Agnès de Navarre-Champagne - Poésies, 1856.djvu/Préface

Poésies d’Agnès de Navarre-Champagne, dame de Foix
Texte établi par Prosper Tarbé (p. i-xli).


PRÉFACE.


La postérité mâle de Thibault IV, comte de Champagne et roi de Navarre, de Thibault le poëte, s’était éteinte en 1274 : Jeanne, dont il était l’aïeul, épousa le roi de France Philippe le Bel et lui transmit son domaine. Louis X, dit le Hutin, leur fils, fut père d’une princesse aussi nommée Jeanne. Elle s’unissait en 1316 à Philippe de France, comte d’Evreux, et lui portait en dot le royaume de Navarre, dernier héritage de ses pères. Le ciel bénit cette alliance et leur donna plusieurs enfants, entre autres une fille qu’ils appelèrent Agnès : par ses ancêtres, elle appartient à notre province. Ses aventures romanesques, ses rimes amoureuses montrent en elle la petite-fille du roi-chansonnier ; ses poésies lui conquièrent le droit de figurer dans la pléiade des muses champenoises.

Les généalogistes, gens de loi salique s’il en fût, s’occupent peu des femmes quand elles n’ont en héritage ni en dot fief ou couronne ; ils ont donc négligé de nous faire savoir en quelle année, dans quel pays Agnès vit le jour. Les détails de son histoire permettent de supposer qu’elle fit son entrée dans ce monde vers 1330. De son enfance on ne sait rien ; elle fut élevée sous le beau ciel du Midi, dans une cour galante et chevaleresque ; elle reçut l’éducation alors donnée aux nobles damoiselles. Mais ce qu’elle fut, elle le dut à son esprit naturel, à son imagination ardente, à son goût passionné pour les arts.

L’amour et la coquetterie s’emparèrent bientôt de ce jeune cœur ; il fallut des aliments au feu qui le dévorait ; il les demandait au monde : le monde ne les refuse jamais ; seulement, il les vend, et parfois bien cher.

Il est des races où la bravoure et le bonheur dans les combats sont héréditaires, il en est d’autres où les grâces et l’esprit passent des pères aux fils et aux fils de leurs fils.

Il est des climats privilégiés du ciel où fleurissent d’eux-mêmes les arts et les muses. La Navarre ne semble-t-elle pas devoir à la Providence l’honneur d’avoir eu des rois poëtes, des princesses, des reines aimables et spirituelles. Citons notre Thibault et le dernier de ses successeurs, notre bon Henri, celui qui chantait si tendrement la charmante Gabrielle et qui l’aimait avec tant de philosophie. Faut-il nommer encore les deux Marguerite, ces deux femmes d’un esprit si vif, et Jeanne d’Albret, cette noble mère du Béarnais. Agnès était digne de suivre les uns et de précéder les autres.

La Champagne, cette patrie première de sa famille, n’était-elle pas aussi l’une des mères de notre langue, l’une des sources de notre littérature nationale ? double mérite qu’on ne lui reconnaît pas toujours.

La maison des comtes de Champagne et de Brie, issue des seigneurs de Vermandois, s’éteignit dans la ligne masculine en 1019. Eudes, descendant, par les femmes, d’Herbert ii, s’empara de ces deux provinces et leur réunit le Blaisois, la Beauce et la Touraine. Cette vaste seigneurie comprit, dès lors, une grande partie de la France septentrionale, berceau de la langue d’oil. Aussi l’histoire donne-t-elle à nos comtes le titre de Secundus à Rege. Pendant les xiie et xiiie siècles, ces magnifiques domaines restèrent unis entre leurs mains. En 1218, Blois et Chartres entrèrent par mariage dans la maison de Châtillon-sur-Marne, noble lignée de notre province, et ne cessèrent pas ainsi d’être fiefs champenois. D’une autre part, les comtes de Champagne étaient devenus sires de Sancerre ; les preux qui, depuis, surent illustrer ce nom étaient de leur sang. Pour mettre le III

comble à leur puissance, un mariage leur donna des droits au sceptre de Jérusalem, et un héritage leur apporta la couronne de Navarre. Aussi le fief de Champagne étendait-il ses bras au loin : il enveloppait Paris et touchait à la fois la frontière de la Bretagne, encore celtique, et celle de l’Allemagne, toujours teutone. Autour du soleil des cours, les lettres et les arts cher- chent la vie. Partout où se dresse leur bannière naît, grandit et se développe le mouvement intellectuel. Troyes était la capitale du comté de Champagne, la ville du progrès.

De nos jours, Blois et Tours passent pour parler un français pur, sans accent, sans patois ; nulle autre cité ne leur dispute cette palme. — Quand les bords de la Seine et les rives de la Marne reconnaissaient des seigneurs différents, la langue fran- çaise n’existait pas encore ; un mélange de locutions romaines francisées, de termes latins, barbares, celtiques et germains, altérés par les siècles et corrompus dans la bouche du peuple, tendait à remplacer à la fois la langue de Vercingétorix, celle de César et/l’idiome de Clovis. Quand, au XIIe siècle, apparaissent les œuvres de la langue d’oil, Blois et Châlons, Meaux et San- cerre, Tours et Troyes ont pour maîtres communs les Thibault, les Henri, les Etienne, princes libéraux et lettrés, capables de comprendre et de diriger le mouvement des esprits. Lancés avec honneur dans les croisades, il donnèrent en même temps à leurs Etats des jours de gloire et de prospérité que depuis ils n’ont plus revus. Alors naissait la langue française, alors fleurit notre littérature.

Blois, Chartres et Tours, dans les XIIe et XIIIe siècles, virent sans doute conteurs et chansonniers briller dans leur sein ; mais étaient-ils tous les enfants du sol ? Dieu nous garde de re- fuser à ces riches provinces toute part à la régénération sociale de la France, de les montrer plongées dans un sommeil bar- bare, alors que l’intelligence et le savoir sérieux ou gai se ré- veillaient et marchaient à grands pas à leur première renais- sance I Mais à quelle époque la pureté de langage commença-t- elle à se faire admirer près des bords enchantés de la Loire ? Quand y distingue-t-on ce dialecte doux à l’oreille, respectueux pour la grammaire, vif et clair comme l’eau de la source lim- pide ? Cette fleur n’est-elle pas moderne ? N’est-ce pas une fille de la seconde renaissance et des faits qui l’ont préparée ? Nous sommes tentés de la faire éclore au temps où le jardin de la France se peuplait de manoirs élégants, alors que la cour de nos rois animait Chinon, Loches, Blois et Chenonceaux. Jusqu’alors la Touraine, troublée par nos luttes contre l’Anglais, agitée par les guerres de Bretagne, dut avoir peu de loisir à donner aux lettres. Ses beaux jours, ses jours poétiques, se lèvent avec Agnès Sorel et finissent avec les Valois. Pendant cette période, ses tours féodales, ses sombres castels font place a de nobles châteaux, à des résidences princières, encore aujourd’hui sa gloire. Nos rois, nos reines, nos princes, et avec eux l’élite de nos hommes d’Etat, la fleur de nos preux, nos poètes, nos artistes ; et des essaims d’aimables damoiselles, de femmes riches de grâces et d’esprit, de femmes élégantes de mœurs, en possession de tout ce que la nature donne de délicatesse et de distinction, viennent y chercher repos et plaisir. N’est-ce pas cette société brillante qui délia les langes du moyen âge, brisa les liens de la barbarie et prépara la voie où Malherbe devait enfin entrer le premier ? Pendant que Blois et Tours avaient vu grandir leur destinée, qu’était devenue la Champagne ? Avec ses comtes, c’est-à-dire avec le XIIIe siècle, s’était éteint chez elle le mouvement littéraire. Pendant le XIVe siècle, la monarchie malheureuse ne sait où placer son trône ; plus tard, elle s’asseoit aux bords de la Loire, et les lettres la suivent. La Champagne n’a plus de capitale princière, et, si Dieu lui permet de donner encore au pays des hommes de cœur et d’esprit, ils ne brillent plus dans son sein et vont comme tous chercher le souffle central, qui bientôt sera dans Paris. Qu’ils étaient loin de la route suivie par leurs devanciers ! Ceux-ci n’étaient pas réduits à marcher au pas, semblables aux soldats confondus dans les rangs ; capitaines, ils criaient : « En avant ! » et donnaient l’exemple.

Sans doute, la Normandie, la Picardie, la Flandre, le Brabant, travaillèrent avec elle à la formation de notre idiome ; mais le patois wallon nous montre le français à la cour des comtes et le bas allemand dans la bouche du peuple. Les poètes normands travaillaient pour la cour d’Angleterre, et l’événement ne tarda pas à prouver qu’ils n’écrivaient que pour elle seule ; encore un siècle, et le dialecte anglo-saxon relevait sa tête, un instant courbée par la conquête, et faisait prévaloir ses accents inarticulés, ses locutions irrégulières ; poètes et nobles normands savaient parler et chanter : les Saxons sifflaient, et la victoire leur resta. Il n’en est pas de même des Picards, vieux français, braves hommes d’armes, bons trouvères ; à eux, part à l’honneur, comme ils eurent au combat part large et glorieuse, ce qui leur manqua, ce fut une cour, une capitale princière, un centre d’action. Entre eux et la Champagne était la riche province du Vermandois ; de ses comtes descendaient les nôtres. Laon, Soissons, Saint-Quentin, l’antique Vermand, ne font qu’un dans notre histoire avec Reims, Mézières et Châlons ; même destinée, mêmes malheurs, mêmes jours de bonheur et de gloire. C’est dans ce centre que s’élevait le siège archiépiscopal de Reims, celui de saint Remy, celui du sacre, alors occupé par des princes et la fleur de la noblesse ; c’était encore une capitale, une capitale religieuse, une métropole d’intelligence et de foi. Amiens, Beauvais, Saint-Quentin, Boulogne même en relevaient. Au midi de la Champagne était Sens, ville aujourd’hui modeste, alors impor- tante, siège d’un archevêché gouvernant Sens et Paris ; là, nou- velle cour ; là, nouveau foyer d’action. Telle était alors notre province, telles étaient les causes du vif éclat dont elle brilla pendant deux siècles. Nous avons dit sa puissance, passons à ses enfants ; voyons leurs œuvres. Les prosateurs français, les premiers en date, sont champenois. Geoffroy de Villehardouin, ce profond historien des croisades ; le sire de Joinville, ce père de naïfs et curieux mémoires ; l’auteur inconnu de la Chronique de Reims, ce recueil d’anecdotes pleines d’intérêt et de, traditions nationales, n’étaient-ils pas nos compatriotes !

La Normandie, la Picardie, la Flandre réunies n’ont rien à mettre à côté de ces trésors littéraires ; elles nommeront des poètes galants, des conteurs ingénieux, de joyeux jongleurs et d’aimables ménestrels ; mais la Champagne aussi n’a-t-elle pas les siens ! ne forment-ils pas un ensemble imposant par le nombre, l’esprit et la naissance de ses membres ! À Troyes, ils forment une académie, une cour de poètes présidée par un roi ; nos comtes prodiguent fortune et faveurs aux princes de la langue d’oil, à ces pères de l’idiome national, et plus d’un trou- vère flamand ou picard reçoit leurs bienfaits. Au mouvement intellectuel se joint alors en Champagne celui des nobles{ ambi- tions. Pendant les XIIe et XIIIe siècles, elle voit naître dans son sein nombre d’hommes entreprenants et de guerriers heureux : les sires de Courtenay près Sens, les seigneurs de Brienne, aux bords de l’Aube, n’ont-ils pas alors porté les couronnes de Jéru- salem et de Constantinople ! la maison de Dampierre en Cham- pagne n’a-t-elle pas, dans le XIIIe. siècle, possédé le comté de Flandre ? Cherchons parmi les héros des croisades : nous rencontrons, parmi nos compatriotes, les d’Ânglars, les Choiseul, les sires de Rocroy, le brave Baudouin du Bourg, Villehardouin, prince de Morée ; Gervais de Bazoches, prince de Tibériade ; Gauthier de Sainte-Ménéhould, maréchal de l’empire d’Orient ; Louis de Champagne, duc de Nicée, et cent autres ; pendant qu’en France les Conflans et les Châtillon obtiennent les premières charges du royaume. Alors nos comtes épousaient les filles des rois et mettaient les leurs sur le trône de France. Alors, dans notre province, la gloire, le bonheur, le mouvement étaient partout ; la Champagne était tête de colonne, et nos hommes de lettres, comme nos hommes d’armes, pouvaient fièrement répéter ce vieux cri de guerre, si connu dans nos contrées : « Pass’avant ! au comte ! pass’avant ! »

Voilà, ce que les comtes de Brie et de Champagne avaient fait de leurs domaines ; et les femmes de leur race et celles qu’ils avaient prises pour compagnes avaient noblement accepté leur part dans la grande tâche qu’ils avaient entreprise.

Adèle, épouse du comte Etienne Henri, mort en 1201, aimait les belles-lettres et protégeait les poètes et les doctes écrivains. Hugues de Sainte-Marie lui dédiait ses œuvres.

Alix de Champagne, fille de Thibault le Grand, troisième femme de Louis VII, cultivait les muses et les arts ; elle donnait des pensions aux gens de lettres, aux musiciens. La mémoire de ses charmes, de ses vertus et de sa brillante intelligence a traversé les âges.

C’est au milieu de ces nobles traditions que se passa la jeunesse d’Agnès de Navarre. Ces exemples de famille lui servirent d’enseignements et développèrent chez elle une imagination active et brillante. Elle suivait ses parents à la cour de France : son éducation devait s’y perfectionner. Le palais des Valois était ouvert aux gens de lettres, aux artistes ; la monarchie gagnait en éclat tout ce que perdait la féodalité, et l’élite de la nation déjà se réunissait autour d’elle.

Le XIVe siècle fut loin de compter autant de trouvères que les âges précédents ; les malheurs de nos guerres avec l’Anglais arrêtèrent la marche de la littérature et les progrès de la civilisation. Quelques poètes cependant apparaissaient çà et là, et chantaient l’Amour que Mars ne fait jamais fuir. À leur tête était un gentilhomme de Brie, Guillaume de Machault [1]. Homme grave, laborieux et politique, il passa sa vie dans les bureaux des chancelleries royales, et fut tour à tour secrétaire de l’intrépide Jean de Luxembourg, roi de Bohême, et du chevaleresque Jean de Valois, roi de France. Il sut de plus être à la fois musicien, compositeur et poète. Il consacrait spécialement sa plume à la littérature amoureuse. On lui devait des allégories galantes, de tendres ballades, des rondeaux ingénieux. Son renom était grand : roi des compositeurs contemporains, il dirigeait le progrès musical et méritait la place que lui donnait, comme artiste, l’estime du public. Il était le prince des trouvères de son temps ; mais, il faut en convenir, le petit nombre de ses concurrents avait rendu son triomphe facile. Agnès de Navarre, dès sa jeunesse, entendit vanter son mérite : les jours de l’enfance étaient passés pour elle depuis longtemps : elle entrait dans cette belle période de la vie où l’horizon est d’azur, où le printemps embellit les jours et anime les nuits. Princesse jeune, belle, aimable, un peu coquette, plus avide peut-être de louanges que d’amour, elle conçut le projet d’atteler à son char, déjà suivi par les preux de France et de Navarre, le roi des poètes contemporains, le maître des artistes nationaux. Elle devait avoir seize ou dix-sept ans. En ce temps, comme de nos jours, c’était l’âge où tous les rêves sont permis à femme jolie et spirituelle. L’an 1347 ou 1348 du Christ s’écoulait alors. Machault comptait déjà dix lustres : sa vie passée dans les intrigues d’État, ses voyages à la suite des rois, ses travaux et les veilles qu’ils entraînaient, l’avaient fatigué. Déjà la goutte tyrannisait ses membres endoloris ; sa vue s’affaiblissait et il ne voyait que d’un œil. De plus, il était, il avait toujours été laid. Ces circonstances auraient dû calmer son imagination et lui permettre de se voir tel qu’il était, c’est-à-dire un respectable invalide de Cythère. Machault, bon conseiller des rois, fonctionnaire influent, littérateur populaire et musicien de mérite, avait eu des courtisans et quelques bonnes fortunes. Peut-être se croyait-il encore valoir ce qu’il avait valu. De fait, il ne songeait pas à sonner le couvre-feu, et l’amour n’était pas encore pour lui de l’histoire ancienne.

Un ami, complaisant député d’Agnès, vint discrètement le prévenir qu’une jeune et belle princesse, éprise de son renom sans tache, éprouvait pour lui la passion la plus sincère. Il lui remit une gracieuse lettre et un rondeau flatteur qui renfermait la déclaration la plus tendre. Machault se demande s’il rêve ; cependant son amour-propre le rassure : son cœur remonte aux illusions de ses jeunes années, son imagination s’exalte, elle accepte ce que la raison devait refuser. Il rentre dans la carrière des galantes aventures. La goutte, par un malencontreux hasard, retenait alors le poète sur son lit de douleur. Aussi, fût-ce par correspondance que se nouèrent des relations destinées à peser sur le reste de ses jours.

Machault, sans doute, eût pu reculer ; mais enfin il n’avait pas choisi son rôle. Il était provoqué. Libre de fait et de droit, il pouvait accepter le duel d’amour ; et qui l’aurait accusé d’avoir mal choisi ?

Mais en était-il de même d’Agnès ? Quels motifs pouvaient conseiller une liaison sans amour, où, pour elle, tout était disproportionné ? Quel brave capitaine, quel noble duc, quel beau et jeune cavalier n’eût été fier d’un seul de ses regards ? Plaisirs, chansons à danser, fêtes, gaieté, tous les trésors de bonheur que donnent la jeunesse et la santé, vivaient autour d’elle ; et cependant elle offrait son estime, ses affections à Guillaume de Machault, officier de plume, laid, infirme, fatigué par l’âge et le travail. Était-ce ce que dans le monde on nomme un caprice ? Sa position, sa jeunesse, son esprit la garantissaient d’un pareil travers ; Machault avait trop de dignité pour s’y prêter ; ses cheveux gris, ses infirmités le lui défendaient. Était-ce un badinage dont une jeune princesse crut pouvoir, pendant quelque temps, amuser ses loisirs, et dont fut victime un poète dont le cœur avait eu le tort de ne pas vieillir ?

Agnès fut-elle conduite à sourire au vieux trouvère par une de ces sympathies que fait éclore la communauté de goûts, d’études et d’inspirations ?

Nous l’avons dit, elle avait reçu l’éducation qu’on pouvait donner alors aux nobles damoiselles ; elle aimait la littérature des trouvères ; elle savait leurs chansons ; les romans de chevalerie lui étaient familiers : elle les citait avec à-propos, comprenait les allusions que les auteurs du temps y faisaient sans cesse. Dans sa correspondance on voit, il est vrai, qu’elle écrivait peu. Ses lettres, les plus intimes, étaient souvent dues à la main d’un secrétaire [2]. C’était l’usage du siècle, rois et seigneurs maniaient mieux l’épée que la plume et dictaient leurs ordres à des moines, à des clercs gagés ou d’occasion. Les dames n’étaient pas tenues d’en faire plus. Cependant Agnès savait écrire [3], seulement elle n’en abusait pas. Un poète peut-il d’ailleurs composer sans jeter sur le papier ou le vélin ses idées naissantes, les rimes incertaines ? et Agnès était une aimable sœur de la confrérie du gai savoir.

Elle dut sans doute ses premières inspirations à son goût pour la musique ; elle la cultivait avec succès et passion. « C’est le plus grand esbatement que je aie, — disait-elle dans une de ses lettres, — que de oyr et chanter bons dis et bonnes chansons,’si je le savoie bien faire. » Sans avoir dans son mérite une confiance présomptueuse, elle demandait à Machault des leçons de chant, et dans la même lettre elle ajoutait : « Quant il plaira à Dieu que je vous veoie, s’il vous plaist, vous les m’apenrez à mieulx faire et dire [4]. » Dans d’autres épîtres elle lui envoie de ses poésies à mettre en musique [5] ; elle lui raconte comment elle s’empresse d’apprendre les chansons qu’il lui adresse [6], et pour le remercier de ses communications et lui prouver l’in- térêt qu’elles lui inspirent, elle lui dit : « Je ne preng confort et esbatement fors en les veoir et en les lire et y prenz si grant plaisance, que je en laisse souvent autres besongnes. Si vous pri, mon trèz’doulz cuer, qu’il vous plaise de les moi envoier notées, et vous pri que vous les m’envoies avant que vous ne les montriés à nul autre. Car, par ma foi, tant comme j’aie des vostres je ne quiers nulles autres apprendre [7]. » Ainsi, comme toutes les jeunes dames, elle aimait la musique nouvelle, et comme princesse aimable, jeune et belle, elle demandait la fleur des compositions de Guillaume. Sa voix cependant n’avait peut-être pas une grande étendue ; sans doute elle la devait plus à la nature qu’à ce travail ardent et continu que la nécessité seule sait imposer. Machault lui écrivait [8] : « Je vous envoie aussi une balade, si vous pri que vous en apprenez le chant, quar il n’est pas fort, et si me plaist très bien la musique. » Ces derniers mots expliquent les premiers, et il est évident qu’ici un chant qui n’est pas fort, signifie musique simple et peut-être sans notes élevées. D’autres fois cependant Guillaume lui envoie des compositions d’une exécution plus difficile. Agnès l’avait prié de faire le chant d’une ballade qui lui plaisait, il obéit. a Et par Dieu ! — lui écrivait-il, — long tems ha que je ne fis si bonne chose à mon gré. Si vous suppli que vous le daigniez oyr et savoir la chose ainsi comme elle est faite, sans mettre ne oster… et qui la porroit mettre sur les orgues, sur cornemuse ou autres instruments, c’est sa droite nature [9]. » Ces recommandations ne prouveraient-elles pas que la jeune princesse tentait parfois des modifications à la musique du maître ? Peut-être pouvait-elle faire des transpositions et même diriger l’exécution d’une partition. Une de ses lettres nous la montre initiée au maniement des notes, aux règles de l’harmonie, aux doctes principes des accords, science alors nouvelle et mystérieuse et dont Machault jetait les bases. Elle lui écrit : « Et vous prie que le plus tost que vous porrés, vous veuilliez faire le chant des chansons que vous m’avez envoiées et par espécial : L’œil qui est le droit archiers, et de : Plus belle que li biaus jours, et sur l’autre chanson baladée je en fait une autre : et s’il vous semble qu’elles se puissent chanter ensemble, si les ay faites, je n’en ai encore fait qu’une couple : car les vostres sont si bonnes qu’elles m’esbahissent toutes [10]. » Quoi qu’il en soit, le chant était pour Agnès une passion, et les morceaux de longue ha- leine ne l’effrayaient pas. Les lais étaient des pièces de vers qui comptaient parfois plus de deux cents rimes. Machault en écrivit plus d’un et les mit en musique. Il fit parvenir à sa jeune amie une de ces compositions amoureuses et plaintives. Elle lui répondit : « J’ai pris et vue le lai, que estoit enclos en vostre douce lettre et vous promet que je le sorai au plus tôst que je porrai et ne chanterai autre chose jusques à tant que je sache le dit et le chant. » Comme on le voit, elle était artiste et artiste intelligente et passionnée. Mais il en est du chant, si pur, si mélodieux qu’il soit, comme de l’hymne du rossignol au printemps, comme du parfum du lis sans tache, tout monte au ciel, rien n’en reste sur la terre : heureusement, de la littérature il n’en est pas de même. De la couronne poétique d’Agnès quelques fleurs ont survécu, gracieuses comme la beauté, comme l’amour dans l’âge où les nuits sont de rose et les jours d’azur.

Nascuntur poetoe : Agnès était née poète. Digne petite-fille de Thibault IV, elle lui devait et ses tendres penchants et son amour des lettrés, et le don de produire lais et ballades ; d’ailleurs, elle nous l’apprend elle-même, aucun professeur ne lui révéla l’art de faire des vers. Dans sa seconde lettre à Machault elle lui dit : « Et sur ce je vous envoyé un virelay, lequel j’ai fait ; et s’il y a aucune chose à amender, si la veilliez faire, car vous le savez miex faire que je ne fais ; car j’ai trop petit engien pour bien faire une tele besogne. Aussi n’eu je unques qui rien m’en aprist. Pourquoy, je vous pri, très chiers amis, qu’il vous plaise à moy envoier de vos livres et de vos dis, par quôy je puisse tenir de vous à faire de vos bons dis et de bonnes chansons… et quant il plaira à Dieu que je veoïe, s’il vous plaist, vous les m’apenrez à mieulx faire et dire [11]. »

Voici donc un second fait qui peut expliquer la conduite d’Agnès : le musicien lui plaisait, les leçons du poète lui manquaient, elle avait le désir d’apprendre à bien rimer, il lui fallait un maître. Elle ne pouvait alors mieux choisir ; Machault était le roi des poètes de son âge. Agnès n’a pas l’amour-propre des auteurs de profession ; elle demande de bonne grâce des avis, se soumet aux corrections et promet de se montrer docile aux leçons qu’elle sollicite.

Sa première lettre à Machault a pour prétexte la communication d’un rondeau [12] ; elle cherche un confident sincère et bienveillant pour ses essais poétiques. La poésie est pour elle un amusement ; elle écrit comme elle chante, pour embellir la vie et charmer ses loisirs.

Il n’existe pas de recueil des œuvres d’Agnès ; Machault les a réunies et mêlées avec les siennes, soit parce qu’il en fit la musique, soit parce qu’il y fit des corrections, soit enfin parce qu’elles jouent un rôle important dans l’histoire de ses amours. Sans doute elles furent assez nombreuses, et nous en avons fait la collection aussi complète que possible. Les unes appartiennent à la jeune princesse d’une manière incontestable ; elles sont désignées clairement dans les œuvres de Machault. Il en est quelques autres sur lesquelles les droits d’Agnès sont peut-être plus vagues. Peut-être les lui donner est-il une erreur ; mais serait-ce un grand tort d’avoir ajouté quelques fleurons à la couronne d’une fille de nos rois, spirituelle par la grâce de Dieu, poète par droit de naissance ? Machault nous révèle la variété de son talent : elle écrivait lais et rondeaux [13], virelais, chansons et ballades [14]. Nous avons dit qu’elle s’exerçait à faire des chansons à deux récitatifs sur celles de Machault ; souvent son travail obtenait l’assentiment du maître. « Les deux choses que vous m’avez envoiées, lui dit-il, sont très-bien faites à mon gré ; mais si je estoie un jour avec vous, je vous diroie et apenroie ce que je n’apris en pus à créature, parquoy vous les feriez mieulz [15]. » Un jour lui suffirait ! La jeune muse avait donc peu de choses à apprendre. Aussi voyons-nous Guillaume s’intéresser à son élève. Sans doute dans cet intérêt il y a la part du cœur ; mais enfin, si Machault est épris de la femme, le maître s’attache au disciple ; il lui donnera d’affectueux avis, il lui révélera les secrets de l’art poétique, ses règles encore naissantes, ses ressources inconnues aux profanes ; en un mot, il fera pour elle ce qu’il n’a jamais fait pour personne. Elle en était digne. Machault n’aurait pas prostitué sa science, s’il n’avait senti que ses leçons devaient porter fruits de nature à lui faire honneur.

Alors fleurissait la littérature énigmatique : les poètes cachaient dans un rondeau le nom de leur dame ; c’était de la galanterie en logogriphe et de la passion en anagramme. Ces petits poèmes étaient généralement plus difficiles à composer qu’agréables à lire. Quand la pensée se torture pour s’encadrer dans des mots obligés, pour s’habiller de certaines lettres, elle n’a plus la libre allure de l’inspiration, plus de grâce naturelle, plus de douce naïveté ; ces pièces de vers n’avaient que le charme du mystère. Guillaume de Machault excellait dans ce genre de travail ; ses œuvres en contiennent de nombreux modèles. Agnès, sans doute pour lui plaire, affronta ce genre disgracieux de poésie ; elle fit pour lui ce que les trouvères faisaient pour leurs dames, et peut-être est-il le seul homme de son temps qui ait reçu pareil honneur. « Mon très-doulz cuer, lui dit sa belle amie, je vous envoïe un rondelet où vostre nom est. Si vous pri très amoureusement que vous le veuilliez penre en gré ; car je ne le sceusse faire, se il ne venist de vous. » Nous publions ce rondelet, non comme la perle la plus pure de l’écrin d’Agnès, mais comme preuve de la flexibilité de son talent, prêt à se plier à toutes les formes imposées par le siècle.

Guillaume ne fut pas le seul objet des poésies d’Agnès : le recueil que nous éditons en contient plusieurs, certainement dues à d’autres inspirations. Nous avons montré la jeune princesse attirée vers Machault par la musique et la poésie, et ce ne fut pas la seule fois dans notre histoire que princesse jeune et jolie aima poète laid et disgracieux. Une fille de rois d’Écosse, la première femme de Louis XI, n’a-t-elle baisé la vilaine bouche d’Alain Chartier !

D’autres motifs expliquent encore la conduite d’Agnès : jolie et coquette, elle aimait les louanges, et la poésie sait les donner. Peut-être rêvait-elle la gloire de l’esprit, des grâces, comme elle avait l’éclat de la naissance. Peut-être espérait-elle obtenir de Machault cette immortalité qui perpétuait le souvenir des héroïnes de nos légendes, des femmes illustres des anciens jours. Nul mieux que Machault ne semblait mieux pouvoir combler cet inquiet désir. Leurs relations prirent de suite un caractère de galanterie amoureuse, et dès leur début elle voulut qu’il écrivît un poëme en l’honneur de leurs amours. Il dut, par son ordre, y insérer toute leur correspondance, tous les détails de leur liaison, sans réserve, sans réticence : « Si neveuil ni ne doit pas mentir », dit le poëte au commencement de son œuvre. Aussi reçut-elle le nom du Voir Dit. Ce sont les premières confessions du cœur écrites en français, les premiers mémoires intimes que notre langue puisse revendiquer. Si, par hasard, cet original récit n’était qu’un badinage, ce serait encore le premier roman d’amour dont notre poésie n’aurait pas emprunté le sujet au monde fantastique des épopées guerrières.

Quelques doutes sur la sincérité de ce récit viendront peut-être au lecteur. La lecture attentive du Voir Dit révèle des lacunes, des omissions volontaires. Mais de ce que l’auteur n’a pas tout dit, il ne peut s’ensuivre que ce qu’il a dit soit inexact. Machault proteste lui-même de son respect pour la vérité. Un peu de mystère, d’ailleurs, n’embellit-il pas la vie réelle ? Le crépuscule du soir a ses charmes, et c’est aux ombres de la nuit que le parfum des fleurs enivre, que le chant du rossignol a toute sa magie.

Agnès, en commandant le poëme du Voir Dit, n’avait pas l’intention qu’il restât secret, et quand cette intrigue fut connue du public, elle ne s’en inquiéta nullement.

Cette liaison ne pouvait longtemps rester ignorée. Amour de princes ont nécessairement témoins et confidents. La médisance et la raillerie s’emparèrent bientôt du texte qui leur appartenait. Les gens de lettres, les hommes de goût soupçonnèrent que cette intimité pouvait être simplement un jeu de l’esprit, où l’intelligence avait plus de part que le cœur. Ils s’enquirent moins du rendez-vous que des ballades échangées par les deux amants. On voulut connaître les essais poétiques d’Agnès ; on voulut voir si le sang du roi de Navarre n’avait pas menti.

Machault, dépositaire de ces intéressantes rimes, était d’une discrétion à toute épreuve. C’était pour lui chose sacrée et personne n’en avait reçu communication. Sans doute, les importuns d’un rang inférieur furent facilement éconduits ; mais quand la curiosité gagna les hautes régions de la cour, la résistance devint difficile : elle finit par être impossible, et voici ce que Guillaume fut obligé d’écrire à sa belle amie : « Mon trèz doulz cuer, ma chère suer et ma très douce amour, s’il vousplaist savoir, plusieurs grens signeurs scevent les amours de vous et de mi, et ont envoie par devers moi un chappelain qui est moult mes amis, et m’ont mandé que par li je leur envoie de vos choses et les responses que je vous ay fait, espécialement : Celle qui unques ne nous vit [16]. Si ay obéi à leur commendement, car je leur ai envoie plusieurs de vos choses et des miennes [17]. » Le voile était levé : Agnès obtenait place sur le Parnasse des muses françaises. Elle approuva Machault. Cette publicité n’était-elle pas ce qu’elle désirait ? elle voulait du bruit, de l’éclat pendant ses belles années, du renom après elle.

Le début des relations établies entre le poète et sa belle amie, tout affectueux qu’il parût, était néanmoins en fait purement littéraire. Des lettres, des pièces de vers furent échangées. D’ailleurs, Maehault avait alors la goutte : il ne pouvait donc prétendre à mieux.

Il reçut successivement des gages d’amitié plus intime. Ainsi la jeune princesse lui fit parvenir son anneau. Le poëte, en retour, lui fit parvenir le sien. Bientôt elle lui donna son portrait. Ce gage d’amour eut la vertu de guérir son goutteux ami. Ils ne s’étaient pas encore vus, et Guillaume profita de sa convalescence pour chercher à rencontrer sa dame : il quitta donc la cour, sous prétexte de faire un pèlerinage.

Tous deux voulurent mettre leur sympathie à l’épreuve, et chacun eut l’idée de se faire représenter dans cette première entrevue : Maehault par son secrétaire, la princesse par une amie. Mais la crainte d’une méprise les empêcha de pousser l’expérience au delà des bornes d’un simple projet. Maehault avait trop à perdre quand le moment des explications serait venu. Toujours franc et loyal, il s’était peint dans ses poésies missives tel qu’il était ; d’ailleurs il devait être connu d’Agnès ; Aussi l’accueil qu’il reçut fut tel qu’il pouvait le désirer. En racontant ce premier rendez-vous, le poëte nous donne le portrait d’Agnès ; le voici :

Habit unques ne vi si cointe, Ne dame en son habit si jointe : XVI

Pour ce un petit en parlerai,

Ne ja le voir n’en cèlerai.

D’azur fin ot un chaperon,

Qui fu semés tout environ

De verts et jolis papegaus

Eslevés et tous parigaus.

Mais chacuns a son col fermée

Avoit une escharpe azurée,

Et toute droite la blanche ele

Et leur contenance étoit telle

Que li uns devant li regarde.,

L’autre derrier qui fait la garde ;

Ainsi comme dame doit estre

Surgardée à destre et à sénestre.

Là doit elle bien regarder,

S’elle vuelt bien s’onneur garder.

Vestu ot une sourquenie

Toute pareille et bien faillie,

Fourrée d’une blanche hermine,

Bonne assez pour une ïtoyne.

Mais la douce, courtoise et franche,

Vestu ot une cote blanche

D’une escarlate riche et belle,

Qui fu, ce croi, faite à Brusselle-

Et si tenoit une herminette

Trop gracieuse et trop doucette

A une chaînette d’or fin,

Et un anel d’or en la fin,

A lettres d’esmail qui luisoient

Et qui, gardez moi bien, disoient :

Tu, qui sces jugier des coulours

Et des amoureuses doulours,

Dois savoir la signifiance

Et de son habit l’ordonnance (1).

Comme on le voit, ce portrait est plus emblématique que réaliste : le blanc, l’azur et l’hermine représentent la. constance, l’amour et l’honneur sans tache, et laissent comprendre de

(4) Livre du Voir Dit. XVII

quelle nature purent être au fond les rapports de Guillaume et d’Agnès. Le poëte, en cent autres occasions, vante les charmes de la dame, mais d’une manière vague ; comme tous les amants, il prodigue. à ; sa bien-aimée. les hommages dus aux grâces, à l’esprit, à la beauté, comme par exemple dans ce rondeau :

Blanche com lys, plus que rose vermeille, Resplendissant com rubis d’Oriant, En remirant vo biauté non pareille., Blanche com lys, plus que rose vermeille, Suy si ravis que mes cuer tandis veille Afin que serve à loy de fin amant. Blanche com lys, plus que rose vermeille, Resplendissant com rubis d’Oriant.

Nous n’avons même pu savoir si la petite-fille de Thibault était blonde ou brune. Machault, qui fut plusieurs fois amant heureux dans sa vie, a chanté tour à tour la brune et la blonde, et toujours avec discrétion.

Quoi qu’il en soit, Agnès était belle. Guillaume, enivré par son bonheur, demande un rendez-vous dans un verger aux frais et mystérieux ombrages ; Agnès l’accorde, elle y vient seule, - mais le poëte, homme réservé par tempérament et par habitude, y amène son secrétaire. Laissons-le raconter lui-même ce pre- mier entretien sous la verte feuillée :

sur l’erbe vert nous seymes :

Là maintes paroles devines Que je ne veuil pas raconter, Quar trop long serait à compter. Mais sur mon giron s’enclina La belle, qui douceur fine ha : Et, quant elle y fu enclinée, Ma joie fu renouvelée. Et ne sai pas s’elle y dormi, Mais un po somillia sur mi. Mes secrétaires, qui fu là,

Se mist en estant et ala

5 XVIII

Cueillir une verde feuillette

Et la mist dessus sa bouchette,

Et me dist : — « Baisiez ceste feuille. »

Adonc Amour, veuille ou non veuille,

Me fist en riant abaissier

Pour ceste feuillette baisier.

Mais je n’i osoie touchier,

Comment que je l’eusse moult chier.

Lors désire le me commandoit,

Qu’à nulle riens plus ne tendoit.

Mais cils tira la feuille à li,

Dont j’eus le viaire pâli,

Car un petit fu paoureus

Par force de mal amoureus.

Non pourqnant à sa douce bouche

Fis lors une amoureuse touche ;

Car je y touchai un petiot.

Certes, unques plus fait n’i ot.

Mais un petit me repenti —,

Pour ce que quant elle senti

Mon outrage et mon hardement,

Elle me dit moult doucement :

— « Amis, moult estes outrageus !

Ne savez-vous nulz autres jeus ? »

Mais la belle prist à sourire

De sa très belle bouche au dire ;

Et ce me fist ymaginer

Et certainement espérer

Que ce pas ne li desplaisoit.

C’était un début de riant augure. Mais on voit, à l’inquiétude de Guillaume, qu’il ne se lançait qu’en tremblant dans une in- trigue où tous les dangers étaient pour lui, et ceux du ridicule en cas de mystification, et ceux du châtiment si la famille royale prenait au sérieux ce rêve qui venait rajeunir son au- tomne.

Une semaine se passa dans de douces rencontres, d’aimables entretiens ; la poésie et la musique occupaient les deux amants. Machault donnait des leçons reçues avec plaisir ; Agnès chan- tait les ballades de son doux ami. Quelquefois de ses bracelets elle faisait un collier qu’elle lui mettait en badinant au cou. XIX

Quelquefois elle tressait un chaperon de fleurettes qu’elle lui posait sur la tête, en lui disant :

Ami très-dous}

Dites moy, à quoy pensez-vous ?

Aux soupirs éloquents et discrets dé Guillaume, elle répon- dait malicieusement :

Doulz amis., dont viennent cils plains ? Par ma foi ! je vous gariroie Tout maintenant3 si je savoie !

Puis, certaine du respect du poète, elle ajoutait avec un feint dépit :

Onques couars n’ot belle amie.

Le pauvre Guillaume en perdait le sens. Que voulait-elle ? N’était-ce pas une illusion ? Que répondre ? que faire ? Lui, l’amant heureux d’une fille de France ! lui, — pauvre clerc de cour, humble gentilhomme de Brie ! Il n’avait pas tête grise pour rien. Cette fois, elle fut —de bon conseil : afin d’éviter le péril, il prit bravement la fuite., il se hâta d’accomplir son pè- lerinage. De retour auprès de Jean de France, encore duc de Normandie, il rentra dans les bureaux de la chancellerie et le calme de la vie positive. La raison avait eu le dessus ; mais, hélas ! l’amour eut bientôt sa revanche. Machault reçut avis d’un nouveau rendez-vous. Ce fut à Saint-Denis en France qu’ils se rencontrèrent. Agnès y vint avec une de ses sœurs ; elle en avait quatre, et le Voir DU ne nous donne pas son nom. Elle fut aussi suivie d’une jeune parente. Machault, naturelle- ment, l’avait précédée et attendait sa dame. C’était alors la cé- lèbre foire du Lendit. Marchands, acheteurs et pèlerins encom- braient la ville ; il fut impossible de trouver un hôtel conve- nable pour les quatre voyageurs. Enfin, on parvint à se procu- rer une chambre ; elle n’avait que deux lits. Grand fut l’embar- ras. Les voyageurs s’installent de leur mieux dans l’asile obtenu par la faveur du ciel. Le jour finissait, et bientôt il fallut songer XX

à reposer si faire se pouvait. L’auteur du Voir DU raconte ainsi comment se passa cette nuit aux palpitants souvenirs :

Lors la sœur n’attendit point ;

Ains se coucha en un des lits

A couverte de fleurs de lis.

Ma dame en l’autre se coucha 3

Et deux fois ou trois me hucha.

Aussi faisoit sa compaignette,

Que avoit à nom Guiliemette :

— « Venez coudrier entre nous deux,

Et ne faites pas le honteux,

Vesci tout à point vostre place. »

Je respondi : — « Ja Dieu ne place

Que je y voise ! Là hors serai,

Et là je vous attendrai

Et vous esveillerai à nonne,

Si tost com j’orrai qu’on la soime. »

Adonc ma dame jura fort

Que je iroie ; et quand vint au fort.,

De li m’aprochai en rusant,

Et tousdis en moi excusant

Que ce à moi n’appartenoit.

Mais par la main si me tenoit,

Qu’elles nie tirèrent à force.

Et lors je criai : « On m’efforce ! v

Mais Dieus sut que de là gésir,

C’estoit mon plus très grant désir…

Li sergens, qui Puis nous ouvri.

De deux mentelles nous couvrir

Et la fenestre cloy toute,

Et puis fuis, si qu’on n’i vit goutte.

Et là ma dame s’endormi, Tendis l’un de ses bras sur mi. Là fui longuement de lès elle Plus simplement qu’une pucelle, Car je n’osoie mot sonner, Li touchier ne araisonner, XXI

Pour ce qu’elle estoit endormie.

Là vi je d’Amour la maistrie,

Car j’estoie comme une souche

De lez ma dame en ceste couche…

Et toute voie à la parfin,

Ma dame, que j’aime de cuer fin,

Qui la dormit et sommillia,

Moult doucement s’esvillia,

Et moult doucement toussi,

Et dist : — « Amis, estes vous cy ?

Acolez moi seurement. »

Et je le fis couardement.

Mais moult me le dist à bas ton ;

Pour ce l’acolay à taston,

Car nulle goutte n’i veoie,

Mais certainement bien savoie

Que ce n’estoit pas sa compaigne.

G’estoit comme cilz qui se baigne

En flume de paradis terrestre…

À la lecture de ce naïf récit, on est tenté de se demander ce qu’est devenue la réserve diplomatique de Guillaume ; mais le fait se justifie par les mœurs du temps, simples encore et privées de cette délicatesse si chère à notre siècle. Cette scène trouve des exemples dans nos chroniques sur la vie intime de nos pères. D’ailleurs elle a deux témoins perpétuels, deux jeunes filles qui parleront sans doute. On ne ferme pas la porte, et le serviteur de l’hôtellerie vient, quand chacun est couché, placer des couvertures aux pieds de nos voyageurs. Après quelques propos joyeux, Agnès s’endort paisiblement, comme dans sa couche virginale, aux côtés de sa mère. Sa sœur et sa compai- gnette ne sont-elles pas auprès d’elle ! Honni soit donc qui mal y pense.

Sans doute, en cette circonstance, Machault recueillait le bénéfice de sa goutte et de la cinquantaine ; il ressemblait peu à un galant, et pouvait se donner pour le père de nos pèlerines. Tl est des jours où les cheveux gris, où les infirmités et leurs conséquences ont leur valeur et donnent des privilèges : c’est une compensation aux misères de l’âge. La même bonne fortune n’eût pas été le partage d’un jeune trouvère aux cheveux blonds ou d’un vaillant capitaine à la flère et noire moustache. Quoi XXII

qu’il en soit, Machault, tel qu’il était, ne dormit pas. A quoi songea-t-il jusqu’à noue ? Fort peu sans doute aux affaires de monseigneur le duc de Normandie. L’imagination chez le poète ne vieillit pas : la sienne rêva le paradis terrestre ; mais sa sagesse fut victorieuse, et le baiser du matin le récompensa d’une lutte soutenue avec héroïsme.

Cette narration n’est donc pas une indiscrétion grave à repro- cher à l’auteur. La composition du Voir DU était une exigence d’Agnès, une complaisance de Machault. Aussi le voit-on sans cesse hésiter entre la soumission de l’amant et le respect inquiet du fonctionnaire. Il n’avance dans son récit qu’en hésitant ; sans cesse il demande s’il faut tout dire ; il n’a rien publié sans s’être soumis à. la censure. Il communiquait de temps à autre, à sa belle amie, les portions du poëme déjà faites, en lui demandant ce qu’elle en pensait. « Et s’il y a, — lui disait-il dans une de ses lettres, — aucune chose à corriger, faites y enseignes, car il vous a plue que je y mette tout notre fait. Si je ne say si y met trop ou po (1). » Et ailleurs : « Si ne say s’il est bon que je mette vos lettres en mon livre tout ainsi comme elles sont. » Plus loin il ajoute :

Et si j’ai dit trop ou pau,

Pas ne m’esprins ; car, par saint Pau !

Ma dame veult qu’ainsi le face,

Sous peine de perdre, sa grâce.

Et bien veult que chascun le sache,

Puis qu’il n’i a ni vice ni tache.

Cette protestation de Guillaume explique son rôle ; elle était nécessaire pour donner à ce qui suit son véritable caractère. Tout passe, même les beaux jours, et surtout les beaux jours ; il fallut bientôt quitter l’hôtellerie hospitalière. Les adieux furent tendres. Ecoutons le Voir DU :

Adonc la belle m’acola, Et mis son bras à mon col a., Et je de deux bras l’acolai, Et mis son autre à mon col ai.

(-1) P. US. XXIII

Si attaingnit une clavette D’or, et de main de maistre faite, Et dist : — « Geste clef porterez, Amis, et bien la garderez, Car c’est la clef de mon trésor ; Je vous en fais seigneur dès or, Et desseur tous en serez mestre, Et si l’aim plus que mon œil destre, Car c’est m’onneur, c’est ma richesse, C’est ce dont je puis faire largesse. »

Ce don d’amour n’est pas une des moins singulières confi- dences du Voir BU. Qu’était cette clef ? De quel trésor ouvrait- elle la serrure ? Quelques passages des lettres d’Agnès el de Ma- chault et les mœurs du temps laissent deviner de quelle nature il pouvait être.

C’était alors l’usage des ceintures de chasteté ; jeunes filles et jeunes femmes en portaient, surtout dans le Midi. Agnès n’a- vait-elle pas la sienne et ne remettait-elle pas à Machault la garde de son honneur virginal ? Avant de repousser cette inter- prétation, que le lecteur peut trouver audacieuse et inconve- nante, qu’il jette un coup d’œil sur quelques lettres échangées après le voyage de Saint-Denis.

De retour dans son manoir, Agnès écrivait à Machault : « Si vous jur en l’ame de moy que il n’est eure, en quelque estât que je soye, que il ne me soit avis que je vous voie devant moy, et qu’il ne me souviengne de vostre manière et de tous vos dis et vos faits, et par espécial de la journée de la bénéysson du Lendit et de l’eure que vous partistes de moy, et je vous baillai ma clavette d’or : si la veuillies bien garder, car c’est de mon trésor le plus grand. »

Machault, dans sa réponse, lui raconte que le bruit de leurs amours commence à se répandre ; puis il ajoute : « Quant au noble et riche trésor dont j’ai la clef, par Dieu ! je Firai deffer- mer le plus tost que je porai, et seront au deffermer foi et loyauté, droiture et mesure, et si désir voloit faire le maistre, on ne le soufferoit mie, puisque vous et moi, et loiaulté et bonne espérance sommes aliés contre li, et par ma foy ! il est à moitié desconfis. ».

Réponse d’Agnès : « Vous m’escrisiez que vous veniez briè- ment deffermer le trésor dont vous avez la clef, et si ceulx que XXIV

vous m’avez mandé qui seront au deffermer y sont, la compa- gnie en vaudra mieulz, et je pense bien que il y seront, et ne cuide mie que si désir y vient, qu’il nous puist en rien grever, car cette noble compagnie l’aroit tost desconfit. »

Réponse de Machault : « Vous m’avez fait garde et trésorier des deus plus nobles choses qui soient en tout le monde, c’est de vostre cuer et de vostre riche trésor, et si Dieu plaist, j’en ferai si bonne garde, que Dieu et vous et tous ceulz qui le savent s’en tenront bien apaiés. » Et ailleurs : « Car ce riche trésor, dont je porte la clef, j’en use ainsi com cilz qui est rois, et nulz ne le scet que li. Si n’a nul bien de son royaume et ressemble Tantale, qui muert de soif et qui est en l’eau jus- ques au menton et ne puet boire. Mais ce me griève trop que Raison m’a dit que Dangier porte une clef de ce trésor avec moi, et que je ne le puis deffermer sans li, et aussi que Argus a tous ses C. yex, ne fait que resgarder et espier que nulz ni atouche, et s’il en veoit aucune chose oster, il le diroit tan- tost à Malebouche, qui le chanteroit à note par tous les quar- refours du pays. »

Il faut remarquer ici qu’en langage d’amour, Dangier signifie tuteur, mari, père, mère et surveillant. A la fin de cette lettre, Machault parle de la grande peste qui ravagea la France en 1347 et 1348, et Agnès n’était pas encore mariée. Le mot Dcmgier désigne donc les personnes qui devaient veiller sur sa conduite.

Il est difficile de se méprendre sur la nature de la clef que Machault croyait tenir. Cette possession fut pour lui la source de rêves enchanteurs, qui longtemps bercèrent son imagination et endormirent sa raison.

Agnès avait-elle une pareille clef à confier, et l’avait-elle re- mise à son bel ami ? A côté de ces questions, il en est une autre dont la solution doit avoir le pas : aimait-elle réellement le pauvre Guillaume ?

C’est aussitôt après le voyage de Saint-Denis que les grands sei- gneurs firent demander communication des poésies et des lettres du poëte et de la dame. Il lui fit part de leurs instances et de la nécessité où il se trouve d’y céder. Voici sa réponse : « Si me plaist très bien que vous leur en aies envoie, car je veil bien que Diex et tout le monde sache que je vous aim et ay plus chier que homme qui au jour de hui vive, et si me tien à mieulx paXXV

rée et à plus honnourée de vostre amour que ne Roi ne Prince qui sont au monde (1).

Ce consentement facile de la princesse, ses compliments exa- gérés, ne paraissent pas étranges au poëte. Cependant, si cette jeune fille eût eu pour lui un penchant sincère, l’eût-elle affiché de gaieté de cœur ? Eut-elle permis la publicité de ses sentiments intimes, d’une faiblesse qui pouvait perdre son avenir ? Machault se fait illusion, sa passion l’aveugle, et nuit et jour il travaille pour sa royale amie.

Ces ballades, ce poëme qui chantaient ses charmes, satisfai- saient les désirs d’Agnès ; aussi ne cesse-t-elle de l’encourager dans ses lettres. « Et ai grant joie, — lui écrit-elle, — de ce que vous estes remis à faire nostre livre, car j’ay plus chier que vous le faciez que autre chose (2). » A son billet elle joint comme gages d’amour quelques objets de toilette portés par elle.

Le poëte s’exalte, il travaille sans relâche : « Vostres livres, — lui répond-il, — se fait et est bien avanciés, car j’en fait tous les jours cent vers : et par m’ame ! je ne me porroie tenir du faire, tant me plaist la matière ; mais j’ai trop à faire à quérir les lettres qui respondent les unes aux autres. Si vous pn qu’en toutes les lettres que vous m’envoierez dores en avant, il y ait date sans nommer le lieu. » Agnès n’en fit rien. Aussi règne-t-il dans les détails du Voir Dit un vague chronologique fort regrettable. Plus loin le poëte entre dans les vues d’Agnès ; il veut « que on parle de leurs amours cent ans cy après, en tout bien et en tout honneur. » Enfin il n’oublie pas de faire valoir son zèle amou- reux en ajoutant *. « Vous me faites veillier une partie des nuis et escrire grant partie des jours (3). »

Pendant que le poëte travaillait, la contagion et la guerre chassaient la cour de châteaux en châteaux. Agnès la suivait, et de temps à autre donnait à Machault un souvenir. Elle s’in- quiétait surtout de ce que devenait le Voir Dit.

De son côté, le poëte s’inquiétait de cette longue absence ; il avait vu en rêve sa dame vêtue de vert, couleur de l’incons- tance ; il ne demandait qu’à être rassuré. Rien ne ralentissait sa verve dévouée, et par chaque courrier il soumettait à sa belle

(4) P. 445.

(2) P. 4 45.

(3) P. 4 46. XXVI

amie ce qu’il venait d’écrire, et demandait avis et correction. Il s’excusait près d’elle de tout dire, et, pour lui plaire, émet- tait l’espoir d’éterniser par ses vers le souvenir de leurs amours.

Le poème devenait un volume ; son importance devait satis- faire la coquetterie la plus ambitieuse. Aussi Machault reçut-il d’Agnès la lettre ci-après :

« Mon très doulz cuer, ma douce amour et mon très chier ami, plaise vous savoir que je suis où vous savez ; et sachiez que quant il vous plaira à venir, vous y trouverez tel joie et tele douceur que vous pourriez penser et souhaidier, car j’ai em- prisonné Dangier et Malebouche, et si ay endormi Argus en tele manière, qu’il ne ha celli qui ja vous puisse grever de riens. Quant ce sera que vous venrez, je vous pri que vous prenes vostre ostel en l’ostel que vous saves, car il me semble que c’est le meilleur. Et voldroie bien, s’il pooit estre, que vostre secrétaire venist aveuc vous, et s’il ne puet estre, si amenés aveuc vous de vos gens, ceulz en qui vous vous fiez le mieulz. Et venez si secrètement que nuls ne sache rien de vostre venue, jusques à tant que je aurai parlé à vous. Et à. mon pooir le trésor sera deffermés avant qu’il soit nulle nou- velle de vostre venue, et si tost comme vous serez descendus en l’ostel dessus dit, si envoies par devers moi en l’ostel de ma mère aucun de vos gens, et par cellui m’escriviez vostre venue. Et s’il trouvoit en l’ostel de ma mère aucune personne qui li demandast dont il venist, qu’il deist qu’il venist de ma suer, , et qu’il m’aporte lettres de par elle.

« Mon trez doulz cuer, je vous pri que vous m’escrisiez vostre estât par ce message, et quant vous venrez par devers moi, adfin que je puisse mieulx estre avisée de mon fait. Car je pro- mets loiaulment que la plus grant cause pour quoi je sui venue où je suis, si est pour ce que je vous y porray veoir plus à loisir que aillours. Vostre très loiale amie (1) ! »

Cette lettre était conçue de manière à. donner au poète les espérances les plus riantes ; les précautions indiquées par Agnès semblaient lui promettre la réception la plus digne d’envie. La clavette paraissait devoir être enfin pour lui la clef du paradis d’amour (2).

(’I) P. 150.

(9) Titre d’un des lais d’Agnès. XXVII

À cette époque Agnès, encore libre de disposer de sa main, vivait chez sa mère, sans doute au milieu de jeunes demoiselles plus rieuses que prudentes, entourée d’adorateurs, parmi les- quels elle avait fait un choix.

Aussi cette mystérieuse clavette était pour Machatilt ce que fut pour la Châtre le célèbre billet de Ninon. Agnès et ses amies s’amusaient des rêveries du pauvre poète, et la cour entière se divertissait à ses dépens.

Un ami charitable vint enfin le prévenir de ce qui se passait : ses ballades amoureuses, ses lettres intimes sont livrées par Agnès aux princes et àleurs compagnons, et chacun d’en rire. Le rendez-vous qu’on lui donne n’est pas sérieux : une mys- tification l’attend.

Machault est stupéfait ; il refuse de croire au rôle qu’on lui donne : lui le poète distingué, l’artiste émérite, le conseiller des rois, jouet des railleries de la cour, trompé par l’amie à laquelle il consacre ses jours et ses nuits, sa verve et ses talents ! cela ne se peut.

Cependant il réfléchit, la raison se réveille-, il se souvient des regards moqueurs qu’on lui lance quand il passe ; il a même entendu dire près de lui d’un air railleur : « Voici Guil- laume de Machault qui a belle amie ! »

Le bon sens, la dignité de son caractère reprennent le dessus : il n’ira pas au rendez-vous qu’on lui donne. Il écrit à Agnès que l’amitié lui révèle les perfidies de l’amour. * Un ami, —lui écrit-il, —m’adit, et pour certain, que vous monstrez à chascuns tout ce que je vous envoie, dont il semble à plusieurs que ce soit une moquerie. Si en faites votre volenté ; mais j’ai bien aucune fois esté en tel lieu, comment que je vaille po, que on ne me faisoit mie ainsi… Si ne vous pense plus à escrire chose que vous ne puissiez monstrer à chascun, car il semble que ce soit pour vous couvrir, douce dame, et faire semblant d’un

autre amer Je vous envoie ce que j’ai fait depuis de vostre

livre ; si le poez montrer à qui qu’il vous plaist, car par ma foy ! je mettois grant peine à le faire. Et comment que vous teingniez que ce soit moquerie, par m’ame ! il n’a mie III per- sonnes au monde pour que je l’entreprinsse à faire (1). »

(4) P. 4 54. XXVIII

Comme on le voit, c’est par le Voir DU, fidèle à son titre, que nous connaissons le malheur de Machault. Sa franchise est- elle une vengeance, une expiation de sa crédulité ? Il avait enfin deviné toute la vérité : Agnès ne l’aimait pas, elle en aimait un

autre. Quel était-il ?

À la cour de France vivait alors ce Gaston Phébus, comte de Foix, dont la mémoire est si chère aux guerriers, aux poètes, aux chasseurs. En 1348, il n’avait que vingt ans ; jeune, beau, vaillant, il était le modèle de la chevalerie. Voici le brillant portrait que Froissart en traçait encore quarante ans plus tard (1) :

« Le comte Gaston de Foix dont je parle, en ce temps que je fut devers lui, avoit environ cinquante-neuf ans d’âge, et vous dis que j’ai en mon temps vu moult de chevaliers, rois, princes et autres ; mais je n’en vis oncques nul qui fut de si beaux membres, de si belle forme, ni de si belle taille et viaire bel, sanguin et riant, les yeux vairs et amoureux là où il lui plai- soit son regard à asseoir. De toutes choses il étoit si très par- fait, qu’on ne le porroit trop louer ; il aimoit ce qu’il devoit aimer, et hayoit ce qu’il devoit haïr. Sage chevalier étoit et de haute emprise et plein de bon conseil… Il fut large et cour- tois en dons… et aux champs, été ou hiver, aux chasses volon- tiers estoit, d’armes et d’amour volontiers se déduisoit… Il étoit accointable à toutes gens, doucement et amoureusement à eux parloit… Il prenoit en toutes ménestrandies grand éba- tement, car bien s’y connoissoit ; il faisoit devant lui et ses clercs volentiers chanter chansons, rondeaux et virelais… Brièvement et tout ce considéré et avisé, avant que je vinsse en la cour, je avois été en moult de cours de rois, de ducs, de princes, de comtes et de hautes dames, mais je n’en fus onc- ques en nulle qui mieux me plut, ni que fut sur le fait d’armes plus réjouie comme celle du comte de Foix estoit. »

Tel était Gaston Phébus à cinquante-neuf ans ! Que devait-il être en 1348, alors qu’il ne comptait que vingt printemps ? Près de lui qu’était Guillaume de Machault, pauvre gentilhomme de Brie, homme de plume et de bureaucratie, borgne, laid, gout- teux et chargé de dix lustres pesants ? La lutte n’avait pu être sérieuse, elle n’avait jamais existé. Au comte de Foix le cœur

(’! ) Froissart, liv. III, chap.’13. XXIX

de la princesse, à Machault un caprice de jeune fille coquette et malicieuse.

Gaston Phébus donnait à la royale damoiselle un nom, un riche domaine, une position princière ; il était d’une figure, d’un âge et d’une valeur personnelle, comme homme d’épée et comme homme d’esprit, à conquérir ses affections ; il les ob- tint, et bientôt il fut son fiancé. Pour lui furent évidemment écrites les tendres poésies de la jeune princesse ; elle y vante, dans celui qu’elle aime, des charmes et des mérites que Ma- chault n’eut jamais. C’était pour lui plaire qu’elle avait pris des leçons de littérature ; c’était à lui seul que devaient appartenir tous ces trésors du cœur et de l’esprit dont le poëte avait rêvé la possession.

Guillaume fit d’abord quelques efforts pour reprendre un ter- rain qu’il croyait avoir perdu ; il adressa quelques reproches en vers : on chante ce qu’on ne peut dire. Citons entre autres deux rondeaux, qui peignent assez bien les peines amoureuses de leur auteur :

Yoici le premier :

Se pour ce muir qu’amours ay bien servi, Fait mauvais servir si fait signour. Ne je n’ay pas, ce croy, mort desservi Pour bien amer de très loial amour ; Mais je voy bien que finir faut un jour, Quant je congnois et voy tout en appert, Qu’en lieu de bleu, dame, vous vestez vert (1).

Le vert, nous l’avons dit, cette riante couleur du printemps si chère aux amours, était aussi l’emblème de l’infidélité ; en mai tout se renouvelle, tout change. L’azur était au contraire l’emblème de la constance, de la fidélité sans tache. Le poëte fait une humble allusion aux rêves qui troublaient son sommeil.

Le second rondeau est plus fier : Machault se relève avec dignité et repousse le rôle ridicule qu’on lui fait jouer :

Se ne suy pas de tel valour, Dame, qu’à vous doye penser,

(4) P. 55. XXX

Ne que souhaidier vostre amour Deusse, à raison regarder ; Mais plus vous aim, si Diex me voie, Que nulz ; et puis qu’il est ainssi, Dame, com povres que je soie, J’ay bien vaillant un cuer d’ami (1).

Le mariage d’Agnès et de Phébus n’était pas encore officielle- ment annoncé. La jeune princesse répondit par des assurances d’amitié. Dans sa lettre il est encore question de la mystérieuse clavette, mais ce n’est plus que celle d’un coffre où serait enfermé son cœur ; elle la réclame par lettre, par messager. Elle supplie Macbault de venir, elle veut avoir avec lui une explication. Guillaume, blessé dans ses affections d’amant, dans sa dignité d’bomme sérieux, refuse ce rendez-vous ; son secrétaire le rem- place. Quelles furent les explications d’Agnès ? Le Voir Dit ne nous le révèle pas ; mais la jeune princesse remit à l’envoyé de son maître en poésie quelques joyaux tirés du coffre mystérieux dont elle avait sans doute la véritable clef. Il était le dénoû- ment d’un badinage peut-être trop prolongé. Machault refusa noblement de recevoir le salaire de son travail et de sa com- plaisance, la réparation pécuniaire du ridicule qu’il subissait, du chagrin qui devait peser sur son existence ; mais, en homme de cour, il promit de restituer le gage d’amour reçu par sa crédulité. Sa dernière lettre nous le montre prêt à finir le poème du Voir Bit ; il fait taire le ressentiment de son amour- propre et les regrets de son cœur. Il avait aimé sa noble amie : il lui pardonne. Agnès avait compté sur la générosité du poète ; elle lui répondit une lettre affectueuse, où elle implore l’oubli du passé, prie Guillaume de conserver pour l’amour d’elle les joyaux qu’elle lui donne, et termine sa dernière lettre par un affectueux rondeau.

Ici finit le poème du Voir Dit. Le poète ne cbercba jamais à venger ses injures ; il se plaignit, mais en respectant dans Agnès la femme qu’il avait chérie et dont il avait cru posséder l’amour.

Agnès avait donné l’espérance du bonheur, Macbault avait donné l’espérance du renom : n’étaient-ils pas quittes ! Seule- ment pour le poète les jours de l’automne étaient venus et ses

(’1) P. 55. XXXI

illusions s’en étaient allées avec les dernières feuilles. Agnès, au contraire, était au printemps de l’âge : fleurs devaient encore longtemps fleurir pour elle. À son tour elle allait subir sérieu- sement l’épreuve de la vie ; elle allait aussi voir s’évanouir ses rêves les plus doux : Gaston Phébus, le fier comte de Fois, de- vait trop tôt venger le modeste secrétaire du duc de Normandie.

Le mariage d’Agnès, suivant la Chronique de Saint-Denis, eut lieu dans la chapelle du Louvre, le 4 août 1349 (1). Le 21 sep- tembre suivant, le roi ratifiait cette alliance, honorable pour la maison de France, et les fêtes célébrées à cette occasion ne tardèrent pas à faire oublier à la cour la mésaventure du poëte.

Ce poëte aurait dû faire comme la cour, oublier ses rêves malheureux et se replier sur des souvenirs heureux : il n’en fit rien. Il se posa en victime de l’amour ; il afficha des prétentions que rien ne justifiait, que tout condamnait, et sa position, et celle d’Agnès alors mariée, et la conduite de la jeune comtesse désormais sans reproche. Il ne craignit pas de demander ce qu’il avait cru pouvoir obtenir. Agnès ne voulait plus continuer le rôle coquet et léger qu’elle jouait gaiement dans le Voir DU. Gaston Phébus, prince méridional, passionné, jaloux comme un enfant des Pyrénées, n’eût pas souffert même une apparence de badinage. Une craignait pas Machault, et le silence d’Agnès fut tout ce qu’il exigea d’elle.

Machault, dans une de ses ballades, nous apprend lui-même que ses lettres, ses ballades, ses pièces, restèrent sans réponse.

En voici le premier couplet :

Je puis trop bien ma dame comparer A l’ymage que fist Pygmalion. D’yvoire estoit, tant belle et si sanz per Que plus Pâma que Médée Jason.

Li fols toudis la prioit ; Mais l’ymage rien ne li respondoit. Ainssi me fait celle qui mon cuer font ; Qu’adès la pri et riens ne me respont (2).

(1) Ouïe 5 juillet 4 348.

(2) P. 60. XXXII

Machault, sans doute, ne méritait pas la mystification dont il avait été l’objet : mais sa persévérance était une faute ; il ne craignit pas de donner à sa folle passion le caractère de la ja- lousie (1). Ses plaintes prirent un caractère de reproches gue la conduite d’Agnès repoussait. Il les mettait en rondeaux et les lui envoyait.

En voici quelques-uns :

Se par amours n’amiez autrui ne moy, Ma grief dolour en seroit assez niendre ; Car espérance aroye en bonne foy, Se par amours n’amiez autrui De moy. Mais quant amer autre, et moy laissier voy, C’est pis que mort… (2).

Et ailleurs :

Pour Dieu, Dame, n’aimez autre que mi, Car par mafoyje n’airn autre que vous.

La fièvre qui troublait le poète ne se calmait pas, et parfois il allait jusqu’à se montrer jaloux des droits de Gaston Phébus.

Voici quelques-uns des vers imprudents qu’il fit sous cette folle impression d’esprit :

Las ! amours me soloit estre Douce, courtoise et po fière Et de ses dous biens repaistre Com vraie amoreuse mère. Or m’est sa grâce si chière Qu’en dolour me fait languir Et avoir toute griété Quant je voy autruy jouir De ce que jay tant amé (3).

Il fallut mettre un terme à ses importumtés. On lui interdit l’accès des lieux où vivait la comtesse de Foix. Force lui fut de

(1) Trop est cruetix li maulz de jalousie, p, 58.

(2) Œuores de G. de Machault, p. 53.

(3) P. 6’l. se soumettre ; mais il ne put se taire, et c’est encore à ses plaintives poésies que nous devons la connaissance de cette nouvelle et dernière disgrâce.

« Ma dame m’a donné mon congié », dit-il dans un rondeau (1) :

Ma joie et l’onneur de mi,
Mon cuer, m’amours, mes dépors
Et mes amoureus trésors
M’ont de leur grâce banni (2).

Et ailleurs :

Mais la bêle sans orgueil,
Qui met en moi tout ce dueil,
Ne vu et que je passe le sueil
De son pourpris (3).

Comme toutes les victimes de l’amour, il crut qu’il en perdrait la vie : il le dit, le chanta sous toutes les formes, et ses poésies sont pleines d’adieux à ce monde, où son âme était en peine, à celle qui le faisait souffrir.

Morray-je donc sans avoir vostre amour,
Dame que j’aime !

dit-il dans une de ses plus touchantes ballades. Mais la comtesse de Foix ne l’écoutait plus : son cœur et ses affections étaient ailleurs. La maternité, ses joies et ses chagrins, les jours heureux et les afflictions du mariage absorbèrent bientôt toute sa vie. Sans doute les condoléances de Machault trouvèrent quelques’échos malins et complaisants. Agnès répondit à la médisance par une joyeuse ballade. Sa conscience était sans reproche grave, et elle bravait les propos des méchants. Elle rimait encore ; mais c’était à son époux, à Gaston Phébus seul, que s’adressaient ses chants d’amour.

(1) Exemplaire de Berry, fol. 4 35.

(2) Le lay mortel.

(3) Le lay de plour. XXXIV

Macbault finit par courber la tête devant une destinée qu’il avait dû prévoir. Il ne mourut pas de chagrin, mais il quitta la cour. Pourvu depuis longtemps des revenus d’une prébende dépendant du chapitre de Reims, il se retira dans son canoni- cat et fut assez sage pour donner aux muses le reste de son existence. Agnès continua d’être l’âme de ses inspirations. Il acheva, retoucha son poëme du Voir Dit. Il dut lui faire subir de nombreuses modifications, des suppressions regrettables. On en fit plusieurs copies qu’il offrit aux princes lettrés de son temps. Peut-être était-ce une consolation pour lui, un hommage à celle qu’il ne cessa jamais de chanter et d’aimer.

Pendant qu’il se donnait pour le type de l’amant fidèle, Gas- ton Phébus vivait en mari volage ; il ne tarda pas à trahir Agnès. Une seule affection ne pouvait suffire à son cœur ardent. Jeune, brave, puissant, il n’eut pas de peine à se faire aimer. Il fut inconstant dans son inconstance, et plus d’une fois il abandonna celles qui s’étaient faites complices de ses infidéli- tés. Il eut plusieurs enfants naturels, qu’il élevait chez lui comme les siens et sous les yeux d’Agnès, dont il insultait ainsi la juste douleur.

D’autres infortunes devaient encore la frapper. Peu de temps après son mariage, le 6 octobre 1349, elle perdait sa mère. Charles le Mauvais, son frère, ne tarda pas à déshonorer par ses perfidies et ses crimes le trône de Thibault.

Les consolations de la maternité restaient encore à la mal- heureuse comtesse : son mariage avait été fécond. Dieu lui donna plusieurs enfants, mais un seul fils lui restait. Brave, spirituel, bien fait, digne héritier de ses pères, il donnait à sa mère bonheur et consolation, il promettait à sa vieillesse des jours de félicité. On le nommait Gaston.

Mais l’amabilité du jeune comte ne pouvait, compenser les torts de son père, et l’intérieur d’Agnès ne pouvait être heureux. Le public savait ses peines, et les chroniques en ont conservé le souvenir : « Voir est, — dit Froissart (1), — que le comte de Foixet madame de Foix, sa femme, ne sont pas bien d’accord ni n’ont été trop grand temps a… » Charles le Mauvais, roi

(1) Liv. ni, ch. 4 3. de Navarre, entretenait et exploitait leurs dissensions domestiques. Une occasion fatale lui fut offerte de faire peser sur sa malheureuse sœur son infernal génie. Il ne la manqua pas.

Le sire d’Albret était prisonnier du comte de Foix, Le roi de Navarre offrit de se rendre sa caution jusqu’à concurrence de 50, 000 francs. Gaston refusa de s’en rapporter à sa parole. Agnès s’indigna contre son mari, parce qu’il se défiait de son frère qu’elle ne connaissait pas encore assez. « — D’ailleurs, — lui disait-elle, — vous savez que vous me devez affirmer pour mon douaire cinquante mille francs, et eux mettre en la main de monseigneur mon frère : si ne pouvez être mal payé[18]. » — Gaston se rendit à cette raison, en ajoutant : — « Puisque vous m’en priez, je le ferai, non pas pour l’amour de vous, mais pour l’amour de mon fils. » Cette réponse amère allait porter ses fruits. Le sire d’Albret, mis en liberté, donna 50, 000 francs au roi de Navarre, qui les garda pour lui.

« Lors, — ajoute Froissart, — dit le comte à sa femme, il vous faut aller en Navarre devers votre frère le roi, et lui dites que je me tiens mal content de lui, quand il ne mémoire ce qu’il a reçu du mien. — La dame répondit que elle iroit volontiers et s’en départit du comte avec son arroi, et s’en vint à Pampelune, devers son frère, qui la reçut liément. La dame fit son message bien et à point. Quand le roy l’ot entendue, si répondit et dit : Ma belle sœur, l’argent est votre ; car le comte de Foix vous en doit douer, ne jamais le royaume de Navarre ne partira, puisque j’en suis au-dessus. — Ha ! monseigneur, vous mettez trop grand haine par celle voie entre monseigneur et nous ; et si vous tenez votre propos, je n’oserai retourner en la comté de Foix, car monseigneur m’occiroit et diroit que je l’aroie déçu. — Je ne sais, dit le roi, qui ne vouloit pas remettre l’argent arrière, que vous ferez, si vous demeurerez ou retournerez ; mais je suis chef de cet argent, à moy en appartient, pour vous le garde, mais jamais ne partira de Navarre ! »

La comtesse de Foix ne put en avoir autre chose. « Si se tint en Navarre et n’osoit retourner. Le comte de Foix, qui veoit la malice du roi de Navarre, commença sa femme grandement à enhaïr et à être mal content d’elle. Jà n’y eut elle coulpe et à xxxvi

mal contenter sur li ; de ce que, tantôt son message fait, elle n’étoit retournée. La dame n’osoit, qui sentoit son mari cruel, là où il prenoit la chose à déplaisance. »

Comme le dit le chroniqueur. Agnès n’était pas coupable des torts de son frère. Si ses craintes, si la colère du comte contre elle étaient sérieuses, elles prouvent dans quel état malheureux ils vivaient. Si elles étaient exagérées, elles devenaient un pré- texte que sut exploiter l’antipathie des deux époux. La politi- que jeta son voile complaisant sur des motifs qu’on n’osait avouer. Ces faits se passaient en l’an du Christ 1369. Déjà, depuis vingt ans, Agnès avait donné sa main à Gaston Phébus : elle était jeune encore, et cependant ses beaux jours étaient bien loin. Sa vie allait encore s’assombrir.

Gaston, son fils chéri, sa joie, son bonheur, son seul et der- nier avenir, comptait alors seize printemps. Par un traité po- litique, il était déjà marié. Sa femme, la jeune fille du comte d’Armagnac, était un modèle de grâces et de beauté. Lui-même était bel écuyer et ressemblait en tout à son père, ditFroissart. Pour ces deux fiancés l’aurore semblait se lever riante et pleine de douce espérance. Le jeune comte aimait tendrement sa mère. Las de son absence, il voulut la visiter : son père lui permit d’aller en Navarre ; il passa près d’Agnès quelques jours de bon- heur qui ne devaient plus revenir. Il insistait près d’elle pour la décider à rentrer dans le château conjugal. Mais il parlait d’a- près son seul désir, et il fut forcé d’avouer qu’il n’était pas chargé de cette négociation. La dame de Foix, soit par amour- propre, soit par crainte réelle ou simulée, refusa de le suivre : il dut partir seul, et le cœur navré, peut-être plein de tristes pressentiments, il eut le malheur d’aller rendre ses devoirs à son oncle. Charles le Mauvais lui fit pendant dix jours un brillant accueil.

« Mais, dit Froissart (1), quand ce vint sur le point que l’en- fès dut partir, le roi le trait à part à sa chambre secrètement et lui donne une moult belle boursette pleine de poudre, de telle condition qu’il n’étoit chose vivante qui, si de la poudre touchoit ou manjeoit, que tantost ne li convenist mourir sans nul remède. » — « Gaston, dit le roi, beau neveu, vous ferez

(4) Liv. III, ch.’13. XXXVII

ce que je vous dirai. Vous véez comment le comte de Foix, vos- tre père, a, à son tort, en grand haine vostre mère ma sœur, et ce me déplaît grandement et aussi doit-il faire à vous. Toute- fois, pour les choses réformer en bon point, et que votre mère fut bien de votre père, quand il viendra à point, "vous prendrez un petit de cette poudre et en mettrez sur la viande de vostre père et gardez bien que nul ne vous voie. Et si tost comme il en aura mangé, il ne finira jamais, ni n’entendra a autre chose fors qu’il puisse ravoir sa femme vostre mère avecques lui ; et s’entraimeront à toujours, mais si entièrement que jamais ne se voudront départir l’un à l’autre. Et tout ce devez vous grande- ment convoiter qu’il avienne. Et gardez bien que de ce que je vous dis, vous ne vous découvrez à homme qui soit, qui le dise à votre père, car vous perdriez votre fait. » — L’enfès que tour- noit en voir tout ce que le roi de Navarre son oncle lui disoit, répondit et dit : — Yolentiers ! »

Gaston, rêvant au doux avenir que son oncle lui promettait, revint en hâte chez son père. Celui-ci, nous l’avons dit, avait des bâtards, et sans crainte du scandale, sans ménagement pour sa femme et son fils, les recueillait chez lui. L’un d’eux, Yvain était son nom, avait la même taille et le même âge que Gaston. Elevés ensemble, ils n’avaient qu’une chambre et mettaient parfois les vêtements l’un de l’autre. Gaston, à son retour, reprit sa vie intime avec son frère naturel. Peu de jours après celui- ci, suivant son habitude, voulut revêtir la cotte de son com- pagnon et découvrit la bourse et la poudre donnée par le roi de Navarre. A la suite d’une querelle d’enfant, il alla porter plainte à son père et lui dire que Gaston, depuis son arrivée, portait sur sa poitrine une boursette toute pleine de poudre. — « Mais, iajouta-t-il, je ne sais à quoi elle sert, ni ce qu’il en veut faire, fors tant que il m’a dit une fois ou deux que madame sa mère sera temprement et bien bref mieux en votre joie que oncques ne fut. »

Le comte fit venir son fils, lui prit dans le sein la petite bourse et mit de la poudre qu’elle contenait sur une tranche de pain. Un lévrier, auquel il la fit manger, mourut sur-le-champ dans d’atroces convulsions.

Le comte de Foix, sans faire la moindre enquête, voulait tuer son fils : on arrêta son bras, et sa colère s’assouvit sur ses ser- viteurs, traînés en grand nombre au supplice. Le jeune prince xxxvin

fut conduit en prison, et sur les instances des nobles et des notables du comté, Gaston Pbébus promit de lui laisser la vie.

Enfermé dans la tour d’Orthez, Gaston tomba dans un pro- fond accès de mélancolie. Bientôt il refusa de quitter son lit et de prendre des aliments, « maudissant, dit Froissait, l’heure qu’il fut oncgues né ni engendré pour être venu à telle fin ».

Le dixième jour on prévint son père qu’il se laissait mourir de faim. « Alors, — dit le chroniqueur, —le comte s’enfelonna et sans mot dire il se partit de sa chambre et s’en vint vers la prison où son fils étoit, et tenoit à la maie heure un long petit coutel, dont il appareilloit ses ongles et nettoyoit. Il lit ouvrir l’huis de la prison et vint à son fils et tenoit la lamelle de son coutel par la pointe, et si près de la pointe qu’il n’y en avoit pas hors de ses doigts la longueur d’un gros tournois. Par mautalent en boutant ce tant de pointe en la gorge de son fils, l’assena, ne sais en quelle veine, et lui dit : — « Ha, traitour ! pourquoi ne manges tu point ? » — Et tantost s’en partit le comte sans plus rien dire ne faire et rentra en sa chambre.’L'enfès fut sang mué et effrayé de la venue de son père, avecques ce qu’il étoit foible de jeûner et que il vit ou sentit la pointe du coutel qui le toucha à la gorge, comme petit fut, mais ce fut en une veine ; il se tourna d’autre part et là mourut. »

Ainsi périt ce jeune prince, victime de son amour filial. Le peuple l’aimait et il fut regretté de tous. Son tombeau s’éleva dans l’église des Frères-Mineurs, à Orthez ; Gaston Phébus lui survécut de vingt et un ans, et jusqu’à, la fin de ses jours il pleura son erreur et sa violence. Avec ce jeune prince finissait la branche aînée des comtes de Foix, des anciens comtes de Carcassonne ; avec le malheureux Gaston s’éteignaient tous les calculs ambitieux de son père, les seules espérances de bonheur qui pouvaient encore sourire à la pauvre Agnès »

Qu’elle était loin du rendez-vous dans le verger, du riant pèlerinage à Saint-Denis ! Roses de jeunesse, fleurs de gaieté étaient fanées, flétries, effeuillées à tout jamais pour elle. Rêves d’amour, rêves de bonheur maternel s’étaient évanouis pour toujours. Trahie par son infidèle époux, par lui privée de tout ce qui l’attachait encore à la vie, fugitive, sans asile, si ce n’est chez un frère qu’elle devait haïr, mépriser et craindre, elle avait XXXIX

été-brisée parle malheur, ce despote qui ne respecte rien, qui viole palais et chaumières, qui broyé avec.une impartiale cruauté cœurs d’épouses bergères ou châtelaines, cœurs de mères ri- ches ou pauvres. La comtesse de Fois ne voulut pas rester aux lieux témoins de ses humiliations et de ses douleurs : elle quitta la cour funeste de Charles le Mauvais, et les Pyrénées, tombeau du fils aimable qu’elle avait tant chéri. Ce fut au nord, dans le sein de sa famille, qu’elle revint chercher un asile digne d’elle, qu’elle alla demander des amis pour son cœur aimant, des consolations pour son âme déchirée de souvenirs et désor- mais sans espoir sur la terre.

La vertueuse compagne de Charles le Sage, de ce grand roi qui sauva la France du joug de l’étranger, Jeanne de Bourbon, tendit à la dame de Foix une main hospitalière : elle lui donna près d’elle une place honorable et l’admit dans son intimité.

Dans cette cour pleine de dignité, Agnès se vit honorer des arts et des lettres, ces deux cultes de sa jeunesse ; la musique et la poésie, qui toutes deux avaient embelli ses premières années, purent adoucir ses chagrins et calmer les agitations d’une âme longtemps troublée par les passions et l’inquiétude, minée par de cruels regrets.

Songeait-elle parfois au pauvre Guillaume, à ce serviteur fidèle, dont elle avait dû repousser l’imprudent amour, dont elle aurait dû peut-être ménager l’amitié ? Oublie-t-on jamais les beaux jours de la vie ! Quand l’infortune, cette destinée fatale de l’homme, jette ses voiles sombres sur son cœur et l’empêche de regarder en avant, la Providence lui permet de regarder en ar- rière et de rallumer son courage au soleil des souvenirs. Ses re- lations avec Machault avaient été sans tache, la médisance seule put supposer ce que le Voir Dit et les œuvres de Machault démen- tent avec constance. Pour Agnès, ce ne fut qu’un badinage poussé trop loin par sa coquetterie et son caractère alors jeune et joyeux, rendu plus sérieux par l’imagination présomptueuse d’un poète qui n’avait pas su vieillir. Mais de tout ce passé rien n’était à cacher ; tout avait pu se dire, se raconter. Heureux qui sème des fleurs sur les premiers pas de sa vie ; il peut les re- trouver quand, près du terme, il remonte la route qu’il a par- courue et revient en rêvant à son point de départ.

Machault vivait à Reims, toujours ami dévoué, toujours poëte et musicien ; il y mourut en 1377. Sans doute le temps avait XL

guéri sa foile passion ; et si ses avant-dernières pensées avaient été pour Agnès, les dernières furent pour le Dieu qui pardonne aux faiblesses humaines, sourit au repentir et rappelle à lui les âmes bonnes et généreuses.

Après sa mort, un jeune poète, son élève, son ami, chanta ses talents et ses vertus ; mais sa plume était mordante, et son es- prit audacieux ne respectait ni l’âge, ni le sexe, ni le rang, ni le malheur. Il écrivit une ballade railleuse, dans laquelle il demandait à la comtesse de Foix la permission de se dire, après la mort de Machault, son loyal ami. Cette ironie était peu généreuse : Gaston Phébus n’avait que trop vengé Machault. Les temps avaient cruellement marché pour Agnès ; elle n’était plus blanche comme lis, plus que rose vermeille. Les années, les malheurs avaient flétri ses charmes et sans doute éteint sa gaieté, ses goûts artistiques et sa verve poétique. Depuis longtemps, chaque année lui portait un coup cruel : en 1378 elle perdait sa royale parente, sa bonne protectrice. La reine Jeanne de Bour- bon mourait trop jeune pour avoir élevé ses fils dans les prin- cipes qui furent ceux de leur père, qui les auraient sauvés de la tyrannie des passions et eussent donné à la France de grands princes et des jours de gloire et de félicité. Agnès était près de la reine quand la mort vint la frapper. Ainsi marche la vie : au débuj, l’azur au ciel ; sur la terre, vert gazon, églantines et marguerites ; plus loin, l’horizon se couvre de nuages, et le sol d’épines et de ronces. Puis apparaissent aux bords du sentier l’immortelle, la fleur pâle, et la scabieuse, la fleur de deuil ; puis enfin, pour tous, après les beaux jours et les orages, après les agitations, les regrets et les douleurs, sonne l’heure du repos : l’homme a fait sa tâche ; Dieu lui tend la main et met un terme à son pèlerinage.

Les derniers jours d’Agnès sont ignorés ; elle finit sans bruit, et peut-être dans un repos chèrement acheté, son existence longtemps troublée. Froissart, qui consacre tant de pages à la gloire du comte de Foix, n’a plus une ligne pour la malheu- reuse mère de l’infortuné Gaston.

Nous n’avons pu remplir cette lacune, et cependant une des- cendante du comte de Champagne, une fille de nos rois, une dame de Foix, eut une tombe ; une épitaphe dut raconter à tous sa naissance, sa vie et sa mort. Mais tout passe ici-bas, et ce qui est et le monument de ce qui a été : la loi de mort frappe XLI

jusqu’aux derniers souvenirs donnés aux trépassés. Puisse notre récit avoir rendu quelques jours d’existence à la mé- moire d’Agnès de Navarre ! Puissions-nous rattacher une rose à la guirlande des muses de Champagne, une perle aux cou- ronnes royales de France et de Navarre !

PROSPER TARBË.

  1. Ce volume fait suite à notre édition des poètes de Champagne antérieurs au XVIe siècle. Les Œuvres de G. de Machault font partie de cette collection. Nous y avons publié sur sa vie, ses poèmes et les faits qui vont suivre, des détails et des documents auxquels nous renvoyons le lecteur.
  2. Ma suer vint à moy quant je faisoie escrire ces lettres (Œuvres de G. de Machault, p. 147). Et si les lettres sont mal escriptes, si le me pardonnés, car je ne trouve mie notaire toujours à ma volenté (même ouv., p. 152). — À la suite de notre édition des Œuvres de G. de Machault est la correspondance d’Agnès et du poëte.
  3. Je n’escris mie autant que vous faites (même ouv., p. 146).
  4. Lettre d’Agnès (même ouv., p. 4 37).
  5. Même ouv., p. 136.
  6. — p. 136.
  7. — p. 138.
  8. Œuvres de G. de Machault, p. 136.
  9. Même ouv., p. 14O.
  10. — p. 138.
  11. Œuvres de G. de Machault, p. 137.
  12. Je vous envoie ce rondel ; et s’il y aucune chose à faire, je vous pri que vous le me mandez. » (P.’135.)
  13. Par ma foy, vous m’avez envoie vin trop bon rondelet, et qui trop bien me plaist. » (Lettre de Machault à Agnès, p. 137.)
  14. « Ma douce amour, je vous remercie, de vos dignes et précieuses reliques, de votre fermail, de vos patemostres et de votre belle ballade. » (Lettre de G. de Machault, p. 148.)
  15. Lettre du même, p. 139.
  16. C’est le premier rondeau envoyé à Machault par Agnès.
  17. Page 144.
  18. Froissart, liv. III, ch. 13.