivants, — non de compagnons morts et de cadavres que je porte avec moi où je veux.
Mais j’ai besoin de compagnons vivants qui me suivent, parce qu’ils veulent se suivre eux-mêmes — partout où je vais.
Mes yeux se sont ouverts : Ce n’est pas à la foule que doit parler Zarathoustra, mais à des compagnons ! Zarathoustra ne doit pas être le berger et le chien d’un troupeau !
Pour détourner beaucoup de gens du troupeau — voilà pourquoi je suis venu. Le peuple et le troupeau s’irriteront contre moi : Zarathoustra veut être traité de brigand par les bergers.
Je dis bergers, mais ils s’appellent les bons et les justes. Je dis bergers, mais ils s’appellent les fidèles de la vraie croyance.
Voyez les bons et les justes ! Qui haïssent-ils le plus ? Celui qui brise leurs tables des valeurs, le destructeur, le criminel : — mais c’est celui-là le créateur.
Voyez les fidèles de toutes les croyances ! Qui haïssent-ils le plus ? Celui qui brise leurs tables des valeurs, le destructeur, le criminel : — mais c’est celui-là le créateur.
Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur et non des cadavres, des troupeaux ou des croyants. Des créateurs comme lui, voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui inscrivent des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles.
Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, des moissonneurs qui moissonnent avec lui : car chez lui tout est mûr pour la moisson. Mais il lui manque les cent faucilles : aussi arrache-t-il les épis en se scandalisant.
Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui savent aiguiser leurs faucilles. On les appellera destructeurs et contempteurs du bien et du mal. Mais ce seront eux qui moissonneront et qui seront en fête.
Des créateurs comme lui, voilà ce que cherche Zarathoustra, de ceux qui moissonnent et chôment avec lui : qu’a-t-il à faire de troupeaux, de bergers et de cadavres !
Et toi, mon premier compagnon, repose en paix ! Je t’ai bien enterré dans ton arbre creux, je t’ai bien abrité contre les loups.
Mais je me sépare de toi, le temps est passé. Entre deux aurores une nouvelle vérité s’est levée en moi.
Je ne dois être ni berger, ni fossoyeur. Jamais plus je ne parlerai au peuple ; pour la dernière fois j’ai parlé à un mort.
Je veux me joindre aux créateurs, à ceux qui moissonnent et chôment : je leur montrerai l’arc-en-ciel et tous les échelons qui mènent au Surhumain.
Je chanterai mon chant aux solitaires et à ceux qui sont deux dans la solitude ; et quiconque a des oreilles pour les choses inouïes, je lui alourdirai le cœur de ma félicité.
Je marche vers mon but, je suis ma route ; je sauterai par-dessus les hésitants et les retardataires. Ainsi ma marche sera le déclin !
* *
Version audio Zarathoustra avait dit cela à son cœur, alors que le soleil était à son midi : puis il interrogea le ciel de son regard — car il entendait au-dessus de lui le cri perçant d’un oiseau. Et voici ! Un aigle planait dans les airs en larges cercles, et un serpent était pendu à lui, non pareil à une proie, mais comme un ami : car il se sentait enroulé autour de son cou.
« Ce sont mes animaux ! dit Zarathoustra, et il se réjouit de tout cœur.
L’animal le plus fier qu’il y ait sous le soleil et l’animal le plus rusé qu’il y ait sous le soleil — ils sont allés en reconnaissance.
Ils voulaient savoir si Zarathoustra vit encore. En vérité, suis-je encore en vie ?
J’ai rencontré plus de dangers parmi les hommes que parmi les animaux. Zarathoustra suit des voies dangereuses. Que mes animaux me conduisent ! »
Lorsque Zarathoustra eut parlé ainsi, il se souvint des paroles du saint dans la forêt, il soupira et dit à son cœur :
Que je sois plus sage ! Que je sois rusé du fond du cœur, comme mon serpent.
Mais je demande l’impossible : je prie donc ma fierté d’accompagner toujours ma sagesse.
Et si ma sagesse m’abandonne un jour : — hélas, elle aime à s’envoler ! — puisse du moins ma fierté voler avec ma folie !
Ainsi commença le déclin de Zarathoustra.
* *
Les Discours de Zarathoustra.
Je vous nomme trois transformations de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant.
Il y a bien des choses qui sont lourdes pour l’esprit, pour l’esprit fort et solide qui est plein de respect : sa force réclame les choses lourdes et les plus lourdes.
Qu’est-ce qui est lourd ? demande l’esprit solide, ainsi il s’agenouille comme le chameau et veut être bien chargé.
Qu’est ce qui est le plus lourd, ô héros ? demande l’esprit solide, afin que je le prenne sur moi et que ma force se réjouisse.
N’est ce pas cela : s’abaisser pour faire mal à son orgueil ? Laisser briller sa folie pour se moquer de sa sagesse ?
Ou bien est-ce cela : se séparer de notre cause, lorsqu’elle célèbre sa victoire ? Monter sur de hautes montagnes pour tenter le tentateur ?
Ou bien est-ce cela : se nourrir des glands et de l’herbe de la connaissance et souffrir de faim dans son âme à cause de la vérité ?
Ou bien est-ce cela : être malade et renvoyer les consolateurs, se lier d’amitié avec des sourds qui n’entendent jamais ce que tu veux ?
Ou bien est-ce cela : descendre dans l’eau sale quand c’est l’eau de la vérité et ne point chasser les froides grenouilles et les chauds crapauds ?
Ou bien est-ce cela : aimer ceux qui nous méprisent et tendre la main au fantôme, quand il veut nous effrayer ?
L’esprit solide charge sur lui toutes ces lourdes choses : pareil au chameau qui court chargé dans le désert, ainsi il court dans son désert.
Mais dans le désert le plus solitaire s’accomplit la deuxième transformation : ici l’esprit se change en lion, il veut conquérir la liberté et être maître dans son propre désert.
Il cherche ici son dernier maître : il veut être son ennemi comme il est l’ennemi de son dernier dieu ; il veut lutter pour la victoire avec le grand dragon.
Quel est le grand dragon que l’esprit ne veut plus appeler ni dieu ni maître ? « Tu dois », s’appelle le grand dragon. Mais l’esprit du lion dit « je veux ».
Le « tu dois » guette au bord du chemin, étincelant d’or, comme une bête à écailles, et sur chaque écaille brille en lettres dorées : « tu dois ! »
Des valeurs de mille années brillent sur ces écailles et ainsi parle le plus puissant de tous les dragons : « toute la valeur des choses — brille sur moi. »
« Toutes les valeurs ont déjà été créées et c’est moi qui représente toutes les valeurs créées. Vraiment il ne doit plus y avoir de « je veux » ! » Ainsi parle le dragon.
Mes frères, pourquoi faut-il le lion en esprit ? La bête chargée qui renonce et qui est respectueuse ne suffit-elle pas ?
Créer des valeurs nouvelles — c’est ce que le lion, lui aussi, ne peut encore : mais se créer une liberté pour la création nouvelle — c’est ce que peut la puissance du lion.
Pour se créer la liberté et une divine négation, même devant le devoir : pour cela, mes frères, il est besoin du lion.
Prendre le droit pour des valeurs nouvelles — c’est la plus terrible prise pour un esprit solide et respectueux. Vraiment c’est, pour lui, commettre un crime et agir en bête de proie.
Il aimait jadis le « tu dois » comme la chose la plus sacrée : maintenant il lui faut trouver illusion et arbitraire, même dans la chose la plus sacrée, pour qu’il fasse, sur son amour, la conquête de la liberté : il faut un lion pour ce crime.
Mais dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion n’ait pas pu faire ? Pourquoi, faut-il que le lion sauvage devienne enfant ?
L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui se déroule d’elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation.
Oui, pour le jeu de la création, mes frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde, veut gagner son propre monde.
Je vous ai nommé trois transformations de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. —
Ainsi parlait Zarathoustra. Et en ce temps-là il séjournait
dans la ville qu’on appelle : la Vache multicolore.
* *
On vantait à Zarathoustra un sage que l’on disait savant à parler du sommeil et de la vertu, comblé d’honneurs et de récompenses à cause de cela, entouré de tous les jeunes gens qui se pressaient autour de sa chaire. C’est chez lui que se rendit Zarathoustra et, avec tous les jeunes gens, il s’assit devant sa chaire. Et le sage parla ainsi :
Gardez en honneur le sommeil et respectez-le ! C’est la chose première. Et évitez tous ceux qui dorment mal et qui sont éveillés la nuit !
Le voleur même a honte en présence du sommeil. Il se glisse toujours silencieusement dans la nuit. Mais le veilleur de nuit est impudent et impudemment il porte sa corne.
Ce n’est pas une petite chose que de savoir dormir : on a besoin déjà de veiller tout le jour pour pouvoir bien dormir.
Dix fois dans la journée il faut te surmonter toi-même : cela prouve une bonne fatigue et c’est le pavot de l’âme.
Dix fois, il faut te réconcilier avec toi-même ; car il est amer de surmonter, et celui qui n’est pas réconcilié dort mal.
Il faut que tu trouves dix vérités pendant le jour ; autrement tu chercheras des vérités pendant la nuit et ton âme restera affamée.
Dix fois dans la journée il te faut rire et être joyeux : autrement tu seras dérangé la nuit par ton estomac, ce père de l’affliction.
Peu de gens savent cela, mais il faut avoir toutes les vertus pour bien dormir. Porterai-je un faux témoignage ? Commettrai-je un adultère ?
Convoiterai-je la servante de mon prochain ? Tout cela s’accorderait mal avec un bon sommeil.
Et même si l’on avait toutes les vertus, il faudrait s’entendre à une chose : envoyer dormir à temps même les vertus.
Qu’elles ne se disputent pas entre elles, les gentilles petites femmes ! Et à cause de toi, malheureux !
Paix avec Dieu et le prochain, ainsi le veut le bon sommeil. Et paix encore avec le diable du voisin. Autrement il te hantera nuitamment.
Honneur et obéissance à l’autorité, et même à l’autorité boiteuse ! Ainsi le veut le bon sommeil. Est-ce ma faute, si le pouvoir aime à marcher sur des jambes boiteuses ?
Celui qui conduit ses brebis sur la verte prairie sera toujours pour moi le meilleur berger : ainsi le veut le bon sommeil.
Je ne veux ni beaucoup d’honneurs, ni de grands trésors : cela fait trop de bile. Mais on dort mal sans un bon renom et un petit trésor.
Une petite société m’est préférable à une société méchante : pourtant il faut qu’elle arrive et qu’elle parte au bon moment : ainsi le veut le bon sommeil.
Je prends grand plaisir aussi aux pauvres d’esprit : ils accélèrent le sommeil. Ils sont bienheureux, surtout quand on leur donne toujours raison.
Ainsi s’écoule le jour pour les vertueux. Quand vient la nuit je me garde bien d’appeler le sommeil ! Il ne veut pas être appelé, le sommeil qui est le maître des vertus !
Mais je pense à ce que j’ai fait et pensé dans la journée. En ruminant je m’interroge, patient comme une vache : Quelles furent donc tes dix victoires sur toi-même ?
Et quels furent les dix réconciliations et les dix vérités et les dix éclats de rire dont mon cœur s’est régalé.
En considérant cela, bercé de quarante pensées, soudain s’empare de moi le sommeil, que je n’ai point appelé, le maître des vertus.
Le sommeil me frappe sur les yeux, et ils s’alourdissent. Le sommeil touche ma bouche, et elle reste ouverte.
Vraiment il se glisse chez moi sur de molles semelles, le préféré des voleurs, et il me vole mes pensées : je suis debout, tout bête comme ce pupitre.
Mais je ne suis pas debout longtemps que déjà je m’étends. —
Quand Zarathoustra entendit parler le sage, il rit dans son cœur : car une lumière s’était levée en lui. Et il parla ainsi à son cœur et il lui dit :
Fou me semble être ce sage avec ses quarante pensées : mais je crois qu’il entend bien le sommeil.
Bienheureux déjà celui qui habite auprès de ce sage ! Un tel sommeil est contagieux, même au travers d’un mur épais.
Un charme réside même dans sa chaire. Et ce n’est pas en vain que les jeunes gens étaient assis devant le prédicateur de la vertu.
Sa sagesse dit : veiller pour bien dormir. Et vraiment si la vie n’avait pas de sens et s’il fallait que je choisisse un non-sens, ce non-sens là me semblerait le plus digne d’être choisi.
Maintenant je comprends ce que jadis on cherchait avant tout, quand on cherchait des maîtres de la vertu. C’est un bon sommeil que l’on cherchait, et des vertus couronnées de pavots !
Pour tous ces sages de la chaire, tant vantés, la sagesse était le sommeil sans rêve : ils ne connaissaient pas de meilleur sens de la vie.
De nos jours encore il y en a bien quelques-uns comme ce prédicateur de la vertu, et ils ne sont pas toujours aussi honnêtes que lui : mais leur temps est passé. Ils ne seront pas debout longtemps que déjà ils seront étendus.
Bienheureux les assoupis : car ils s’endormiront bientôt. —
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
Un jour Zarathoustra jeta son illusion par delà les hommes pareil à tous les hallucinés de l’arrière-monde. L’œuvre d’un dieu souffrant et tourmenté, tel me parut alors le monde.
Le monde me parut le rêve et l’invention d’un dieu ; des vapeurs coloriés devant les yeux d’un divin mécontent.
Bien et mal, et joie et peine, et moi et toi — ce me semblait être des vapeurs coloriées devant les yeux d’un créateur. Le créateur voulait détourner les yeux de lui-même, — alors il créa le monde.
C’est pour celui qui souffre une joie enivrante de détourner les yeux de sa souffrance et de se perdre. Joie enivrante et oubli de soi, ainsi me parut un jour le monde.
Ce monde éternellement imparfait, image, et image imparfaite, d’une éternelle contradiction — une joie enivrante pour son créateur imparfait : tel me parut un jour le monde.
Ainsi moi aussi, je jetai mon illusion par delà les hommes, pareil à tous les hallucinés de l’arrière-monde. Par delà les hommes en vérité ?
Hélas, mes frères, ce dieu que j’ai créé était œuvre faite des mains des hommes et folie humaine, comme tous les dieux.
Il n’était qu’homme et pauvre morceau d’homme et de moi : il sortit de mes propres cendres et de mon propre brasier, ce fantôme, et vraiment, il ne me vint pas de l’au-delà !
Qu’arriva-t-il, mes frères ? Je me suis surmonté, moi qui souffrais, j’ai porté ma propre cendre sur la montagne, j’ai inventé pour moi une flamme plus claire. Et voici ! Le fantôme s’est éloigné de moi !
Maintenant, croire à de pareils fantômes, serait pour moi une souffrance, et un tourment car je suis guéri : ce serait pour moi une souffrance et une humiliation. C’est ainsi que je parle aux hallucinés de l’arrière-monde.
Souffrances et impuissances — voilà ce qui créa les arrière-mondes, et cette courte folie du bonheur que seul apprend celui qui souffre le plus.
La fatigue qui d’un bond veut aller jusqu’à l’extrême, d’un bond mortel, une fatigue pauvre et ignorante qui ne veut même plus vouloir : c’est elle qui créa tous les dieux et tous les arrière-mondes.
Croyez-m’en mes frères ! Ce fut le corps qui désespéra du corps, — il tâtonna des doigts de l’esprit égaré le long des derniers murs.
Croyez-m’en mes frères ! Ce fut le corps qui désespéra de la terre, — il entendit parler le ventre de l’être.
Alors il voulut passer la tête à travers les derniers murs, et non seulement la tête, — il voulut passer dans « l’autre-monde ».
Mais « l’autre monde » est bien caché devant les hommes, ce monde abruti et inhumain qui est un néant céleste ; et le ventre de l’être ne parle pas à l’homme, si ce n’est comme homme.
Vraiment il est difficile de démontrer l’Être et il est difficile de le faire parler. Dites-moi, mes frères, les choses les plus singulières ne sont-elles pas les mieux démontrées ?
Oui ce moi et la contradiction et la confusion de ce moi parlent le plus loyalement de son existence, ce moi qui crée, qui veut et qui donne la mesure et la valeur des choses.
Et ce moi, l’être le plus loyal — parle du corps et veut encore le corps, même quand il rêve et s’exalte en voletant de ses ailes brisées.
Il apprend à parler toujours plus loyalement, ce moi : et plus il apprend, plus il trouve de mots pour louer le corps et la terre.
Mon moi m’a enseigné une nouvelle fierté, je l’enseigne aux hommes : ne plus cacher sa tête dans le sable des choses célestes, mais la porter fièrement, une tête terrestre qui crée le sens de la terre !
J’enseigne aux hommes une volonté nouvelle : vouloir suivre le chemin qu’aveuglément ont suivi les hommes, approuver ce chemin et ne plus se glisser à l’écart comme les malades et les décrépis !
Ce furent des malades et des décrépits qui méprisèrent le corps et la terre, qui inventèrent les choses célestes et les gouttes du sang rédempteur : et même ces poisons doux et lugubres ils les empruntèrent au corps et à la terre !
Ils voulaient se sauver de leur misère et les étoiles étaient trop loin pour eux. Alors ils soupirèrent : « Oh qu’il y ait des chemins célestes pour se glisser dans une autre vie et dans un autre bonheur ! » — alors ils inventèrent leurs artifices et leurs petites boissons sanglantes !
Ils se crurent ravis loin de leur corps et de cette terre, ces ingrats. Mais à qui devaient-ils le spasme et la joie de leur ravissement ! À leur corps et à cette terre.
Zarathoustra est indulgent pour les malades. Vraiment il ne se fâche pas, ni de leurs façons de se consoler, ni de leur ingratitude. Qu’ils guérissent et se surmontent et qu’ils se créent un corps supérieur !
Zarathoustra ne se fâche pas non plus contre celui qui se guérit quand celui-ci regarde avec tendresse son illusion et erre à minuit autour de la tombe de son dieu : mais ses larmes demeurent pour moi maladie et corps malade.
Il y eut toujours beaucoup de gens malades parmi ceux qui rêvent et qui languissent vers Dieu ; ils haïssent avec fureur celui qui cherche la connaissance et la plus jeune des vertus qui s’appelle : loyauté.
Ils regardent toujours en arrière vers des temps obscurs : alors, en vérité, la folie et la foi étaient autre chose. La fureur de la raison apparaissait à l’image de Dieu et le doute était péché.
Je connais trop bien ceux qui sont semblables à Dieu : ils veulent qu’on croie en eux et que le doute soit un péché. Je sais trop bien à quoi ils croient eux-mêmes le plus.
Ce n’est vraiment pas à des arrière-mondes et aux gouttes du sang rédempteur : mais eux aussi croient le mieux au corps et c’est leur propre corps qu’ils considèrent comme la chose en soi.
Mais le corps est pour eux une chose maladive : et volontiers ils sortiraient de leur peau. C’est pourquoi ils écoutent les prédicateurs de la mort et ils prêchent eux-mêmes les arrière-mondes.
Écoutez plutôt, mes frères, la voix du corps guéri : c’est une voix plus loyale et plus pure.
Le corps sain parle avec plus de loyauté et plus de pureté, le corps complet aux angles droits : il parle du sens de la terre. —
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
C’est aux contempteurs du corps que je veux dire mon opinion. Ils ne doivent pas changer de méthode pour apprendre et enseigner, mais seulement dire adieu à leur propre corps — et ainsi devenir muets.
« Je suis corps et âme » — ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ?
Mais celui qui est éveillé et conscient dit : Je suis corps tout entier et rien autre ; l’âme n’est qu’un mot pour une parcelle du corps.
Le corps est un grand système de raison, une multiplicité avec un seul sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger.
Instrument de ton corps, tel est aussi ta petite raison que tu appelles esprit, mon frère, petit instrument et petit jouet de ta grande raison.
Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand c’est — ce à quoi tu ne veux pas croire — ton corps et son grand système de raison : il ne dit pas moi, mais il agit en moi.
Ce que les gens éprouvent, ce que reconnaît l’esprit, n’a jamais de fin en soi. Mais les sens et l’esprit voudraient te convaincre qu’ils sont la fin de toute chose : tellement ils sont vains.
Les sens et l’esprit ne sont qu’instruments et jouets : derrière eux se trouve encore le soi. Le soi cherche aussi avec les yeux des sens et il écoute avec les oreilles de l’esprit.
Toujours le soi écoute et cherche : il compare, soumet, conquiert et détruit. Il règne et gouverne aussi sur le moi.
Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se trouve un maître plus puissant, un sage inconnu — il s’appelle soi. Il habite dans ton corps, il est ton corps.
Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. Et qui donc sait à quoi bon ton corps a précisément besoin de ta meilleure sagesse ?
Ton soi rit de ton moi et de ses bonds fiers. « Que me sont ces bonds et ces vols de la pensée ? dit-il. Un détour vers mon but. Je suis la lisière du moi et le souffleur de ses idées. »
Le soi dit au moi : « éprouve des douleurs ! » Et il souffre et réfléchit à ne plus souffrir — et c’est à cette fin qu’il doit penser.
Le soi dit au moi : « éprouve des joies ! » Alors il se réjouit et réfléchit à se réjouir encore souvent — et c’est à cette fin qu’il doit penser.
Je veux dire un mot aux contempteurs du corps. Qu’ils méprisent, c’est ce qui fait leur estime. Qu’est-ce qui créa l’estime et le mépris et la valeur et la volonté ?
Le soi créateur se créa l’estime et le mépris, et le la joie et la peine. Le corps créateur se créa l’esprit comme une main de sa volonté.
Encore dans votre folie et dans votre mépris, vous servez votre soi, vous autres contempteurs du corps. Je vous le dis : votre soi lui-même veut mourir et se détourne de la vie.
Il n’est plus capable de faire ce qu’il aimerait le mieux : — créer au-dessus de soi-même. Voilà son désir préféré, voilà toute son ardeur.
Mais il est trop tard pour cela : — ainsi votre soi veut disparaître, ô contempteurs du corps.
Votre soi veut disparaître, c’est pourquoi vous devintes contempteurs du corps ! Car vous ne pouvez plus créer au-dessus de vous.
C’est pourquoi vous en voulez à la vie et à la terre. Une envie inconsciente est dans le regard louche de votre mépris.
Je ne suis pas votre chemin, contempteurs du corps ! Vous n’êtes point pour moi des ponts vers le Surhumain ! —
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
Mon frère, quand tu as une vertu, et quand elle est ta vertu, tu ne l’as en commun avec personne.
À vrai dire, tu veux l’appeler par son nom et la caresser ; tu voudrais la prendre par l’oreille et te divertir avec elle.
Et voici ! Maintenant tu as son nom en commun avec le peuple, tu es devenu peuple et troupeau avec ta vertu !
Tu ferais mieux de dire : « inexprimable et sans nom est ce qui fait le tourment et la douceur de mon âme, et ce qui est aussi la faim de mes entrailles. »
Que ta vertu soit trop haute pour la familiarité des dénominations : et s’il te faut parler d’elle, n’aie pas honte d’en balbutier.
Parle donc et balbutie : « Ceci est mon bien que j’aime, c’est ainsi qu’il me plaît tout à fait, c’est ainsi seulement que je veux le bien.
Je ne le veux point comme le commandement d’un dieu, ni comme une loi et une nécessité humaine : qu’il ne me soit point un indicateur vers des terres supérieures et vers des paradis.
C’est une vertu terrestre que j’aime : il y a en elle peu de sagesse et moins encore de sens commun.
Mais cet oiseau s’est construit son nid auprès de moi : c’est pourquoi je l’aime avec tendresse, — maintenant il couve chez moi ses œufs dorés."
C’est ainsi que tu dois balbutier, et louer ta vertu.
Autrefois tu avais des passions et tu les appelais des maux. Mais maintenant tu n’as plus que tes vertus : elles naquirent de tes passions.
Tu mis dans ces passions ton but le plus haut : alors elles devinrent tes vertus et tes joies.
Et fusses-tu de la race des coléreux, de celle des voluptueux, des sectaires ou de ceux qui ont soif de vengeance :
Toutes tes passions finirent par devenir des vertus, tous tes diables des anges.
Jadis tu avais dans ta cave des chiens sauvages : mais ils finirent par se transformer en oiseaux et en aimables chanteuses.
C’est avec tes poisons que tu t’es préparé ton baume ; tu as trait la vache affliction, — maintenant tu bois le doux lait de ses mamelles.
Et rien de mal ne naît plus de toi, si ce n’est le mal qui naît de la lutte de tes vertus.
Mon frère, quand tu as du bonheur, tu as une vertu et rien de plus : ainsi tu passes plus facilement sur le pont.
Cela distingue d’avoir beaucoup de vertus, mais c’est un sort bien dur ; et il y en a qui sont allés se tuer dans le désert parce qu’ils étaient fatigués d’être des combats et des champs de bataille de vertus.
Mon frère, la guerre et les batailles sont-elles des maux ? Ce mal est nécessaire, l’envie, et la méfiance, et la calomnie sont nécessaires parmi tes vertus.
Regarde comme chacune de tes vertus désire ce qu’il y a de plus haut : elle veut tout ton esprit, afin qu’il soit son héraut, elle veut toute ta force dans la colère, la haine et l’amour.
Jalouse est chaque vertu de l’autre vertu et la jalousie est une chose terrible. Les vertus, elles aussi, peuvent périr par la jalousie.
Celui qu’entoure la flamme de la jalousie, pareil au scorpion, finit par tourner contre lui-même le dard empoisonné.
Hélas, mon frère, ne vis-tu jamais une vertu se calomnier et se détruire elle-même ?
L’homme est quelque chose qui doit être surmonté ; c’est pourquoi il te faut aimer tes vertus — : car tu périras par elles. —
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
Vous ne voulez point tuer, juges et sacrificateurs, avant que la bête n’ait hoché la tête ? Voyez, le pâle criminel a hoché la tête : dans ses yeux parle le grand mépris.
«Mon moi est quelque chose qui doit être surmonté : mon moi, ce m’est le grand mépris des hommes : » Ainsi parlent ses yeux.
Ce fut son plus haut moment celui où il s’est jugé lui-même : ne laissez pas le sublime redescendre dans sa bassesse !
Il n’y a pas de salut pour celui qui souffre tellement de lui-même, si ce n’est la mort rapide.
Votre homicide, ô juges, doit être compassion et non vengeance. Et en tuant, regardez à justifier la vie même !
Il ne suffit pas de vous réconcilier avec celui que vous tuez. Que votre tristesse soit l’amour du Surhumain, ainsi vous justifiez votre survie !
Dites « ennemi » et non pas « scélérat » ; dites « malade » et non pas « gredin » ; dites « insensé » et non pas « pécheur ».
Et toi, juge rouge, si tu disais à haute voix ce que tu as déjà fait en pensées : chacun s’écrierait : « Ôtez ces immondices et ce ver empoisonné ! »
Mais autre chose est la pensée, autre chose l’action, autre chose l’image de l’action. La roue de la causalité ne roule pas entre elles.
C’est une image qui fit pâlir cet homme pâle. Il était à la hauteur de son acte lorsqu’il le commit : mais il ne supporta pas son image après l’avoir accompli.
Toujours il se vit comme l’auteur d’un seul acte. J’appelle cela folie, car l’exception est devenue la règle de son être.
La ligne fascine la poule ; le trait qu’il a porté fascine sa pauvre raison — c’est la folie après l’acte.
Écoutez, juges ! Il y a encore une autre folie : et cette folie est avant l’acte. Hélas, vous n’avez pas pénétré assez profondément dans cette âme !
Ainsi parle le juge rouge : « pourquoi ce criminel a-t-il tué ? Il voulait dérober. » Mais je vous dis : son âme voulait du sang, et ne désirait point le vol : il avait soif du bonheur du couteau !
Mais sa pauvre raison ne comprit point cette folie et elle le décida. « Qu’importe le sang ! dit-elle ; ne veux-tu pas au moins voler en même temps ? te venger ? »
Et il écouta sa pauvre raison : son discours pesait sur lui comme du plomb, — alors il vola en assassinant. Il ne voulait pas avoir honte de sa folie.
Et de nouveau le plomb de sa faute pèse sur lui, de nouveau sa pauvre raison est si engourdie, si paralysée, si lourde.
Si du moins il pouvait secouer la tête, son fardeau roulerait en bas : mais qui secoue cette tête ?
Qu’est cet homme ? Un monceau de maladies qui, par l’esprit, percent hors du monde : c’est là qu’elles veulent faire leur butin.
Qu’est cet homme ? Un amas de serpents sauvages, qui rarement sont tranquilles ensemble — alors ils s’en vont, chacun de son côté, chercher du butin par le monde.
Voyez ce pauvre corps ! Ce qu’il souffrit et ce qu’il désira, cette pauvre âme essaya de le comprendre, — elle l’interpréta comme la joie et l’envie criminelle vers le bonheur du couteau.
Celui qui tombe malade maintenant est surpris par le mal qui est mal maintenant : il veut faire mal avec ce qui lui fait mal. Mais il y eut d’autres temps, un autre bien et un autre mal.
Autrefois le doute était mal, et la volonté de soi. Alors le malade devenait hérétique et sorcière ; comme hérétique et sorcière il souffrait et voulait faire souffrir.
Mais ceci ne veut pas entrer dans vos oreilles : Cela nuit à ceux d’entre vous qui sont bons, dites-vous. Mais que m’importe vos bons !
Chez vos bons bien des choses me dégoûtent et ce n’est vraiment pas leur mal. Je voudrais qu’ils aient une folie qui les fasse périr, pareils à ce pâle criminel !
Vraiment je voudrais que leur folie s’appelât vérité, ou fidélité, ou justice : mais ils ont leur vertu pour vivre longtemps dans un misérable contentement de soi.
Je suis un garde-fou au bord du fleuve : que celui qui peut me saisir me saisisse ! Je ne suis pas votre béquille. —
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce que l’on écrit avec son propre sang. Écris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit.
Il n’est pas facile de comprendre du sang étranger : je hais tous les paresseux qui lisent.
Celui qui connaît le lecteur ne fait plus rien pour le lecteur. Encore un siècle de lecteurs — et l’esprit même sentira mauvais.
Que chacun ait le droit d’apprendre à lire, cela gâte à la longue, non seulement l’écriture, mais encore la pensée.
Jadis l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace.
Celui qui écrit en maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais appris par cœur.
Sur les montagnes le plus court chemin va d’un sommet à l’autre : mais pour suivre ce chemin il faut que tu aies de longues jambes. Les maximes doivent être des sommets, et ceux à qui l’on parle des hommes grands et robustes.
L’air léger et pur, le danger proche et l’esprit plein d’une joyeuse méchancheté : tout cela s’accorde bien.
Je veux avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le courage qui chasse les fantômes se crée ses propres lutins, — le courage veut rire.
Je ne suis plus en communion d’âme avec vous, ce nuage que je vois au-dessous de moi, cette noirceur et cette lourdeur dont je ris — c’est votre nuage d’orage.
Vous regardez en haut quand vous aspirez à l’élévation. Et moi je regarde en bas puisque je suis élevé.
Qui de vous peut en même temps rire et être élevé ?
Celui qui plane sur les plus hautes montagnes se rit de toutes les tragédies de la scène et de la vie.
Courageux, insoucieux, moqueur, violent — ainsi nous veut la sagesse : elle est femme et ne peut aimer qu’un guerrier.
Vous me dites : « La vie est dure à porter. » Mais pour quoi auriez-vous le matin votre fierté et le soir votre soumission ?
La vie est dure à porter : mais n’ayez donc pas l’air si tendre ! Nous sommes tous des ânes et des ânesses chargés de fardeaux.
Qu’avons-nous de commun avec le bouton de rose qui tremble puisqu’une goutte de rosée l’oppresse.
C’est vrai : nous aimons la vie, non puisque nous sommes habitués à la vie, mais à l’amour.
Il y a toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie.
Et pour moi aussi, moi qui suis porté vers la vie, les papillons et les bulles de savon, et ce qui leur ressemble parmi les hommes, me semble le mieux connaître le bonheur.
Voir voltiger ces petites âmes légères et folles, charmantes et mouvantes — c’est ce qui pousse Zarathoustra aux larmes et aux chansons.
Je ne pourrais croire qu’à un Dieu qui saurait danser.
Et lorsque je vis mon démon, je le trouvai sérieux, grave, profond et solennel : c’était l’esprit de la lourdeur, — c’est par lui que tombent toutes choses.
Ce n’est pas par la colère, mais par le rire que l’on tue. En avant, tuons l’esprit de la lourdeur !
J’ai appris à marcher : depuis lors, je me laisse courir. J’ai appris à voler, depuis lors je ne veux pas être poussé pour changer de place.
Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois au-dessous de moi, maintenant un dieu danse en moi.
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
L’œil de Zarathoustra avait vu qu’un jeune homme l’évitait. Et comme un soir il traversait seul les montagnes qui entourent la ville appelée « la Vache multicolore » : voici, il trouva sur ses pas ce jeune homme, assis contre un arbre et jetant sur la vallée un regard fatigué. Zarathoustra saisit l’arbre où le jeune homme était assis et il dit :
« Si je voulais secouer cet arbre avec mes mains, je ne le pourrais pas.
Mais le vent que nous ne voyons pas le tourmente et le plie comme il veut. Nous sommes le plus durement pliés et tourmentés par des mains invisibles. »
Alors le jeune homme se leva effaré et il dit : « J’entends Zarathoustra et à l’instant je pensais à lui. » Zarathoustra répondit :
« Pourquoi t’effrayes-tu ? — Il en est de l’homme comme de l’arbre.
Puis il veut s’élever dans les hauteurs et dans la clarté, plus profondément aussi ses racines tendent vers la terre, vers en bas, vers l’obscurité et la profondeur — vers le mal. »
« Oui, vers le mal ! s’écria le jeune homme. Comment est-il possible que tu aies découvert mon âme ? »
Zarathoustra se prit à sourire et dit : « Il y a des âmes qu’on ne découvrira jamais, à moins que l’on ne commence par les inventer. »
« Oui, dans le mal ! s’écria derechef le jeune homme.
Tu disais la vérité, Zarathoustra. Je n’ai plus confiance en moi-même, depuis que je veux monter dans les hauteurs, et personne n’a plus confiance en moi, — d’où cela vient-il donc ?
Je me transforme trop vite : mon présent réfute mon passé. Je saute souvent des marches quand je monte, — c’est ce que les marches ne me pardonnent pas.
Quand je suis en haut je me trouve toujours seul. Personne ne me parle, le froid de la solitude me fait trembler. Qu’est-ce que je veux donc dans les hauteurs ?
Mon mépris et mon désir grandissent ensemble ; plus je m’élève, plus je méprise celui qui s’élève. Que veut-il donc dans les hauteurs ?
Combien j’ai honte de ma montée et de mes faux pas ! Combien je ris de mon souffle haletant ! Combien je hais celui qui vole ! Combien je suis fatigué dans les hauteurs ! »
Alors le jeune homme se tut. Et Zarathoustra regarda l’arbre près duquel ils étaient debout et il parla ainsi :
« Cet arbre s’élève seul sur la montagne ; il a grandi bien au-dessus des hommes et des bêtes.
Et s’il voulait parler, personne qui puisse le comprendre : tant il a grandi.
Maintenant il attend et il ne cesse d’attendre, — qu’attend-il
donc ? Il habite trop près du siège des nuages : il attend peut-être le premier coup de foudre ? »
Quand Zarathoustra eut dit cela, le jeune homme s’écria avec des gestes véhéments : « Oui, Zarathoustra, tu dis la vérité. J’ai désiré ma chute en voulant atteindre les hauteurs, et tu es le coup de foudre que j’attendais! Regarde-moi, que suis-je encore depuis que tu nous es apparu ? C’est la jalousie qui m’a tué ! » — Ainsi parla le jeune homme et il pleurait amèrement. Zarathoustra, cependant, mit son bras autour de sa taille et l’emmena avec lui.
Et lorsqu’ils eurent marché côte à côte pendant quelques minutes, Zarathoustra commença à parler ainsi :
J’en ai le cœur déchiré. Mieux que ne le disent tes paroles, ton œil me dit tout le danger que tu cours.
Tu n’es pas libre encore, tu cherches encore la liberté. Tes recherches t’ont rendu noctambule et trop éveillé.
Tu veux gravir la hauteur libre et ton âme a soif d’étoiles. Mais tes mauvais instincts, eux aussi, ont soif de la liberté.
Tes chiens sauvages veulent être libres ; ils aboient de joie dans leur cave, quand ton esprit tend à ouvrir toutes les prisons.
Pour moi, tu es encore un prisonnier qui songe à la liberté : hélas! l’âme de pareils prisonniers devient prudente, mais aussi rusée et mauvaise.
Celui qui a délivré son esprit doit encore se purifier. Il reste en lui beaucoup de prison et de bourbe : il faut encore que son œil se purifie.
Oui, je connais ton danger. Mais par mon amour et mon espoir, je t’en conjure : ne jette pas loin de toi ton amour et ton espoir !
Tu te sens encore noble, et les autres aussi te sentent noble, ceux qui t’en veulent et qui te regardent d’un mauvais œil. Sache qu’ils ont tous quelqu’un de noble dans leur chemin.
Les bons, eux aussi, ont quelqu’un de noble dans leur chemin : et même s’ils l’appellent bon, ce ne serait que pour le mettre de côté.
Le noble veut créer quelque chose de neuf et une nouvelle vertu. Le bon désire le vieux et que le vieux soit conservé.
Mais le danger du noble n’est pas qu’il devienne bon, mais insolent, railleur et destructeur.
Hélas, j’ai connu des nobles qui perdirent leur plus haut espoir. Et maintenant ils ont calomnié tous les hauts espoirs.
Maintenant ils ont vécu, effrontés, en de courts désirs, et à peine se sont-ils tracé un but d’un jour à l’autre.
« L’esprit aussi est une volupté » — ainsi disaient-ils. Alors leur esprit s’est brisé les ailes : maintenant il rampe ça et là souillant tout ce qu’il ronge.
Jadis ils songeaient à devenir des héros : maintenant ils sont des jouisseurs. Le héros pour eux est affliction et effroi.
Mais par mon amour et par mon espoir, je t’en conjure : ne jette pas loin de toi le héros qui est dans ton âme ! Sanctifie ton plus haut espoir ! —
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
Il y a des prédicateurs de la mort et le monde est plein de ceux à qui il faut prêcher de se détourner de la vie.
La terre est pleine de superflus, la vie est gâtée par ceux qui sont de trop. Qu’on les attire hors de cette vie, par l’appât de la « vie éternelle » !
« Jaunes » : c’est ainsi que l’on désigne les prédicateurs de la mort, ou bien « noirs ». Mais je veux vous les montrer sous d’autres couleurs encore.
Ceux-là sont terribles qui portent en eux la bête sauvage et qui n’ont pas de choix, si ce n’est entre les convoitises et les mortifications. Et même leurs convoitises sont encore des mortifications.
Ils ne sont pas encore devenus des hommes, ces gens terribles : qu’ils prêchent donc l’aversion de la vie et qu’ils s’en aillent !
Voici les phtisiques de l’âme : à peine sont-ils nés qu’ils commencent déjà à mourir, et ils aspirent aux doctrines de la fatigue et du renoncement.
Ils aimeraient à être morts et nous devons sanctifier
leur volonté ! Gardons-nous de ressusciter ces morts et
d’endommager ces cercueils vivants.
Ils rencontrent un malade ou bien un vieillard, ou un cadavre : et de suite ils disent « la vie est réfutée ! »
Mais eux seuls sont réfutés, ainsi que leur regard qui ne voit qu’un seul aspect de l’existence.
Enveloppés d’épaisse mélancolie, et avides des petits hasards qui apportent la mort : ainsi ils attendent en serrant les dents.
Ou bien encore, ils tendent la main vers des sucreries et se moquent de leurs propres enfantillages : ils sont accrochés à la vie comme à un brin de paille et ils se moquent de tenir à un brin de paille.
Leur sagesse dit : « est fou qui reste vivant, mais nous sommes tellement fous ! Et ceci est la plus grande folie de la vie ! » —
« La vie n’est que souffrance » — disent d’autres et ils ne mentent pas : faites donc en sorte que vous cessiez d’être ! Faites donc cesser la vie qui n’est que souffrance !
Et voici l’enseignement de votre vertu : « tu dois te tuer toi-même ! Tu dois t’esquiver toi-même ! »
« La luxure est un péché, — disent les uns qui prêchent la mort — mettons-nous à l’écart et n’engendrons pas d’enfants ! »
« Il est pénible d’enfanter, — disent les autres, — pourquoi enfanter encore ? On n’enfante que des malheureux ! » Et eux aussi sont des prédicateurs de la mort.
« Il nous faut de la pitié — disent les troisièmes. Prenez ce que j’ai ! Prenez ce que je suis ! Je serai d’autant moins lié par la vie ! »
S’ils avaient de la pitié — jusqu’au fond de leur être,
ils feraient prendre la vie en dégoût par leurs prochains.
Être méchants — ce serait là leur véritable bonté.
Mais ils veulent se débarrasser de la vie : que leur importe d’en lier d’autres plus étroitement encore avec leurs chaînes et leurs présents ! —
Et vous aussi, vous dont la vie est inquiétude et travail sauvage : n’êtes-vous pas très fatigués de la vie ? N’êtes-vous pas très mûrs pour la prédication de la mort ?
Vous tous, vous qui aimez le travail sauvage et tout ce qui est rapide, nouveau, étrange, — vous vous supportez mal vous-mêmes, votre activité est une fuite et la volonté de s’oublier soi-même.
Si vous aviez plus de foi en la vie, vous vous abandonneriez moins au moment. Mais pour l’attente vous n’avez pas assez de valeur intérieure — et pas même assez pour la paresse !
Partout résonne la voix de ceux qui prêchent la mort : et le monde est plein de ceux à qui il faut prêcher la mort.
Ou bien « la vie éternelle » : ce qui pour moi est la même chose, — pourvu qu’ils s’en aillent rapidement !
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
Nous ne voulons pas que être ménagés par nos meilleurs ennemis et pas non plus par ceux que nous aimons du fond du coeur. Laissez-moi donc vous dire la vérité !
Mes frères en la guerre ! Je vous aime du fond du coeur, je suis et je fus toujours votre semblable. Je suis aussi votre meilleur ennemi. Laissez-moi donc vous dire la vérité !
Je n’ignore pas la haine et l’envie de votre cœur. Vous n’êtes pas assez grands pour ne pas connaître la haine et l’envie. Soyez donc assez grands pour ne pas en avoir honte !
Et si vous ne pouvez pas être les saints de la connaissance, soyez-en du moins les guerriers. Ce sont les compagnons et les précurseurs de cette sainteté.
Je vois beaucoup de soldats : puissé-je voir beaucoup de guerriers ! On appelle « uni-forme » ce qu’ils portent : que ce qu’ils cachent dessous ne soit pas uniforme !
Vous devez être de ceux dont l’œil cherche toujours un ennemi — votre ennemi. Et chez quelques-uns d’entre vous il y a de la haine à première vue.
Vous devez chercher votre ennemi et faire votre guerre, une guerre pour vos pensées ! Et si votre pensée succombe, votre loyauté doit néanmoins crier victoire !
Vous devez aimer la paix comme un moyen de guerres nouvelles. Et la courte paix plus que la longue.
Je ne vous conseille pas le travail, mais la lutte. Je ne vous conseille pas la paix, mais la victoire. Que votre travail soit une lutte, que votre paix soit une victoire !
On ne peut se taire et rester tranquille, que quand on a des flèches et un arc : autrement on bavarde et on se dispute. Que votre paix soit une victoire !
Vous dites que c’est la bonne cause qui sanctifie même la guerre ? Je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toutes choses.
La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain. Ce n’est pas votre pitié, mais votre bravoure qui sauva jusqu’à présent les victimes.
Qu’est-ce qui est bien ? demandez-vous. Être brave, voilà qui est bien. Laissez dire aux petites filles : « Bien, c’est ce qui est en même temps joli et touchant. »
On vous appelle sans-coeur : mais votre cœur est vrai et j’aime la pudeur de votre cordialité. Vous avez honte de votre flot et d’autres rougissent de leur reflux.
Vous êtes laids ? Eh bien, mes frères ! Enveloppez-vous du sublime, le manteau de la laideur !
Quand votre âme grandit, elle devient impétueuse, et dans votre élévation, il y a de la méchanceté. Je vous connais.
Dans la méchanceté l’impétueux se rencontre avec le débile. Mais ils ne se comprennent pas. Je vous connais.
Vous ne devez avoir d’ennemis que pour les haïr et non pour les mépriser. Vous devez être fiers de votre ennemi, alors les succès de votre ennemi seront aussi vos succès.
La révolte — c’est la noblesse de l’esclave. Que votre noblesse soit l’obéissance ! Que votre commandement lui-même soit de l’obéissance !
Un bon guerrier préfère « tu dois » à « je veux ». Et vous devez vous faire commander tout ce que vous aimez.
Que votre amour de la vie soit l’amour de vos plus hautes espérances : et que votre plus haute espérance soit la plus haute pensée de la vie.
Votre plus haute pensée, il faut que moi je vous la commande — et c’est ceci : l’homme est quelque chose qui doit être surmonté.
Ainsi vivez votre vie d’obéissance et de guerre ! Qu’importe la vie longue ! Quel guerrier veut être épargné !
Je ne vous ménage point, je vous aime du fond du cœur, mes frères en la guerre ! —
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
Il y a quelque part encore des peuples et des troupeaux, mais ce n’est pas chez nous, mes frères : chez nous il y a des États.
État ? Qu’est-ce, cela ? Allons ! Ouvrez les oreilles, je vais vous parler de la mort des peuples.
L’État, c’est le plus froid de tous les monstres froids : Il ment froidement et voici le mensonge qui rampe de sa bouche : « Moi, l’État, je suis le Peuple. »
C’est un mensonge ! Ils étaient des créateurs, ceux qui créèrent les peuples et qui suspendirent au-dessus d’eux une foi et un amour : ainsi ils servaient la vie.
Ce sont des destructeurs, ceux qui placent des pièges pour le grand nombre et qui appellent cela un État : ils suspendent au-dessus d’eux un glaive et cent appétits.
Où il y a encore du peuple, il ne comprend pas l’État et il le déteste comme le mauvais œil et une dérogation aux coutumes et aux lois.
Je vous donne ce signe : chaque peuple a sa langue du bien et du mal : son voisin ne le comprend pas. Il s’est inventé ce langage pour ses coutumes et ses lois.
Mais l’État ment dans toutes ses langues du bien et du mal ; et, dans tout ce qu’il dit, il ment — et tout ce qu’il a, il l’a volé.
Tout en lui est faux ; il mord avec des dents volées, le hargneux. Fausses sont même ses entrailles.
Une confusion des langues du bien et du mal — je vous donne ce signe, comme le signe de l’État.Vraiment, c’est la volonté de la mort qu’indique ce signe, il appelle les prédicateurs de la mort !
Beaucoup trop d’hommes sont mis au monde : l’État a été inventé pour ceux qui sont superflus !
Voyez donc comme il les attire, les superflus ! Comme il les enlace, comme il les mâche et les remâche.
« Sur la terre, il n’y a rien de plus grand que moi : je suis le doigt ordonnateur de Dieu » — ainsi hurle le monstre. Et ce ne sont pas seulement ceux qui ont de longues oreilles et des yeux courts qui tombent à genoux !
Hélas, en vous aussi, ô grandes âmes, il murmure ses sombres mensonges ! Hélas, il devine les cœurs riches qui aiment à se répandre !
Oui, il vous devine, vous aussi, vainqueurs du Dieu ancien ! Le combat vous a fatigué et maintenant votre fatigue se met au service de la nouvelle idole !
Elle voudrait placer autour d’elle des héros et des hommes honorables, la nouvelle idole ! Il aime à se chauffer au soleil de la bonne conscience, — le froid monstre !
Elle veut tout vous donner, si vous l’adorez, la
nouvelle idole : Ainsi elle s’achète l’éclat de votre vertu et
le fier regard de vos yeux.
Vous devez lui servir d’appât pour les superflus ! Oui, on a inventé là un tour de l’enfer, d’un coursier de la mort, cliquetant dans la parure des honneurs divins !
Oui, on a inventé une mort pour le grand nombre, une mort qui se vante être la vie, une servitude selon le cœur de tous les prédicateurs de la mort !
L’État, c’est partout où tous boivent du poison, les bons et les mauvais : l’État, où tous se perdent eux-mêmes, les bons et les mauvais : l’État, où le lent suicide de tous s’appelle — « la vie ».
Voyez donc ces superflus ! Ils volent les œuvres des inventeurs et les trésors des sages : ils appellent leur vol civilisation — et tout leur devient maladie et revers !
Voyez donc ces superflus ! Ils sont toujours malades, ils rendent leur bile et appellent cela des journaux. Ils se dévorent et ne peuvent pas même se digérer.
Voyez donc ces superflus ! Ils acquièrent des richesses et en deviennent plus pauvres. Ils veulent la puissance et tout d’abord le levier de la puissance, beaucoup d’argent, — ces impuissants !
Voyez-les grimper, ces singes agiles ! Ils grimpent les uns sur les autres et se poussent ainsi dans la boue et l’abîme.
Ils veulent tous s’approcher du trône : c’est leur folie, — comme si le bonheur était sur le trône ! Souvent la boue est sur le trône — et souvent aussi le trône est dans la boue.
Ils sont tous des fous pour moi, des singes grimpeurs et bouillants. Leur idole sent mauvais, ce froid monstre : ils sentent tous mauvais, ces idolâtres.
Mes frères, voulez-vous donc étouffer dans l’exhalaison de leurs gueules et de leurs appétits ! Cassez plutôt les vitres et sautez dehors !
Évitez donc la mauvaise odeur ! Éloignez-vous de l’idolâtrie des superflus.
Évitez donc la mauvaise odeur ! Éloignez-vous de la fumée de ces sacrifices humains !
Maintenant encore le monde est libre pour les grandes âmes. Pour ceux qui sont solitaires ou à deux, bien des places sont encore libres, des places où souffle l’odeur des mers silencieuses.
Une vie libre reste ouverte aux grandes âmes. Vraiment, qui possède peu, est d’autant moins possédé : bénie soit la petite pauvreté !
Là-bas, où finit l’État, commence seulement l’homme qui n’est pas superflu : là commence le chant deceux qui sont nécessaires, la mélodie unique et indispensable.
Là-bas où finit l’État, - regardez donc, mes frères ! Ne voyez-vous pas l’arc-en-ciel et le pont du Surhumain ? —
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
Fuis, mon ami, dans ta solitude ! Je te vois étourdi par le bruit des grands hommes et meurtri par les aiguillons des petits.
Dignement la forêt et le rocher savent se taire avec toi. Ressemble de nouveau à l’arbre que tu aimes, à l’arbre aux larges branches : il écoute silencieux, suspendu sur la mer.
Où cesse la solitude, commence la place publique ; et où commence la place publique, commence aussi le bruit des grands comédiens et le bourdonnement des mouches venimeuses.
Dans le monde les meilleures choses ne valent rien sans quelqu’un qui les représente : le peuple appelle ces représentants des grands hommes.
Le peuple comprend mal ce qui est grand, c’est-à-dire ce qui crée. Mais il a un sens pour tous les représentants, pour tous les comédiens des grandes choses.
Le monde tourne autour des inventeurs de valeurs nouvelles : — il tourne invisiblement. Mais autour des comédiens tourne le peuple et la gloire : ainsi « va le monde ».
Le comédien a de l’esprit, mais peu de conscience de l’esprit. Il croit toujours à ce par quoi il fait croire le plus fortement — croire en lui-même !
Demain il a une foi nouvelle et après demain une foi plus nouvelle encore. Il a les sens rapides comme le peuple, et des températures variables.
Renverser — c’est ce qu’il appelle démontrer. Rendre fou — c’est ce qu’il appelle convaincre. Et le sang est pour lui le meilleur de tous les arguments.
Il appelle mensonge et néant une vérité qui ne glisse que dans de fines oreilles. Vraiment il ne croit qu’en des dieux qui font beaucoup de bruit dans le monde !
La place publique est pleine de bruyants bouffons — et le peuple se vante de ses grands hommes ! Ils sont pour lui les maîtres du moment.
Mais le moment les presse : ainsi ils te pressent aussi. Ils veulent de toi un oui ou un non. Malheur à toi, veux-tu placer ta chaise entre un pour et un contre ?
Ne sois pas jaloux de ceux qui pressent et sont sans réserve, ô amant de la vérité. Jamais encore la vérité ne s’est pendue au bras de qui était sans réserve.
À cause de ces imprévus, retourne dans ta sécurité : ce n’est que sur la place publique qu’on est assailli par des « oui ? » ou des « non ? »
Ce qui se passe dans les fontaines profondes s’y passe avec lenteur : il faut qu’elles attendent longtemps pour savoir ce qui est tombé dans leur profondeur.
Tout ce qui est grand se passe loin de la place publique et de la gloire : loin de la place publique et de la gloire demeurèrent de tous temps les inventeurs de valeurs nouvelles.
Fuis, mon ami, dans ta solitude : je te vois meurtri par des mouches venimeuses. Fuis là-haut où souffle un vent rude et fort !
Fuis dans ta solitude ! Tu as vécu trop près des petits et des pitoyables. Fuis devant leur vengeance invisible ! À ton égard ils ne sont que vengeance.
N’élève plus le bras contre eux ! Ils sont innombrables et ce n’est pas ta destinée d’être un chasse-mouches.
Innombrables sont ces petits et ces pitoyables ; et de fiers édifices se sont vus détruits par des gouttes de pluie et des mauvaises herbes.
Tu n’es pas une pierre, mais déjà des gouttes nombreuses te crevassèrent. Des gouttes nombreuses te fêleront et te briseront encore.
Je te vois fatigué par les mouches venimeuses, je te vois déchiré et sanglant en maint endroit ; et ta fierté ne veut pas même se mettre en colère.
Elles voudraient ton sang en toute innocence, leurs âmes anémiques réclament du sang — et elles piquent en toute innocence.
Mais toi qui es profond, tu souffres trop profondément, même des petites blessures ; et avant que tu sois guéri, le même ver venimeux t’a rampé sur la main.
Tu me sembles trop fier pour tuer ces gourmands. Mais prends garde que cela ne devienne ta destinée de porter toute leur venimeuse injustice !
Ils bourdonnent autour de toi avec leurs louanges aussi : importunités, voilà leurs louanges. Ils veulent être près de ta peau et de ton sang.
Ils te flattent comme un dieu ou un diable ; ils pleurnichent devant toi, comme devant un dieu ou un diable. Qu’importe ! Ce sont des flatteurs et des pleurards, rien de plus.
Aussi font-ils souvent les aimables avec toi. Mais ce fut toujours la ruse des lâches. Oui, les lâches sont rusés !
Ils réfléchissent beaucoup à toi avec leur âme étroite — tu leur es toujours suspect ! Tout ce qui fait beaucoup réfléchir devient suspect.
Ils te punissent pour toutes tes vertus. Ils ne te pardonnent du fond du cœur que tes fautes.
Puisque tu es bienveillant et juste, tu dis : « Ils sont innocents de leur petite existence. » Mais leur âme étroite pense : « Toute grande existence est coupable. »
Même quand tu leur es bienveillant, ils se sentent encore méprisés par toi ; et ils te rendent ton bienfait par des méfaits cachés.
Ta fierté sans paroles leur est toujours contraire ; ils jubilent quand il t’arrive d’être assez modeste pour être vaniteux.
Ce que nous reconnaissons chez un homme, nous l’allumons aussi. Garde-toi donc des petits !
Devant toi ils se sentent petits et leur bassesse s’échauffe contre toi en une vengeance invisible.
Ne t’es-tu pas aperçu comme ils se taisaient, dès que tu t’approchais d’eux, et comme leur force les abandonnait, ainsi que la fumée abandonne un feu qui s’éteint ?
Oui, mon ami, tu es la mauvaise conscience de tes prochains : car ils ne sont pas dignes de toi. C’est pourquoi ils te haïssent et ils aimeraient bien sucer ton sang.
Tes prochains seront toujours des mouches venimeuses ; ce qui est grand en toi — ceci même doit les rendre plus venimeux et toujours plus semblables à des mouches.
Fuis, mon ami, dans ta solitude, et là haut où souffle un vent rude et fort. Ce n’est pas ta destinée d’être un chasse-mouches. —
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
J’aime la forêt. Il est difficile de vivre dans les villes : Ceux qui sont en rut y sont trop nombreux.
Ne vaut-il pas mieux tomber entre les mains d’un meurtrier que dans les rêves d’une femme ardente ?
Et regardez donc ces hommes : leur œil en témoigne — ils ne connaissent rien de meilleur sur la terre que de coucher avec une femme.
Ils ont de la boue au fond de l’âme, et malheur à eux si leur boue a de l’esprit !
Si du moins vous étiez une bête parfaite, mais pour être une bête il faut l’innocence.
Est-ce que je vous conseille de tuer vos sens ? Je vous conseille l’innocence des sens.
Est-ce que je vous conseille la chasteté ? Chez quelques-uns la chasteté est une vertu, mais chez beaucoup elle est presque un vice.
Ceux-ci sont continents peut-être : mais la chienne Sensualité se reflète, avec jalousie, dans tout ce qu’ils font.
Même dans les hauteurs de leur vertu et jusque dans leur esprit rigide, cet animal les suit avec sa discorde.
Et avec quel air gentil la chienne Sensualité sait mendier un morceau d’esprit, quand on lui refuse un morceau de chair.
Vous aimez les tragédies et tout ce que brise le cœur ? Mais moi je suis méfiant envers votre chienne.
Vous avez des yeux trop cruels et, pleins de désirs, vous regardez vers ceux qui souffrent. Votre lubricité ne s’est-elle pas travestie pour s’appeler pitié ?
Et je vous donne aussi cette parabole : Ils n’étaient pas en petit nombre, ceux qui voulaient chasser leurs démons et qui entrèrent eux-mêmes dans les pourceaux.
Si la chasteté pèse à quelqu’un, il faut l’en détourner, pour qu’elle ne devienne pas le chemin de l’enfer — c’est à dire la fange et la fournaise de l’âme.
Parlé-je de choses malpropres ? Ce n’est pas ce qu’il y a de pire à mes yeux.
Ce n’est pas quand la vérité est malpropre, mais quand elle est basse, que celui qui cherche la connaissance n’aime pas à descendre dans ses eaux.
En vérité, il y en a qui sont chastes jusqu’au fond du cœur : ils sont plus doux de cœur, ils aiment mieux à rire et ils rient plus que vous.
Ils rient aussi de la chasteté et demandent : « Qu’est-ce que la chasteté !
La chasteté n’est-elle pas une vanité ? Mais cette vanité est venue à nous, nous ne sommes pas venus à elle.
Nous avons offert à cet étranger l’hospitalité de notre cœur, maintenant il habite chez nous, — qu’il y reste autant qu’il voudra ! ».
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
« Un seul est toujours de trop autour de moi » — ainsi pense le solitaire. « Toujours une fois un — cela finit par faire deux ! »
Je et Moi sont toujours en conversation trop assidue : comment cela serait-ce supportable s’il n’y avait pas un ami ?
Pour le solitaire, l’ami est toujours le troisième : le troisième est le liège qui empêche la conversation des deux autres de s’abîmer dans les profondeurs.
Hélas, il y a trop de profondeurs pour tous les solitaires. C’est pourquoi ils aspirent à un ami et à sa hauteur.
Notre foi en les autres révèle ce à quoi nous aimerions bien croire en nous-mêmes. Notre désir d’un ami est notre révélation.
Souvent avec l’amitié on ne veut que sauter par dessus l’envie. Souvent on attaque et l’on se fait des ennemis pour cacher que l’on est soi-même attaquable.
« Sois au moins mon ennemi ! » — ainsi parle le vrai respect, celui qui n’ose pas solliciter l’amitié.
Si l’on veut avoir un ami il faut aussi vouloir faire la guerre pour lui : et pour faire la guerre, il faut pouvoir être ennemi.
Il faut honorer l’ennemi dans l’ami. Peux-tu t’approcher de ton ami, sans passer à son bord ?
En son ami on doit voir son meilleur ennemi. Tu dois être le plus près de son coeur quand tu lui résistes.
Tu ne veux pas porter de vêtement devant ton ami ? Cela doit être l’honneur de ton ami que tu te donnes à lui tel que tu es ? Mais c’est pourquoi il te souhaite au diable !
Qui ne se dissimule pas lui-même, révolte : tant vous avez de raisons de craindre la nudité ! Oui, si vous étiez des dieux vous pourriez avoir honte de vos vêtements !
Tu ne saurais assez bien t’habiller pour ton ami : car tu dois lui être une flêche et un désir du Surhumain.
As-tu déjà vu dormir ton ami, — pour que tu apprennes comment il est ? Quel est donc le visage de ton ami ? C’est ton propre visage dans un miroir grossier et imparfait.
As-tu déjà vu dormir ton ami ? Ne t’es-tu pas effrayé de l’air qu’il avait ? Oh, mon ami, l’homme est quelque-chose qui doit être surmonté.
L’ami doit être passé maître dans la divination et dans le silence : tu ne dois pas vouloir tout voir. Ton rêve doit te révéler ce que fait ton ami quand il est éveillé.
Que ta pitiié soit une divination : il faut que tu saches d’abord si ton ami veut de la pitié. Peut-être aime-t-il en toi le visage fier et le regard de l’éternité.
Que la compassion avec l’ami se cache sous une rude enveloppe, tu dois user tes dents sur lui. Ainsi ta compassion sera pleine de finesses et de douceurs.
Es-tu pour ton ami air pur et solitude, pain et médicament ? Il y en a qui ne peuvent pas délier leur propre chaîne, et pourtant, pour leurs amis, ils sont des sauveurs.
Es-tu un esclave ? Tu ne saurais être ami. Es-tu un tyran ? Tu ne saurais avoir d’amis.
Depuis trop longtemps un esclave et un tyran étaient cachés dans la femme. C’est pourquoi la femme n’est pas encore capable d’amitié : elle ne connaît que l’amour.
Dans l’amour de la femme il y a de l’injustice et de l’aveuglement pour tout ce qu’elle n’aime pas. Et dans l’amour conscient de la femme il y a toujours, à côté de la lumière, la surprise, l’éclair et la nuit.
La femme n’est pas encore capable d’amitié : Des chattes, voilà ce que sont toujours encore les femmes, des chattes et des oiseaux. Ou, quand cela va bien, des vaches.
La femme n’est pas encore capable d’amitié. Mais, dites-moi, vous autres hommes, qui, parmi vous, est donc capable d’amitié ?
Hélas, oh hommes ! votre pauvreté et votre avarice de l’âme ! Ce que vous donnez à vos amis, je veux le donner même à mes ennemis sans en devenir plus pauvre.
Il y a de la camaraderie : qu’il y ait de l’amitié !
Ainsi parlait Zarathoustra.
Et avec quel air gentil la chienne Sensualité sait mendier un morceau d’esprit, quand on lui refuse un morceau de chair.
Vous aimez les tragédies et tout ce que brise le cœur ? Mais moi je suis méfiant envers votre chienne.
Vous avez des yeux trop cruels et, pleins de désirs, vous regardez vers ceux qui souffrent. Votre lubricité ne s’est-elle pas travestie pour s’appeler pitié ?
Et je vous donne aussi cette parabole : Ils n’étaient pas en petit nombre, ceux qui voulaient chasser leurs démons et qui entrèrent eux-mêmes dans les pourceaux.
Si la chasteté pèse à quelqu’un, il faut l’en détourner, pour qu’elle ne devienne pas le chemin de l’enfer — c’est à dire la fange et la fournaise de l’âme.
Parlé-je de choses malpropres ? Ce n’est pas ce qu’il y a de pire à mes yeux.
Ce n’est pas quand la vérité est malpropre, mais quand elle est basse, que celui qui cherche la connaissance n’aime pas à descendre dans ses eaux.
En vérité, il y en a qui sont chastes jusqu’au fond du cœur : ils sont plus doux de cœur, ils aiment mieux à rire et ils rient plus que vous.
Ils rient aussi de la chasteté et demandent : « Qu’est-ce que la chasteté !
La chasteté n’est-elle pas une vanité ? Mais cette vanité est venue à nous, nous ne sommes pas venus à elle.
Nous avons offert à cet étranger l’hospitalité de notre cœur, maintenant il habite chez nous, — qu’il y reste autant qu’il voudra ! ».
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
* *
Zarathoustra a vu beaucoup de pays et beaucoup de peuples : c’est ainsi qu’il a découvert le bien et le mal de beaucoup de peuples. Zarathoustra n’a pas découvert de plus grande puissance sur la terre, que le bien et le mal.
Aucun peuple ne pourrait vivre sans évaluer ; mais s’il veut se conserver, il ne doit pas évaluer comme évalue son voisin.
Beaucoup de choses qu’un peuple appelait bonnes, pour un autre peuple étaient honteuses et méprisables : voilà ce que j’ai découvert. Ici beaucoup de choses étaient appelées mauvaises et là-bas elles étaient revêtues du manteau de pourpre des honneurs.
Jamais un voisin n’a compris l’autre voisin : son âme s’est toujours étonnée de la folie et de la méchancetée de son voisin.
Une table des biens est suspendue au-dessus de chaque peuple. Voici c’est la table de ce qu’il a surmonté ; voici c’est la voix de sa volonté de puissance.
Est honorable ce qui lui semble difficile ; ce qui est indispensable et difficile, s’appelle bien ; et ce qui délivre de la plus profonde détresse, la chose la plus rare et la plus difficile, — est sanctifiée par lui.
Ce qui le fait règner, vaincre et briller, ce qui excite l’horreur et l’envie de son voisin : ceci occupe pour lui la plus haute et la première place, ceci est la mesure et le sens de toutes choses.
Vraiment, mon frère, si tu reconnais le besoin et le pays, le ciel et le voisin d’un peuple : tu devines aussi la loi de ce qu’il faut surmonter et pourquoi c’est sur ces degrés qu’il monte à ses espérances.
« Tu dois toujours être le premier et dépasser les autres : ton âme jalouse ne doit aimer personne, si ce n’est l’ami » — ceci fit trembler l’âme d’un Grec et le fit suivre le sentier de la grandeur.
« Dire la vérité et savoir bien manier l’arc et les flèches » — ceci semblait cher, et difficile en même temps, au peuple d’où vient mon nom — ce nom qui m’est en même temps cher et difficile.
« Honorer père et mère, leur être soumis jusqu’aux racines de l’âme » : cette table des victoires sur soi, un autre peuple la suspendit au-dessus de lui et il devint puissant et éternel.
« Être fidèle et, à cause de la fidélité, mettre sang et honneur, même à des choses mauvaises et dangereuses » : par cet enseignement un autre peuple s’est surmonté, et, en se surmontant ainsi, il devint gros et lourd de grandes espérances.
En vérité, les hommes se donnèrent tout leur bien et leur mal. En vérité, ils ne les prirent point, ils ne le trouvèrent point, il ne tomba pas comme une voix du ciel.
C’est l’homme qui mit des valeurs dans les choses, afin de se conserver, — c’est lui qui créa un sens aux choses, un sens humain ! C’est pourquoi il s’appelle « homme », c’est-à-dire, celui qui évalue.
Évaluer c’est créer : écoutez, créateurs ! Évaluer, c’est le trésor et des joyaux de toutes les choses évaluées.
C’est par l’évaluation que se donne la valeur : sans l’évaluation, la noix de l’existence serait creuse. Écoutez, créateurs !
Le changement des valeurs, c’est le changement de celui qui crée. Toujours détruit celui qui doit être le créateur.
Les créateurs furent d’abord des peuples et plus tard seulement des individus. En vérité, l’individu lui-même est la plus jeune des créations.
Des peuples jadis suspendirent au-dessus d’eux une table du bien. L’amour qui veut dominer et l’amour qui veut obéir se créèrent ensemble de telles tables.
Le plaisir du troupeau est plus ancien que le plaisir de l’individu. Et tant que la bonne conscience s’appelle troupeau, la mauvaise conscience seule dit : Moi.
En vérité, le moi rusé, le moi sans amour qui veut son bien dans le bien du plus grand nombre : ce n’est pas là l’origine du troupeau, mais sa destruction.
Ce furent toujours des fervents et des créateurs qui créèrent le bien et le mal. Le feu de l’amour et le feu de la colère brûlent du nom de toutes les vertus.
Zarathoustra vit beaucoup de pays et beaucoup de peuples : Il n’a pas trouvé de plus grande puissance sur la terre que l’œuvre des fervents : « bien » et « mal », voilà son nom.
En vérité, la puissance de ces louanges et de ces blâmes est pareille à un monstre. Dites-moi, mes frères, qui me le terrassera ? Dites, qui jettera une chaîne sur les mille nuques de cette bête ?
Il y a eu jusqu’à présent mille buts, car il y a eu mille peuples. Il ne manque que la chaîne des mille nuques, il manque le but unique. L’humanité n’a pas encore de but.
Mais, dites-moi donc, mes frères, si l’humanité manque de but, ne manque-t-elle pas elle-même encore ? —
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
Vous vous pressez autour du prochain et vous exprimez cela par de belles paroles. Mais je vous le dis : votre amour du prochain, c’est votre mauvais amour pour vous-mêmes.
Vous fuyez chez le prochain devant vous-mêmes et vous voudriez vous en faire une vertu : mais je pénètre votre « désintéressement ».
Le toi est plus vieux que le moi ; le toi est sanctifié, mais point encore le moi : ainsi l’homme s’empresse auprès de son prochain.
Est-ce que je vous conseille l’amour du prochain ? Plutôt encore je vous conseille la fuite du prochain et l’amour du lointain !
Plus haut que l’amour du prochain se trouve l’amour du lointain et de ce qui est à venir. Plus haut encore que l’amour de l’homme, je place l’amour des choses et des fantômes.
Ce fantôme qui court devant toi, mon frère, ce fantôme est plus beau que toi ; pourquoi ne lui donnes-tu pas ta chair et tes os ? Mais tu as peur et tu te sauves chez ton prochain.
Vous ne vous supportez pas vous-mêmes et vous ne vous aimez pas assez : maintenant vous voudriez séduire votre prochain par votre amour et vous dorer de son erreur.
Je voudrais que tous ces prochains et leurs voisins vous deviennent insupportables. Il vous faudrait alors créer par vous-mêmes votre ami au cœur débordant.
Vous invitez un témoin quand vous voulez dire du bien de vous-mêmes ; et quand vous l’avez induit à bien penser de vous, c’est vous qui pensez bien de vous.
Celui-là seul ne ment pas qui parle contre sa conscience, mais surtout celui qui parle contre son inconscience. Et ainsi vous parlez de vous dans vos relations et vous trompez le voisin sur vous-mêmes.
Ainsi parle le fou : « Les rapports avec les hommes gâtent le caractère, surtout quand on n’en a pas. »
L’un va chez le prochain parce qu’il se cherche, l’autre parce qu’il voudrait s’oublier. Votre mauvais amour pour vous-mêmes fait de votre solitude une prison.
Ce sont les plus lointains qui payent votre amour du prochain ; et quand vous n’êtes que cinq ensemble un sixième doit mourir.
Je n’aime pas non plus vos fêtes : j’y ai trouvé trop de comédiens, et même les spectateurs se comportaient comme des comédiens.
Je ne vous enseigne pas le prochain, mais l’ami. Que l’ami vous soit la fête de la terre et un pressentiment du Surhumain.
Je vous enseigne l’ami et son cœur débordant. Mais il faut savoir être telle une éponge quand on veut être aimé par des cœurs débordants.
Je vous enseigne l’ami qui porte en lui un monde achevé, une enveloppe du bien, — l’ami créateur qui a toujours un monde achevé à offrir.
Et comme pour lui le monde s’est déroulé, il s’enroule de nouveau, tel le devenir du bien par le mal, du but par le hasard.
Que l’avenir et la chose la plus lointaine soient pour toi la cause de ton aujourd’hui : c’est dans ton ami que tu dois aimer le Surhumain comme ta raison d’être.
Mes frères, je ne vous conseille pas l’amour du prochain, je vous conseille l’amour du plus lointain.
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
Veux-tu, mon frère, aller dans l’isolement ? Veux-tu chercher le chemin qui mène à toi-même ? Hésite encore un peu et écoute-moi.
« Qui cherche, se perd facilement lui-même. Tout isolement est une faute » : ainsi parle le troupeau. Et tu as longtemps fait partie du troupeau.
En toi aussi la voix du troupeau résonnera encore. Et quand tu diras : « Je n’ai plus une conscience avec vous », ce sera plainte et douleur.
Voici, cette conscience unique enfanta aussi cette douleur même : et la dernière lueur de cette conscience enflamme encore ton affliction.
Mais tu veux suivre la voix de ton affliction qui est la voie qui mène à toi-même. Montre-moi donc que tu en as le droit et la force !
Est tu une force nouvelle et un droit nouveau ? Un premier mouvement ? Une roue qui roule sur elle-même ? Peux-tu forcer des étoiles à tourner autour de toi ?
Hélas ! il y a tant de convoitises des hauteurs ! Il y a tant de convulsions des ambitieux. Montre-moi que tu n’es ni parmi ceux qui convoitent, ni parmi les ambitieux !
Hélas ! il y a tant de grandes pensées qui n’agissent pas plus qu’une vessie gonflée. Elles enflent et rendent plus vide encore.
Tu t’appelles libre ? Je veux que tu me dises ta pensée maîtresse, et non pas que tu t’es échappé d’un joug.
Es-tu quelqu’un qui avait le droit de s’échapper d’un joug ? Il y en a qui perdent leur dernière valeur en quittant leur sujétion.
Libre de quoi ? Qu’importe cela à Zarathoustra ! Mais ton œil clair doit m’annoncer : libre pour quoi ?
Peux-tu te donner à toi-même ton bien et ton mal et suspendre ta volonté au-dessus de toi comme une loi ? Peux-tu être ton propre juge et le vengeur de ta propre loi ?
Il est terrible d’être seul avec le juge et le vengeur de sa propre loi. C’est ainsi qu’une étoile est projetée dans le vide et dans le souffle glacé de la solitude.
Aujourd’hui encore tu souffres du nombre, toi l’unique : aujourd’hui encore tu as tout ton courage et toutes tes espérances.
Pourtant ta solitude te fatiguera un jour, ta fierté se courbera et ton courage grincera des dents. Tu crieras un jour : « Je suis seul ! »
Un jour tu ne verras plus ta hauteur, et ta bassesse sera trop près de toi. Ton sublime même te fera peur comme un fantôme. Tu crieras un jour : « Tout est faux ! »
Il y a des sentiments qui veulent tuer le solitaire ; s’ils n’y réussissent pas, eh bien ! qu’ils meurent eux-mêmes ! Mais es-tu capable d’être assassin ?
Mon frère, connais-tu déjà le mot « mépris » ? Et le tourment de ta justice qui te force à être juste envers ceux qui te méprisent ?
Tu forces beaucoup de gens à changer d’avis sur toi ; c’est ce qu’ils te comptent durement. Tu t’es approché d’eux et quand même tu as passé : c’est ce qu’ils ne te pardonneront jamais.
Tu les dépasses : mais plus tu t’élèves, plus tu parais petit aux yeux des envieux. Mais celui qui vole dans les airs est le plus haï.
« Comment voudriez-vous être justes envers moi ! — c’est ainsi qu’il te faut parler — je choisis pour moi votre injustice, comme la part qui m’est due. »
Injustice et ordures, voilà ce qu’ils jettent après le solitaire : pourtant, mon frère, si tu veux être une étoile, il faut que tu les éclaires malgré tout !
Et garde-toi des bons et des justes ! Ils aiment à crucifier ceux qui s’inventent leur propre vertu, — ils haïssent le solitaire.
Garde-toi aussi de la sainte simplicité ! Tout ce qui n’est pas simple lui est impie ; elle aime également à jouer avec le feu — des bûchers.
Et garde-toi aussi des accès de ton amour ! Trop vite le solitaire tend la main à celui qu’il rencontre.
Il y a des hommes à qui tu ne dois pas donner la main, mais seulement la patte : et je veux que ta patte ait aussi des griffes.
Mais le plus dangereux ennemis que tu puisses rencontrer sera toujours toi-même ; c’est toi-même que tu guettes dans les cavernes et les forêts.
Solitaire, tu suis le chemin qui mène à toi-même ! Et ton chemin passe devant toi-même et devant tes sept démons !
Tu seras hérétique envers toi-même, sorcier et devin, fou et incrédule, impie et méchant.
Il faut que tu veuilles te brûler dans ta propre flamme : comment voudrais-tu te renouveler sans t’être d’abord réduit en cendres !
Solitaire, tu suis le chemin du créateur : tu veux te créer un dieu de tes sept démons !
Solitaire, tu suis le chemin de l’amant : tu t’aimes toi-même, c’est pourquoi tu te méprises, comme seuls méprisent les amants.
L’amant veut créer puisqu’il méprise ! Que saurait-il de l’amour, s’il ne devait mépriser précisément ce qu’il aimait !
Va dans ton isolement, mon frère, avec ton amour et ta création ; et il sera tard quand la justice te suivra en traînant la jambe.
Va dans ton isolement avec mes larmes, ô mon frère. J’aime celui qui veut créer au-dessus de lui-même et qui périt ainsi. —
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
« Pourquoi glisses-tu furtivement dans le crépuscule, Zarathoustra ? Et que caches-tu avec soin sous ton manteau ?
« Est-ce un trésor que l’on t’a donné ? Ou bien un enfant qui t’est né ? Où vas-tu maintenant toi-même par le chemin des voleurs, ô ami du mal ? »
En vérité, mon frère ! répondit Zarathoustra, c’est un trésor qui m’a été donné : une petite vérité, voilà ce que je porte.
Mais elle est récalcitrante comme un jeune enfant ; et si je ne lui fermais la bouche, elle crierait à tue-tête.
En suivant aujourd’hui mon chemin, à l’heure où le soleil se couche, j’ai rencontré une vieille femme qui parla ainsi à mon âme :
« Zarathoustra a souvent parlé, même à nous autres femmes, mais jamais il ne nous a parlé de la femme. »
Je lui ai répondu : « Il ne faut parler de la femme qu’aux hommes. »
« Parle-moi aussi de la femme, dit-elle ; je suis assez vieille pour oublier aussitôt tout ce que tu m’auras dit. »
Et je condescendis aux désirs de la vieille femme et je lui dis :
Chez la femme tout est une énigme, mais il y a un mot à cette énigme : ce mot est grossesse.
L’homme est pour la femme un moyen : le but est toujours l’enfant. Mais qu’est la femme pour l’homme ?
L’homme véritable veut deux choses : le danger et le jeu. C’est pourquoi il veut la femme, leplus dangereux jouet.
L’homme doit être élevé pour la guerre, et la femme pour le délassement du guerrier : tout le reste est folie.
Le guerrier n’aime pas les fruits trop doux. C’est pourquoi il aime la femme ; la femme la plus douce a toujours quelque chose d’amer.
Mieux que l’homme, la femme comprend les enfants, mais l’homme est plus enfant que la femme.
Dans tout homme véritable un enfant est caché : un enfant qui veut jouer. Allez, ô femmes, découvrez-moi l’enfant dans l’homme !
Que la femme soit un jouet, pur et menu, pareil au diamant, rayonnant des vertus d’un monde qui n’est pas encore.
Que les rayons d’une étoile scintillent dans votre amour ! Que votre espoir soit : « Oh ! que je mette au monde le Surhumain ! »
Qu’il y ait de la bravoure dans votre amour ! Avec votre amour vous devez aller au devant de celui qui vous inspire de la peur.
Que votre honneur soit dans votre amour. Généralement la femme n’entend presque rien à l’honneur. Mais que ce soit votre honneur d’aimer toujours plus que vous êtes aimé, et de n’être jamais les secondes.
Que l’homme craigne la femme, quand elle aime : c’est alors qu’elle fait tous les sacrifices et toute autre chose lui paraît sans valeur.
Que l’homme craigne la femme, quand elle hait : car au fond du cœur l’homme n’est que méchant, mais au fond du cœur la femme est mauvaise.
Qui la femme hait-elle le plus ? — Ainsi parlait le fer à l’aimant : « Je te hais le plus parce que tu attires, mais que tu n’es pas assez fort pour attacher à toi. »
Le bonheur de l’homme est : je veux ; le bonheur de la femme est : il veut.
« Voici, le monde vient d’être parfait ! » — ainsi pense toute femme qui obéit de tout cœur.
Et il faut que la femme obéisse et qu’elle trouve une profondeur à sa surface. L’âme de la femme est surface, une membrane mobile et orageuse sur une eau basse.
Mais l’âme de l’homme est profonde, son flot mugit dans des grottes souterraines : la femme pressent sa force, mais elle ne la comprend pas. —
Alors la vieille femme me répondit : « Zarathoustra a dit des choses gentilles, surtout pour celles qui sont assez jeunes pour cela.
Chose singulière, Zarathoustra connaît peu les femmes, et pourtant il a raison dans ce qu’il dit sur elles ! Est-ce parce que chez la femme nulle chose n’est impossible ?
Et maintenant, reçois en récompense une petite vérité ! Je suis assez vieille pour te la dire !
Enveloppe-la bien et ferme-lui la bouche : autrement elle criera trop haut, cette petite vérité. »
« Donne-moi, femme, ta petite vérité ! » dis-je. Et voici ce que me dit la vieille femme :
« Tu vas chez les femmes ? N’oublie pas le fouet ! » —
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
Un jour Zarathoustra s’était endormi sous un figuier, car il faisait chaud, et il avait ramené le bras sur son visage. Mais une vipère le mordit au cou, ce qui fit pousser un cri de douleur à Zarathoustra. Lorsqu’il eut enlevé le bras de son visage, il regarda le serpent : alors le serpent reconnut les yeux de Zarathoustra, il se tordit maladroitement et voulut s’éloigner. « Non point, dit Zarathoustra ; je ne t’ai pas encore remercié ! Tu m’as réveillé à temps, ma route est encore longue. » « Ta route est courte encore, dit tristement la vipère ; mon poison tue. » Zarathoustra se mit à sourire. « Quand donc un dragon mourut-il du poison d’un serpent ? — dit-il. Mais reprends ton poison ! Tu n’es pas assez riche pour m’en faire cadeau. » Alors derechef la vipère lui enlaça le cou et elle lêcha sa blessure.
Lorsqu’un jour, comme Zarathoustra raconta ceci à ses disciples, ils lui demandèrent : « Et quelle est la morale de ton histoire, ô Zarathoustra ? » Zarathoustra leur répondit :
Les bons et les justes m’appellent le destructeur de la morale : mon histoire est immorale.
Mais si vous avez un ennemi, ne lui rendez pas le bien pour le mal ; car il en serait humilié. Démontrez-lui, au contraire, qu’il vous a fait du bien.
Et plutôt que de faire honte, mettez-vous en colère. Et quand on vous maudit, il ne me plaît pas que vous vouliez bénir. Maudissez plutôt un peu de votre côté !
Et si l’on vous inflige une grande injustice, ajoutez-y vite cinq autres petites. Celui qui n’est oppressé que par l’injustice est affreux à voir.
Saviez-vous déjà cela ? Injustice partagée est demi-droit. Et celui qui peut porter l’injustice doit prendre l’injustice sur lui !
Une petite vengeance est plus humaine que point de vengeance. Et si la punition n’est pas aussi un droit et un honneur pour le transgresseur, je ne veux pas de votre punition.
Il est plus noble de se donner tort que de garder raison, surtout quand on a raison. Seulement il faut être assez riche pour cela.
Je n’aime pas votre froide justice ; dans les yeux de vos juges passe toujours le regard du bourreau et son couperet glacé.
Dites-moi donc où se trouve la justice qui est l’amour avec des yeux clairvoyants.
Inventez-moi donc l’amour qui porte non seulement toutes les punitions, mais aussi toutes les fautes !
Inventez-moi donc la justice qui acquitte chacun, sauf celui qui juge !
Voulez-vous que je vous dise encore cela ? Chez celui qui veut être juste au fond de l’âme, le mensonge même devient philanthropie.
Mais comment saurais-je être juste au fond de l’âme ? Comment pourrais-je donner à chacun le sien ! Que ceci me suffise : Je donne à chacun le mien.
Enfin, mes frères, gardez-vous d’être injustes envers les solitaires. Comment un solitaire saurait-il oublier ? Comment pourrait-il rendre ?
Un solitaire est comme un puits profond. Il est facile d’y jeter une pierre ; mais si elle est tombée jusqu’au fond, dites-moi, qui donc voudra la sortir ?
Gardez-vous d’offenser le solitaire. Mais si vous l’avez offensé, eh bien ! tuez-le aussi !
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
J’ai une question pour toi seul, mon frère. Je jette cette question comme une sonde dans ton âme, afin que je connaisse sa profondeur.
Tu es jeune et tu désires enfant et mariage. Mais je te demande : Es-tu un homme qui ait le droit de désirer un enfant ?
Es-tu le victorieux, vainqueur de toi-même, le souverain des sens, le maître de tes vertus ? C’est ce que je te demande.
Ou bien la bête et la nécessité parlent-elles de ton désir ? Ou bien l’isolement ? Ou bien la discorde avec toi-même ?
Je veux que ta victoire et ta liberté aient le désir d’un enfant. Tu dois construire des monuments vivants à ta victoire et à ta délivrance.
Tu dois construire plus haut que toi. Mais il faut d’abord que tu sois construit toi-même, rectangulaire de corps et d’âme.
Tu ne dois pas seulement te reproduire et te transplanter, tu dois aussi te planter plus haut. Que le jardin du mariage te serve à cela.
Tu dois créer un corps supérieure, un premier mouvement, une roue qui roule sur elle-même, — tu dois créer un créateur.
Mariage : c’est ainsi que j’appelle la volonté à deux de créer l’unique qui est plus que ceux qui l’ont créé. Respect réciproque, c’est là le mariage, respect de ceux qui veulent d’une telle volonté.
Que ceci soit le sens et la vérité de ton mariage. Mais ce que ceux qui sont de trop appellent mariage, ces superflus ! — comment appellerai-je cela ?
Hélas, cette pauvreté de l’âme à deux ! Hélas, cette ordure de l’âme à deux ! Hélas, ce misérable contentement à deux !
Mariage, c’est ainsi qu’ils appellent tout cela ; et ils disent que leurs unions sont contractées au ciel.
Eh bien, je n’en veux pas de ce ciel des superflus ! Non, je n’en veux pas de ces bêtes enlacées de réseaux divins !
Que le Dieu reste loin de moi, le Dieu qui vient en boitant pour bénir ce qu’il n’a pas uni !
Ne riez pas de pareils mariages ! Quel est l’enfant qui n’aurait pas raison de pleurer sur ses parents ?
Cet homme me semblait respectable et mûr pour le sens de la terre : mais lorsque je vis sa femme, la terre me sembla une demeure pour les insensés.
Oui, je voudrais que la terre entre en convulsions quand un saint s’accouple à une oie.
Celui-ci partit comme un héros en chasse de vérités, et il ne captura qu’un petit mensonge paré. Il appelle cela son mariage.
Celui-là était froid dans ses relations et il choisissait avec discernement. Mais d’un seul coup il a gâté sa société pour toujours : Il appelle cela son mariage.
Celui-là cherchait une servante avec les vertus d’un ange. Mais tout d’un coup il devint la servante d’une femme, et maintenant il lui faudrait devenir ange lui-même.
J’ai trouvé maintenant tous les acheteurs pleins de sollicitude et ils ont tous des yeux rusés. Mais même le plus rusé achète sa femme à l’aveuglette.
Beaucoup de courtes folies — c’est là ce que vous appelez de l’amour. Et votre mariage met fin à beaucoup de courtes folies, pour en faire une longue bêtise.
Votre amour de la femme et l’amour de la femme pour l’homme : oh, que ce soit de la pitié pour des dieux souffrants et voilés ! Mais presque toujours deux bêtes se devinent.
Cependant votre meilleur amour n’est qu’une métaphore extasiée et une douloureuse ardeur. Il est un flambeau qui doit vous éclairer vers des chemins supérieurs.
Un jour vous devrez aimer au-dessus de vous ! Apprenez donc d’abord à aimer ! C’est pourquoi il vous fallut boire l’amer calice de votre amour.
Il y a de l’amertume dans le calice, même dans le calice du meilleur amour. C’est ainsi qu’il te fait désirer le Surhumain, c’est ainsi qu’il te fait soif, à toi le créateur !
Soif du créateur, flêche et désir du Surhumain : dis-moi, mon frère, est-ce là ta volonté du mariage ?
Je sanctifie une telle volonté et un tel mariage. —
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
Il y en a beaucoup qui meurent trop tard et quelques-uns qui meurent trop tôt. La doctrine qui dit : « meurs à temps ! » semble encore étrange.
Meurs à temps : voilà ce qu’enseigne Zarathoustra.
En effet, celui qui ne vit jamais à temps, comment devrait-il mourir à temps. Qu’il ne soit donc jamais né ! — Voilà ce que je conseille aux superflus.
Mais les superflus même font les importants avec leur mort, et même la noix la plus creuse prétend être cassée.
Ils accordent tous de l’importance à la mort : mais la mort n’est pas encore une fête. Les hommes ne savent point encore comment on consacre les plus belles fêtes.
Je vous montre la mort qui accomplit, la mort qui, pour les vivants, devient un aiguillon et une promesse.
Celui qui accomplit, meurt de sa mort, victorieux, entouré de ceux qui espèrent et qui promettent.
C’est ainsi qu’il faudrait apprendre à mourir ; et il ne devrait pas y avoir de fête, sans qu’un tel mourant ne sanctifie les serments des vivants !
Mourir ainsi est la meilleure chose ; mais la seconde est celle-ci : mourir au combat et répandre une grande âme.
Mais également haïe par le combattant et par le victorieux est votre mort grimaçante qui vient en rampant, comme un voleur — et qui pourtant s’approche en maître.
Je vous fait l’éloge de ma mort, de la libre mort, qui me vient puisque je veux.
Et quand voudrai-je vouloir ? — Celui qui a un but et un héritier, veut pour but et héritier la mort à temps.
Et, par respect pour le but et l’héritier, il ne suspendra plus de couronnes fanées dans le sanctuaire de la vie.
En vérité, je ne veux pas ressembler aux cordiers : ils tirent leur fils en longueur et vont eux-mêmes toujours en arrière.
Il y en a aussi qui deviennent trop vieux pour leurs vérités et leurs victoires ; une bouche édentée n’as plus droit à toutes les vérités.
Chacun qui veut avoir de la gloire, doit prendre à temps congé de l’honneur, et exercer l’art difficile de s’en aller à temps.
Il faut cesser de se faire manger, au moment où on vous trouve le plus de goût : ceux-là le savent qui veulent être aimés longtemps.
Il y a bien aussi des pommes aigres dont la destinée est d’attendre jusqu’au dernier jour de l’automne. Et elles deviennent en même temps mûres jaunes et ridées.
Chez d’autres le coeur vieillit d’abord, chez d’autres l’esprit. Et quelques-uns sont vieux dans leur jeunesse : mais quand on est jeune très tard, on reste jeune très longtemps.
Il y en a qui manquent leur vie : un ver venimeux leur ronge le coeur. Qu’ils tâchent au moins de mieux réussir dans leur mort.
Il y en a qui ne sont jamais doux, ils pourrissent déjà en été. C’est la lâcheté qui les retient à leur branche.
Il y en a beaucoup trop qui vivent et trop longtemps ils restent suspendus à leur branche. Qu’une tempête vienne et secoue de l’arbre tout ce qui est pourri et mangé par le ver !
Qu’il vienne des prédicateurs de la mort rapide ! Ce seraient les vraies tempêtes et les vraies secousses sur l’arbre de la vie ! Mais je n’entends prêcher que la mort lente et la patience avec tout ce qui est « terrestre ».
Hélas, vous prêchez la patience avec ce qui est terrestre ? C’est le terrestre qui a trop de patience avec vous, blasphémateurs !
En vérité, il est mort trop tôt, cet Hébreu qu’honorent les prédicateurs de la mort lente, et pour un grand nombre, ce fut une fatalité qu’il mourût trop tôt.
Il ne connaissait encore que les larmes et la tristesse de l’Hébreu, avec la haine des bons et des justes, — cet Hébreu Jésus : alors il fut surpris par le désir de la mort.
Pourquoi n’est-il pas resté au désert, loin des bons et des justes ! Peut-être aurait-il appris à vivre et à aimer la terre — et aussi le rire !
Croyez-m’en, mes frères ! Il mourut trop tôt ; il aurait lui-même rétracté sa doctrine, s’il avait vécu jusqu’à mon âge ! Il était assez noble pour la rétraction !
Mais il n’était pas encore mûr. L’amour du jeune homme manque de maturité, et c’est ainsi aussi qu’il hait les hommes et la terre. Chez lui l’âme et les ailes de la pensée sont encore liées et lourdes.
Mais il y a plus d’enfant dans l’homme que dans le jeune homme, et moins de tristesse : il comprend mieux la mort et la vie.
Libre pour la mort et libre dans la mort, divin négateur, s’il n’est plus temps d’affirmer : ainsi il comprend la vie et la mort.
Que votre mort ne soit pas un blasphème des hommes et de la terre, mes amis : c’est ce que je réclame du miel de votre âme.
Votre esprit et votre vertu doivent encore enflammer votre agonie, comme la rougeur du couchant enflamme la terre : si non, votre mort vous aura mal réussi.
C’est ainsi que je veux mourir moi-même, afin qu'à cause de moi, vous aimiez davantage la terre, amis ; et je veux redevenir terre pour que je trouve mon repos en celle qui m’a engendré.
En vérité, Zarathoustra avait un but, il a lancé sa balle ; maintenant, amis, vous êtes les héritiers de mon but, c’est à vous que je lance la balle dorée.
Je préfère à toute autre chose de vous voir lancer la balle dorée, mes amis ! Et c’est pourquoi je demeure encore un peu sur la terre : pardonnez-le-moi !
Ainsi parlait Zarathoustra.
* *
Lorsque Zarathoustra eut pris congé de la ville que son cœur aimait et dont le nom est la « Vache multicolore » — beaucoup de ceux qui s’appelaient ses disciples l’accompagnèrent et lui firent la reconduite. C’est ainsi qu’ils arrivèrent à un carrefour : alors Zarathoustra leur dit qu’il voulait être seul maintenant, car il était ami des marches solitaires. Ses disciples, cependant, en lui disant adieu, lui firent cadeau d’un bâton dont la poignée d’or était un serpent s’enroulant autour du soleil. Zarathoustra se réjouit du bâton et s’appuya dessus ; puis il dit à ses disciples :
Dites-moi donc, comment l’or atteignit-il la plus haute valeur ? C’est parce qu’il est rare et inutile, étincelant et doux dans son éclat ; il se donne toujours.
Ce n’est que comme symbole de la plus haute vertu que l’or atteignit la plus haute valeur. Luisant comme de l’or est le regard de celui qui donne. L’éclat de l’or conclut la paix entre la lune et le soleil.
La plus haute vertu est rare et inutile, elle est étincelante et d’un doux éclat : une vertu qui donne est la plus haute vertu.
En vérité je vous devine, mes disciples : vous aspirez comme moi à la vertu qui donne. Qu’auriez-vous de commun avec les chats et les loups ?
C’est votre soif à vous de vouloir devenir vous-mêmes des offrandes et des présents : c’est pourquoi vous avez soif d’amasser toutes les richesses dans vos âmes.
Votre âme aspire insatiablement à des trésors et à des joyaux, puisque votre vertu est insatiable dans sa volonté de donner.
Vous forcez toutes choses de s’approcher et d’entrer en vous, qu’elles recoulent de votre source, comme les dons de votre amour.
En vérité il faut qu’un tel amour qui donne, devienne brigand de toutes les valeurs ; mais j’appelle sain et sacré cet égoïsme.
Il y a un autre égoïsme, un égoïsme trop pauvre et affamé qui veut toujours voler, cet égoïsme des malades, l’égoïsme malade.
Avec les yeux du voleur, il regarde sur tout ce qui brille, avec l’avidité de la faim, il mesure celui qui a de quoi manger largement ; et toujours il rampe autour de la table de celui qui donne.
La maladie parle de cette envie et une invisible dégénérescence ; l’envie du vol de cet égoïsme parle du corps maladif.
Dites-moi, mes frères, quelle chose nous semble mauvaise et la plus mauvaise de toutes ? N’est-ce pas la dégénérecence ? — Et nous concluons toujours à la dégénérescence quand l’âme qui donne est absente.
Notre chemin va vers en haut, de l’espèce à l’espèce supérieure. Mais le sens qui dégénère nous est épouvante, le sens qui dit : « Tout pour moi. »
Notre sens vole vers en haut : c’est ainsi qu’il est un symbole de notre corps, le symbole d’une élévation. Les symboles de ces élévations sont les noms des vertus.
Ainsi le corps traverse l’histoire, il devient et lutte. Et l’esprit — qu’est-il pour le corps ? Il est le héraut des luttes et des victoires du corps, son compagnon et son écho.
Tous les noms du bien et du mal sont des symboles : ils n’expriment pas, ils ne font que des signes. Est fou qui veut leur demander la connaissance !
Mes frères, prenez garde aux heures où votre esprit veut parler en symboles : c’est là qu’est l’origine de votre vertu.
C’est là que votre corps est élevé et ressuscité ; il ravit l’esprit de sa félicité, afin qu’il devienne créateur, qu’il évalue et qu’il aime, qu’il soit le bienfaiteur de toutes choses.
Quand votre cœur bouillonne, large et plein, pareil au grand fleuve, bénédiction et danger des riverains : c’est alors l’origine de votre vertu.
Quand vous vous élevez au-dessus de la louange et du blâme, et quand votre volonté, la volonté d’un homme qui aime, veut commander à toutes choses : c’est alors l’origine de votre vertu.
Quand vous méprisez ce qui est agréable, le lit mou, et quand vous ne pouvez pas vous reposer assez loin de la mollesse : c’est alors l’origine de votre vertu.
Quand vous voulez d’une seule volonté et quand ce changement de toute peine s’appelle nécessité pour vous : c’est alors l’origine de votre vertu.
En vérité, c’est là un nouveau « bien et mal » ! En vérité, c’est un nouveau murmure profond et la voix d’une source nouvelle !
Elle est puissance, cette nouvelle vertu ; elle est une pensée régnante et autour de cette pensée une âme avisée : un soleil doré et autour de lui le serpent de la connaissance.
* *
Ici Zarathoustra se tut quelque temps et il regarda ses disciples avec amour. Puis il continua à parler ainsi — et sa voix s’était transformée.
Mes frères, restez fidèles à la terre, avec toute la puissance de votre vertu ! Que votre amour qui donne et votre connaissance servent le sens de la terre. Je vous en prie et vous en conjure.
Ne laissez pas votre vertu s’envoler des choses terrestres et battre des ailes contre des murs éternels ! Hélas, il y eut toujours tant de vertu égarée !
Ramenez, comme moi, la vertu égarée sur la terre — oui, ramenez-la vers le corps et vers la vie ; afin qu’elle donne un sens à la terre, un sens humain !
L’esprit et la vertu se sont égarés et mépris de mille façons différentes. Hélas, dans notre corps habite maintenant encore cette folie et cette méprise : elles sont devenues corps et volonté !
L’esprit et la vertu se sont tentés et égarés de mille façons différentes. Oui, l’homme était une tentative. Hélas, combien d’ignorances et d’erreurs se sont incorporées en nous !
Ce n’est pas seulement la raison des millénaires, c’est aussi leur folie qui éclate en nous. Il est dangereux d’être héritier.
Nous luttons encore pas à pas avec le géant hasard et sur toute l’humanité le non-sens régnait encore jusqu’à présent.
Que votre esprit et votre vertu servent le sens de la terre, mes frères : et la valeur de toutes choses se renouvellera par vous ! C’est pourquoi vous devez être des combattants ! C’est pourquoi vous devez être des créateurs.
Le corps se purifie par le savoir, il s’élève en essayant avec science ; pour celui qui cherche la connaissance tous les instincts se sanctifient ; l’âme de celui qui est élevé se réjouit.
Médecin, aide-toi toi-même et tu sauras secourir ton malade. Que ce soit son meilleur secours de voir de ses propres yeux celui qui se guérit lui-même.
Il y a mille sentiers qui n’ont jamais été parcourus, mille santés et mille terres cachées de la vie. L’homme et la terre des hommes n’ont pas encore été découverts et épuisés.
Veillez et écoutez, solitaires. Des souffles aux essors secrets viennent de l’avenir ; un joyeux messager cherche de fines oreilles.
Solitaires d’aujourd’hui, vous qui vivez séparés, vous serez un jour un peuple. Vous qui vous êtes choisis vous-mêmes, vous formerez un jour un peuple choisi — et c’est de lui que naîtra le Surhumain.
En vérité, la terre deviendra un jour un lieu de guérison ! Et déjà une odeur nouvelle l’entoure, une odeur salutaire, — et un nouvel espoir !
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Quand Zarathoustra eut dit ces paroles, il se tut, comme quelqu’un qui n’a pas dit son dernier mot. Longtemps il soupesa le bâton avec hésitation. Enfin il parla ainsi : — et sa voix s’était transformée.
Je vais seul maintenant, mes disciples ! Vous aussi, vous partez seuls ! Je le veux ainsi.
En vérité, je vous conseille : éloignez-vous de moi et défendez-vous de Zarathoustra ! Et mieux encore : ayez honte de lui ! Peut-être vous a-t-il trompé.
L’homme qui cherche la connaissance ne doit pas seulement savoir aimer ses ennemis, mais aussi haïr ses amis.
On a peu de reconnaissance pour un maître, quand on ne reste toujours qu’élève. Et pourquoi ne voulez-vous pas déchirer ma couronne ?
Vous me vénérez ; mais que serait-ce si votre vénération s’écroulait un jour ? Prenez garde à ne pas être tués par une statue !
Vous dites que vous croyez en Zarathoustra ? Mais qu’importe Zarathoustra ! Vous êtes mes croyants : mais qu’importe tous les croyants !
Vous ne vous étiez pas encore cherchés : alors vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les croyants ; c’est pourquoi la foi est si peu de chose.
Maintenant je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-mêmes ; et ce n’est que quand vous m’aurez tous renié que je vous reviendrai.
En vérité, mes frères, je chercherai alors d’un autre œil mes brebris perdues ; je vous aimerai alors d’un autre amour.
Et un jour vous devrez être mes amis et les enfants d’une seule espérance : alors je veux être auprès de vous une troisième fois pour fêter avec vous le grand midi.
Et ce sera le grand midi, quand l’homme sera au milieu de sa route entre la bête et le Surhumain, quand il fêtera, comme sa plus haute espérance, son chemin qui mène au couchant : car ce sera le chemin qui mène à un nouveau matin.
Alors celui qui disparaît se bénira lui-même, afin de passer de l’autre côté ; et le soleil de sa connaissance sera dans son midi.
Tous les dieux sont morts : maintenant, vive le Surhumain ! » Que ceci soit un jour, au grand midi, notre dernière volonté ! —
Ainsi parlait Zarathoustra.
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