Ainsi parlait Zarathoustra/Deuxième partie/Le chant du tombeau

Traduction par Henri Albert.
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9p. 155-159).

LE CHANT DU TOMBEAU


« Là-bas est l’île des tombeaux, l’île silencieuse, là-bas sont aussi les tombeaux de ma jeunesse. C’est là-bas que je vais porter une couronne d’immortelles de la vie. »

Ayant ainsi décidé dans mon cœur — je traversai la mer. —

Ô vous, images et visions de ma jeunesse ! Ô regards d’amour, moments divins ! comme vous vous êtes vite évanouis ! Aujourd’hui je songe à vous comme je songe aux morts que j’aimais.

C’est de vous, mes morts préférés, que me vient un doux parfum qui soulage le cœur et fait couler les larmes. En vérité, il ébranle et soulage le cœur de celui qui navigue seul.

Je suis toujours le plus riche et le plus enviable — moi le solitaire. Car je vous ai possédés et vous me possédez encore : dites-moi pour qui donc sont tombées de l’arbre de telles pommes d’or ?

Je suis toujours l’héritier et le terrain de votre amour, je m’épanouis, en mémoire de vous, en une floraison de vertus sauvages et multicolores, ô mes bien-aimés !

Hélas ! nous étions faits pour demeurer ensemble, étranges et délicieuses merveilles ; et vous ne vous êtes pas approchées de moi et de mon désir, comme des oiseaux timides — mais confiantes en celui qui avait confiance !

Oui, créés pour la fidélité, ainsi que moi, et pour la tendre éternité : faut-il maintenant que je vous dénomme d’après votre infidélité, ô regards et moments divins : je n’ai pas encore appris à vous donner un autre nom.

En vérité, vous êtes morts trop vite pour moi, fugitifs. Pourtant vous ne m’avez pas fui et je ne vous ai pas fui ; nous ne sommes pas coupables les uns envers les autres de notre infidélité.

On vous a étranglés pour me tuer, oiseaux de mes espoirs ! Oui, c’est vers vous, mes bien-aimés, que toujours la méchanceté décocha ses flèches — pour atteindre mon cœur !

Et elle a touché juste ! car vous avez toujours été ce qui m’était le plus cher, mon bien, ma possession : c’est pourquoi vous avez dû mourir jeunes et périr trop tôt !

C’est vers ce que j’avais de plus vulnérable que l’on a lancé la flèche : vers vous dont la peau est pareille à un duvet, et plus encore au sourire qui meurt d’un regard !

Mais je veux tenir ce langage à mes ennemis : Qu’est-ce que tuer un homme à côté de ce que vous m’avez fait ?

Le mal que vous m’avez fait est plus grand qu’un assassinat ; vous m’avez pris l’irréparable : — c’est ainsi que je vous parle, mes ennemis !

N’avez vous point tué les visions de ma jeunesse et mes plus chers miracles ! Vous m’avez pris mes compagnons de jeu, les esprits bienheureux ! En leur mémoire j’apporte cette couronne et cette malédiction.

Cette malédiction contre vous, mes ennemis ! Car vous avez raccourci mon éternité, comme une voix se brise dans la nuit glacée ! Je n’ai fait que l’entrevoir comme le regard d’un œil divin, — comme un clin d’œil !

Ainsi à l’heure favorable, ma pureté me dit un jour : « Pour moi, tous les êtres doivent être divins. »

Alors vous m’avez assailli de fantômes impurs ; hélas ! où donc s’est enfuie cette heure favorable !

« Tous les jours doivent être sacrés pour moi » — ainsi me parla un jour la sagesse de ma jeunesse : en vérité, c’est la parole d’une sagesse joyeuse !

Mais alors vous, mes ennemis, vous m’avez dérobé mes nuits pour les transformer en insomnies pleines de tourments : hélas ! où donc a fui cette sagesse joyeuse ?

Autrefois je demandais des présages heureux : alors vous avez fait passer sur mon chemin un monstrueux, un néfaste hibou. Hélas ! où donc s’est alors enfui mon tendre désir ?

Un jour, j’ai fait vœu de renoncer à tous les dégoûts, alors vous avez transformé tout ce qui m’entoure en ulcères. Hélas ! où donc s’enfuirent alors mes vœux les plus nobles ?

C’est en aveugle que j’ai parcouru des chemins bienheureux : alors vous avez jeté des immondices sur le chemin de l’aveugle : et maintenant je suis dégoûté du vieux sentier de l’aveugle.

Et lorsque je fis la chose qui était pour moi la plus difficile, lorsque je célébrai des victoires où je m’étais vaincu moi-même : vous avez poussé ceux qui m’aimaient à s’écrier que c’était alors que je leur faisais le plus mal.

En vérité, vous avez toujours agi ainsi, vous m’avez enfiellé mon meilleur miel et la diligence de mes meilleures abeilles.

Vous avez toujours envoyé vers ma charité les mendiants les plus imprudents ; autour de ma pitié vous avez fait accourir les plus incurables effrontés. C’est ainsi que vous avez blessé ma vertu dans sa foi.

Et lorsque j’offrais en sacrifice ce que j’avais de plus sacré : votre dévotion s’empressait d’y joindre de plus grasses offrandes : en sorte que les émanations de votre graisse étouffaient ce que j’avais de plus sacré.

Et un jour je voulus danser comme jamais encore je n’avais dansé : je voulus danser au delà de tous les cieux. Alors vous avez détourné de moi mon plus cher chanteur.

Et il entonna son chant le plus lugubre et le plus sombre : hélas ! il corna à mon oreille des sons qui avaient l’air de venir du cor le plus funèbre !

Chanteur meurtrier, instrument de malice, toi le plus innocent ! Déjà j’étais prêt pour la meilleure danse : alors de tes accords tu as tué mon extase !

Ce n’est qu’en dansant que je sais dire les symboles des choses les plus sublimes : — mais maintenant mon plus haut symbole est resté sans que mes membres puissent le figurer !

La plus haute espérance est demeurée fermée pour moi sans que j’aie pu en révéler le secret. Et toutes les visions et toutes les consolations de ma jeunesse sont mortes !

Comment donc ai-je supporté ceci, comment donc ai-je surmonté et assumé de pareilles blessures ? Comment mon âme est-elle ressuscitée de ces tombeaux ?

Oui ! il y a en moi quelque chose d’invulnérable, quelque chose qu’on ne peut enterrer et qui fait sauter les rochers : cela s’appelle ma volonté. Cela passe à travers les années, silencieux et immuable.

Elle veut marcher de son allure, sur mes propres jambes, mon ancienne volonté ; son sens est dur et invulnérable.

Je ne suis invulnérable qu’au talon. Tu subsistes toujours, égale à toi-même, toi ma volonté patiente ! tu as toujours passé par toutes les tombes !

C’est en toi que subsiste ce qui ne s’est pas délivré pendant ma jeunesse, et vivante et jeune tu es assise, pleine d’espoir, sur les jaunes décombres des tombeaux.

Oui, tu demeures pour moi la destructrice de tous les tombeaux : salut à toi, ma volonté ! Et ce n’est que là où il y a des tombeaux, qu’il y a résurrection. —

Ainsi parlait Zarathoustra.