Ainsi parlait Zarathoustra/Notes de Henri Albert

Traduction par Henri Albert.
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9p. 477-483).





NOTES



L’idée de Zarathoustra remonte chez Nietzsche aux premières années de son séjour à Bâle. On en retrouve des indices dans les notes datant de 1871 et 1872. Mais, pour la conception fondamentale de l’œuvre, Nietzsche lui-même indique l’époque d’une villégiature dans l’Engadine en août 1881, où lui vint, pendant une marche à travers la forêt, au bord du lac de Silvaplana, comme « un premier éclair de la pensée de Zarathoustra », l’idée de l’éternel retour. Il en prit note le même jour en ajoutant la remarque : « Au commencement du mois d’août 1881 à Sils Maria, 6000 pieds au-dessus du niveau de la mer et bien plus haut encore au-dessus de toutes les choses humaines » (Note conservée). Depuis ce moment, cette idée se développa en lui : ses carnets de notes et ses manuscrits des années 1881 et 1882 en portent de nombreuses traces et Le gai Savoir qu’il rédigeait alors contient « cent indices de l’approche de quelque chose d’incomparable ». Le volume mentionnait même déjà (dans l’aphorisme 341) la pensée de l’éternel retour, et, à la fin de sa quatrième partie (dans l’aphorisme 342, qui, dans la première édition, terminait l’ouvrage), « faisait luire, comme le dit Nietzsche lui-même, la beauté diamantine des premières paroles de Zarathoustra ».

La première partie fut écrite dans « la baie riante et silencieuse » de Rapallo près de Gênes, où Nietzsche passa les mois de janvier et février 1883. « Le matin je suis monté par la superbe route de Zoagli en me dirigeant vers le sud, le long d’une forêt de pins ; je voyais se dérouler devant moi la mer qui s’étendait jusqu’à l’horizon ; l’après-midi je fis le tour de toute la baie depuis Santa Margherita jusque derrière Portofino. C’est sur ces deux chemins que m’est venue l’idée de toute la première partie de Zarathoustra, avant tout Zarathoustra lui-même, considéré comme type ; mieux encore, il est venu sur moi » (jeu de mot sur er fiel mir ein et er überfiel mich). Nietzsche a plusieurs fois certifié n’avoir jamais mis plus de dix jours à chacune des trois premières parties de Zarathoustra : il entend par là les jours où les idées, longuement mûries, s’assemblaient en un tout, où, durant les fortes marches de la journée, dans l’état d’une inspiration incomparable et dans une violente tension de l’esprit, l’œuvre se cristallisait dans son ensemble, pour être ensuite rédigée le soir sous cette forme de premier jet. Avant ces dix jours, il y a chaque fois un temps de préparation, plus ou moins long, immédiatement après, la mise au point du manuscrit définitif ; ce dernier travail s’accomplissait aussi avec une véhémence et s’accompagnait d’une « expansion du sentiment » presque insupportable. Cette « œuvre de dix jours » tombe pour la première partie sur la fin du mois de janvier 1883 : au commencement de février la première conception est entièrement rédigée, et au milieu du mois le manuscrit est prêt à être donné à l’impression. La conclusion de la première partie (De la vertu qui donne) « fut terminée exactement pendant l’heure sainte où Richard Wagner mourut à Venise » (13 février).

Au cours d’un « printemps mélancolique » à Rome, dans une loggia qui domine la Piazza Barbarini, « d’où l’on aperçoit tout Rome et d’où l’on entend mugir au-dessous de soi la Fontanas », le Chant de la Nuit de la deuxième partie fut composé au mois de mai. La seconde partie elle-même fut écrite, de nouveau en dix jours, à Sils Maria, entre le 17 juin et le 6 juillet 1883 : la première rédaction fut terminée avant le 6 juillet et le manuscrit définitif avant le milieu du même mois.

« L’hiver suivant, sous le ciel alcyonien de Nice, qui, pour la première fois, rayonna alors dans ma vie, j’ai trouvé le troisième Zarathoustra. Cette partie décisive qui porte le titre : « Des vieilles et des nouvelles Tables, fut composée pendant une montée des plus pénibles de la gare au merveilleux village maure Eza, bâti au milieu des rochers — ». Cette fois encore « l’œuvre de dix jours » fut terminée fin janvier, la mise au net au milieu du mois de février.

La quatrième partie fut commencée à Menton, en novembre 1884, et achevée, après une longue interruption, de fin janvier à mi-février 1885 : le 12 février le manuscrit fut envoyé à l’impression. Cette partie s’appelle d’ailleurs injustement « quatrième et dernière partie » : « son titre véritable (écrit Nietzsche à Georges Brandès), par rapport à ce qui précède et à ce qui suit, devrait être : La tentation de Zarathoustra, un intermède ». Nietzsche a en effet laissé des ébauches de nouvelles parties d’après lesquelles l’œuvre entière ne devait se clore que par la mort de Zarathoustra. Ces plans et d’autres fragments seront publiés dans les œuvres posthumes.

La première partie parut en mai 1883 chez E. Schmeitzner, à Chemnitz, sous le titre : Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre pour tous et pour personne (1883). La seconde et la troisième partie parurent en septembre 1883 et en avril 1884 sous le même titre, chez le même éditeur. Elles portent sur la couverture, pour les distinguer, les chiffres 2 et 3. — La première édition complète de ces trois parties parut à la fin de 1886 chez E.W. Fritsch, à Leipzig (qui avait repris quelques mois avant le dépôt des œuvres de Nietzsche), sous le titre : Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre pour tous et pour personne. En trois parties (sans date).

Nietzsche fit imprimer à ses frais la quatrième partie chez C.-G. Naumann, à Leipzig, en avril 1885, à quarante exemplaires. Il considérait cette quatrième partie (le manuscrit portait : « pour mes amis seulement et non pour le public ») comme quelque chose de tout à fait personnel et recommandait aux quelques rares dédicataires une discrétion absolue. Quoiqu’il songeât souvent à livrer aussi cette partie au public, il ne crut pas devoir le faire sans remanier préalablement quelques passages. Un tirage à part, imprimé en automne 1890, lorsque eut éclaté la maladie de Nietzsche, fut publié, en mars 1892, chez C.-G. Naumann, après que tout espoir de guérison eut disparu et par conséquent toute possibilité pour l’auteur de décider lui-même de la publication. En juillet 1892, parut chez C.-G. Naumann la deuxième édition de Zarathoustra, la première qui contînt les quatre parties. La troisième édition fut publiée chez le même éditeur en août 1893.

La présente traduction a été faite sur le sixième volume des Œuvres complètes de Fr. Nietzsche, publié en août 1894 chez C.-G. Naumann, à Leipzig, par les soins du « Nietzsche-Archiv ». Les notes bibliographiques qui précèdent ont été rédigées d’après l’appendice que M. Fritz Koegel a donné à cette édition.

Nous nous sommes appliqué à donner une version aussi littérale que possible de l’œuvre de Nietzsche, tâchant d’imiter même, autant que possible, le rythme des phrases allemandes. Les passages en vers sont également en vers rimés ou non rimés dans l’original.


Voici maintenant quelques notes relatives à la traduction.

Page 8, ligne 6 du b. : Je vous enseigne le Surhumain. — Uebermensch, übermenschlich. Nous avons substantivé l’adjectif surhumain, les termes de surhomme, superhomme qui ont été employés quelquefois ne nous semblant pas propres à être introduits dans la langue française. Un des chapitres des Modern Painters de John Ruskin s’intitule « of the Superhuman Ideal » (vol. II, chap. v.) Cet « idéal superhumain », que Ruskin cherche dans l’art, correspond à peu près à cet autre idéal de Surhumanité que Nietzsche voudrait introduire dans la vie pour y amener l’homme. C’est donc bien à tort que M. Jean Izoulet a donné le titre de Les Sur-Humains à sa traduction des Representative Men d’Emerson, en indiquant spécialement que les « types » du penseur américain sont « à beaucoup d’égards les « surhommes » de Nietzsche ». Les grands hommes dont parle Emerson correspondent tout simplement aux « hommes supérieurs » de la quatrième partie de Zarathoustra — ces hommes supérieurs qui ne sont que la promesse du Surhumain. Dans la préface italienne du Triomphe de la Mort, préface qui n’a pas été traduite en français, M. Gabriel d’Annunzio évoque cette ombre du Surhumain, comme une vision de l’avenir : « Noi tendiamo l’orecchio alla voce del magnanimo Zarathustra, o Cenobiarca ; e prepariamo nell’arte con sicura fede l’avvento del Uebermensch, del Superuomo. »

Le mot Uebermensch se rencontre d’ailleurs pour la première fois dans la littérature allemande, au premier acte du Faust de Gœthe, dans la scène où apparaît le « Erd-geist ».

Page 40, ligne 13 du b : Les hallucinés de l’Arrière-Monde — die Hinterweltler, ceux qui croient à l’existence d’un monde transcendantal.
119, ligne 10 du h. : Tout ce qui est immuable — n’est que symbole ! — contrepartie des vers de Goethe à la fin du second Faust : « Tout ce qui passe — n’est que symbole ».
143, ligne 8 du h. : tarantelle — Tarantel, le même mot signifie en allemand tarantelle et tarentule.
173, ligne 4 du h. : De l’immaculée Connaissance — jeu de mots sur Erkenntnis (connaissance) et Empfængnis (conception).
Page 182, ligne 8 du h. : l’indescriptible a été réalisé — allusion au vers de Goethe dans le second Faust : « Das Unbeschreibliche, hier ist’s gethan.
252, ligne 11 du h. : tristes envieux — Neidbolde und Leidholde.
254, ligne 9 du h. : … l’esprit devient jeu de mots ? il se fait jeu en de repoussants calembours ! — Wortspiel, Wort-Spülicht. (Tout ce chapitre est plein de jeu de mots qui, pour la plupart, sont intraduisibles.)
255, ligne 2 du h. : jeu de mots sur Mond (lune) et Mondkalb (être difforme).
296, ligne 15 du b. : jeu de mots sur rein (pur) et Schwein (porc).
300, ligne 1 du b. : paresse, pourrie — Faulheit, faulig (faul signifie paresseux et pourri).
300, ligne 14 du b. : jeu de mot sur Eheschliessen (conclure un mariage) et Ehebrechen (rupture, adultère).
306, ligne 8 du b. : brisé les liens du mariage — Ehebrechen (commettre adultère) et durch die Ehe gebrochen (brisé par le mariage).
319, ligne 5 du h. : jeu de mots sur besser (meilleur) et bœser (plus méchant).
342, ligne 6 du h. : Pech (poix) signifie au figuré : malechance, malheur.
344, ligne 5 du h. jeu de mots sur Gründling (goujon), et Abgrund (profondeur).
397, ligne 15 du h. : jeu de mots sur Suchen nach meinem Heim (recherche de ma demeure) et Heimsuchung (épreuve).
430, ligne 13 du h. : jeu de mots sur Distelkopf (tête de chardon) et Tiftelkopf (tête fêlée).
Page 430, ligne 8 du b. : jeu de mots sur Schwarzsichtig (qui voit noir) et Schwœrsüchtig (qui est ulcéré).


[Le volume tout entier est rempli d’allitérations, d’assonances, et d’associations par analogie que nous n’avons pu rendre qu’approximativement]


Henri Albert