L’Océan, à Ahasvérus.
Ahasvérus, arrête-toi, je t’en prie, jusqu’à ce
soir sur ma grève. Autrefois des foules d’hommes
passaient avec le bruit de leurs villes sur le
sable de mes rivages. En m’approchant de leurs
murailles, la nuit, sous la brume, j’entendais
leurs secrets échappés à demi-voix, flots
d’amour, de colère, de soupirs, d’hymnes de
prêtres, de chants de noce que j’allais mêler
avec mes flots. Souvent j’arrivais jusque sous
leurs balcons, triste, lassé de ma journée,
n’ayant trouvé dans mon chemin que joncs et
qu’algues déracinés ; et je remportais une
heure après une couronne d’or, une mitre de
diamant ou quelque vieil empire ruiné qu’un
passant me jetait à pleines mains, de son char
triomphal, pour m’amuser la nuit dans mon
abîme. Leurs tours grimpaient sur la cime de
mes rochers pour me voir de plus loin ; l’escalier
de leurs palais descendait sous mes vagues
pour m’aider à monter quand j’en avais besoin.
Pour courtiser mon onde trop amoureuse,
les vaisseaux et les frégates à banderoles
se penchaient sur mon lit en écoutant
mon haleine. Seulement pour me toucher du bout
de l’aile, ils allaient sans se lasser porter
mes messages à mes caps hurlants, à mes golfes,
à mes îles égarées. L’ombre des villes et des
clochers qui roulaient leurs voix humides dans
le fond de mes flots me servait d’abri sous les
voûtes d’écume. Souvent une âme qui regardait
par hasard mes cieux frémissants m’a tenu
suspendu pour respirer son secret, ou sa peine,
ou sa joie, mieux qu’un myrte de ma baie de
Gaëte, ou qu’un arbre d’encens de mon golfe
d’Arabie. J’aimais ces foules d’hommes, ces
cris, ces langues résonnantes, cet éternel
soupir qui sortait du genre humain, comme mon
souffle de mes naseaux, quand j’arrive à la
plage. Dis-moi, où est-il ? Que fait-il ?
Qu’est-il devenu, ce monstre aux mille pieds
de marbre et de granit, qui avait des murailles
dorées pour écailles, des tours à créneaux pour
marcher dans le sable, des villes pour mamelles,
et qui me ceignait tous mes rivages de peuples
et d’empires comme un serpent-géant qui s’endort
à mon soleil ?
Ahasvérus.
Je le cherche comme toi. Les fleurs des bois ne se
souviennent pas qu’il ait été jamais, et la
poussière du chemin n’a pas gardé la trace de
ses pieds. Les marguerites des prés ont mieux
su défendre leurs couronnes sur leurs têtes
que les rois vêtus de fer. Les joncs que tu
as semés ont plus duré sur leurs tiges que les
tours à bastions qui grimpaient à leurs
sommets pour t’appeler de plus loin. J’ai vu
la foule se dissiper peu à peu autour de moi,
comme en un jour de fête, quand vient le soir.
Les hommes s’asseyaient sur les bornes, et se
cherchaient dans les bruyères un baume
pour leur cœur qui avait cessé de battre.
Leur âme était morte dans leur sein ;
et ils attendaient encore debout qu’une
pensée, une espérance, quelque nom, quelque
dieu oublié vînt ranimer leur vie dans leur
poitrine. Les enfants regardaient dans les
yeux de leurs mères ; et, les trouvant vides,
sans larmes et sans pensée, ils criaient tout
effrayés : ma mère, laissez-moi. Rendez-moi à
la vierge inconnue qui me berçait, avant de
naître, en soupirant mieux que vous. Ses yeux
étaient plus doux, son voile était plus long,
les histoires qu’elle savait me réjouissaient
mieux que les vôtres. Les peuples s’en allaient
aussi, les yeux vides, chercher en tâtonnant
sur les fleurs, sur les pierres, un nom qu’ils
ne pouvaient plus lire. S’ils me rencontraient
par hasard, je les entendais qui disaient, les
mains jointes : Ahasvérus, bon Ahasvérus, toi
dont les yeux voient encore, dis-nous-le, ce
nom que nous cherchons, que nous avons perdu,
qui nous aurait sauvés. Et quand je répondais :
est-ce le Christ ? Ou bien : est-ce son père ?
Ils reprenaient en ricanant : le Christ ? Ah !
Oui, vraiment, Jésus de Nazareth, n’est-ce
pas ? Il est trop vieux pour nous. La terre ne
produit plus dans son sillon de dieux nouveaux
pour notre faim. Jéhovah, le Christ, Mahomet,
nous avons semé depuis longtemps leurs cendres
dans nos champs. Nous glanons à présent le
néant. Notre âme s’est tarie dans notre sein,
comme la citerne à qui manque l’eau du ciel.
Que nous ferait la pluie du firmament ? La soif
de nos cœurs ne peut plus se guérir. Toi,
demeure pour chanter, après nous, notre chant
des funérailles. Nous te laissons en héritage
les pleurs qui nous restaient à verser, et tout
le fiel que nous n’avons pas bu.
L’Océan.
Ainsi, jour et nuit, quand je suppliais ma rive de m’envoyer, du milieu des carrefours, les chants
d’amour qui me berçaient hier, il aurait mieux
valu me cacher dans mon lit. Ainsi les rois ne
me jetteront plus leurs coupes d’or pleines de
vin de Chypre ; et le doge de Venise, que
j’avais pour fiancé, ne viendra plus passer à
mon cou son collier de perles.
Ahasvérus.
Non. N’attends pas davantage. Le bucentaure n’ira
plus, avec sa quille dorée, se bercer dans tes
flots. La cloche de Venise ne sonnera plus ton
mariage. Le doge, avec son manteau d’hermine
brodé, n’ira plus sur la poupe te passer à ton
doigt ta bague d’épousée.
Oh ! Va-t’en à présent, si tu veux, sur ta route,
donner tes soupirs à tes grottes d’azur, tes
baisers au sable du Lido, et tes caresses
d’amoureuse à tes golfes endormis. Balance
dans tes bras une vieille barque échouée,
toute chargée de ton limon. Couronne, si tu
veux, de tes fleurs des lagunes, l’ancre
rouillée d’une galère mise en poussière. Lave,
comme une femme à ton lavoir, une voile
souillée, trouée par la tempête et que ta
brise maintenant craint de toucher. Va
demander, soir et matin, en murmurant sous
les balcons de la ville, comme un pauvre
quêtait dans la rue, tes sérénades embaumées
dont tes vagues sont avides, ta part de fleurs
et de parfums dans le festin des rois, tes
voiles de femmes, ta madone avec sa lampe
allumée, les banderoles qui jouaient sur
ton sein, et l’épée bénite que ceignait ton
fiancé à ton côté. à présent, va chercher tes
rivages. Tu n’y trouveras plus pour ta soif
que du sable et des joncs. Tu ne monteras plus
pour ta noce sur les dalles de ton palais ducal.
Tu n’auras pour amant que l’étoile fatiguée
qui se repose le soir, que l’anneau de fer
suspendu au rocher, que la rame brisée, que
la maille usée d’un reste de filet, que
La mousse de l’écueil, que l’herbe arrachée de ta vase, et que mon âme naufragée dans l’océan de ma douleur.
L’Océan.
S’il n’y a plus pour moi de banderoles de fêtes,
si les villes n’ont plus à me jeter ni ombre,
ni encens, ni chants d’amour ; si les barques
que j’aimais ont toutes plié leurs ailes sous
le vent de la mort, qu’ai-je à faire désormais
d’appeler de ma voix de tempête les bords qui
ne me répondent plus ? Qu’ai-je à faire de bondir
avec ma croupe ruisselante, si je n’ai plus à
porter ni vaisseau à la housse brodée, ni
frégate à la voile de soie ? Je voudrais, s’il
n’y a plus pour moi ni époux ni fiancé, être
une source obscure, cachée dans la forêt
d’Ardennes, connue dans l’univers seulement du
bouvreuil qui vient y baigner en secret, sur le
bord, sa gorge de corail.
Ahasvérus.
Ne crains-tu pas au contraire que tes vagues,
l’une après l’autre, ne tarissent dans ton lit,
comme les âmes des peuples ont tari dans leur
sein ?
L’Océan.
Depuis longtemps, vraiment, les fleuves ne
descendent plus jusqu’à ma vallée ; ils
s’endorment dans leurs lacs, sans plus songer
à leur ouvrage. J’ai beau grossir ma voix ;
ils s’amusent en chemin sur leurs sables d’or.
Sans doute, ils se sont égarés dans quelque
bois touffu, depuis que le guide qui leur
montrait chaque jour le chemin ne monte plus
avec sa torche l’escalier du phare allumé sur
mon promontoire.
Ahasvérus.
à présent que tes môles sont détruits, que tes
ports sont comblés, où vas-tu aborder ?
L’Océan.
Au néant.
Rachel, à l’océan' '.
Et vous aussi, ne croyez-vous pas que votre maître
puisse vous rendre avec son urne tous vos flots,
quand vous les lui demanderez ?
L’Océan.
Oui, quand mon écume naissait avec le monde,
quand l’herbe de mes rives effleurait mes
épaules pour la première fois, oui, alors,
je croyais. Sans tourner la tête en arrière,
je marchais devant mon maître, et chacun de
mes flots s’écriait : seigneur ! Seigneur !
Mais vous, Rachel, vous êtes plus jeune que
la plus jeune de mes vagues. Mon herbe, que j’ai
arrachée ce matin, a plus vécu que vous ; et
mon écume toute blanche est plus souillée par
les années que votre cœur dans votre sein. Si
vous aviez comme moi sondé tous mes abîmes,
si vous aviez attendu comme moi, dans le creux
du rocher, pendant la grêle et la tempête, si
vous aviez usé vos jours, comme moi le sable
de mes grèves, vous diriez comme moi : Dieu est
mort ; allons lui faire ses funérailles.
Rachel.
Prenez garde que ce ne soient les vôtres.
Ahasvérus, à Rachel.
Ange qui me suis, va, retourne à ta demeure, si
tu la peux retrouver. Plus le soir du monde
approche, plus l’angoisse de mon cœur augmente.
Quand les hommes vivaient, je marchais avec eux,
le soir, dans leur foule. Je frappais aux portes
des villes, et les gardiens m’ouvraient. à présent
que les villes sont closes, et que les gardiens
ne peuvent plus se lever pour ôter les
verrous, voici aussi que l’Océan va se cacher
dans le creux de son lit. N’as-tu pas vu, sous
mes pieds, tarir la source où j’avais bu,
l’étoile pâlir où j’avais arrêté mes yeux,
la forêt se flétrir, qui m’avait prêté son
ombre ? Fuis, fuis, si tu ne veux pas finir
comme elles. Bientôt je n’aurai plus pour
compagnon dans l’univers une seule herbe de
bruyère debout sur sa tige. La terre sera
vide autour de moi, que je marcherai encore
par mon sentier ; mon ombre même me quittera ;
et la dernière nuit, l’immense nuit va venir,
sans que j’aie trouvé encore avec mon bâton
ferré un pan de muraille pour m’asseoir, ni
un hôte pour me prêter sa lampe.
Laisse mourir les fleurs sur leurs tiges, si leur jour est arrivé ; laisse l’étoile pâlir ; laisse la bruyère se dessécher sur son rocher ; je trouverai toujours une source dans la montagne pour t’apporter à boire, et un sentier pour te conduire. Ah ! que me font les villes et les portes des hommes où nous frappions ? Leur voix était si dure quand nous passions ! leur escalier était si triste à monter ! Toujours, quand ils nous regardaient, ils avaient l’air de maudire. J’aime mieux gravir ce dur sentier que de repasser les degrés de leur seuil.
Mais leur trace s’efface et notre chemin se perd.
Ne crains rien. Marche toujours. Plus leur trace s’efface, mieux je peux reconnaître dans les vallées les pas de mon Seigneur, avec ses larges sandales, avant que les villes et les tours et les pans de murailles les eussent comblés.
N’as-tu pas entendu l’Océan ? Il n’y a plus que toi qui croie à ton Seigneur. Veux-tu le connaître mieux que le bord des fleuves et que le sable de la mer ?
Plus l’océan se baisse pour chercher sa goutte d’eau, plus la forêt se dessèche sur ma tête, plus l’étoile se cache, et mieux je vois briller ses yeux dans la forêt, et son manteau au firmament.
Pour moi la nuit ne fait que s’entasser.
Ne te souviens tu pas, quand tu l’as vu sur le vitrail de la cathédrale, et qu’il a dit : C’est Ahasvérus ?
Que d’années écoulées !
Elles ne nous ont pas faits plus vieux d’un jour.
Regarde. Ce soleil qui pâlit, n’est-ce pas son auréole qui s’est éteinte sur sa tête ? Cet azur du ciel sous le nuage, n’est-ce pas le reste de sa tunique que la tempête déchire ? Ce lit que la mer vient de quitter, n’est-ce pas son sépulcre qu’elle lui a taillé dans le roc ?
Ahasvérus, toi qui vivras toujours, ne parle pas comme parlent les morts.
Si j’étais né aux premiers jours du monde, quand l’étoile en se levant, la source en voyant le sable de son lit, la fleur en regardant le ciel pour la première fois, l’oiseau en secouant son duvet sur l’abîme, disaient : Maître, nous voici ; qu’avons-nous à faire pour gagner notre salaire salaire chaque jour ? Et moi aussi, mon âme dans mon sein aurait chanté avec eux. Je me serais assis pour répéter en moi-même leurs cantiques commencés. Mais tout ce que mes yeux voient, la grotte, l’étoile, la fleur sur sa tige, n’ont plus ni voix, ni soupirs. Il n’y a plus que toi qui pries.
Rachel.
Laisse-moi m’arrêter pour prier encore pour toi.
Ahasvérus.
Oui, prie encore. Ah ! Si je pouvais croire !
Tout meurt, tout s’efface. étoiles et cieux, tout
se défait ; îles, caps, mers lointaines, tout
disparaît, hors cette plainte dans mon sein,
hors cette larme dans mes yeux, hors cette
coupe sur mes lèvres. Le jour baisse. Comme
une haleine du néant, le firmament s’évapore.
Comme des sarcelles de voyage, les mondes
passent rapides dans la brume, et ne reviennent
pas. Après eux, dans leur ombre, rien ne reste
que la douleur.
Douleur sans nom, douleur sans voix, douleur sans
forme, que l’infini exhale, comme l’encensoir
l’encens, qu’attends-tu aussi pour disparaître ?
La dernière étoile a lui, les cieux s’éteignent ;
éteins donc avec toi ce rayon dans mon cœur, et
n’oublie pas ce soir de dissiper d’un souffle
cette vapeur de ma pensée.
Lampe d’agonisant, que ferais-je de luire, seul
dans la nuit, près du chevet du genre humain ?
Puisqu’il est mort là dans son lit, jamais sa
grande paupière ne se rouvrira pour pleurer,
ni sa bouche pour dire : veillez-vous ?
Donnez-moi sur mon front de moribond l’huile
du Christ.
Plus loin ! Avançons ! Quand le monde est passé, il reste encore dans son verre un goût amer ; quand il s’est tu, on entend après lui frissonner à sa place un mot qui s’appelle désespoir. De sa branche sont tombés ses noms, ses jours de fête, ses calomnies, ses fleurs sanglantes ; comme feuilles mortes en novembre, mes pas les balayent. à mon tour, quand viendra pour moi ma saison de novembre ?
Plus loin ! Plus loin ! Ici peut-être je serai
mieux. Plus de chemin, plus de broussaille ;
point d’eau qui sourdit, point d’herbe qui
verdoie ; ni plaine, ni vallée. Ni chaume, ni
bruyère : c’est le carrefour où tout se perd.
Sur sa porte est écrit : néant. Holà ! Sans
frapper ; entrons ici, comme chez l’hôte.
Ma douleur, ni mon âme ne m’y suivront pas.
Ah ! Plus loin ! Encore plus loin ! Plus loin !
Jusqu’au bout, l’éternité s’amusera-t-elle ?
Sous son poids les cieux ont croulé, et dans mon
sein un souvenir reste debout sans chanceler.
L’univers s’est dissipé, et mon cœur tout
navré n’est pas encore usé. L’orage a emporté
un monde ; sur mes lèvres il m’a laissé mon
âme et mon souffle et un nom plus léger qu’une
feuille.
Tout est tari, tout est vide, hors mon calice qui
s’est encore rempli de lie.
Rachel.
Donnez-le-moi. J’en vais boire la moitié.
(elle prend le calice et boit.)
Les quatre évangélistes au haut du ciel. A leurs pieds, le lion de saint Marc et l’aigle de saint Jean.
Saint Marc.
Si j’étais à cette heure sur le lac de Nazareth,
mes deux rames attachées à ma barque ne me
sauveraient pas. Voyez ! Aux quatre vents,
quelle tempête s’amasse sur le lac du genre
humain ! N’est-ce pas la création sans foi
qui se détache brin à brin des mains du créateur,
et tombe dans l’abîme, comme le chapelet d’un
prêtre d’Arménie tombe à ses pieds, grains
à grains, sur le seuil de l’église, quand
l’agrafe et le nœud de cuivre sont rompus ?
La pluie arrive jusqu’à nous ; elle ternit
nos auréoles. Le vent s’engouffre dans ma
niche ; et la brume du néant a mouillé cette nuit
les vitraux de ma fenêtre. Depuis plus de mille
ans, j’ai lu, sans lever les yeux, mon livre
d’or jusqu’au bout. Puisqu’il est fini et que
son agrafe est close, prends-le dans ta griffe,
mon lion ; garde-le sous mes pieds, sans
en user les bords, pour que je puisse regarder
là-bas, sous ces nuages, où passe Ahasvérus.
Le Lion.
Grand saint, je vous en prie, laissez-moi
retourner dans mon pays de Nubie. Mes griffes
sont fatiguées de porter votre livre et de
frapper l’air du plat de votre glaive. Les
siècles ont rongé ma crinière. Que m’a servi,
dites-moi, de tenir jour et nuit sur ma tête,
hiver, été, vos écussons de bronze, votre
bible de pierre, vos trophées de victoire,
vos foudres, vos nuages et ce globe du monde
que les empereurs m’ont donné ? Si j’eusse
seulement, au lieu de vos trésors,
porté un jour, entre mes griffes, un peu
de sable du désert, un brin d’herbe arrachée
par la bise, à présent j’aurais au moins des
feuilles mortes, j’aurais un peu de la poussière
de mon chemin pour me faire ma litière.
Saint Marc.
Eh bien, va, si tu veux, pendant une heure,
sur la terre. En trois bonds tu l’auras
visitée.
Regarde ton caveau de Palestine et les os
blancs que tu y avais entassés ; tu viendras
après cela nous dire ce que tu auras trouvé.
Saint Jean.
Saint Marc, entendez-vous mon aigle qui glapit
sur mon épaule ? Son bec a dévoré mes rayons
d’or autour de ma tête ; son aile secoue sur
mes reins les boucles de mes cheveux ; sa langue
altérée lappe le bord de ma coupe qu’il a vidée.
Aigle du Christ, pourquoi glapir si fort sur
mon épaule ?
L’Aigle.
Maître, je vous en prie, laissez-moi retourner
dans le creux de mon ravin sur ma montagne de
Syrie. Ne verrai-je plus jamais, de ma
paupière de diamant, la mer battre de l’aile
dans son aire, sur sa couvée de flots qu’elle
a suspendus sous mon rocher ? Ne verrai-je
plus de ma paupière jaunissante, le soleil
qui se bâtissait son nid à découvert sur ma tête,
pour me faire une proie de feu dans ma
vieillesse ? Détachez l’anneau de mes pieds.
Mes yeux sont las d’épeler l’avenir sur votre
rouleau de parchemin ; mes serres se sont
usées à soutenir votre âme à la cime du ciel.
Prenez un autre que moi pour boire goutte à
goutte dans votre coupe votre boisson de flamme,
et pour déchiqueter de ses ongles son lambeau
saignant d’éternité. Que m’a servi, dites-moi,
de porter sur ma tête un diadème d’émeraudes et
d’or de sequins ? Que m’a servi d’embrasser dans
mes serres des sceptres d’empereurs, des couronnes de rois, des mitres de papes, des
drapeaux de pachas et des colliers de reines ?
Si j’avais une fois becqueté le nid d’une
fauvette, le chaume des bruyères, l’écaille
blanchie sur le rivage, ou la verveine d’un
rocher, maintenant j’aurais au moins une
feuille d’écorce, une coquille vide et un
jonc de marécage pour faire une aire pour mes
petits.
Saint Jean.
Prends tes ailes, si tu veux, et rase, en passant,
le sommet de la terre. Va t’asseoir un moment
sur le sable de mon île de Pathmos ; quand
tu en auras fait deux fois le tour, tu
reviendras nous raconter ce que tu auras vu.
Le Lion.
Maître, ai-je dépassé l’heure ? Me voici revenu
de la source de l’Euphrate.
Saint Marc.
Non. Qu’as-tu trouvé dans ton voyage ?
Le Lion.
J’ai balayé de ma queue la poussière de cent villes.
Ma crinière est toute souillée de la cendre
des rois et des toiles d’araignée des tombeaux
de leurs peuples. J’ai humé dans mes naseaux
des bruits sauvages. Quand je passais, les
fleurs dans la haie, les ruisseaux dans leurs
lits, les montagnes sur leurs cimes, disaient :
non, non, il n’est point de Dieu. Voyez ! Le
lion de saint Marc a perdu son maître. Ses
flancs sont amaigris. Dans tout son ciel, il ne
s’est pas trouvé de quoi étancher la soif de son
palais. Il n’a point eu de salaire pour son
éternel servage. Que nous servirait, à nous,
d’attendre, comme lui, notre maître ? Il ne
viendra pas sur nos sommets, ni sur nos rives,
regarder si nos fleurs sont écloses en leurs
saisons ; si nous puisons nos flots à pleins
bords dans nos urnes ; si nous nous levons
à son heure dans le ciel, et si nous tenons
allumé, pour son arrivée, l’âtre de nos volcans.
C’est assez de parfums dans l’air qui les
prodigue ; c’est assez de vagues sur nos rives ;
c’est assez de rayons versés de nos nuages.
Reposons-nous sans plus rien faire, puisque
notre maître ne viendra pas inspecter notre
ouvrage.
Grand saint, c’est ainsi qu’ils parlaient, je le
jure ; et plus leur foi s’en allait dans leur
cœur, plus la vie leur manquait sous les pas.
J’ai vu des fleuves qui, doutant en chemin si
la vallée les attendait encore pour les prendre
dans son lac, s’arrêtaient dans leur route, et
tarissaient leurs flots ; j’ai vu des mers qui,
ne sachant plus quel nom prononcer dans la brise
des nuits, se creusaient d’elles-mêmes un
silence mortel, et dispersaient leurs ondes en
secret ; j’ai vu de belles étoiles vagabondes
qui, doutant du lendemain, s’arrêtaient dans
la nuit et se noyaient dans l’océan ; j’ai vu
de grands déserts secouer autour d’eux sur le
monde leurs crinières de sable, las d’attendre,
accroupis à la porte des temples, que les
temples s’ouvrissent. Les fleurs ne croyaient
plus au lever du matin, et les fleurs fanées
ne se levaient plus pour boire la rosée ;
l’ombre ne croyait plus au corps, ni le flot
à sa source, ni le vin à sa coupe, ni le banc
à son seuil, ni la barque à sa rame, ni la
vallée à son sommet, ni l’univers à son
seigneur. Les forêts toutes jeunes, qui
doutaient de leur sève, flétrissaient leurs lianes
sur mon front ; et la terre, au hasard,
roulait vide sous ma griffe, sans plus
s’inquiéter de son chemin, comme la bulle
de cuivre que les rois m’avaient donnée pour
m’amuser sur leurs blasons lampassés d’or.
Saint Mathieu.
As-tu trouvé encore mon pays de Galilée et son
bois de figuier ?
Saint Luc.
Et mon jardin d’olivier où je descendais chaque
matin pour prier ?
Le Lion.
Je n’ai plus reconnu le chemin de la Judée.
Toutes les villes étaient désertes. Le vent
du soir arrachait leurs portes sur les gonds,
et je les entendais qui chantaient : " puisque
nos habitants ne reviendront plus de la fête,
qu’avons-nous à faire de nos lourdes murailles ?
Puisque Dieu est mort dans le ciel, et que les
saints ont fait ses funérailles, qu’avons-nous
à faire de nos clochers de basiliques, et de nos
nefs sur nos têtes ? Puisqu’il n’y a plus dans
nos rues à voir passer ni rois, ni fiancés
d’amour, jetons bas nos terrasses et nos
balcons. " à chaque mot qu’elles chantaient,
une pierre tombait. En ricanant, les villes
d’Orient s’asseyaient sur la terre humide.
Sur un flot tout bourbeux, j’ai vu passer
Venise dans sa noire gondole, à demi submergée ;
ce n’était plus Venise qui me donnait son
drapeau à porter en descendant l’escalier de
son palais ducal. C’était Venise morte, sur
son coussin de soie, qu’un gondolier menait
à Josaphat à travers la tempête. Des buffles
démuselés broutaient leur herbe sur la tombe
de Rome, et des cavales sauvages fouillaient,
avec leurs pieds, la terre : holà ! Nos cavaliers,
où êtes-vous ? Venez peigner nos longs cheveux
qui tombent sur nos fronts comme des joncs
des marécages du Tibre amassés sur le flot
qui les a arrachés de ses bords. Mais ce qui
fit ma plus dure peine, le voici : à Saint-Paul,
hors les murs, sur le chemin qui va à la
Maremme, la grande église était rompue.
çà et là, sa colonne était couchée ; elle
avait pris son fût pour chevet, ne voulant
plus se relever. Serpents de masures, couleuvres,
vipères, venaient lécher le ciboire, et
emportaient avec leurs aiguillons, pour leurs
petits, la blanche hostie. Dans l’enclos du
monastère, un seul frère était agenouillé tout
pleurant.
C’était le Christ-géant qui comptait les
brins d’herbe sur l’autel. De ses grands yeux
ruisselaient jour et nuit deux larmes sur la
dalle, qu’elles usaient. Courbé jusqu’à terre
pour soutenir sur son épaule la nef qui croulait,
plus pesante que sa croix, il soupirait : je
n’en puis plus. Si bien que la moitié de ma
crinière a blanchi sur mes reins, et que ma
langue, avec ses dardillons, a rugi plus qu’au
désert : maître, laissez-la choir, je lécherai
votre blessure.
L’Italie était assise comme Sodome sur sa
grève. Les vagues de son volcan étaient une
armée qui montait en rugissant à l’assaut de
ses créneaux. Et, ne trouvant personne, elles
cherchaient leur chemin par les soupiraux,
par les carrefours, par les rampes de marbre ;
elles se couchaient dans son lit encore tiède
et lui muraient sa porte : ah ! Mon golfe,
prends-moi dans ton abîme. Ma grotte, cache-moi
dans ton creux de rochers de Pausilippe. Ma
barque d’Ischia, apporte-moi dans ta voile un
soupir de mes îles, pour rafraîchir mon sein que
dévore le bitume du ciel. Maître, j’ai aussi
traversé la mer salée, sans me mouiller les
griffes ; sous les algues qui l’embarrassent,
j’ai trouvé avec mes ongles Albion échouée
sur le flanc comme un vieux vaisseau à la triple
carène que son pilote a quitté. Vers le pays
que le Rhin désaltère, et que le Danube, qui
s’ennuie de ronger son champ de houblon,
laisse derrière son flot pour aller demander
au Bosphore sa part de soleil et de sable,
les cathédrales hurlaient : " Martin Luther
de Wittemberg, qu’as-tu fait ? Pourquoi nous
as-tu empêchées d’élever nos tourelles jusqu’au
firmament ? à présent nous y monterions sans
peur, en faisant fi de notre ruine. Plus loin,
là où la Seine qui sanglote retourne en
arrière sur ses pas, et fait plu s d’un détour
pour chercher dans son limon la ville qu’elle
abreuvait et qui lui faisait compagnie encore
hier, le rivage pleurait, le flot disait, en
bravant, à la mer, du plus loin qu’il la voyait :
mer, rends-moi, rends-moi, pour m’aider à me
sauver, ce qui te reste de mon empereur de
Sainte-Hélène. Au même endroit, un peuple
avait décapité un fils de roi d’ancienne race.
Ce tronc de géant qui gisait sans sépulture se
relevait toujours sur ses genoux, et se cherchait
une tête en gémissant. Mais à peine ceux qui
étaient alentour, et qui pleuraient, lui en
avaient-ils donné une autre, qu’il la laissait
choir à ses pieds, comme un poids qu’un homme
ne peut plus porter. Trois fois cela arriva,
trois fois la tête tomba, trois fois ce vieux
tronc redemanda un chef royal, de quoi
couronner sa plaie qui saignait sur ses
épaules. Cette vue était dure, et elle tira
de mes paupières des pleurs de lion.
Saint Marc.
N’as-tu trouvé rien que cela, en France l’honorée ?
Le Lion.
J’ai remué le sable de l’abîme ; j’ai balayé la
plage. La France n’a laissé ni or, ni vases,
ni bracelets de prix, ni beaux pendants
d’oreilles, ni mosaïques peintes, ni escaliers
de marbre. Je n’ai trouvé d’elle rien que cette
branche de chêne foulée dans les combats,
rien que ce bec d’aigle de bronze, rien que
cette poignée d’épée sans tache que je vous
rapporte pour la garder avec votre écusson.
Partout alentour, dans la bruyère du genre
humain, comme des levriers à travers monts,
quand le cor a retenti, et qu’ils suivent,
gueule béante, le sanglier sous la ramée,
l’un se tait et écoute, l’autre flaire une
broussaille, l’autre aboie, et la meute le
suit, après lui le chasseur courbé sur son
cheval, puis après le silence revient encore ;
ainsi une meute d’empires que le néant menait en laisse s’en allaient par mille et mille sentiers,
l’oreille basse, le chef enclin, chercher leur
Dieu qui fuit plus loin ; et toujours
dévoyés, l’un fouille l’abîme, l’autre passe,
et puis regarde, qui se dépite, qui retourne
en arrière, qui pousse un cri dont la terre
tremble ; et chacun se remet en quête, et veut
hurler à son tour, et dévorer avant le soir
sa part d’une ombre.
Saint Marc.
Depuis la terre-sainte, dis-moi quels passants
tu as rencontrés.
Le Lion.
Quand je suis revenu, tous les empires étaient
finis, toutes les villes étaient désertes. Je
n’ai rencontré que le temps qui descendait sur
la grève pour remplir son sablier de la cendre
des morts, et Mob, sur son cheval pâle, qui
demandait dans les bruyères s’il restait encore
un brin d’herbe vivant. Je n’ai entendu
qu’Ahasvérus qui soupirait quand j’ai passé,
et qui buvait ses larmes dans le creux de sa
main.
Saint Marc.
C’en est assez. Retourne à présent, si tu veux,
dans ton pays de Nubie.
Le Lion.
Maître, que ferais-je à présent dans la Nubie ou
dans la Palestine ? Les sentiers sont effacés.
Pas un voyageur n’y passe dans la nuit.
Laissez-moi me coucher ici pour toujours à vos
pieds. Mieux que le ciel vide qui pendait
sur mon front, j’aime ici mon dais d’or de
sequins. Mieux que cette mer immense qui n’a
plus de pilote et murmure sans Dieu, j’aime
le pan de votre manteau béni. Mieux que ce
soleil qui s’éteint à la voûte des hommes,
j’aime votre lampe pleine d’huile ; mieux que
cette âme désolée qui se traînait sur mon
chemin, j’aime l e lambeau de ma bannière,
et votre niche vermoulue. Mieux que ce
sanglot de l’univers qui monte jusqu’ici,
j’aime votre écusson de bronze, votre bible
de pierre, vos foudres, vos nuages, et ce globe
du monde, que les empereurs m’ont donné.
Saint Marc.
à présent, saint Jean, voici votre aigle.
Saint Jean, à l’aigle.
D’où viens-tu ?
L’Aigle.
Du sommet du Golgotha.
Saint Jean.
Pourquoi si tard ?
L’Aigle.
Les oiseaux du néant qui, du bord de leurs nids,
s’abattent avec leurs cous de vautours sur le
cadavre du monde, me fermaient le passage. La
terre était pareille à l’aire d’un aigle du
Taurus, quand un homme a emporté ses aiglons
pour amuser ses enfants. L’ombre de mon
envergure ensanglantait les cimes où je passais.
Déjà les morts ressuscités germaient partout
à travers le gazon. Les rois, comme un épi
de blé, perçaient, en se relevant, les touffes
d’herbes de leurs tombes, avec les pointes de
leurs couronnes. Leur barbe tombait jusqu’à
leurs pieds, et faisait sept fois le tour de
leurs tables de pierre. Ils chantaient sans
avoir peur : " nous avons germé pendant l’hiver
dans notre sillon. Voici que notre été va
commencer. Nous avons trouvé, en voyant la
lumière, nos diadèmes tout éclos sur nos têtes,
et nos sceptres qui verdissaient sur notre
tige. Nous n’avons plus qu’à attendre la
rosée du matin pour boire notre bonheur dans
nos coupes de printemps. " au bord des chemins,
les peuples s’asseyaient sur leur séant, la
tête sur leurs coudes. Les larmes qu’ils
pleuraient roulaient la terre de leurs
linceuls dans le creux de leurs yeux. Sur leurs
pieds de squelettes, ils étendaient leurs
manteaux que le ver achevait de ronger. Leurs
cheveux avaient continué de croître dans leurs
tombes, et les couvraient à demi. Quand je
passais, leurs langues, engourdies par le
sable, disaient en balbutiant : " si j’avais
les ailes d’airain de cet aigle qui passe, si
j’avais ses serres et son bec de diamant, je
quitterais pour jamais la glèbe de mon champ
et la porte d’osier de ma cabane. Sur la cime
du ciel, je m’en irais pour ne plus voir le
dur sillon où j’ai mêlé ma sueur avec l’eau
de ma cruche. Mais mes bras sont fatigués, j’ai
déjà peine à tendre la main sur le chemin
du seigneur pour mendier, jour à jour comme
une obole, ma vie nouvelle. "
sur le sommet du monde étaient assis, tout
pleurants, trois enfants qui criaient : nous n’avons
plus ni père, ni mère ; prenez-nous sous vos ailes.
De loin, je dis au premier : qui es-tu ? Et lui
sans se relever et sans essuyer ses joues :
" qui je suis ? Il s’en souvient peut-être,
celui qui m’a si souvent réveillé dans la nuit
sur mon chevet, qu’à cette heure j’ai encore
sommeil et que mes yeux ne peuvent plus se
rouvrir. Je suis Louis Capet. J’ai pleuré
bien des larmes, je suis né sur un trône et
mort dans une dure prison. Mes mains, qui
devaient nouer sur ma tête ma couronne, ont
noué plus d’une fois aux passants les cordons
de leurs souliers. Comme mon maître dans son
échoppe, l’éternité m’a dit trop tôt dans mon
tombeau : Louis Capet, dors-tu ? Moi je
veille. Et à présent je pleure, parce que mon
père et ma mère sont déjà à demi ressuscités,
et qu’il leur manque à tous deux encore la
tête sur les épaules. " et je dis au second :
qui es-tu ? Et lui : " j’étais, quand je vivais,
Henri de France, neveu de cent rois, prince de
Navarre, héritier de Sicile et de Naples,
duc de Bordeaux. à présent je n’ai
plus de nom. Dans mon verre, on m’a donné d’abord
le miel ; mais l’amer est au fond ; je ne veux
pas le boire. Le pain de l’exil est de cendre ;
je n’en veux pas manger. Voilà pourquoi je
pleure. "
le troisième tenait sa tête penchée vers le sable,
comme un aiglon ; et je lui demandai : que
cherches-tu ? - " mon héritage. Je suis celui
qu’on appelait le roi de Rome, et qui n’a
jamais porté de couronne. Plus tard, j’eus
un autre nom, mais ma peine fut toujours la
même. La France a eu mon cœur, l’Allemagne
a eu mes os, le monde connaît mon père ; il ne
m’a tenu qu’un soir sur ses genoux, pour
m’apprendre à épeler son nom de géant. Va le
chercher pour qu’il me mène dans mon royaume. "
un bond, et je franchis la terre ; un bond, et
je franchis l’océan. Dans une île de la mer,
sous un saule, était debout, comme un aigle,
un empereur. Je lui dis : quel est ton nom ? Et
lui : -l’univers le sait bien. -l’univers ne
sait qu’un nom. Es-tu celui qui s’appelle
Napoléon ? Et quand, sans parler, il eut dit :
oui, j’eus peur plus que d’une flèche lancée ;
et je voulais me sauver. Mais lui, en souriant :
ne crains rien ; les aigles me connaissent. Si
tu viens de France, donne-moi des nouvelles.
- Mes soldats, que font-ils ?
- Ils ressuscitent.
- Et mon fils ?
- Il crie : où est mon père ?
- Et mes maréchaux ? Et Kléber ? Et Desaix ? Et
Lannes ? Et Duroc ? Et Ney ? Et Murat ? Et
Rapp ? Et Bertrand ? Et Montholon ?
- Ils vous attendent.
-et mon trône ?
- Il est br isé.
- Et ma colonne ?
- Elle est debout.
- Et ma gloire ?
- Elle use ma paupière. Laissez-moi repartir.
Maître, voilà ce que j’ai vu. Quand je suis
remonté, les anges avaient mis déjà leurs trompes
sur leur bouche.
Les Quatre évangélistes.
Nous les entendons d’ici. Tous nos corps frémissent.
Nos dais vont s’écrouler.
L’Aigle.
Regardez ! Tout à l’heure, le cheval d’Ahasvérus
s’est cabré quand les trompes se sont tournées
vers lui.
Les Quatre évangélistes.
Maintenant, elles résonnent du côté des ruines des
villes pour les éveiller plus vite. écoutons !
Chœur des Anges du Jugement Dernier.
Sanctus, sanctus, sanctus, dominus, deus sabaoth.
C’est l’heure, c’est l’heure. Monde, si tu dors,
lève-toi ! Que la fleur séchée ramasse autour
d’elle sa couronne dans le limon, et la renoue
sur sa tête ! Que l’océan passe tremblant, comme
un ruisseau, pour que son juge compte ses vagues !
Que les étoiles éteintes, une à une, jaillissent
du néant, comme une procession de candélabres,
pour que leur maître regarde, sous le pourpris
du ciel, si leur front ne pâlit pas !
Homme aussi, lève-toi ! Ramasse autour de toi, dans ton néant, tes souvenirs, tes désirs, tes
espérances, tes regrets et tes longues douleurs,
pour refaire toi-même ton argile. Pétris-la
dans tes pleurs, revêts-toi de désespoir. Dans
le Campo-Santo, et là où maintes nefs épanchent
à pleines mains la nuit sur leurs dalles, et
dans les cimetières où les bouvreuils sifflent
sous la haie, et là où les comtes sommeillent
dans le marbre africain, et là, sur la grève
où la mer manie entre ses doigts, comme fait
un enfant, le limon qui fut un peuple, lève-toi,
lève-toi, lève-toi ! Si ton âme, qui se
ressouvient de sa douleur, se rendort à moitié
en murmurant : c’est trop tôt, mon cri qui
redouble la réveillera.
Villes aussi du levant et du ponent, de marbre ou
de briques cuites au feu, remontez vos escaliers.
Ramassez vos grands ossements qui blanchissent
dans la campagne. Insectes-géants, renouez à vos
reins vos longs aqueducs qui vous servent
d’antennes pour boire dans les sources lointaines.
Sur vos fronts, coiffez-vous de vos coupoles ;
sur vos épaules, peignez d’un peigne d’or votre
chevelure de blondes colonnes. En haut, en bas,
jusqu’au faîte, comme autrefois, déjà vous êtes
pleines de soupirs et de vagissements. Vous
branlez vos lourdes têtes en sanglotant. Dans
vos rues, votre foule ressuscite. Encore une
heure, vous n’aurez plus qu’à monter sur vos
toits pour voir venir votre Christ.
Athènes.
Je suis prête, seigneur ; le soleil m’a filé
chaque année ma tunique dorée autour de ma
colonne, et m’a vêtue chaque matin de mon
marbre ciselé. Je n’ai qu’à me baisser pour
ramasser sur mes degrés la robe que mon
sculpteur m’a faite. Allons, beaux pallichares, apportez-moi dans ma corbeille les beaux cadeaux
de noce que le maître m’a donnés ; mes acanthes
cueillies dans le cœur du rocher, mes urnes
funéraires qui s’entassaient si vite dans la
maison du potier, mes siècles de génie, et
mon histoire entière toute vidée d’une fois
dans ma coupe d’albâtre. Pour me faire plus
belle que les autres, ramassez dans mon
buisson trois anémones, et mettez-les à
mes cheveux. à présent, déliez mon vaisseau ;
levez l’ancre à mes montagnes flottantes,
à mes sommets de marbre, à mes îles qui se
balancent au vent, à mes champs de batailles,
à mes bois de citronniers, à mes rives enflammées,
à mes sentiers usés par mon chariot, à tous
mes souvenirs pour que j’aborde avec eux
dans la vallée de Josaphat.
A cette heure, amenez, amenez la voile ! Ma
barque est si petite, et la mer est si grande !
L’Ange du Jugement.
Réveillez-vous, réveillez-vous.
Rome.
Encore un jour, je vous prie. Je cherche dans ma
poussière mes habits pour m’habiller, sans les
pouvoir trouver. Bel ange, dites-moi, quelle
robe mettrai-je pour mieux plaire au seigneur ?
Sera-ce ma tunique de Sabine quand j’étais
jeune fille, et que je filais sur ma porte
le lin de mes jours à venir ? Faut-il prendre
à ma main mon livre de prêtresse, mon manteau
d’étrurienne, ou ma couronne sanglante quand
j’étais reine assise sur une gerbe de blé mûr ?
Faut-il tirer mon épée rouillée pendant dix ans
dans mon lac de Trasymène, ou renouer à mes
reins ma ceinture d’affranchie, ou faire sécher
à ma fenêtre mon manteau empourpré jusqu’à la
lisière dans le sang de mes empereurs ?
L’Ange.
N’as-tu pas une meilleure parure pour la fête ?
Rome.
Aimez-vous mieux ma crosse et ma mitre de
vieillard, et la coupole bénie dont ils ont
chargé ma tête ? Aimez-vous mieux mes cent
cloches qui bourdonnent, ma chasuble de marbre
que le monde m’a faite de tout l’or de la terre,
et les débris de mon passé qui ornent mon
manteau, comme un pèlerin de Latran emporte
sur ses épaules les coquilles de son naufrage ?
Ne vaut-il pas mieux, pour rentrer dans la
foule et n’être pas reconnue, garder dans ma
main ma faucille de moissonneuse que je
rapporte aujourd’hui, chaque été, de mes
montagnes des Abruzzes ? à présent, mes pieds
sont nus. Voyez-les ! Mes yeux sont noirs, ma
robe est de lin blanc. J’ai dans mes cheveux
deux aiguilles d’acier ; j’apporte dans mon
panier, au voyageur qui passe, des figues de
Velletri, des fraises de l’Ombrie. Si je
tiens à ma main mon panier et ma faucille,
l’Eternel lui-même ne connaîtra plus Rome.
Au lieu de mon passé, de mes cent empereurs,
de mes peuples roulés dans mon chemin, de mes
gigantesques années, il ne mettra dans sa
balance que les jours d’une fille hâlée de
Pérouge ou de Terni, ses épis moissonnés,
son chapelet béni, ses chansons de printemps,
et sa madone suspendue à son collier de verre.
L’Ange.
Partout il te reconnaîtra à la tache de sang que
tu n’as pu laver dans l’aiguière d’or de Pilate.
Rome.
Si, pour me sauver, je montais dans mon tombeau
qui est ma forteresse, et si je mettais mon
verrou, vous ne me verriez plus.
L’Ange.
L’Eternel a une échelle qu’il appuierait sur ta
muraille :
Il te prendrait, sous tes créneaux, comme un aiglon de Terracine dans son nid.
Rome.
Si, pour me cacher, je m’asseyais par terre, dans
l’ombre de mon colysée, il croirait que je suis
une mendiante qui mendie mon pain d’avoine du
gardeur de chevaux.
L’Ange.
Il te donnerait dans ta main son pain de vengeance
pour ta faim.
Rome.
Si je descendais dans les volcans éteints de ma
campagne, il croirait que je suis une lave
refroidie, une écume calcinée, un peu de cendre
vomie de son cratère.
Il te ramasserait dans son tablier, comme le
laboureur, pour te semer dans son champ de colère.
Rome.
Es-tu donc sûr que tous mes siècles de vie ont
passé déjà, chacun l’un après l’autre, par ma
porte triomphale, et qu’il ne reste pas quelqu’un
de mes peuples en arrière, ou seulement une de
mes années égarées qui, en arrivant ce soir à
mon secours, pourrait encore me sauver ?
L’Ange.
Toutes tes années sont passées, tous tes peuples
sont rentrés en leur temps, quand leur soleil
s’est couché. Va porter à présent la clef de ta
poterne au maître qui te l’a prêtée.
Rome.
Alors, dis à mes peuples qui chevauchent en marbre,
le long de ma colonne impériale, qu’ils tournent
bride à leurs triomphes, et qu’il est temps de
descendre, avec leurs habits de pierre, pour
marcher devant moi ; dis à mes sept collines
à demi effacées sous mes pas, à mes murailles
renversées, à mes cirques que j’ai arrondis
avec ma truelle, à mes armes rouillées
qui boivent ma rivière depuis mille
ans, qu’ils me fassent ensemble une vaste
cuirasse contre la colère de mon juge.
L’Ange.
Viens donc. Tu auras, pour te défendre, les cigales
qui chantent dans tes chardons et les longs
roseaux du Tibre.
Rome.
Quoi ! Pas une heure de plus ? Deux fois vivante,
deux fois morte, et voilà tout ! Quoi ! Pas une
heure seulement pour boire encore une fois l’eau
jaillissante de mes fontaines de cornaline, pour
peigner la crinière de mes étalons après la
course, pour jeter la curée à mes chiens
hurlant pendant la nuit ? Quoi ! Pas une heure
pour déterrer avec ma pelle la moitié de mes
jours ensevelis sous mes degrés, pour mener
paître mes troupeaux de chèvres dans les cours
de mes palais, pour allumer ma lampe dans le
caveau de mes papes, pour tirer le rideau sur
mes vierges que j’abandonne toutes seules endormies
sur leurs toiles, pour prendre mon pain et mon
sel de voyage sur ma table sans convive ?
L’Ange.
Non ! Pas une heure !
Rome.
Eh bien, je pars, mon Dieu. Mes tours sont déjà
loin. Je ne vois plus sur mon coteau mes cyprès
de Monte-Mario, ni mes pins qui me servaient
de dais, ni mon chêne de Saint-Onuphre qui
étendait son ombre sur mon banc. Mon soleil,
en se couchant, se tresse pour jamais une
couronne des joncs et des herbes fauchées de
ma campagne, comme un convive qui s’en va
emporte à sa main les fleurs de grenade
et les roses qui gisent sur la nappe.
Mon chemin est bien rude. Là-bas,
sur mon sentier, qui voyage devant moi ? Les
aigles noirs des Abruzzes, les vautours des
Apennins avec leurs cols meurtris, les louves
de Calabre avec leurs langues altérées.
Allez-vous-en de mon chemin, mes aigles noirs,
mes vautours et mes louves, je n’ai plus rien
à vous donner à boire. Mes ruisseaux n’ont plus
de sang, mon épée n’est plus tranchante.
Cherchez un autre compagnon pour le voyage.
Qui est-ce qui vient après moi ? Les papes,
les enfants que j’ai nourris dans mon église,
mes jeunes vierges qui descendent de leurs
toiles pour regarder où je vais. Allez-vous-en,
mes papes ; je n’ai plus à vous donner ni mitres
ni encensoirs. Mes petits enfants, retournez
chacun sur vos pas ; je n’ai plus à vous donner
ni oranges, ni figues, ni citrons. Mes belles
vierges, retournez sur vos toiles bénies vous
endormir le long de mes murailles : ma palette
est épuisée ; je ne peux plus vous peindre
chaque jour votre robe en indigo ni en vermillon
de Foligno. Laissez-moi descendre toute seule
au dernier fond de la vallée qui mène à
Josaphat.
L’Ange, tourné du côté de l’orient.
Oh ! Que vous êtes lents dans la Chaldée, dans
l’Arabie et dans l’orient ! Faut-il que j’aille
mettre la selle à vos cavales, et que j’attache
vos outres sur vos chameaux ?
Babylone, à l’Euphrate.
Mon fleuve, ne murmure pas si haut. C’est toi qui
m’as réveillée en sursaut. Je rêvais de banquets
et de fêtes dans ma vallée.
Le Fleuve.
Plût au ciel que ce fût moi qui aie parlé !
L’ Ange.
Es-tu prête, Babylone ? Ou faut-il descendre
pour frapper à ta fenêtre ?
Babylone.
Mon songe était si beau ! Ma licorne, mon lion
couronné et mon sphinx, pourquoi parlez-vous
si haut sur ma terrasse ?
Le Sphinx.
Ce n’est pas moi qui ai parlé.
La Licorne.
Ni moi non plus.
Le Lion.
Ni moi.
Babylone.
Quelle heure est-il ?
L’Ange.
La dernière heure du monde.
Babylone.
Si tu veux que je te croie, viens t’asseoir à mon
chevet.
L’Ange.
M’y voilà ! Me connais-tu ?
Babylone, à l’ange.
Oh ! Oui, tu es si beau ! Tes ailes se sont tant
de fois baignées pendant la nuit dans mes
sources de naphte ! Comme la sueur coule de
ton front ! Viens, je l’essuierai de ma main,
et je te donnerai mon vin dans ma coupe
d’Alexandre. Laisse sur mon lit ton épée qui
te fatigue. Tu es si jeune ! Reste avec moi.
Je t’aime, je fermerai ma porte ; personne
ne te verra ; tu auras mes bracelets et mes
fioles de parfums. Tu auras tous mes baisers ;
tu boiras goutte à goutte les larmes de mes
yeux ; et j’étendrai mon rideau sur ton sommeil
pendant qu e l’univers vide roulera autour
de nous, comme une feuille de palmier
sous le vent de son désert.
L’Ange.
Que me font tes bracelets ? Ils sont rouillés
depuis plus de mille ans ; tes fioles sont
fêlées ; elles ont perdu leur odeur. Maintenant
il est trop tard ; j’ai trouvé déjà dans une
chapelle de Pérouge la madone que j’aime et
qui est plus belle que toi.
Babylone.
Mes sœurs viendront-elles aussi à votre fête ?
Faut-il mander un messager à Bactres mon aînée,
à Ninive qui est assise dans son jardin, à
Thèbes qui demeure au désert, à Memphis qui
s’est fiancée par delà la montagne, et, pour
nous servir d’esclave, à Jérusalem qui remplira
nos calumets de senteurs d’Arabie, qui étendra
sur le sable nos coussins pour nous asseoir et
nos dais de toile contre notre soleil. J’enverrai
en avant mes sphinx, mes griffons d’albâtre et
mes lions de granit pour qu’ils balayent le
sentier par où nous passerons. Les griffons
porteront sur leur dos nos outres de vin de
l’Idumée, les sphinx nos tentes, les lions nos
couronnes qui nous pèsent en chemin.
L’Ange.
Votre table est déjà mise.
Babylone.
Nous n’avons donc rien à emporter que nos dieux ?
L’Ange.
Ils vous attendent.
Babylone.
En quel endroit ?
L’Ange.
Là, dans ta vallée ombreuse.
Babylone.
Et notre hôte, quel est-il ?
L’Ange.
Lève-toi sur ton séant, tu le verras sur sa porte.
(il se tourne du côté de l’occident.)
et toi aussi, ville du soir, qui te caches la
tête dans la brume, entends-moi.
Paris.
Où trouver à présent mon toit d’osier et de houx et
de ramée que m’avait fait, contre les flèches et
les dards, en filant mes langes de roi,
Geneviève, la bergère, tout habillée d’aube
et de rosée, sur ma montagne plantureuse ?
Pas un bûcheron pour me montrer la pierre où
je me suis assis tant de siècles. C’était là
sur cette plage de craie. Mes passions l’ont
rongée comme la mer ronge ses dunes ; mes flots
n’y ont jeté ni coquilles ni algues. Tantôt
j’y retrouve le bec de bronze de mon aigle qui
s’est noyé dans ma tempête, tantôt un sabre de
soldat à la poignée de cuivre, tantôt une
couronne d’or, tantôt une bague d’amour. Autour
de moi, je ne vois, pour me secourir, qu’un
oiseau des fées couleur du temps, qui baigne ses
ailes, avant de partir, dans le flot que j’ai
tari en y lavant chaque jour les arches de mes
ponts, les câbles de mes bateaux, et l’ombre de
ma cathédrale.
L’Oiseau des Fées.
N’est-ce pas vous, dites-moi, pauvre ville sans
murailles, qui avez bâti autrefois, dans ce val
aride, des tours si hautes à créneaux, pour que
les petits oiseaux des fées de Normandie y
viennent nicher sans crainte ? N’est-ce pas
vous qui avez élevé, ici, dans ce bois feuillu,
des arcs de triomphe et une colonne de bronze,
pour que les sansonnets et les bergeronnettes
s’y aillent reposer quand ils sont fatigués ?
N’est-ce pas vous, ditesmoi, qui avez
jeté au vent, dans cette chènevière
de fleurs et de menthe tant de froment
doré, tant de poussières de ruines,
tant de festins de rois, et si bien secoué
votre van, que le blé s’en est allé avec l’ivraie,
pour mieux nourrir nos couvées autour de vous ?
Paris.
Oui, c’est moi.
L’Oiseau Des Fées.
Eh bien, ne craignez rien, venez avec nous vers
notre juge.
Paris.
Mais lui aussi, j’ai balayé son nom ; et je l’ai
jeté à vos petits.
L’Oiseau des Fées.
Il ne s’est pas perdu ; nous l’avons ramassé et
emporté sur nos ailes dans le bois du ciel.
Paris.
Mais le juge s’en souvient.
L’Oiseau des Fées.
N’ayez pas peur, nous parlerons pour vous.
Paris.
Donc, terre de France, levons-nous ! La trompette
de l’ange ressemble aux clairons des combats.
Levez-vous tous, mes soldats, avec vos habits
rongés par les vers ! Je ne vous ai donné, pour
vous couvrir, que la poussière des batailles,
pour que votre tombeau fût plus léger et que le
sommeil de vos paupières fût plus facile à secouer.
Holà ! Ramassez vos restes de hallebardes et vos
flèches émoussées, serfs de Bovines et
d’Azincourt. Ma pucelle d’Orléans, lacez votre
corset d’acier que la pluie a rouillé, poussez
devant vous vos archers qui ressuscitent, comme
vos blancs troupeaux de Vaucouleurs. Cavaliers
et fantassins, déterrez vos tronçons de fusils, et la lame de vos sabres ébréchés ; attachez à vos
pieds vos souliers de Marengo ; et déployez,
avant que le soleil périsse, votre drapeau que
l’araignée vient de tisser. Mon empereur, qui
est venu de Sainte-Hélène, est déjà monté
sur son cheval, et il court au galop. La mort
n’a pas changé son épée à son côté, ni souillé
ses éperons, ni fait tomber son chapeau de sa
tête. à sa main, il porte le nom de toutes nos
années ; et c’est lui qui rangera sur la colline
tous nos siècles en bataille. Allons voir, avec
lui, si nous nous sommes trompés quand nous
buvions notre sang comme l’eau, quand nous
poussions la roue de notre chariot de guerre,
et quand nous faisions depuis mille ans la
sentinelle sur le bord de la haute tour que le
genre humain s’était bâtie.
Le Docteur Albertus-Magnus, enfermé dans son laboratoire et paraissant sortir
d’une profonde rêverie pendant laquelle il ne
s’est pas aperçu que le monde passait. Des
livres ouverts et des instruments de sciences
sont entassés pêle-mêle devant lui.
Oui, dans mon sein qui palpite, la lumière incréée
pompe ma vie. J’en ai le pressentiment. C’est
l’heure où la vérité va se révéler à moi. Le
mystère des choses commence à poindre, et, dans
mon abîme, mon oeil va voir clair jusqu’au fond.
Le dernier jour de la science est arrivé ; ma
méditation portera son fruit. La logique est
mûre, la critique aussi. La métaphysique a enjambé
à priori son cercle de diamants ; et dans sa
forêt enchantée la dogmatique s’est réveillée
en peignant ses cheveux d’or.
Tout est prêt. Six mille ans pour la
préface de la science humaine, ce n’est pas trop.
Des éléments dépendait la conclusion ; un seul
échelon brisé de cette échelle qui monte au ciel,
et je dégringolais éternellement dans mon
éternel problème. D’hier la méthode est trouvée :
commençons.
Que suis-je ? Corps et âme ? Le tout ensemble, ou
plutôt l’un sans l’autre ? Suis-je un rêve ?
Une bulle de savon ? Un mot ? Ou bien un Dieu ?
Ou bien un rien ? Fatale question ! Quand vous
croyez passer devant elle, pieds nus, sans
l’éveiller, toujours elle se met à hurler à vos
oreilles, comme Cerbère à la porte de l’élysée.
Et il faut s’arrêter devant sa triple gueule,
et rester là jusqu’au soir dans sa région
désolée. Allons ! C’en est fait ! Voilà encore
une journée perdue. Cela est sûr ; je ne ferai
plus rien de cette semaine.
A qui la faute ? Tout à moi ! La formule était
claire. C’est par le ciel qu’il fallait commencer.
Les lettres y sont plus larges et hautes pour
épeler le nom de l’infini, et dans cette équation
d’étoiles, le grand inconnu se dégage mieux.
(il lève la tête au ciel.) horreur ! Néant !
Le ciel est vide. Un zéro infini plane sur ma
tête. Les mondes sont passés. Quand mon génie
allait les suivre, comme des oiseaux effarés
devant un bon oiseleur, ils se précipitent sous
leurs ailes. J’arrive un jour trop tard pour
tout connaître.
Insensé, j’ai eu tort tout à l’heure ; le premier
chemin était le meilleur ; reprenons cette voie.
Que les mondes s’éteignent, leur foyer est vraiment
en moi-même. Dans mon âme est écrite
la raison de l’univers, et dans le ciel
de mon cœur les étoiles qui se lèvent ne
se couchent pas. Second Prométhée, si la vie
succombe, en puisant là dans mon sein, que trop
d’amour nuit et jour attise, je la rallumerai.
Voyons. La chose en vaut la peine. Sans trembler,
cette fois, redescendons plus loin dans ma
pensée, par la voie de l’analyse.
N’y voici. J’en touche le fond. Déjà, dans ma
nuit, je sens là une plaie, et puis là une autre,
et puis là une source de pleurs qui n’ont pas
encore coulé ! Holà ! En cet endroit, voici
encore, in fundo cogitationis, un souvenir
qui saigne. Sur ma foi, je suis comme un vieil
arsenal plein de haillons envenimés, d’épées
ébréchées contre mon seuil, de cuirasses meurtries
sur mes dalles, d’armes qui blessent quand on
les touche, et de dards suspendus à ma muraille
qui font mourir ceux qui les remuent. Sous ces
débris qui sanglotent, sous ces regrets
gémissants, quelque chose brille là. Oui. -
non. -un Dieu peut-être ? -point. C’est une
larme qui tombe de ma voûte.
Au bruit que ma pensée fait en marchant sur ma
ruine, mille images ressuscitent tout debout dans
mon âme. Le front pâle sous leur linceul, mille
espérances à demi mortes, à demi vives, se
redressent dans mon cœur. Rendormez-vous,
mes espérances. Ah ! Tous mes désirs, rendormez-vous
d’un long dormir. Dans ma cendre que je remue,
il n’est point d’or. Tout est poussière qui
s’attiédit.
La chose est certaine. Je débute mal. Un cœur
d’homme tout seul ne vaut rien pour y puiser
la science. Trop de dards bien aiguisés
l’ont percé et troué comme un crible.
La vérité y passe, elle ne s’y arrête pas.
Le genre humain ferait certainement mieux mon
affaire.
Par où le prendre aussi ? Son bruit est déjà
effacé. Dans son livre, le ver a rongé son
image ; et la page qui portait son nom tombe
en poudre sous ma froide haleine. Aujourd’hui
il est trop tard pour déchiffrer comment ses
empires et ses peuples s’appelaient. Ma lampe
s’use ; elle pâlit. Ah ! Qu’il fait noir dans
ma science !
Monde qui clos ta paupière sur mon âme sans
pleurer, vide infini, noir néant, dis-moi donc
au moins, toi, qui tu es. à ton dernier moment,
exhale comme un soupir un mot de vérité. Avant
de s’engouffrer dans l’océan, le fleuve se
retourne et donne son secret au brin d’avoine
qu’il désaltère. Mystérieux torrent, veux-tu
t’engloutir sans jeter seulement ton nom au
roseau que tu déracines ?
Le Serviteur du Docteur.
Seigneur docteur, un étranger qui vient de loin
demande à vous parler.
Le Docteur.
Si c’est mon respectable maître de dogmatique,
le docteur Thomasius de Heidelberg, ou mon
doux ami Sylvio, faites-les entrer.
(entre l’ange du jugement dernier.)
L’Ange.
Jette là à tes pieds tes livres et ta renommée,
suis-moi.
Le Docteur.
Laissez-moi ; il ne me faut plus qu’un jour pour
découvrir le secret de la vie.
L’Ange.
Viens apprendre le secret de la mort.
Le Docteur.
Dans une heure, avant ce soir, j’aurai trouvé le
dernier mot de la science.
L’Ange.
Il n’y a plus ni heures, ni journées. C’est là son
premier mot. Demande-le à cet enfant qui
ressuscite.
Le Poète, dans son cercueil et à demi
ressuscité.
Mon cœur seul se ranime dans mes os. Il bat déjà
dans ma poitrine, et ma poitrine est encore
froide ; mes yeux voient déjà celle que j’adorais,
quand j’étais quelque chose ; et mes yeux sont
encore pleins de la terre du cimetière. Pourquoi,
mon cœur, es-tu ressuscité si vite, sans
seulement attendre que la lumière ait réchauffé
ma place ? Oh ! Que ferais-tu maintenant, si
j’allais retourner d’un pas dans l’éternelle
mort ?
Mille images que j’ai rêvées, quand je vivais sur
terre, reparaissent autour de moi. Pourtant, il
n’y en a qu’une qui me ferait encore, tout mort
que je suis, palpiter et pleurer.
Chœur Des Femmes Ressuscitées.
Celle que tu cherches, comment la reconnaîtrais-tu ?
Toutes, nous portons au cœur la même plaie :
c’est, si tu le connais, le mal que rien ne
guérit, ni les sim ples, Ni le baume,
ni la plaine, ni le mont, ni le désir,
ni le regret, et qui croît encore dans la mort,
comme une fleur dans son vase.
Nos histoires sont différentes ; nos paroles le
sont aussi ; mais toutes elles ont le même sens.
Dans maints endroits, nous avons vécu loin les
unes des autres. Par la douleur, nous nous
touchions, sans le savoir. Dans nos pleurs,
dans nos chants, dans nos soupirs, nous sommes,
l’une après l’autre, l’écho toujours répété du
grand amour qui fit les cieux si beaux pour
durer, et le monde si triste pour mourir.
Le Poète.
Passez seulement et pleurez. à ses larmes plus
divines, je saurai bien connaître celle qui me
peut ressusciter.
(l’une après l’autre, les âmes des ressuscitées
sortent de terre et passent.)
Sapho.
J’étais Sapho de Lesbos, quand Phaon était sur
terre.
La mer, la vaste mer, où je me suis précipitée,
n’a pas noyé dans son abîme mon désir. Avec ma
lyre, l’océan m’a bercée pendant l’éternité sur
ses meilleures rives. Rien qu’une larme, sur
son sein, de celui qui m’en fit tant verser,
m’aurait plus rassasiée que tous les flots de
Leucade et d’Asie qui ont baisé mes lèvres,
et qui s’en sont lassés sans m’avoir désaltérée.
Héloïse.
J’étais Héloïse, quand lui s’appelait Abailard.
Les cieux, les vastes cieux, plus grands que la
mer d’Asie, ne sont pas assez grands pour
l’amour de mon âme. Les piliers du cloître
n’ont pas refroidi mon sein ; mon espérance
a couvé sous la mort. Plus d’une fois, sous
mes dalles, je me suis relevée sur mon séa nt, pour
embrasser mon Abailard. Dans son cœur, mes sept
cieux rayonnent. Lui, c’est mon Dieu ; il est
ma foi ; il est mon Christ. Je suis sa mystique
fiancée ; et notre tombe est notre paradis.
N’en sortons pas. Nos os sont mêlés, notre
cendre aussi ; non, je ne veux pas ressusciter.
La Reine Berthe La Blonde.
Sur un trône tout pavoisé d’oriflammes, souvent
j’ai pleuré quand je devais sourire. Dix nations
baisaient ma robe, si je passais sur mon cheval
amblant ; si je filais ma quenouille, un grand
empire faisait : chut ! Pour entendre gronder
mon fuseau. Mais, sous le dais et dans ma
chambre dorée, et dans mes peuples innombrables,
il me manquait plus qu’un empire. Sans
marchander, j’aurais donné tout mon trône
empanaché pour moins qu’un soupir, mes villes
et mes comtés pour une douce haleine, et
mes trois royaumes, remplis de barons, et
d’écuyers, et de carrousels, et de longs cris
de guerre, pour ces trois mots : je vous aime,
dits et écoutés et répétés le soir, tout bas,
à la forêt, sur un banc, dans une chambre de ramée.
Gabrielle De Vergy.
Ecoutez-moi, reine d’amour, et dites-moi si j’ai
raison de détourner ma bouche du pain de la vie,
et de n’en vouloir ni la mie, ni le levain. Le
dernier repas que j’ai fait sur terre est encore
amer à mon palais. C’était dans la tour de Vergy.
Le jour brillait en mai ; le bouvreuil chantait
dans le buisson. Celui que je ne sais comment
nommer était à table avec moi ; si bien que son
éperon toucha maintes fois ma robe, et que j’en
tremble encore jusqu’au mourir. Nous étions seuls,
sans parler. Après le bénédicité, mes yeux
regardaient la nappe ; mais mon cœur était
loin, sur le chemin de terre-sainte, dans
l’attente d’une peine nouvelle. Le cruel seigneur
me dit : que songez-vous, ma mie ? Vous ne
mangez point ; prenez ceci.
Et, quand j’eus approché mes lèvres : ah !
Sire ! Que c’est amer ! J’en mourrai, je le vois.
Qu’ai-je mangé ? - Vous avez mangé, madame, le
cœur de votre amant, le sire de Coucy.
Voilà comment je fis mon dernier repas, et pourquoi
le goût de mon poison est encore dans ma bouche,
si bien que tout le pain des anges ne me l’ôtera
jamais.
Béatrix.
Sur mes lèvres, la vie ne m’a laissé ni doux, ni
amer. Son goût est passé ; je ne sais plus ce
qu’il était. Celui qui mit en vers le paradis,
et l’enfer, et le purgatoire, et qui m’a rencontrée
près de Florence, en montant à San Miniato,
le sait à ma place. Sans le voir, j’ai suivi
mon chemin. étais-je un rêve de son cœur ?
Fus-je un soupir de sa bouche ? Ou un fantôme
dans sa nuit ? Ou une fleur trop tôt cueillie ?
Ou une florentine trop tôt fiancée ? Ou un flot
de l’Arno gémissant ? Ou rien qu’un nom ? Ou
rien qu’une ombre qu’il a vêtue jusqu’aux pieds
de son long désir ? Ce n’est pas moi qui le
dirai. Soupir ou songe, onde qui passe, fleur
qui s’effeuille, ou ombre, ou jeune fille, ce
que je veux s’appelle éternité d’amour avec celui
qui m’a rêvée.
Mademoiselle Aïssé.
Et moi, je me souviens trop bien que c’est sur
terre que j’ai vécu ; si je l’oubliais jamais,
cette blessure au cœur, que voilà, me le
rappellerait. Dans le monde j’ai aimé, dans le
monde j’ai souffert. Autour de moi brillait
la fête, et dans le bal je jouais. Pour m’amuser,
comme les autres j’effeuillais ma couronne.
Ma bouche encore souriait, que déjà le ver avait
rongé ma joie. Pendant le jour, je vivais de
désirs ; pendant la nuit, de remords. Une fois,
seulement, en tremblant, le mot qui m’ét ait le plus
doux à dire a passé mes lèvres ; et ce mot, trop
bien entendu, m’a conduite où je suis.
La Comtesse Guiccioli.
Celui pour qui j’ai quitté le comte, après mon
mariage, tous les autres l’appelaient Byron,
quand seule je l’appelais Noël. Lui, que
n’avaient pu désennuyer la Tamise, ni le Rhin,
ni le Tage, ni Venise, ni tous les minarets
au delà des Dardanelles, restait tous les
longs mois d’été, assis près de moi, à compter
mes cheveux d’or. Pour un jour d’absence, ses
larmes recommençaient à couler dans le jardin
de Ravenne, et ses lèvres à pâlir. à la Mira,
à Bologne, à Gênes, mais surtout à Pise,
près de l’Arno et de la Strada-Longa, dans
le palais Lanfranchi, que d’heures, mon dieu !
Toutes à se voir, à s’écouter, puis à se taire, et
à se revoir toujours, qui jamais ne reviendront
au ciel, ni si belles, ni si tièdes de doux
soupirs ! Sous un pin d’Italie, j’ai guéri
d’un sourire la plaie de Lara, du corsaire,
de Manfred, d’Harold. Avec l’étoile de
Toscane, toujours vermeille, avec l’haleine
de la mer, toujours à moitié assoupie ; avec
le baume des villas, j’ai apaisé, moi aussi,
pour un soir, la dure peine d’un esprit immortel.
C’est là ce que j’ai fait sur terre ; et je ne
m’en repens pas, quand même le comte le saurait.
Chœur De Desdémone, Juliette, Clarisse
Harlowe, Mignon, Julie De Woldemar,
Virginie, Atala.
Entre la terre et le ciel, toujours nous flottons
sans nous reposer une heure. Jamais nous n’avons
eu ni figure, ni forme, ni sens, ni abri, hormis
dans le songe qui nous a faites. Nous sommes
des images d’en haut, des larmes vivantes,
d’éternels pleurs sans paupières, d’infinis
soupirs sans voix, d’impalpables caresses,
des pensées toutes nues, des âmes qui nous
cherchons un corps aussi pur que nous, sans
pouvoir le trouver dans ce noir limon de l’univers.
Répondez, mort, dans votre cercueil ; est-ce nous
que vous attendez pour vous ressusciter ?
Le Poète.
Non, ce n’est pas vous. Celle que j’attends a la
voix encore plus douce. Son air est aussi plus
céleste. D’un regard elle m’aurait déjà, comme
Lazare, tiré du fond de ma poussière. Passez
toujours, et dites-moi ce qui vous a fait mourir.
Une Voix.
Mon front était pur comme le front d’un ange, mais
mon cœur était vide. Mes yeux étaient profonds
comme le ciel, mais comme le ciel sans une
étoile. Le monde m’appelait sa divinité ; moi,
je ne croyais à aucun Dieu. Je n’ai rien aimé.
-voilà pourquoi je suis morte.
Deuxième Voix.
sur un tilleul mon nom est écrit à l’endroit d’où
les Vosges regardent Spire. Quand le Rhin
coulait, c’est lui que je voyais, les jours
de fête, en sortant de ma ville. Il y a dans
les vignes, là, au pied du Mont-Tonnerre,
sous les noyers, en face de l’église, un sentier
où mon cœur s’est brisé de lui-même. Je
croyais cueillir un baume dans la mort ; mais,
en me réveillant, ma peine trop tôt recommence.
L’espérance me fatigue autant qu’un brin
d’herbe à soutenir. Ah ! Mon père, où êtes-vous
pour m’apporter à boire ? J’ai la fièvre.
Où êtes-vous, mon petit frère, pour relever
mon chevet ? Si vous voulez que je revive,
allez dire au seigneur d’effacer dans mon
âme, avec son doigt, la vigne, la montagne,
le noyer, le sentier, et mon nom aussi, comme
sans peine il les a effacés de la terre.
Ni demain, ni après, celui qui sait qui je suis
ne reviendra plus jamais. Ce n’est pas
dans ses bras que je me suis jetée, mais
c’est son cœur que j’ai navré. Ce n’est
pas sa voix que j’ai suivie, mais c’est
son sein que j’ai meurtri. Ce n’est pas à sa
porte que j’ai frappé, mais c’est son espoir que
j’ai foulé. J’ai voulu tout aimer. -voilà
pourquoi, moi, je suis morte.
Troisième Voix.
Mon nom veut dire sagesse et il sonne comme amour.
Dans le pays où croule la tour de Gabrielle De
Vergy, j’ai demeuré sans compter les mois ni
les années. La ville ou la campagne, tout m’était
indifférent. Je ne désirais rien, ni soir, ni
matinée, ni lendemain. Assise à ma fenêtre à
demi close, à peine si mes yeux se levaient pour
regarder dans ma cour qui montait par mon perron.
Mais un mot que j’ai entendu m’a réveillée par
un sanglot. Depuis cette heure, cieux et
douleurs me sont ouverts. - voilà pourquoi je
suis née.
Pendant sept ans, en faisant mon ouvrage, j’ai
attendu sur mon balcon, tout proche du canal,
que celui qui avait un jour baisé la fleur qui
tomba de ma main à ma fête de mai vînt à passer.
J’ai retenu, dans mon cœur, tant que j’ai pu,
mon souffle pour entendre seulement son cheval
hennir sous ma fenêtre. Mais le vent a emporté
le bruit. Le monde a passé à sa place. Dans mon
foyer, j’ai couvert, matin et soir, mon souvenir
sous ma cendre. Sans pleurer, j’ai fait ma
tâche comme autrefois. Comme autrefois j’ai
souri. -voilà pourquoi je suis morte.
Dans mon sein, j’ai gardé en silence, la foi
des temps qui n’étaient plus. Quand tout disait :
c’est un rêve, j’ai cru seule au long espoir.
Une pensée, un songe, une chimère m’étaient sacrés.
Sous mes larmes aveuglantes j’entrevoyais des cieux
meilleurs. J’ai vécu dans un rêve que personne
n’a eu. Pour ma fête, je me parais ; et ma
fête était au delà de la terre. Le monde
m’appelait, et, sans rien dire, je répondais
tout bas au ciel : me voici. - voilà pourquoi
je revis.
Le Poète.
Une voix, une voix a percé mes os. Deux larmes en
tombant sur ma cendre ont refait l’argile de mon
cœur ; je suis ressuscité.
Par ce sentier, laissez-moi suivre celle qui m’a
fait renaître. Mes jours, quand j’étais sur
terre, ont été trop courts pour verser à loisir
sur ses pas, comme une huile de parfum, ma vie
tout entière. Maints secrets inachevés qu’elle
devait connaître, maintes paroles à moitié
prononcées sont restées sur mes lèvres. C’est
bien le moins, mon dieu ! Que je voie passer
ici cette âme sans son corps, comme un aveugle
voit une fleur dans son parfum.
De tout un monde, il m’est resté cet anneau à mon
doigt ; et sur mon cœur cette lettre que la
mort n’efface pas, à peine lue, à peine close,
d’une encre plus pâle que des larmes, et dont
la réponse doit se trouver au ciel. Ciel,
rends-moi-la, celle qui l’écrivit. Une heure
seulement, que sa lumière m’éclaire ! Et puis
je redeviendrai poussière ; ah ! Oui, poussière,
pour sécher dans mon livre ces derniers mots
que tu lui montreras.
Une contrée déserte. Au loin, la mer vide, et une ruine, qui figure celle du monde. Ahasvérus, Rachel.
Rachel.
Oui, si tu le veux, Joseph, je le veux ; nous
resterons ici dans cette vallée sans nom ; ce
jasmin fera notre berceau. Pendant que les mondes
achèveront de mourir, toi et moi, ici, sans nous
quitter une heure, nous recommencerons à vivre,
comme nous faisions à Linange. Tout l’amour
de la terre sera renfermé entre ces deux rochers.
Avec toi, sans Dieu, sans Christ, sans soleil,
je te le jure, je n’ai besoin de rien. Les âmes
remonteront au ciel ; et nous, nous ne
dépasserons jamais cette bruyère fleurie. Je
ne verrai que toi ; tu ne verras que moi. Pas
une étoile ne me dira plus : c’est le soir,
quand je voudrais que ce fût encore le jour.
Ma main toute dans ta main, mes yeux dans tes
yeux, nous passerons ici, sous ce tilleul,
l’éternité.
Ahasvérus.
Nous pourrions être heureux ainsi, je le crois.
Mais ce bonheur est trop facile ; demain ou
après, nous le retrouverons, quand nous voudrons.
Allons encore plus loin ; jusqu’au bout du
monde ; c’est là, c’est là que je voudrais être.
Rachel.
Nous y sommes ; après cela vient le ciel.
Ahasvérus.
Quoi ! Voilà tout ? C’est là déjà notre barrière !
Elle est trop près. Je m’ennuie de la terre ;
au ciel, je crois, je serais mieux.
Rachel.
Autrefois, quand je te donnais une fleur, tu ne
désirais plus rien. à présent, que je suis toute
à toi, je ne suis plus rien pour toi ; dis la
vérité ?
Ahasvérus.
Pardonne-moi, mon cœur. Ce ne sont que des
moments qui passent. Il y en a, tu le sais,
où un brin d’herbe me ferait pleurer de joie,
et d’autres où tout un ciel ne me suffirait pas.
Rachel.
Ce monde, qui s’en va, ne me fait pas pleurer, moi.
Mais je ne suis plus pour toi ce que j’ai été ;
c’est là ce qui me fait mourir.
Ahasvérus.
Le mal ne vient pas de moi, sois-en sûre ; mais,
ici, je ne peux pas guérir. Quand je suis le
plus à toi, et que je sens mon cœur respirer
dans ton cœur, c’est précisément alors que
mes oreilles tintent, et qu’il y a une voix
qui me crie : plus loin ! Plus loin ! Va-t’en
jusqu’à ma mer d’amour.
Rachel.
Quoi ! Aussi, lorsque je te serre dans mes bras,
je ne te suffis pas ?
Ahasvérus.
C’est là la maladie de mon âme. Quand mes lèvres
ont bu ton haleine, j’ai encore soif, et la même
voix me crie : plus loin ! Plus loin ! Va-t’en
jusqu’à ma source ; et, quand je te presse sur
mon sein, mon sein me dit : pourquoi n’est-ce
pas la vierge infinie qui demeure au ciel ?
Rachel.
Oh ! Ahasvérus ! Ne me rends pas jalouse de Marie.
Pour un sourire de toi, je me perdrais encore
mille fois.
Ahasvérus.
Je ne t’en aurais jamais parlé le premier ; mais,
dans toutes mes joies, il y a une peine au fond ;
et cette peine est si amère, si amère, que tes
baisers jamais ne m’en ont ôté le goût : j’ai
cru que cela passerait, et cela ne fait que
s’accroître !
Rachel.
Tes désirs sont trop immenses ; c’est ma faute de
ne les avoir pas su remplir.
Ahasvérus.
Non, ce n’est pas ta faute. Pour me faire illusion,
j’ai voulu t’adorer dans toutes choses. Si
j’entendais le ruisseau passer, je me disais :
c’est son soupir ; si je voyais l’abîme sans
fond, je pensais : c’est son cœur. De la
vapeur des îles, et des nues, et de l’étoile,
et du souffle haletant du soir, je me faisais
une Rachel éternelle qui était toi, et toi
encore, et toujours toi, et toi partout, toi
mille fois répétée. Pardonne-moi : je te dis
la vérité ; c’est là mon désespoir. Tout ce
monde a passé ; il s’est séché sur mon cœur.
Rachel.
Je ne peux donc plus rien pour toi ? Oui ! Le
voilà, l’enfer ! Moi qui voulais être tout ton
ciel et tout ton paradis !
Ahasvérus.
écoute-moi ! Si, seulement une heure, je savais
ce que c’est que d’être aimé du ciel, je serais
plus tranquille, j’en suis certain. Je me fais
mille chimères sur l’amour divin : si je pouvais
le goûter, sûrement elles se dissiperaient ;
car c’est une folie plus forte que moi qui me
pousse à aimer plus que d’amour, et à adorer je
ne sais quoi dont je ne connais pas même le nom.
Ce soir, pour en finir, je voudrais me noyer dans
cette mer d’infini que je n’ai jamais vue.
Avec toi m’y plonger ! Avec toi y mourir !
Oui, c’est là ce que je veux. Conduis-moi
sur son rivage.
Rachel.
Mais mon Christ est cette mer ; viens, viens
t’y perdre avec moi.
Ahasvérus.
Sa roche est-elle haute ? Sa grève escarpée ?
Son eau est-elle assez profonde pour noyer
deux âmes ?
Rachel.
Oui, et tous leurs souvenirs aussi.
Ahasvérus.
Es-tu bien sûre, dis-moi, que je ne sentirai plus
là ce dégoût, ni ce désir non plus que tout
attise ? Et que mon cœur à la fin s’arrêtera ?
Rachel.
J’en suis sûre.
Ahasvérus.
Et que ton Dieu, dans cet abîme, me suffira
toujours, et qu’il ne m’en faudra pas demain
un plus grand pour un plus grand désir ?
Rachel.
Non, viens ; tu n’en voudras plus jamais d’autre.
Ahasvérus.
Plus jamais d’autre ? C’est la seule chose dont
je doute.
Rachel.
Eh bien, viens donc ! Mon dieu ! La terre n’a plus
d’eau ; mais mes larmes te baptiseront. Mets-toi
là, à genoux, comme au temps où tu m’adorais.
Ahasvérus, à genoux, pendant que Rachel le baptise avec ses larmes.
Encore des larmes ! Les tiennes sont trop tièdes.
Pleure donc sur mon cœur ; là ; oui, là ; c’est
là que j’ai soif.
Rachel, en elle-même.
Et moi, c’est là aussi, sans le vouloir, que tu me
fais mourir pour ne plus jamais ressusciter.
On entend dans l’éloignement Mob qui poursuit
les morts sortis de terre.
Mob.
Ressusciter ! La chose est usée et le mot aussi.
Qui vient là de le redire si bas ? L’écho, je
crois. Les morts l’ont entendu ; les morts le
répètent. Là ils vont, là ils viennent ; là ils
passent, là ils courent. Mais surtout ils
bâillent et chuchotent : j’ai encore sommeil.
Courage, bravo ! Dressez-vous sur vos membres,
messeigneurs, comme si mon cheval ne vous avait
pas foulés aussi bien que le vigneron fait son
vin dans sa cuve. Courage, maudits ! Germez
dans mon sillon, comme si je ne vous avais pas
moissonnés avec ma faucille et battus dans
mon aire. Sans rire, rois et reines, remettez
sur votre chef votre couronne que j’avais
emportée sous mon toit. à mon trousseau pendait
et carillonnait la clef des tombeaux et des
caveaux ; qui me l’a prise pour ouvrir la
serrure ? J’avais moi-même couché sous sa dalle
chaque homme en lui sifflant mon air pour
l’endormir ; qui est venu les éveiller à ma
porte ? çà, maudit troupeau, entends-tu Ma cornemuse ? Retourne dans mon enclos avant que
le maître te voie. Que ferais-je à présent pour
remplir toutes mes tombes vides, si, par hasard,
il les heurtait du pied, en passant ?
Ahasvérus, à Rachel.
entends ce berger.
Rachel.
Ce n’est pas un berger ; c’est Mob qui poursuit
les morts avec son fouet. La voilà qui descend
par notre sentier.
Mob, à Ahasvérus.
Toi encore ici, Ahasvérus ! Toujours errant ! Je te
croyais assoupi sous quelque tombe. Veux-tu
aujourd’hui que je te fasse ton lit, comme à un
roi sculpté dans la pierre ? Je te donnerai,
si tu le veux, le mausolée d’un empereur ou le
caveau d’un doge en beau marbre de Candie. Si
tu le veux, j’entasserai pour toi, en un seul
tombeau, tous les tombeaux que les rois m’ont
laissés. Ils monteront plus haut que la plus
haute colline. Tu dormiras à ton aise sur leur
penchant.
Ahasvérus.
De sommeil, je n’en ai plus.
Mob.
Et qui te l’a ôté ?
Ahasvérus.
L’espérance.
Mob.
Bah ! C’est le mot que je donne aux morts à presser
entre leurs lèvres, avec leur poussière, pour
les amuser ; mot doucereux et vide, et qui n’est
fait que pour eux : laisse-leur ce jouet.
Qu’espères-tu ?
Ahasvérus.
Une autre vie.
Mob.
C’est trop modeste, mon cher. Et quoi encore ?
Ahasvérus.
Mon pardon.
Mob.
Je te le donne.
Ahasvérus.
Non pas de toi, mais de ton maître.
S’il te poursuit, je te cacherai dans mon ombre.
Ahasvérus.
Et mon âme, où la cacheras-tu ?
Mob.
âme, esprit, vie, amour, espérance, grands mots
que j’ai taillés moi-même, je te dis, comme mes
cinq grandes pyramides du désert, où je n’ai
fait entrer que trois grains de sable et un
banc pour m’asseoir.
Ahasvérus.
Tu me rends le fardeau que j’avais sur la poitrine.
Mob.
Jusqu’au dernier jour, continueras-tu à te prendre
au sérieux ? La vie n’est pas possible avec ces
folles rêveries. Tu as encore une minute, et il
n’y a que le positif qui dure.
Ahasvérus.
Ce que tu appelles le positif, est-ce ce que je
vois de mes yeux ?
Mob.
Sans doute.
Ahasvérus.
Mais regarde ; le soleil pâlit, l’océan se retire,
la forêt se dessèche ; ils ne seront plus ce soir.
Mob.
Et moi je serai toujours. Vraiment que
deviendrais-je si je faisais comme vous ?
Heureusement, mes ailes sont assez grandes pour
couvrir l’univers, et mes idées ne dépassent
jamais le manche de ma faux.
Ahasvérus.
Le jugement approche ; tes genoux ne tremblent-ils
pas en y pensant ?
Mob.
L’imagination frappée exagère toutes choses, mon
cher. Ce sera une journée comme une autre, un
peu de fumée, surtout de cendre, et puis ce sera
tout.
Ahasvérus.
à chaque mot de ta bouche, mon cœur devient plus
pesant.
Mob.
C’est un organe en effet fort incommode dans les
chemins montants. J’en ai souffert beaucoup dans
ma jeunesse ; et j’en ai encore, à cette heure,
le hoquet, comme vous voyez.
Ahasvérus.
Laisse-moi ; tu me glaces, et tu ne peux pas me
tuer.
Mob.
Eh bien, garde-les donc, les songes que cet ange
t’a apportés en dot. Beau couple, qu’ils vous
suivent à Josaphat ; vous verrez là comment
ils vous seront payés. Mais prenez le plus
court. -par ici, toujours à gauche. Du haut
en bas, le firmament est lézardé. Avant une
heure, il va crouler. J’entends déjà l’éternel
essaim de mes chauves-souris qui bruissent à la
voûte des cieux, et là-bas, la dernière goutte
d’eau qui pleure et glousse et se lamente
en s’abîmant pour la dernière fois dans la
mare du monde.
La vallée de Josaphat se remplit peu à peu de morts pendant les chœurs qui suivent. Les saints chantent les litanies et les prières de la vierge.
La Vierge Marie.
Les fleurs flétries sur les tombeaux sont les
premières ressuscitées ; je les vois d’ici qui
se rhabillent sur leurs tiges.
Chœur des Fleurs.
Si c’est le jour du jugement, nous nous levons
au plus haut de nos tiges, pour que notre
jardinier nous cueille. Nous n’avons rien à
craindre du jardinier de Golgotha. Nous avons
fait la tâche qu’il nous avait donnée. Chaque
matin nous avons lavé nos écharpes et notre
tunique dans la rosée, pour que le baiser de
l’abeille n’y laissât point de traces. Chaque
soir, nous avons filé, sur notre quenouille,
notre fuseau parfumé dans nos doigts. Pas une
fois le soleil, en se levant, tout éclos au plus
haut du feuillage du ciel, ne nous a trouvées
endormies sur notre chevet. Pas une fois, la
mer, en se couchant dans sa corolle de rocher,
ne nous a appelées à demi-voix de son dernier
murmure, sans que nous n’ayons laissé tomber
sur elle notre corbeille pleine de feuilles de
citronniers et de roses sauvages. En hiver,
nous avons mis sur nos épaules notre manteau
de neige. En été, nous avons pris dans notre
coffre notre ceinture qu’un rayon des étoiles
nous tissait. Si une larme d’une femme tombait
par hasard sur la terre, toujours nous l’avons
recueillie sur le bord de notre calice. Si
Ahasvérus passait par notre chemin,
toujours nous avons baigné notre couronne dans le sang de Golgotha.
Rosa Mystica.
J’ai mis tous vos parfums dans ma cassolette ;
n’ayez pas peur, ils ne sont pas perdus ; je vous
les rendrai pour l’éternité.
Chœur des Fleurs.
Sans jamais nous lasser, nous avons grimpé par les
sentiers des chamois jusqu’au sommet des Alpes,
pour voir notre seigneur de plus près. Sans
jamais plier sur nos genoux, nous sommes
descendues fraîches et matinales jusqu’au
fond des grottes, pour demander si notre maître
ne s’y était point endormi. De nos sommets
nous avons vu, sans avoir peur, la lave des
volcans frapper à la porte des villes et
s’asseoir, comme une foule, au seuil des
maisons et sur le banc des théâtres. Du bord
de nos cavernes, nous avons vu en souriant les
armées, les chariots de guerre, les chevaux
à la croupe bondissante, se baigner dans leur
rosée de sang, les cimiers se dresser, les
écus flamboyer et les épées cueillir leurs
fruits mûrs sur la branche de l’arbre des
batailles. Quand les sceptres des rois se
desséchaient entre leurs mains, quand les
peuples, l’un après l’autre, se fanaient
dans leur automne, nous venions à leur place
germer dans leurs vallées, et oindre nos
couronnes dans la pluie de leurs caveaux.
De notre passé nous ne regrettons pas une
heure ; à présent qu’allons-nous devenir ?
Mater Sanctissima.
Ne craignez rien, je vous cueillerai dans votre
haie pour me faire une guirlande, comme une
jeune jardinière.
Chœur des Oiseaux.
Et nous aussi, nous avons fait ce que notre oiseleur nous avait commandé ; nous avons trempé au fond
des bois les plumes de nos ailes dans des
ruisseaux d’argent qui coulaient goutte à
goutte, et que personne autre que nous ne
connaissait. Nous avons aiguisé nos becs d’aigle
sur le bord des nuages enflammés, et rougi nos
gorges de fauvette au feu de bruyère des
laboureurs. Oh ! Que les villes étaient petites
quand nous passions avec la nue, le cou tendu,
sur leurs broussailles ! Avec leurs ponts et
leurs murailles à sept enceintes, avec leurs
vaisseaux dans le port, avec leurs clochers qui
chantaient dès le jour, que de fois nous avons
dit en les voyant sous l’ombre de nos ailes :
allons ! Fondons sur elles ; c’est la couvée
d’une fauvette qui se penche sur son nid pour
prendre sa becquée. Sans jamais nous inquiéter,
dans nos voyages, nous avons été, chaque année,
chercher le grain d’or que notre oiseleur nous
tendait, dans le creux de sa main, à travers
l’océan et le désert. à présent, nos ailes
sont lassées ; nous allons tomber dans l’abîme,
si un doigt ne nous retient. Tous les mâts sont
rentrés dans le port ; toutes les villes sont
fermées. Nous avons mendié chez les rois de la
terre : " donnez-nous, rois de la terre, un brin
d’herbe pour nous y reposer. Donnez-nous dans
vos royaumes une branche de bois sèche pour nous
y asseoir une heure. " pas un d’eux n’a pu
trouver, chez lui, ni brin d’herbe, ni branche
sèche. Les vallées tremblent, les sommets
frémissent comme un feuillage d’automne.
Mater Castissima.
Ne craignez rien non plus : dans la tour du ciel,
je vous ferai un nid de soie, au coin de ma
fenêtre.
Chœur des Montagnes.
Comme un troupeau de cavales sauvages qui
s’éveillent au jour et soulèvent leurs cheveux
de leur front, si un bruit leur arrive,
ainsi nos croupes et nos flancs se
sont dressés sous le fouet des tempêtes.
Notre crinière est faite de forêts, la
corne de nos pieds est faite de marbre
blanc ; l’arçon de notre selle et le mors de
notre bouche sont de nuage doré ; notre écume
est un fleuve qui blanchit notre frein ; et nos
naseaux, quand l’aiguillon nous éperonne,
vomissent leur lave dans l’océan. Tous les
dieux, l’un après l’autre, ont passé sur nos
sommets. De leurs trésors nous n’avons gardé,
seigneur, que votre croix pour couvrir notre
cime dans l’orage. Par nos petits sentiers,
nous avons monté jour et nuit pour prendre
dans nos coupes les fleuves et les fontaines.
Chaque soir, nous avons enfermé dans le fond de
nos grottes les brises embaumées et les parfums
d’été que nous recueillions le jour. Pour
vous plaire, chaque hiver, nous avons roulé
sur nos têtes nos neiges entassées ; et nous
avons gémi, au fond de nos volcans, comme un
homme qui s’endort oppressé, dans son lit, sous
le poids de votre nom.
Voix du Mont Blanc.
J’ai mené paître devant moi mes génisses
blanches : les montagnes des Alpes sont mes
blanches génisses ; leurs cornes sont de neige ;
elles secouent sur leurs têtes les nuages
d’hiver, comme une touffe d’herbe fauchée.
Pour taches sur leurs flancs, elles ont trois
forêts de sapins noirs ; leurs mamelles sont
de cristal ; leur queue balaye mon chemin.
En mugissant sous le vent et sous la bise,
elles lavent la corne de leurs pieds dans le
lavoir des lacs. à leurs cous sont pendus des
villes et des villages, des voix de peuples
et des états croulants, comme des clochettes
d’acier fin, pour être entendues de loin dans
le pâturage du seigneur.
Chœur des Alpes.
Cherchez où vous voudrez vos génisses blanches :
nous ne connaissons plus votre cornemuse. Nous
sommes, nous, une ronde de filles à marier qui
nous donnons la main. Seigneur, changez, de
grâce, pour un habit de fête, notre ancienne
robe de vapeurs. Pour amoureux, jamais nous
n’avons eu à notre porte que l’aigle qui nous
baisait de son aile noire ; pour fiancé, que
le chamois, et pour époux, que le torrent qui
roule sous nos pieds. Sans faute, chaque jour
nous avons porté les fleuves dans nos jattes,
comme la laitière qui descend du chalet. Mais
l’été est fini ; l’hiver du monde approche...
laissez-nous aussi, nous, descendre de nos
cimes pour voir, à notre tour, dans la vallée,
passer sur notre seuil ouvert les voyageurs,
les marchands, les moines et les joueurs de
chalumeaux.
Le Père éternel.
Vous avez douté une heure dans le fond de vos
grottes. Allez, je me ferai de tous vos sommets
ensemble, l’un sur l’autre, un banc de pierre
pour m’asseoir sur ma porte.
L’Océan.
Souvenez-vous, seigneur, du jour où vous me meniez
paître pour la première fois ; souvenez-vous de
l’heure où j’étais seul, sous vos yeux, dans
votre immensité. Alors votre main me caressait
comme son chien fidèle ; alors vous me preniez
vous-même dans vos bras pour m’apprendre à
bondir sur mon roc, comme un petit chamois
que son père mène pour la première fois dans la
prairie des Alpes. Vous m’aimiez dans ce
temps-là ; ma brise était si fraîche ! Mon
sable était si neuf ! Je me voyais moi-même
azuré et mes membres limpides jusqu’au fond
de mon lit, comme une jeune fille sous ses
rideaux de fiancée. Maintenant qu’ai-je donc
f ait, seigneur ? J’ai baisé mes rivages ; est-ce
d’eux que vous êtes jaloux ? J’ai bercé dans mes
vagues des ombres qui passaient. Quand vous
m’avez quitté pour une autre, plus belle que
moi, j’ai jeté mes soupirs sur le vent qui
m’éveillait, sur la dalle du môle, sur la
grève du rocher, dans la nasse du pêcheur,
dans la voile qui m’habillait de lin. êtes-vous
jaloux de la voile, ou de la nasse du pêcheur,
ou de la grève du rocher, ou de la dalle du
môle ? Je ne vois plus dans mon abîme que des
carcasses de barques naufragées ; mon flot
ne roule plus que des algues arrachées de ma
rive ; mon sable est fait de la poussière des
morts, tant de couronnes et de sceptres
rompus, tant de proues de vaisseaux, tant de
villes englouties, tant de boucliers et de
sabres rouillés, s’entrechoquent dans mes
flots, qu’ils empêchent ma voix d’arriver
jusqu’à vous !
Le Père éternel.
Tu as douté jusqu’au fond de tes vagues. Va ! Je
prendrai toute ton eau dans le creux de ma main
pour en laver la plaie et le calice de mon fils.
Chœur des Etoiles.
Comme un pèlerin de Palestine emporte sur son
habit les coquillages de la rive, ainsi vous
nous aviez attachées au bord du manteau du
matin. Comme les mules d’un évêque qui s’en
va à Tolède secouent sous leurs crinières
des clochettes dorées, ainsi nos voix argentines
pendaient et résonnaient sous la crinière des
mules de la nuit. Pour abréger notre voyage,
il ne fallait qu’une goutte de rosée où nous
nous mirions en passant. Jusqu’à ce que le jour
vînt à luire, nous nous contions nos rêves ; et,
si quelque nuage mouillait notre chevelure,
nous lui demandions en souriant notre chemin
dans le désert. Mais, à cette heure,
l’orage nous chasse avec les feuilles dans
la forêt de Josaphat.
Stella Matutina.
Vous n’avez pas assez pleuré dans la nuit d’orient
de la passion, quand je tenais mon fils mort
dans mes bras sur le Calvaire, et vous avez
souri dès le lendemain !
Chœur des Etoiles.
Pardonnez-nous, Marie ! ... quel crime encore
avons-nous fait ? Est-ce d’avoir effleuré dans
la nuit les lèvres closes et la paupière
d’une femme de Turquie, d’avoir baisé son
turban, son poignard avec ses tresses, et encore
sa ceinture dénouée sous sa tente ? Est-ce
d’avoir été trop lente à me lever dans le
golfe de Naples, ou trop paresseuse à me
bercer aux vignes grimpantes de ses îles ?
Est-ce d’avoir oublié l’heure dans les gondoles
de Venise, à la porte des palais déserts, ou
d’avoir pris tant de fois le message du poëte,
sur sa fenêtre, pour le porter au bout de l’infini ?
Le Père éternel.
C’est assez ! Vous aussi vous avez douté, à votre
heure, sous votre tente de lumière. Rendez-moi
tous vos brillants pour m’en faire un pendant
d’oreille. De l’aurore jusqu’au couchant, au
loin, alentour, des plis du firmament, du
sommet de la vague, de la cime de l’arbre, où
vous vous éveillez, rendez-moi tous vos joyaux,
qui étincellent, pour m’en faire une bague
à mon doigt.
Chœur des Femmes.
Le chemin de la terre que nous suivons en pleurant
est trop rude pour nos pieds. On s’y blesse
sans épines, sans pierres on s’y meurtrit.
Quand elle s’est lassée, la fleur s’est penchée
sur sa tige. L’étoile fatiguée s’est reposée sur un nuage. Mais notre cœur hors d’haleine n’a
plus pour s’appuyer ni nuage ni tige.
Maints soupirs, que personne n’a entendus, ont
consumé notre souffle sur nos lèvres ; un mal de
chaque jour, sans nom, sans cicatrice, a usé
comme une lime l’espérance dans notre sein.
J’aimerais mieux compter les cheveux de ma tête
que les larmes invisibles qui ont coulé dans
mon âme. Sans me plaindre, dans ma maison, j’ai
fait mon ouvrage, j’ai filé mon rouet, j’ai
soufflé dans mes cendres ; mes cendres sont
éteintes. Trop de pleurs y sont tombés l’un
sur l’autre ; et le fuseau, où mes désirs
murmurants roulaient et déroulaient leur lin
à la veillée, s’est brisé entre mes doigts.
Mater Dolorosa.
Pitié ! Pitié ! miserere !
Chœur des Femmes.
Je n’étais rien que soupir et que rêve. Avant que
mon cœur fût rempli, tous mes jours ont coulé !
Ma vie s’est usée entre mes doigts ; et mon âme
est restée au milieu de sa tâche d’amour, comme
un ouvrage, qu’on laisse à peine commencé,
retombe sur vos genoux, quand l’aiguille et le
fil sont rompus. Je voudrais une autre vie, et
la donner dès demain à celui qui m’a rendu
pour la première tout un regard.
Oui, tout un regard ! Rien qu’un regard ! Et point
de ciel, s’il le faut, point d’étoiles ! Point
de Dieu ! Point de Christ ! Rien qu’un soupir,
rien qu’une haleine, rien qu’une fleur qu’il a
touchée. Et puis après l’abîme, la nuit sans
lendemain, sur ma tête le vide, sous mes pas le
néant.
Le Père éternel.
Dans cet amour si long, vous seules avez gardé
sans le savoir mon souvenir. La terre a été
votre temps de fiançailles. Vos noces seront
aux cieux. Voici pour votre dot la bague que
j’ai faite de tout l’or des étoiles.
la vallée de Josaphat. Tous les morts y sont rassemblés.
Le Temps, au Père éternel.
Seigneur, j’ai ménagé, tant que j’ai pu, mon
sablier. Grains à grains, lentement, j’ai laissé
retomber ma poussière sur les pas du genre
humain. Si quelque année plus rapide, et que le
bonheur faisait légère, s’échappait par hasard
de mes doigts, je rendais après cela toutes les
autres plus pesantes qu’un siècle. Heure à heure,
j’ai versé sa vie au misérable dans son cœur
ulcéré, comme la goutte d’huile dans sa lampe
de plomb qui n’éclaire plus sa table. Comme une
larme dévorante qui brûle le regard et qui ne
peut pas couler, j’ai suspendu dans la pensée
du poëte, sous sa paupière sans sommeil, ses
souvenirs et la sueur de ses années. J’ai
donné, goutte à goutte, à Ahasvérus le venin
de ses jours innombrables partout où il s’arrêtait.
Et pourtant, à la fin, mon sablier s’est épuisé.
Pardonnez-moi : je n’ai pu épargner mon sable
ni mon huile si bien qu’une âme fait sa vie,
et un esprit son souffle.
Mob.
Voici ma faux, seigneur. Quand vous me l’avez
donnée, elle brillait au soleil, et je pouvais
y mirer ma figure ; mais il m’a fallu
faucher dans votre pâturage tant de villes
crénelées, tant de tours et de poternes,
tant de phares sur les grèves, tant
de pyramides dans le sable, que son tranchant
est ébréché. Donnez-m’en une autre, je vous prie.
Le Père éternel.
Ma prairie est fauchée, et les faneurs ont porté
dans leurs bras mon foin pour mes cavales sous
le toit de mon étable. Maintenant, pends ta
faux à l’entrée. Fais passer devant moi tous
tes morts, pour que je sache tes journées et
quel salaire t’est dû.
Mob.
Comme une procession à pâques sort des portes de
Saint-Marc de Venise ou de Saint-Pierre de
Rome, essaim mitré qui bourdonne votre nom en
quittant sa ruche ; ainsi, de ma noire
cathédrale, par ma porte entrebâillée, vont
sortir à la lumière mes peuples et mes essaims
d’empires. En tête, je porterai la bannière ;
le néant, qui se prélasse, se tiendra sous le
dais. De leurs corbeilles, les nations
laisseront tomber, en passant, maintes fleurs
fanées, maintes espérances trop tard cueillies.
Dans leurs mains l’encensoir ne jettera que
cendre, et ma cloche fêlée dans ma tour
hurlera pour appeler leur nom. - mes meilleurs
morts sont les dieux, c’est par leurs
éternités que je commence, en entonnant avec
eux le psaume xcix, verset 3, page 13.
Chœur des Dieux Morts.
Amen.
Pour des hommes, il est dur de mourir ; mais pour
des dieux, cent fois pire est l’agonie. Le glas
tinte pendant mille ans ; notre haleine, en
s’éteignant, fait soupirer tout un monde.
Sur notre invisible tombe, la lampe,
sans le savoir, illumine notre néant ; et le ver
qui a rongé notre éternité trône et sibyllise
à notre place, habillé de notre nom.
Nos funérailles sont plus tristes que funérailles
de rois, ou de doges ; notre vie est partout,
notre mort aussi ; notre cadavre gît dans tout
ce qu’on respire, dans l’air, dans la nuit, dans
l’étoile, dans la fleur, et dans le son,
et dans la haine, et dans l’amour, et dans le
cœur qui nous a faits. Pour nous creuser
notre fosse, il ne faut rien qu’un nom plus
grand que le nôtre. Ce nom tombe sur nous
comme la terre qu’on jette aux trépassés ; et
le grand fossoyeur, qui nous brouette dans
l’abîme, écrit sur nos têtes : ci-gît un dieu ;
et c’est fini.
Qui sommes-nous ? Ou tout ou rien ; ou l’univers
ou moins qu’un mot ; peut-être une ombre ;
ombre de quoi ? De l’infini qui va, et vient,
et monte, et descend tout le jour dans sa tour ?
Dites-le nous : fumée ou cendre, que sommes-nous
dans l’encensoir ?
Le Père éternel.
Vous avez été poussière et vous êtes poussière.
Titans et géants de cent coudées, Brama,
Jupiter, Mahomet, éternités d’une semaine,
vous serez mes écuyers, mes cavaliers, mes fous
de cour et mes nains couronnés, pour m’amuser,
quand je voudrai, dans ma vide infinité.
Mob.
Approchez, villes, tours et colosses d’orient.
Babylone, avec les villes d’orient.
malheur ! Nous sommes les premiers.
Le Père éternel.
Qui es-tu ?
Babylone.
Babylone.
Le Père éternel.
Et ces peuples qui se pressent dans ton chemin,
plus nombreux que les flocons de ma barbe sur
ma poitrine ?
Babylone.
Ils sont tous de l’orient. C’est Ninive, c’est
Bactres, c’est Thèbes.
Le Père éternel.
Qu’avez-vous fait ?
Toutes les Villes D’Orient.
Seigneur, Babylone est notre sœur aînée. Quand
nous étions toutes petites, assises sur nos
seuils, c’est elle qui nous apprenait à monter
par nos degrés au plus haut de nos tours ; c’est
elle qui parlera pour nous.
Je le veux bien.
Babylone.
Le désert que vous aviez fait autour de nous
était nu et sans voix. Pour le peupler, nous
avons envoyé paître dans le sable nos sphinx,
nos boucs de porphyre et nos griffons aux
ailes d’or, fondues dans nos creusets. Pas un
oiseau n’y faisait sa couvée ; nous y avons
engraissé, de nos mains, sur nos obélisques,
des éperviers à la poitrine d’homme, des ibis
ciselés dans le roc et des cigognes de granit.
Montées chaque soir sur nos terrasses, nous
regardions à la voûte du ciel si vous écriviez
quelque ligne nouvelle sur votre table, avec
l’or des étoiles. Quand le désert, dans la
nuit, se levait en sursaut, éveillé par le
vent du sirocco, et disait sur son séant :
où est allé mon maître ? Nous répondions : il
est là, sur la nue. Quand la mer, en secouant
son rivage, disait à la tempête : savezvous
où est allé mon pilote ? Nous répondions : voyez,
il est là, sur le sable érythré. Quand les
cavales d’Arabie disaient en hennissant :
holà ! Où est notre divin cavalier, avec son
frein de diamant et ses éperons d’azur ? -voyez !
Il est là, sur la cime d’Oreb, qui noue à son
fouet les aiguillons des orages. C’est nous
qui vous chantions des cantiques, dès le matin
du monde, en nous agenouillant sur nos degrés ;
c’est nous qui portions sur nos têtes des
mitres de rochers crénelés, et qui prenions
sur nos épaules, comme un prêtre, notre aube
de murailles ; c’est nous qui, depuis quarante
siècles, sans relever nos fronts, baisons
sous nos portes écroulées le sable et la
poussière de nos ruines, comme un esclave de
Chaldée, quand il a donné à son maître sa
coupe pleine et ses sandales brodées. Et nous,
maître, nous vous avons donné nos cultes
et notre foi ; l’Inde sous sa montagne secouait
son encensoir ; la Perse allumait son
candélabre dans le feu du désert ; Memphis
penchait sur le Nil pour y laver le plat
du sacrifice ; la Judée buvait, sans prendre
haleine, le calice de sang, au plus haut de
l’autel ; et nous toutes, les mains jointes,
perdues dans la foule, Ninive, Thèbes aux
dents d’ivoire, Bactres aux prunelles
d’antilope, Ecbatane à la ceinture d’or,
Tyr aux mamelles gonflées d’amour, nous
marchions vers l’autel, en faisant un pas
tous les mille ans, sous la nef du firmament
que vous aviez bâtie de belles briques d’azur.
Le Père éternel.
Je m’en souviens. Mais pourquoi avez-vous élevé
si haut votre tour de Babel, qu’il m’a fallu,
avec mes anges, descendre sur le perron pour
renvoyer les ouvriers et pour briser leurs
truelles ?
Babylone.
Seigneur, tout en orient dépassait nos tê tes de
plus de dix coudées. La montagne de Cachemire était
un mur qui nous fermait le ciel ; les palmiers
que vous aviez plantés étaient montés jusqu’à
toucher les nuages ; les fleuves couraient si
vite le soir du jour où vous avez rempli
leurs urnes, que nous ne pouvions enjamber leurs
rivages ; la mer était si large, que nous ne
pouvions suivre des yeux son cours jusqu’à
sa source. Quand nous élevions nos tours plus
que vous vos palmiers et que votre mont de
Cachemire, nous voulions monter ainsi, par
l’art de nos mains, plus haut que votre création,
pour vous voir passer au delà de votre œuvre,
comme un homme que des enfants regardent dans
sa cour derrière l’enclos de son champ
d’héritage. Maintenant laissez-nous renaître ;
laissez-nous retourner en arrière, vers la
citerne où nous buvions. Si vous voulez, nous
chargerons de nouveau nos chameaux pour
repasser, en caravanes, le désert de la mort.
Cette fois, seigneur, nos vases seront d’un or
plus pur ; nos murailles seront mieux peintes ;
et nous polirons nous-mêmes, de nos mains, nos
nouvelles pyramides.
Toutes les Villes D’Orient.
Oui, seigneur, laissez-nous revivre ; nous vous
ferons encore des obélisques de porphyre et des
temples souterrains pour y rester à l’ombre
encore plus de mille ans. Cavaliers, archers,
fantassins, nous renverrons nos armées en
messagers par le même chemin ; nous compterons
les mêmes siècles sur nos doigts, sans ennui,
comme une femme compte à son cou les perles de
son collier, après qu’elle a fini ; nous jetterons
les mêmes noms, je vous jure, dans notre sable
et nos tombeaux, comme le bouc de l’Iran, qui
revient sur ses pas, jette après lui même
poussière. Nous savons encore nos vieilles
hymnes et nos poëmes dont vous étiez le héros ;
en suspendant nos harpes aux mêmes saules,
nous les redirons à la même heure ; et, quand nous nous pencherons sur le puits de nos
déserts, le crocodile, en nous revoyant, croira
que nous sommes allées, dans notre absence,
porter l’eau de nos cruches pour abreuver nos
troupeaux sur nos places.
Le Père éternel.
Moi-même, je ne peux pas retourner en arrière dans
mon jardin d’éden. Comment feriez-vous, pour
repasser votre seuil et votre porte que j’ai
fermée ? Mon fils et moi nous marchons en
avant dans notre infinité, en poussant devant
nous notre troupeau d’étoiles et de mondes.
Et vous, vous croiriez retrouver toutes seules,
dans la nuit qui se fait après nous, votre
banc pour vous asseoir ? Ce que vous avez été,
vous ne le serez plus. Je connais vos
obélisques et ce que pèsent vos temples.
J’ai tenu dans ma main vos murailles et vos
tours crénelées, avec les marguerites et les
fougères des prairies. Pour remplir mon
éternité, il me faut à présent des noms qui
n’aient jamais été, des bruits qui n’aient
jamais retenti, des épées qui n’aient jamais
brillé hors du fourreau. Pour bâtir la ville
que je fais, il me faut des tours qui n’aient
jamais résonné sous les pas. Rendez-moi vos
murailles empourprées et l’or du soleil que je
vous avais donné. Allez, si vous voulez vous
asseoir, à la porte de ma cité nouvelle,
comme des reines mendiantes, pour montrer le
chemin à ceux qui le demanderont. Pour vos
peuples ressuscités, j’ai planté hors de mes
murailles, mille tentes dans cet endroit de
mon ciel, là, sur le bord de ma voie lactée,
qui blanchit sous mes pas, plus que le chemin
de l’Assyrie. Les rois en auront d’émeraudes ;
les princes, d’argent, et les esclaves de lin
fin, que mes anges ont filées.
Athènes.
De mon rivage, maître, j’entendais en naissant le
bruit qu’elles faisaient en orient sur le bord
de leurs murs.
Pour les écouter, je me penchai sur la mer ; et,
pour me faire plus belle, je me mirai dans son
flot, à son miroir. Leurs bandelettes de
prêtresses les gênaient ; je déliai sur mon
front de marbre mes longs cheveux qui secouaient
de ma colline l’aurore sur le monde. De mon
ciseau, j’ai sculpté, dans mon rocher de
Pentélique, les blocs que vous aviez ébauchés
de votre main dans l’atelier de l’univers.
Si une idée errante, une image, une pensée,
était restée par mégarde inachevée sous vos
mains, ou sur les flots, ou sur les monts,
ou dans l’air qui m’entourait, c’est moi qui
finissais de la créer avec mon ciseau, et qui
l’envoyais, légère, sous le marbre, demander
sans crainte à votre porte sa vie de chaque
jour avec l’étoile, avec la source, avec la mer,
à qui vous donniez, sans refuser jamais, leur
existence matin et soir. Si vous faites,
seigneur, un nouveau monde, prenez-moi à votre
service. Je pétrirai dans mes doigts, avec
mon argile de Corinthe, des urnes pour y
mettre les larmes du nouveau genre humain.
Dans votre cour, je taillerai d’avance des
tombeaux de cornaline pour y verser la cendre
des peuples à venir ; et j’élèverai, si vous
voulez, une colonne funéraire du beau marbre
de mes îles sur le monde qui se meurt.
Le Père éternel.
Tu n’as jamais songé qu’à ta beauté. La vie n’a
été pour toi qu’une grâce de plus, une parure
à ton néant, une écharpe luisante qui te voilait
mon astre. Encore à présent, avec la poussière
d’albâtre que tu foules à tes pieds, avec les
acanthes de marbre rongé dont tu couronnes ta
tête, avec l’odeur de jacinthe que tu sèmes
après toi, avec tes dalles qu’ont usées les
chevaux des vayvodes, avec tes colonnes
étendues dans les blés comme de blanches
moissonneuses qui se reposent à l’ombre, tes
charmes sont plus grands que dans tes fêtes
païennes.
Athènes.
Rappelez-vous, seigneur, l’ouvrage de vos mains :
vos montagnes étaient de marbre. Si je levais les
yeux, les étoiles germaient dans mes nuits de
printemps. Leurs fleurs embaumées se retournaient
vers moi sur leurs tiges d’azur, pour me dire :
vois-tu, pauvre ville de roseaux ? Je suis plus
belle que toi. Si je les baissais vers la mer,
vos îles, sous leur brume bleuâtre, naviguaient
comme un troupeau de cygnes, et semblaient dire :
vois-tu ? Nos ailes de rochers qui rasent tes
rivages sont plus blanches que tes murailles,
et ton golfe d’amour nous aime mieux que toi,
dans ton vaisseau de misère. Seigneur, j’étais
jalouse des étoiles et des îles, de l’ombre de
vos bois d’oliviers, des larmes de cristal de
vos grottes. Pour vous plaire autant qu’elles,
j’ai cueilli dans le marbre mes guirlandes
d’acanthe ; j’ai versé à pleine main ma gloire
rapide et mes jours impatients. Jusque sur les
sommets où les bois d’oliviers s’arrêtent, où
le chamois n’arrive pas, où l’épervier a le
vertige, où la bruyère a peur de monter, j’ai
porté sur mes épaules ma charge de colonnes pour
vous voir, toute seule, sans rivale, auprès de
moi.
Le Père éternel.
Va ! Laisse à présent à tes pieds ta charge de
colonnes païennes. Leur fût est trop brisé pour
servir à mon œuvre. Prends ton nouvel habit
de Klephte que Botzaris et ton évêque t’ont
donné. Attache à ta ceinture ton sabre de pacha
et tes pistolets d’argent ; prends à ton col
ton amulette. Je te ferai, dans ma cité nouvelle,
aux pieds de mes murs de diamant, une cabane de
roseaux pour y chanter, sur ta guzla, tes chants
de guerre mieux qu’un oiseau de Romélie aux
ailes d’or.
Mob.
Voici Rome, seigneur !
Tous les Morts à la fois.
Condamnez-la ! Maudissez-la ! C’est elle qui nous
a menés les mains liées derrière le dos, pour nous
donner dans son cirque à ses lions d’Abyssinie.
C’est elle qui nous a fait cette froide blessure
à la poitrine avec l’épée de son gladiateur.
Les Vautours, au sommet de la vallée.
Pardonnez-lui ! Bénissez-la ! C’est elle qui a
engraissé nos petits chaque matin, sur sa table,
des restes de ses champs de bataille.
Rome.
Ne les croyez pas, seigneur ; je labourais
tranquillement mon champ sur ma colline. Appuyée
sur le front de mes bœufs, je regardais mon
blé pousser et mûrir mes raisins sur ma treille,
quand tous vos peuples, échappés de vos mains,
comme des chevaux sauvages qui ont brisé leur
enclos, passèrent près de moi, dispersés au
hasard par le monde, en ruant contre votre fouet.
Chacun montait par un sentier différent ;
chacun suivait l’aiguillon d’un autre dieu que
vous. L’orient avait rompu son anneau ; la
Grèce, échevelée, s’en allait en criant dans
son île : le dieu Pan est mort cette nuit.
Alors je pris sur mon sillon mon épée dans ma
main, comme un berger d’Albano prend son bâton
noueux pour ramener ses buffles dans le chemin
de mes marais. Dans l’Asie, dans l’Afrique,
et là où le Rhin se retourne dans son lit,
j’allai chercher leur troupeau. Jusque dans
l’enclos de mes murailles, je poussai leur
foule, devant moi, hennissante, furieuse.
Pendant trois siècles, je muselai à mon aise
leur colère ; et, quand mon cirque les enferma
tous, assis par terre sur leur séant, qui
n’avaient plus que leurs larmes, et qui criaient
avec des voix d’enfants : merci, merci ! J’allai moi-même vous chercher dedans Byzance, avec mon
empereur, pour vous donner la clef de votre étable.
Oh ! Qu’il m’eût été plus facile de mener sur
mon sillon mes deux bœufs obéissants, de
courber ma vigne sur ma treille, et de faire
un sentier pour mes chèvres, au lieu de ma
route triomphale !
Le Père éternel.
C’est toi qui as tué mon fils à Golgotha.
Chœur des Saints, Sainte Berthe, Saint Hubert, Saint Bonaventure.
"Qu’elle soit châtiée et condamnée, et que sa tour s’écroule avec son créneau ! Si vous nous
voulez croire, seigneur, point de pardon ! Sa
faute est trop grande ; dès demain, elle la
referait. Ite, maledicti. "
Rome.
Le Vatican expie le Golgotha. Pour effacer mon
crime, c’est moi qui, la première, ai crié dans
mes murailles : le Christ est mon roi. Pour
payer la tunique que mes soldats ont déchirée,
c’est moi qui ai donné à votre fils la maison
de mes empereurs avec leur héritage ; et, pour
essuyer son sang à son côté, c’est moi qui lui
ai tendu au bout de mon épée le linceul du
vieux monde. Dans mes murailles, il y a deux
Romes : l’une agenouillée sur les places,
parmi l’encens et les soupirs, vous supplie,
jour et nuit, de pardonner à l’autre. Le pape
rachète l’empereur, le Vatican le Capitole ;
l’église prie pour le temple, la croix prie
pour l’épée, la mitre pour la couronne, la
bure pour la pourpre, la ruine pour le triomphe,
la lampe des madones pour la torche des dieux.
Et, chaque soir, la cloche que les saints m’ont
donnée s’en va, en foulant de son pied argentin
les degrés du Colysée, et les dalles de mes
portes, et les créneaux de mon mur de Bélisaire,
chercher au loin dans ma campagne quelque reste de voûte résonnante, pour y pleurer, comme un
oiseau de nuit, sur mes fautes écroulées.
Chœur Des Saints, Sainte Berthe, Saint
Hubert, Saint Bonaventure.
"Sa parole me touche, je suis tout ébranlé de ce
qu’elle vient de dire, et ne sais plus que
conseiller. Elle, autrefois si grande, à présent
si petite ! Mon cœur en veut pleurer. Ayez
pitié, ayez pitié de Rome ! Mettez-lui un
peu de miel sur ses lèvres amères : moi je lui
pardonnerais. Miserere ! Miserere. "
Le Père éternel, à Rome.
Donne-moi ton épée, tes javelots, ta cuirasse
d’airain, ta croix d’or, ta mitre. J’en ferai
un trophée que j’attacherai à la rampe de l’escalier
de ma cité nouvelle. J’emporterai tes murs et
ton histoire entière, comme un tableau gravé
sur mon bouclier, que je pendrai, durant mon
éternelle nuit, au-dessus de mon chevet. Dès
ce soir, quatre comètes sanglantes s’attelleront
pour traîner jour et nuit, dans mon cirque,
tes âmes qui pleurent sur ton char triomphal ;
et le monde tremblera quand elles secoueront
sur leurs épaules leurs chevelures souillées
dans ta poudre.
Peuples du Moyen âge.
Comme un enfant penche sa tête vers la terre,
quand son maître l’appelle pour épeler son
livre, ainsi, sous nos arceaux, sous nos
créneaux, nous tremblons à cette heure. Pour
nous faire une boisson de héros, nous avons
mêlé dans notre creuset de sorcier les ongles
des griffons de la Perse, la myrrhe de
l’Arabie, les coquilles des golfes de la
Grèce, le miel des abeilles d’or de nos rois
chevelus, tous les noms, tous les dieux, toutes
les larmes à la fois. Sur la poussière du genre
humain, nous sommes montés comme sur notre
colline. à ce sommet du passé, nous avons bâti notre tour pour voir venir de plus loin le
messager du dernier jugement. Si un bouleau
tremblait dans notre cour, si la visière d’un
casque se baissait, si Ahasvérus frappait à
notre porte nous pensions en nous-mêmes :
voilà le messager qui vient avec ses souliers
de fer ; il faut partir. Nos pâles années ont
germé à l’ombre de nos vitraux, sans que nous
ayons pensé à nous baisser pour en cueillir
le fruit. Sous le monde réel, nous avons
cherché en tâtonnant votre esprit invisible,
comme au défaut de la cuirasse on fouille avec
sa lance le cœur chaud d’un chevalier. Nous
n’avions fait, seigneur, sur nos fenêtres, nos
colonnettes si frêles, que pour durer jusqu’au
soir. Aujourd’hui, Babylone a les débris de
ses terrasses ; Rome a les degrés de son cirque
pour s’y asseoir ; Athènes a son banc de marbre
sur sa porte. Mais moi, mes degrés sont
vermoulus ; mes tours, mes tourelles, et mes
cellules fragiles, sont cachées sous les ronces.
Que vais-je devenir ? Pauvre âme nue que la
foi vêtissait, peuple d’esprits sans corps,
foule sans ville et sans murailles, qui n’ai
songé à me faire d’autre abri que mon cœur
contre la nuit et la tempête de votre éternité.
Le Père éternel.
Les songes de vos cœurs qui vous couvrent de
leurs ailes valent mieux que les terrasses en
briques de Babylone et que le cirque de Rome.
Entrez dans ma ville. Tous vos rêves y sont
bâtis en pierres de diamant. Enluminez de vos
âmes diaphanes, que j’ai pétries de vermillon
et d’or, les vitraux de mon porche ; et, si le
vent du matin frappe jamais vos paupières
retentissantes, remplissez la ville et les
carrefours de soupirs et de mystères, comme
du murmure d’un monde qui n’est plus et qui
redemande la vie. Voyez ! Je vous ai fait votre
demeure dans ce carrefour de l’empyrée, là-haut
où mes étoiles du soir amassées l’une sur l’autre, et mes soleils, comme des briques
encore ardentes, se bâtissent en tourelles et en
donjons blasonnés, en ogives reluisantes d’onyx
et d’opales, et en cathédrales de lumière.
(à Mob.)De ce côté, qui sont ces peuples que je ne
connais pas ?
Mob.
Ils viennent du pays où l’encens croît sur les
arbres.
Chœur des Arabes.
Un sabre ciselé à Damas, quand on le tire de son
fourreau, brille mieux qu’une torche dans la
nuit : et moi, mon maître m’a tiré de ma nuit,
comme un sabre ciselé, pour me faire étinceler
à l’arçon de sa selle à l’heure des batailles.
Mon tranchant s’est aiguisé sur la pierre du
sépulcre du Calvaire, et ma lame a retenti sur
la cuirasse de Cordoue et de Grenade la belle.
Quand votre fils est mort et que le Carmel a
tremblé, je suis parti pour semer devant moi
le sable et le sel, partout où me menait mon
prophète de colère. Sur mon écu enluminé, je
portais pour devise : feu et sang. J’ai élevé
mes minarets dans le désert, comme des phares
sur la mer. Et, si quelque ville égarée, se
croyant seule, se relevait sur son séant pour
regarder du côté du Golgotha, je la décapitais ;
et j’enterrais dans mes citernes sa lourde tête,
avec sa chevelure de colonnes que je dénouais
sur ses épaules. J’ai conduit par la bride et
éperonné dans le chemin le vent de l’Arabie
jusque dans la vallée de Roncevaux, sous la
bannière de Charlemagne. J’ai noué dans
l’Alhambra, par mon anneau de fer, deux
rivages qui se cherchaient en murmurant tout
haut, l’Atlas et les Espagnes, l’orient et
le couchant, que vous aviez oublié d’attacher
l’un à l’autre. Quand mon désert se fut ainsi
accru à l’entour du tombeau de votre fils, je
m’assis pour veil ler sur son roc, de peur
qu’une gazelle, ou une cigogne, ou
un chamois sauvage ne vînt s’y abriter. à présent
que j’ai fini ma journée, où sont les vierges
que le prophète m’a promises ? Quel vaisseau
vous les a pu apporter sans que sa voile se
soit penchée pour prendre leur haleine ? Dans
quelle étoile vous les a-t-on vendues, sans
que l’étoile ait songé à les baiser de ses
rayons ? Avez-vous peint vous-même leurs
sourcils avec le pinceau dont vous faites les
nuits d’hiver ? Avez-vous roulé sur leurs têtes
un turban de lumière comme aux femmes d’émirs ?
Avez-vous blanchi leurs épaules, comme à la
source du Guadalquivir son écume ? Et leur
avez-vous appris déjà à filer leur coton
sur leurs nattes, jusqu’à ce que leur maître,
en arrivant, secoue de ses pieds, à leur porte,
le sable de la mort ?
Peuples du Moyen âge.
Arrière, maures et sarrasins ! En entendant leur
voix, l’épée claque dans le fourreau ; la
bouche de fer du haubert crie sous le cimier ;
et Babiéça, le bon cheval du Cid, Don
Rodrigue De Bivar, pleure sous ses
caparaçons de fer que Valence lui a faits.
Nos casques sont bridés. Si vous voulez,
seigneur, nous allons retourner tous, avec notre
targe dorée, avec notre épée d’acier fourbi,
avec nos haumets de couleur, avec nos rondaches,
pour vous aider à les mieux désarçonner.
Chœur des Arabes.
Nous sommes prêts à la joute, nos chevaux alezans
aussi ; nos flèches sont sur la corde.
Chœur des Saints.
Encore un combat ! Que va-t-il arriver ? Là ils
courent ; là ils crient. Le levant et le
couchant qui croisent la lance ! Deux mondes
armés ! Deux tombeaux ouverts ! Lequel sera
rempli ? Dans son carquois chacun porte autant
de flèches emplumées. Je tremble qu’un dard empoisonné ne monte jusqu’ici pour faire,
sans le savoir, à un esprit divin, une
éternelle plaie.
Saint Christophe.
Je suis le plus fort : sur mon épaule, loin de la
mêlée, j’emporterai, l’un après l’autre, le
Christ, et la Vierge, sa mère, et son père
aussi, comme des voyageurs pressés qui passent
sans payer de péage.
Saint Michel.
Le père est trop vieux pour quitter désormais
ses cieux accoutumés. Devant lui, dans la
bataille, j’étendrai mon aile, comme un bouclier.
Saint George.
Sous mon écu azuré, j’abriterai le firmament,
comme une poule sa couvée, et les cieux sous mon
fer de lance.
Les Cieux.
L’arc est tendu. Devant la flèche, moi aussi je
veux m’enfuir.
Le Père éternel.
Cieux, ne tremblez pas, ne fuyez pas ; restez ici.
Saints, repliez ma bannière. Sans sourciller
j’ai vu assez longtemps jouter entre eux l’orient
et le couchant. De la tour du Bosphore
jusqu’au môle où se baignent les citronniers
d’Andalousie, chaque jour ces deux mondes se
sont levés avec leurs rivages, pour s’aborder
et se heurter l’un contre l’autre. Toujours
leurs promontoires ont étendu leurs bras,
armés de villes et de créneaux, comme de
gantelets, pour se chercher et s’assaillir
dans leur lutte éternelle. Dépouillez là vos
gantelets sur le chemin, maures et sarrasins ;
je vous ai fait d’avance des éperons d’azur ;
sellez vos chevaux d’Arabie ; loin d’ici, en
avant, courez, pendant mille ans, à toute
bride dans mon désert, pour savoir où commence
le bord de mon immensité. Dites au néant,
en passant : lève-toi, sors de ta tente : voici mon maître qui me suit.
A ma gauche, j’entends bourdonner d’autres
peuples. Leurs rois n’ont plus ni sceptres, ni
noms, ni couronnes ; on ne les reconnaît qu’au
bandeau que j’ai attaché sur leurs yeux. Point
de cœur ne bat dans leur poitrine ; ils s’en
vont pieds nus, devant la foule, comme une
femme qu’on lapide.
Mob.
Ce sont vos peuples de France, d’Allemagne,
d’Angleterre. Je les ai si bien blessés à l’âme,
qu’ils ne vous reconnaissent pas, et qu’ils
passent sans vous voir. écoutez leurs chansons.
Chœur des Saints.
Ne les écoutez pas. Leurs chants sont enivrés,
vos yeux en pleureraient de dures larmes de
géant. Sur votre barbe de mille ans, seigneur,
ce pleur éternel coulerait ; et demain, et
toujours, il ferait une mer, oui, une mer
sans fond, où se noierait toute nacelle, avec
son mât, avec sa voile gonflée d’amour, avec
son ancre d’espérance.
Fermez, fermez votre grande paupière pour ne plus
voir l’univers passer tout debout sur vos dalles,
sans plier le genou. Comme l’oiselet qui, trop
matin dans son nid, s’est réveillé, et, sans
rien dire, à demi emplumé, a quitté l’aile de
son père ou de sa mère, qu’il aille, lui, pour
sa faute, se prendre dans la maille de votre
oiseleur, et nicher dans le néant. Plus douces,
sans lui, nos voix chanteront ; n’écoutez que
nos chœurs.
Le Père éternel.
Rien ne me fait pleurer ; et il me faut tout
connaître.
Peuples Modernes.
" Sous le vent et la tempête, dans la bruyère et
" sous les ronces, nous allons cherchant notre
" Dieu que nous avons perdu. Il n’était pas dans
" la vie ; fouillons tous les recoins de la mort.
" (au Père éternel.) Holà ! Vieillard, qui
" nous regardes du haut de ta muraille, que
" fais-tu là ? Ne vois-tu pas que nos pieds sont
" meurtris, et que nos lèvres se dessèchent
" sous notre souffle ? Dis-nous donc, si tu le
" sais, par quel chemin notre Dieu a passé. "
Le Père éternel.
Jusqu’au bout, sans détourner la tête, poursuivez
votre route qui descend dans l’abîme ; quand
vous serez au fond, vous trouverez un sentier
que j’ai fait pour remonter vers lui.
Les Peuples.
Adieu, vieillard ! Bon sommeil ! La nuit s’entasse ;
nous ne voyons plus que ta barbe, qui blanchit
sur ton sein, comme un torrent des Alpes.
Le Père éternel.
Marche, marche !
Les Peuples.
à présent, nous ne voyons plus que la ceinture de
ta robe, qui brille autour de toi, comme un
fleuve de lave autour des reins de la montagne.
Le Père éternel.
Marche, marche !
Les Peuples.
à présent, nous ne voyons plus que l’écriteau de
ta croix qui flamboie dans tes mains, comme une
châsse d’étoiles dans la nuit. Oh ! Lève-la
sur nous.
Le Père éternel.
Marche, marche !
Les Peuples.
à présent, je ne vois plus que le tranchant de ton
glaive à ton côté ; oh ! Lève-le sur nos rois.
Chœur des Rois.
Seigneur, c’est nous qui, jusqu’au bout, avons
rempli votre lampe d’huile. Montrez-nous le
chemin de nos trônes futurs.
Le Père éternel.
L’huile que je voulais s’allume dans les âmes et
non pas dans la lampe.
Chœur des Rois.
C’est nous qui avons écrit en lettres d’or votre
nom sur notre couronne de laiton.
Le Père éternel.
Arrière, loin d’ici ! Vous avez assez longtemps
rongé, comme le comte Ugolin, le crâne de mes
peuples. Maudits, disparaissez ! Je ne veux
point de vous dans ma nouvelle cité.
Le Néant.
Maître, donnez-moi leurs manteaux pour m’habiller,
et pour pâture leur pleur amer.
Le Père éternel.
Prends aussi à ta main leurs sceptres fleurdelisés.
(à Mob.) maintenant, ai-je tout vu ? Le
monde est-il fini ?
Mob.
Pas encore, mon Dieu ! Voici l’Amérique qui
sort de sa pirogue.
L’Amérique.
Quoi, déjà, seigneur ! à peine si l’eau du déluge
était essuyée de mes épaules. Je ne connais pas
encore mes rivages, ni les sentiers de mes
forêts, ni les sources de mes pampas. Je ne me
suis regardée qu’une fois en passant dans les
lacs de mes savanes. En un jour, j’ai amarré mes îles dans mes golfes, comme des
pirogues toutes neuves. Sur mes torrents, j’ai
jeté mes ponts de lianes où je n’ai point encore
passé. Pourquoi aviez-vous fait dans ma vallée
l’ombre si épaisse pour ne m’y laisser reposer
qu’un soir ? Comme un enfant que sa mère berce
sur une branche de palmite, l’océan me berçait
sur son flot ; et j’écoutais avec la brise la
plainte du vieux monde qui mourait. Ah ! Lui,
s’il est las de ses longues années et de ses
souvenirs, si ses tours et ses lourdes murailles
lui pèsent à garder, emportez-le sur votre
sommet, comme le vautour royal emporte dans ses
serres le serpent à sonnettes qu’il trouve
mort sur la plage. Mais moi, seigneur, mes
tours sont légères, et la liane de mes forêts
n’est pas plus facile à porter que la mémoire
de toutes mes années. Une fleur du Mexique
éclose le matin contient dans son calice toutes
mes larmes. Mes rois sont de jeunes dattiers qui
sont debout sur leurs montagnes ; mes nations
sont des ananas sauvages qui se penchent sous
leur ombre, et que personne n’a cueillis.
Seigneur, quand le condor a fait son nid sur
mon sommet, avec l’écaille du crocodile, avec
la laine du cotonnier, avec la canne des
roseaux, il y dépose sa couvée ; et vous, votre
aire est faite des flancs de mes montagnes,
des troncs de mes forêts, de la goutte d’eau
de mon lac, des brins d’herbe de mon champ,
et des rives de mes îles. Pourquoi n’y
voulez-vous pas aussi couver à loisir vos
peuples sous votre poitrail, jusqu’à ce qu’ils
puissent vous suivre, les ailes étendues,
dans votre éternité ?
Le Père éternel.
Je t’avais fait moi-même, en creusant ta profonde
vallée, un moule pour y jeter ta pensée et ton
âme. J’avais envoyé tes fleuves en avant pour
montrer le chemin à tes villes. Comme un maître
épelle à son enfant le mot qu’il doit redire,
j’avais rempli tes forêts et tes rivages
des voix de mes cataractes, pour que
tu apprisses de bonne heure à retentir dans
la voix de tes cités, à gronder dans tes foules
de peuples, aussi haut qu’elles avec leurs
ondes. J’avais bâti pierre à pierre le sommet
de tes Cordillères, pour que tu visses
jusqu’où devaient monter ton orgueil et tes
tours. Mais, quand mes peuples travaillaient
depuis plus de mille ans, toi, nonchalante,
sur ton coude, en jouant avec tes coquillages,
tu n’avais pas encore tourné la tête vers ce
monde géant qui t’envoyait tant de soupirs.
Maintenant qu’il se repose, élève autour de
moi ton génie aussi haut que les Andes.
Donne-moi, pour les effeuiller dans mes
doigts, plus de noms en un jour qu’un palmier
n’a de fleurs au printemps. Déroule à mon
oreille le poëme de tes années mieux qu’une
liane des forêts ne court d’un tronc à l’autre
tronc, et d’une rive à l’autre rive. Comme le
cotonnier tisse son coton sur sa branche,
désormais, tisse pour moi l’avenir chaque
jour. Si tu me fais une bannière, je veux
qu’elle soit brodée mieux que la ceinture de
tes rivages ; si tu me fais une église, je veux
que, sous ses voûtes, les arceaux soient plus
touffus que ne le sont mes forêts vierges, et
que les piliers s’y épanouissent au sommet,
mieux qu’un aloès sur sa tige ; je veux que
l’orgue y ait plus de tuyaux que n’ont de voix
dans la journée le balancement des dattiers,
le sifflement des herbes des pampas, la sonnette
du serpent, le mugissement du buffle, la
mâchoire du caïman, et l’océan qui te fouettait
de ses verges sans t’éveiller.
îles De La Mer Pacifique.
Et nous, que vous avez menées si loin, au bout de
l’univers, pour en fermer la chaîne à votre cou,
nous avons appris à polir nos fleurs de
diamant. Nous vous ferons, si vous voulez,
une Babylone avec des tours de bois d’ébène,
et une autre ville de Bethléem, avec une
crèche de saphir pour un Christ nouveau s’il
doit jamais renaître.
Le Père éternel.
J’y consens. Travaillez. Voilà dix siècles que je
vous donne dans votre sablier. -à présent,
dans la terre, dans l’écume du flot, dans le
nuage du ciel, ne reste-t-il plus un secret
qu’une voix n’ait prononcé ?
Mob.
Plus un seul. Si quelque fleur trop timide dans
sa haie, si quelque source trop pudibonde sur
son sable, n’ont pas osé vous dire leur
mystère, les grandes voix des villes et des
peuples vous l’ont dit à leur place à son de
trompes.
Le Père éternel.
A présent, ma cité est achevée, et peuplée et
pleine d’âmes jusqu’aux combles. Tous les mondes
ne font qu’une ville close de créneaux et de
murailles d’azur. Chaque étoile est la maison
où une âme demeure. De sa terrasse, elle
regarde en souriant, sous sa paupière peinte,
mes rues remplies de gens, mes ponts tout dorés
sur l’abîme sans fond, mes palais bâtis des
pierres du firmament, l’escalier luisant, où
monte et descend, sans peur, mon écuyer, et les
astres qui jaillissent sous la corne du pied
de mon cheval. Mes faubourgs vont jusqu’au
bout de l’univers, sans craindre de se perdre ;
et rien ne frappe à ma porte que le flot du
ciel quand il est en colère.
Flot du ciel, entends-moi. Ne brise plus ma
barque. Elle est remplie, à cette heure,
d’esprits ressuscités que ton écume salirait.
Cavales aux cheveux d’or, ne bronchez
plus sur mon seuil. Vous traînez, tout maintenant,
dans votre char, des pensées immortelles que
votre salive souillerait.
Dans ma cité des âmes, partout une même langue se
parlera, qu’on appelle poésie. Faite, sans
lettres et sans paroles, de soupirs de l’eau
qui baisse, de la dernière plainte de l’oiseau
qui s’endort, et de la voix de la fleur
primeraine dans sa cloche argentine, du
murmure du coquillage sur sa rive et du désir
sur son déclin, chacun l’entendra sans l’avoir
apprise. Toute lasse de la veille, quand une
étoile arrivée le matin, à la maison du
Sagittaire ou des jumeaux, voudra s’arrêter,
qu’elle dise seulement : ouvre-moi, beau
Sagittaire ; ouvrez-moi pour m’abriter. Et
les cieux la comprendront.
Mieux rassemblés dans ma main, désormais mes
peuples m’écouteront mieux. De cent royaumes,
je ne fais plus rien qu’un royaume, plus grand,
et plus beau, et plus puissant. De mille lois,
j’en fais une seule, plus facile à obéir.
écrite à ma voûte chaque jour, avec un rayon
de soleil, pour la voir, il ne faudra que lever
la tête. En suivant dans leurs ornières
profondes leurs orbites d’or, mes empires
vont circuler chaque année autour de moi, dans
mon carrousel, sur leurs roues embrasées.
Voyez ! Ils sont repartis. Derrière eux le
firmament chancelle. Courage ! Plus vite !
Allons ! Plus vite ! Je les attends pour les
regarder passer. échevelés, hors d’haleine,
qu’ils se penchent en avant sur leurs
constellations, avec leurs fouets qui flambent.
Le premier qui touchera, sans tomber, ma
barrière, je le couronnerai.
Comme à Rome la sainte, quand c’était l’heure de
l’ave, les clochers byzantins frémissaient et
s’écriaient : kyrie eleison, et les clochetons
répondaient plus bas, en foule, eleison ; et
chaque homme sortait de sa maison et entrait
à l’église ; et le bruit montait jusqu’à moi
sur ses roues de bronze ; ainsi bondissent,
ainsi tressaillent, ainsi bourdonnent les
mondes dans ma campanille d’azur. Pour ma
fête, ils tintent d’aise comme un oiseau qui
bat de l’aile. Si je veux, c’est un glas ; si
j’aime mieux, c’est le baptême d’un nouvel
univers. Sous leurs marteaux d’or, en vibrant,
les soleils mugissent et grondent éternellement.
Pour le jour qui se meurt, les étoiles du soir
ont des plaintes argentines ; celles du matin
ont une aubade et un chant cristallin pour le
jour qui reluit. La terre a un murmure qui
jamais ne s’arrête, ni jour ni nuit ; et
toutes ces voix de mondes font une voix, tous
ces soupirs font un soupir d’airain qui
appelle du néant pour s’agenouiller, pieds nus,
sous ma nef, les jours à venir, les empires
futurs, les espérances à demi nées, et les regrets
qui déjà recommencent.
Il se fait tard ; de mon tertre je vois, comme un
berger, mon troupeau qui rentre dans l’étable.
Sur l’herbe de ma colline, mon taureau, qui a
creusé, tout seul, sous mon aiguillon, le sillon
de mon zodiaque, s’est couché ; et il pense
en ruminant : j’ai fait mon ouvrage. Dès l’aube,
mon bélier a laissé, en marchant à l’aventure,
sa laine floconneuse pendre en vapeur à la haie
du firmament. En bondissant, mon Capricorne, qui
broute la bruyère des nues, frappe déjà du
front le seuil pourpré du lendemain. Dans son
carquois bleu, couleur du temps, mon Sagittaire
a remis sa flèche emplumée ; et là mon Scorpion,
avec ses cent pattes d’étoiles, s’est traîné,
hideux, sur son ventre d’or, dans la ruine du
vieux monde.
C’est assez. La terre a écouté, la terre en a
pleuré, la terre a poussé un soupir vers les
cieux lointains. Comme un écho, sa plainte
venimeuse, les cieux l’ont entendue, les cieux
l’ont rejetée ; oui, les cieux dans leur vide
abîme. Et à cette heure tout se tait. N’ai-je
plus rien à pardonner ?
L’Univers.
Non, seigneur.
Le Père éternel.
Ni plus rien à maudire ?
Mob.
Il y a encore un homme qui marche jour et nuit. Sa
barbe tombe jusqu’à ses pieds. Il reste dans mon
ombre pour que vos yeux ne le voient pas. Il
plie la tête sur ses genoux pour que vous
n’entendiez pas son souffle. Il s’appelle
Ahasvérus.
Le Père éternel.
Où est-il ?
Mob.
Là, au fond de ma vallée. Pour monter, il traversera
tous les morts.
Le Père éternel.
Saint Michel, faites-le approcher.
Rome, à Ahasvérus.
Va-t’en ! Je ne te connais pas. Ne monte pas par
mes degrés.
Babylone, à Ahasvérus.
Maudit ! Plus loin ! Ne passe pas par mon seuil.
Athènes, à Ahasvérus.
Plus loin ! Plus loin ! Ne touche pas mon marbre.
Le Sentier.
Marche ailleurs que sur ma trace.
La Montagne.
Si j’étais ton seigneur, Ahasvérus, je te ferais
ton calvaire au sommet de tous mes mondes, pour
que tu eusses plus longtemps à gravir.
Les Forêts.
Et moi, pour ta croix à porter, je choisirais dans
un bois du Carmel tous les cèdres les plus
lourds que je pourrais trouver.
Les Fleuves.
Et moi, je changerais, pour te donner à boire,
tous mes flots en hysope.
Mob, à Ahasvérus.
Laissez-les dire ; je vous suis. Ils vous envient
ma compagnie. Voyez ici, dans la foule, vos vieux
parents qui vous regardent, et vos frères qui
vous parlent. écoutez.
Joel, frère d’Ahasvérus.
O mon frère ! D’où venez-vous ? Sans tribu, tout
seul, après les morts ? Oh ! Que votre barbe est
longue et que vos sandales sont usées ! Une
femme vous suit, comme un esprit suit pas à
pas chaque homme dans sa vie. Qu’avez-vous fait ?
La forêt du Carmel était grande et touffue ;
est-ce là que vous vous êtes perdu ? La grotte
du Calvaire était sombre, le roc était taillé
pour le sépulcre de Jésus ; est-ce là que vous
vous êtes endormi dans votre rêve ? Nous n’avons
rien rapporté de notre vie que nos cruches du
désert. Prenez et buvez pour vous donner courage.
Ahasvérus.
Merci, mes frères. Dites-moi ; quel est ce
vieillard endormi sur ce banc de pierre que
j’ai dépassé et vers lequel je ne puis
plus redescendre.
Joel.
Sur ce banc de pierre ? C’est notre père Nathan
qui dort. Tous les cent ans, il se réveille une
fois pour demander où vous êtes ; puis il referme
les yeux, et il appuie la tête sur son coude.
Les anges du jugement n’ont pas pu le réveiller.
Mais regardez, voici qu’il va lever la tête.
Nathan, en secouant la tête.
Ahasvérus est-il venu ?
Rome.
Vieillard, rendors-toi ; pourquoi l’as-tu envoyé
ce matin au Calvaire ?
Nathan.
Ahasvérus est-il venu ? Dites-moi où il est.
Athènes.
Vieillard, êtes-vous fou ? Pourquoi ne l’avez-vous
pas mieux gardé dans votre maison ?
Nathan.
Et vous, savez-vous quand il viendra ?
Peuples Du Moyen âge.
Vieil aveugle, lève-toi, si tu veux ; tu vas le
voir juger.
Ahasvérus, à Rachel.
Nous avons dépassé tous les morts ; il ne nous
reste que la montagne nue à gravir. Ah ! Que
leur voix était dure à écouter ! Reste avec
eux. Ils ne te connaissent pas ; tu trouveras
quelque reste de mur pour te cacher.
Rachel.
Oui, c’est sous ton manteau que je veux me cacher.
Ahasvérus.
On voit encore d’ici leurs yeux qui nous maudissent.
Rachel.
Ne regarde pas en bas ; lève tes yeux plus haut,
toujours plus haut ! Vois-tu les anges qui
pleurent ? Ils ont pitié de nous !
Ahasvérus.
En relevant la tête, j’ai vu le bord d’une tunique
bleue, pareille à celle que les soldats ont
déchirée sur ma porte. Je ne puis plus monter ;
laisse-moi redescendre.
Rachel.
Encore ! Encore ! Appuie-toi sur mon épaule. Oh !
Regarde plus haut ! Ne vois-tu pas des esprits
et des anges qui battent de l’aile ? Dis-le,
dis-le, mon dieu ! Ne les vois-tu pas ?
Ahasvérus.
Non ! Je ne vois rien sur le sommet qu’une croix de
bois avec des clous de bronze qui attendent un
damné. S’il y a ici un sentier, prenons-le pour
retourner sur nos pas.
Rachel.
Les larmes t’ont-elles aveuglé pour toujours que
tu ne reconnaisses pas sur la cime les patriarches
qui nous montrent déjà du doigt ? Et la
vierge Marie qui demande notre pardon à mains
jointes, ne vois-tu pas sa robe sous le nuage ?
Ahasvérus.
Un fardeau pèse sur ma tête ; mon cœur est trop
lourd dans ma poitrine ; il me courbe vers la
terre.
Rachel.
Laisse-moi essuyer tes pleurs de sang avec le voile
de sainte Véronique, encore humide des pleurs
du Christ. Tu approches de la cime. Petits
anges, que j’ai autrefois menés par la main
dans la ville du ciel, ne me connaissez-vous
plus ? étoiles que j’ai semées, rayons de
l umière que je filais, dragons que je
nourrissais chaque matin sur vos nuages,
n’avez-vous rien à dire pour lui ?
Vous ne l’avez pas rencontré comme moi : oh !
Vous en auriez pitié, vous crieriez avec moi :
pardonnez ! Pardonnez !
Le Ciel et L’Enfer.
L’Enfer, au Ciel.
Ciel, abaisse-toi. Je n’en puis plus. Un moment
pour respirer, conversons ensemble.
Le Ciel.
Je touche à ton gouffre ; je t’entends.
L’Enfer.
Au moment de ma sentence, regarde dans ta plaine.
Qui vois-tu paraître pour me secourir ?
Le Ciel.
Je vois mes soleils qui reluisent ; je vois mon
abîme qui se creuse.
L’Enfer.
Et à cette heure ?
Le Ciel.
Je vois mes flots qui s’entassent et une étoile
qui se noie.
L’Enfer.
Et à présent ? Ne tarde pas.
Le Ciel.
Je vois, comme un cavalier, la poussière qui
poudroie sur le chemin de l’infini.
L’Enfer.
C’est un nouveau Dieu qui vient.
Le Ciel.
Je le crois comme toi.
L’Enfer.
Je suis sauvé. Plus tard, le jugement dernier sera
refait, et le juge sera jugé.
Le Christ, juge.
Ahasvérus, m’entends-tu ?
Ahasvérus.
J’ai déjà entendu cette voix.
Le Christ.
Regarde, si tu me reconnais.
Ahasvérus.
J’ai déjà vu ces yeux qui flamboyaient, et ces
lèvres qui me disaient : sois maudit !
Le Christ.
Où m’as-tu rencontré ?
Ahasvérus.
Sur le Calvaire, à côté de mon banc, devant ma
porte.
Le Christ.
Et qui suis-je ?
Ahasvérus.
Vous êtes mon seigneur.
Le Christ.
Qui te l’a dit ?
Ahasvérus.
Mon banc devant ma porte, ma langue sous mon
palais, mes pleurs sur ma natte, et Rachel à
mon côté.
Le Christ.
Qu’as-tu fait depuis que tu as quitté ta maison ?
Ahasvéru s.
J’ai cherché le repos, et j’ai trouvé l’orage ;
j’ai cherché l’ombre, et j’ai trouvé le soleil ;
j’ai cherché le chemin de mes jeunes années, et
j’ai trouvé le chemin de l’éternelle douleur.
Le Christ.
Quand tu rencontrais un passant, que lui
disais-tu ?
Ahasvérus.
Si je rencontrais un passant, je lui disais, en
marchant par mon sentier : je suis un voyageur
qui marche jour et nuit dans la ville du genre
humain, sans trouver ni banc ni table pour
m’asseoir. Les peuples sont à leur fenêtre ;
les rois sont sur leurs balcons ; la rue
s’allonge sous mes pas. Sur son fleuve de
larmes, des bateliers emportent les années
dans des gondoles noires. Ses lions blasonnés
rugissent le soir dans les carrefours ; ses
aigles couronnés glapissent sur leur écusson.
Son Dieu ne luit plus dans sa lampe pendue
sous sa muraille. Je me suis égaré. Dites-moi
mon chemin, et la meilleure hôtellerie, pour y
trouver une table pour ma faim, un lit de soie
pour m’endormir.
Le Christ.
Et quand tu trouvais une ville, que disais-tu ?
Ahasvérus.
Je disais à ses gardes sur les tours : j’ai trop
vu de tours et de châteaux et de balcons
suspendus aux fenêtres. Je sais trop, en entrant,
comme le pain y est amer, comme le chevet est
dur, et comme mon cœur y boira dans mon verre
son vin de larmes et de fiel. Ouvrez-moi déjà la
porte, si le verrou est mis ; si le pont est levé
baissez-le, je vous en prie. Ce n’est pas là la
ville que je cherche. La ville où je veux demeurer
a des murs éternels. Les roues des chariots y
tracent des cercles infinis. Les forgerons sur leurs enclumes y font jaillir des étoiles
immortelles, les anges y sont penchés sur leurs
créneaux d’or. Les ponts y sont faits de nuages.
Non, ce n’est là ni son pont, ni son veilleur,
ni ses tourelles. Encore une journée pour
arriver avant la nuit au bas de ses murailles.
Le Christ.
Et quand tu entrais dans une hôtellerie, que
disais-tu à l’hôtelier ?
Ahasvérus.
Je lui disais : mon hôtelier ; ah ! Remportez votre
vin dans votre cellier. Il est salé à mon palais
comme si je buvais mes larmes. Le vin que je
demande ne tarit pas dans son outre et son verre
est sans bords ; cherchez plus loin au fond de
votre caveau. Reprenez aussi votre chevet et
vos beaux rideaux de soie. On n’y peut pas dormir.
Sur le chevet que je demande dans mon hôtellerie,
tous les rêves sont vrais, les songes sont la
vie ; et les rideaux qu’il me faut dans mon lit
m’habilleront de leurs ténèbres, jusqu’au nouveau
matin du monde.
Le Christ.
Je t’avais envoyé du Calvaire pour cueillir après
moi dans chaque lieu ce qui restait de douleur
dans le monde. Es-tu bien sûr de l’avoir toute
bue ?
Ahasvérus.
D’un regard, vous aviez rempli mes yeux de larmes
éternelles. J’ai versé déjà tous mes pleurs
pendant la nuit que j’ai vécu. Vous m’aviez
laissé en héritage une coupe toujours pleine
de fiel. Rachel, en buvant sa part, l’a vidée
avec moi ce matin. Si vous voulez que je
recommence mon chemin, ah ! Donnez-moi d’autres
larmes dans mes yeux et d’autre fiel dans ma
coupe. De vos mains vous aviez attaché à mon front
une auréole, non pas d e lumière ou d’amour,
mais de deuil, de ténèbres et d’obscurs
soucis. C’est là pour moi mon diadème. Quand les
rois me rencontraient, ils m’ouvraient le
passage, et ils murmuraient entre eux :
l’avez-vous vu ? Vraiment notre couronne, à nous,
de diamant et de saphir, n’est pas encore
si pesante ni si bien nouée sur notre tête
que sa noire couronne. Quand le flot me
maudissait dans ma barque, l’orage dans mon
sentier, l’épée dans son fourreau, la foudre
sur ma tête, ils se disaient tout bas : prenons
garde de le toucher, puisque les doigts du
Christ l’ont touché avant nous.
Le Christ.
Le monde me dira si tu as laissé quelque peine en
arrière. Vallées, peuples, montagnes, est-il
vrai qu’il n’est pas resté dans l’abîme une
douleur qui n’ait été cueillie ?
L’Univers.
Tout ce que vous aviez semé de douleur dans mon
sillon a été moissonné en son temps. Toujours
il s’est trouvé quelqu’un auprès de moi pour
boire ma ciguë. Toujours, si mon flot était
livide, si mon ciel se voilait, si mes fleurs
se fanaient, il s’est trouvé alentour une âme
qui se fanait, qui se voilait, mieux que mes
fleurs, mieux que mon ciel. Le matin, je
trempais mon éponge de fiel et de vinaigre ;
toujours quelqu’un la pressait sur ses lèvres
dans la nuit jusqu’à la dessécher. Quand mon
soir a approché, j’ai rempli ma table de fruits
empoisonnés, de trompeuses écorces, et mon
verre de larmes, jusqu’au bord. En voyant le
festin, les dieux s’en sont allés ; puis les
rois, et les peuples après eux. Ahasvérus
seul est resté au bout de ma table vide,
comme un compagnon insatiable qui ne se retire
qu’au matin.
Le Christ.
Puisque tu as fini la tâche que je t’avais
donnée, je te rendrai ta maison en Orient.
Y veux-tu retourner ?
Ahasvérus.
Oh ! Non, seigneur.
Le Christ.
Que voudrais-tu ?
Ahasvérus.
Ni ici, ni là, je ne peux plus m’asseoir. Je
demande la vie, non pas le repos. Au lieu des
degrés de ma maison du Calvaire, je voudrais
sans m’arrêter monter jusqu’à vous les degrés
de l’univers. Sans prendre haleine, je voudrais
blanchir mes souliers de la poussière des
étoiles, monter, monter toujours, de mondes en
mondes, de cieux en cieux, sans jamais
redescendre, pour voir la source d’où vous
faites jaillir les siècles et les années. Je
voudrais, comme je frappais au seuil des
hôtelleries d’Espagne et d’Allemagne, aller
frapper toujours à des étoiles inconnues, à
une vie nouvelle, à des seuils entr’ouverts
au bout de l’infini et à des cieux meilleurs.
Le Christ.
N’es-tu pas fatigué de ton premier voyage ?
Ahasvérus.
Votre main, en se levant sur moi, a déjà séché ma
sueur. Bénissez-moi, et je partirai ce soir
vers ces mondes futurs que vous habitez déjà.
Le Christ.
Mais qui voudrait te suivre ?
Voix dans L’Univers.
Non pas nous. Si vous voulez, nous retournerons
sur nos pas ; mais nous ne pouvons pas monter
plus haut. Nos flots, nos cavales sauvages, nos
tempêtes sont lassés.
Rachel.
Et moi, je le suivrai ; mon cœur n’est pas lassé.
L’Univers.
Une femme m’a perdu, une femme m’a sauvé.
Le Christ.
Oui, cette voix t’a sauvé, Ahasvérus. Je te
bénis, le pèlerin des mondes à venir et le second
Adam. Rends-moi le faix des douleurs de la
terre. Que ton pied soit léger ; les cieux te
béniront, si la terre t’a maudit. Porte à ta
main, au lieu de ton bâton de voyage, une
palme d’étoiles. La rosée du firmament te
nourrira mieux que la citerne du désert. Tu
frayeras le chemin à l’univers qui te suit.
L’ange qui t’accompagne ne te quittera pas.
Si tu es fatigué, tu t’assiéras sur mes nuages.
Va-t’en de vie en vie, de monde en monde, d’une
cité divine à une autre cité ; et quand, après
l’éternité, tu seras arrivé de cercle en cercle
à la cime infinie où s’en vont toutes choses,
où gravissent les âmes, les années, les peuples
et les étoiles, tu crieras à l’étoile, au
peuple, à l’univers, s’ils voulaient s’arrêter :
monte, monte toujours, c’est ici.
Mob.
Et moi, seigneur, faut-il aussi le suivre ?
Qu’aurai-je pour salaire ?
Le Christ.
Tu n’as plus ni faux ni aiguillon pour presser ton
cheval. D’un bond, redescends sur la terre.
étreins-la de tes ailes, et couve ton néant
pendant l’éternité.
Les Peuples.
écoutez le chant d’Ahasvérus, qui continue de
marcher.
Ahasvérus.
Adieu, mon père ; adieu, mes frères. Entendez-vous ?
Le seigneur m’a pardonné. Mon voyage
recommenc e. Que votre paradis est déjà loin de moi !
La route est pavée de nuages. Oh ! Ne viendrez-vous
jamais ici ? Les étoiles qui s’épanouissent
sur leurs tiges y sont plus belles que dans
votre nouvelle cité. Ici croît la fleur, qui,
toute seule, embaume leur chemin. Sur sa feuille
est écrit : avenir. N’y viendrez-vous jamais
la cueillir après moi ? Quand je serai à la
cime du monde, je me ferai un ermitage pour
vous voir arriver. Ma chapelle sera teinte de la
couleur du soleil. Son toit sera d’azur ; et je
ferai résonner ma cloche, comme la foudre, pour
vous appeler de plus loin, si vous êtes égarés.
Comme une flèche d’une nef, quand l’église est
achevée, mon chant monte, s’aiguise, lèche les
cieux. Un délire éternel me flagelle le cœur.
Je veux voir ce qu’aucun oeil ne voit ; je veux
toucher ce qu’aucune main ne touche ; jusqu’au
mourir je veux aimer ce qui n’a point de nom.
Sous la voûte surbaissée des nues, tout me gêne,
tout m’embarrasse. Contre un passant, contre un
mot, un souvenir, moins qu’un soupir, ma pensée
se meurtrit à chaque pas. Par delà l’univers,
je vais cherchant un sentier pour respirer dans
mon abîme.
Sur ma route les soleils poudroient ; en courant,
ils vont prendre haleine dans la grande ombre
du lendemain qui fuit toujours. L’univers
haletant est un soupir de l’infini ; c’est
un instant qui va et vient et qui chancelle
entre deux éternités. Chaque empire remplit
un monde. Les cieux s’entassent ; leurs flots
débordent dans l’immensité comme le vin dans
sa coupe. Tout néant déshabité est repeuplé ;
et tout vide est comblé, hors un seul endroit,
là dans mon cœur, étroit, obscur, imperceptible,
à peine grand pour y cacher une larme. Ni
Dieu, ni fils de Dieu, ni Christ, ni ange,
ni créateur, ni mondes ne l’ont pas encore
rempli. Demain peut-être ! C’est là tout
le mystère.
Tout est fini, tout recommence. Des cieux nouveaux
se déroulent. L’arbre de mai de l’univers a
refleuri sous une haleine printanière qui
jamais n’a baisé ni côte ni rivage. Montés sur
des chars qui n’ont point usé leurs timons ni
les pieds de l’attelage, mes espérances et mes
désirs me devancent partout d’un jour. Sous
leurs pas le chemin s’accroît : plus loin, plus
loin il faut aller. L’hôte qui leur a préparé
la table pleine et le banquet demeure par delà
l’éternité.
Un monde errant sur mes pas déjà me crie : " Maître,
ma ceinture de voyage est usée. Le firmament noué
à mon côté s’est dénoué, et le néant qui
m’habillait s’est déchiré. Attendez-moi. "
plus loin, plus loin ! J’ai hâte. Rien ne
m’arrête. Rien ne m’amuse. Où une étoile a
rompu son essieu, une autre a dressé pour moi
son chariot. Où ma cavale trop rapide vient
à mourir, une autre plus rapide a mis déjà
pour moi son mors et sa selle de lumière. Les
temps passent, le lendemain n’arrive pas ; et
mes pieds ne se reposeront, croisés l’un sur
l’autre, que sur le banc de l’infini.
Le Père éternel, au Christ.
Ahasvérus est l’homme éternel. Tous les autres lui
ressemblent. Ton jugement sur lui nous servira
pour eux tous. Maintenant, notre ouvrage est
fini, et le mystère aussi. Notre cité est close.
Demain, nous créerons d’autres mondes. Jusqu’à
cette heure, allons nous reposer tous deux sous
l’arbre de notre forêt dans notre éternité.
Concert et Harmonies des Archanges, assis en cercle sur les nues.
Les Archanges.
En enflant nos joues, finissons cette journée par
l’universelle harmonie de nos violes, de nos
clairons, de l’orgue, de la lyre et de tous
nos instruments. En haut, en bas, grande,
petite, chaque étoile qui scintille est une
note de la divine symphonie ; et le monde est
une gamme qui commence par terre et pleur et qui
finit par ciel et joie. Entonnons avec les
trompes.
Les Trompes.
Avec ma forte haleine, ma tâche est la plus belle
et la plus aisée. Toujours la même note, toujours
le même son, toujours le même mot : sanctus,
sanctus, sanctus. Rien qu’en le répétant comme
il est écrit, je fais tant de bruit, que le néant
frissonne et rebondit ; et les cieux m’aiment
mieux que les violes, et les mandores et les
clairons.
Les Violes.
Sous un archet d’or qui me harcelle, et
m’aiguillonne et me déchire, je palpite, je
frémis, je gémis. Comme la vierge sous son voile,
je sanglote. Ma voix roule des larmes. Je
voudrais chanter ; et mes pleurs vibrants
ruissellent sur ma corde déjà détendue. Toujours
rampante au pied de notre édifice de bruit,
je m’épuise à monter par ses degrés retentissants
jusqu’à sa cime, d’où le vertige me fait
descendre. Douleur ! Douleur ! Douleur !
Voilà le mot que je sais le mieux, et amour
celui qui me plaît le plus, et infini celui
qui me fait tant soupirer.
Seule je chante, seule je m’écoute, seule je
descends jusqu’au fond dans mon puits d’harmonie.
Dans les cieux lointains, personne ne me
comprend, personne ne me répond, personne ne
m’aime. Ah ! Que mon âme est triste ! Je suis
poëte et je n’ai point de paroles. Je n’ai que
mes sanglots. Et à présent, archet d’or,
laisse-moi ; c’est aux clairons à résonner.
Les Clairons.
Sur vos âmes vibrantes, sur vos murmures, sur vos
soupirs filés d’argent luisant, j’étendrai,
comme un manteau de prince, mes chants d’or
et de pourpre. Mieux que le cheval, je hennis.
Ma voix resplendit mieux qu’un glaive au soleil.
Dans la bataille, j’ai résonné. Sur les lèvres
du héraut d’armes j’ai publié, dans les tournois,
les volontés des rois et des reines. Tout
maintenant, je publie, sur les lèvres des
anges, des cieux nouveaux.
L’Orgue.
Beaux clairons d’or, taisez-vous. J’ai gonflé
d’air mes poumons. C’est à mon tour de chanter.
Ouragans, grêles, tempêtes sont amassés dans
mon outre de géant. C’est moi qui fais le
tonnerre. Tout ce qui résonne sous la voûte
du ciel, forêts qui grondent, nations qui
tombent, villes qui bourdonnent, noms qui
retentissent, sort de mes mille tuyaux divins.
Je suis la voix qui parle et qui crie dans les
royaumes et dans les ruines. Quand je lève
ma touche de diamant, un peuple se lève et
retentit ; quand je la laisse retomber, lui
retombe et se tait. Et la plainte des empires,
en croulant l’un après l’autre, est le chant
dont je m’amuse avec mes notes mugissantes,
dans mon buffet d’or.
A cette heure, voici un mot que je ne puis pas
dire. Ma voix n’est pas encore assez mêlée
d’encens. La lyre le saura mieux que moi.
La Lyre.
Avenir ! Avenir ! Avenir ! Est-ce le mot ailé qui
manque à vos mille tuyaux ? Seulement l’haleine
du matin, en me touchant, le fait résonner. De
lui-même, sans archet, il vibre. Pour l’écouter,
les cieux s’arrêtent. Comme une fleur, ils
ouvrent leur calice pour recevoir sa rosée.
Pendues à la voûte, mes trois cordes sont aussi
grandes que le monde. Sous le doigt de mon
joueur de lyre, qui va, qui vient, qui jamais
ne se lasse, la première, toute filée des
cheveux des étoiles, est la voix de l’univers.
La seconde, toute d’or, est la voix d’un
empire. La troisième, que j’aime le mieux,
la plus petite, la plus douce, toujours tiède
de soupirs, est la voix d’une jeune fille
virginale comme moi ; et le mot qu’elles
savent toutes ensemble sans se tromper s’appelle
harmonie.
Vous qui passez par ce carrefour de l’infini,
arrêtez-vous ; faites cercle autour de moi.
Quoique vieille, ma mélodie est toujours
nouvelle. Celui qui l’a faite est le maître
à qui j’appartiens. Sous ses doigts durcis,
depuis mille siècles je l’ai apprise pour
faire tourner et balancer autour de lui la
ronde des étoiles, et des mondes, et des cieux,
et des peuples, et des heures qui se donnent
la main. Encore, encore ! Que la ronde
recommence ! Que les soleils tournent plus
vite ! Que la valse des sphères avec leurs
satellites passe, repasse, tourbillonne,
jusqu’au vertige, si bien qu’elles disent en
chancelant : nos satellites, où sommes-nous ?
Que les étoiles amoureuses, en soulevant leurs
voiles, laissent tomber leurs bouquets de leur
sein. Pendant que je joue plus doucement, en
hochant la tête, l’éternité dit sa chanson :
" Quand je suis née, en quel endroit, je n’en sais
" rien. Sans m’inquiéter, dans ma tour, je filais,
" filais à mon rouet des cieux et des astres
" nouveaux pour en broder ma robe. "
" Maints dieux l’un après l’autre sont venus à ma
" porte pour m’épouser sans demeurée, tous habillés de
" rubis, tous portés sur des nues, tous avec des
" globes d’or qu’ils tenaient dans leurs mains :
" choisissez-moi pour votre fiancé ; je vivrai
" bien mille ans. "
" Mais celui qui me plaisait n’avait ni rubis,
" ni or. Sa tunique était déchirée. J’ai voulu
" la lui recoudre. à son côté, saignait une
" plaie de lance, j’ai voulu la guérir. Sa
" couronne était d’épines de Judée ; j’ai
" voulu la porter. "
" Son père était trop pauvre pour l’habiller de
" gloire ; j’étais riche pour deux. De mon
" manteau je séchais ses dures larmes. Mais
" mille ans et mille ans ont changé ma fantaisie.
" mes messagers, cherchez-moi un autre dieu
" plus jeune, que j’aime davantage. Sans
" tromperie, cette fois je lui serai fidèle. "
Les Violes.
Assez ; je n’en puis plus. S’il faut gémir, comme
des sœurs échevelées, ensemble nous pleurerons
nos pleurs filés de soie vierge et d’argent.
Les Trompes.
Je m’ennuie trop de mon silence. Les morts sont
morts. S’il faut les réveiller, je retentis
mieux que la lyre.
Les Clairons.
S’il faut combattre, je vais hennir avec ma
bouche d’airain.
La Lyre.
Alléluia ! Alléluia ! Plus de mort ! Plus de
guerre ! Plus de larmes ! Toute douleur est
consolée, quand je résonne.
Voyez ! Deux âmes amoureuses qui ont longtemps
pleuré, et dont un poëte m’a parlé, vivent ici
dans un même sein, dans un même cœur, et ne
font plus qu’un ange. Comme la couvée d’une
hirondelle de printemps, tous deux ils se
voient rassemblés en un seul être, sous une
même aile transparente. Dans une seule
poitrine tressaillent deux bonheurs, deux
souvenirs, deux mondes. Moitié homme, moitié
femme, pour deux vies ils n’ont qu’un souffle.
Et, quand ils effleurent mes cordes, ils n’ont
tous deux qu’une bouche pour dire : est-ce ta
voix ? Est-ce la mienne ? Je n’en sais rien.
Ainsi, désormais, cieux et terre sont fiancés.
C’est au bout de l’univers qu’ils se doivent
marier. Ensemble ils seront un archange infini,
qui sous son vol cachera toute vallée amère. La
terre sera le corps plus vil, et plus pesant
pour ramper. Les cieux seront les ailes azurées,
déployées et plus sublimes pour planer. Le
cortège qui les suivra sera riche et populeux.
Ce sont les étoiles du matin, les plus diligentes,
puis celles du soir les plus vermeilles,
puis celles de la nuit, les mieux parées.
Allons les voir sur le chemin,
avant qu’elles soient toutes passées.
Chœur Final.
Tout finit par un accord. Le mystère est clos. En
emportant leurs sièges, les dieux déjà s’en
sont allés. Spectateurs, rentrez aussi, sans
bruit, comme auparavant, chacun dans votre
peine commencée, où votre vie doit s’user.
A travers monts et vaux, en haut, en bas, ainsi
qu’un cavalier chargé de messages, notre harmonie,
sans peur, a monté, est descendue, a passé,
a rebondi. Du front, elle a heurté l’abîme ;
l’abîme la répète ; et puis le ciel ; et plus
bas l’étoile ; et plus bas la terre, sur sa
corde qui se brise. En rentrant chez vous,
écoutez encore ce murmure de l’infini qui
gronde après nous, - et ce soupir, - et ce
silence, - et ce son qui surnage ; - et, à cette
heure, plus rien ; - non, rien, ai-je dit ;
- et, dans ce rien sonore, un mot encore,
là-bas, qui vibre éternellement, - et
éternellement s’évanouit.