Louis Bertrand
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 114-135).
AFRICA

« ... Nous qui aurions dû savoir, nous ne savions pas que nous rentrions dans une province perdue de la Latinité. »
(Discours à la nation africaine.)


Les lecteurs de la Revue, qui ont bien voulu suivre, avec indulgence et sympathie, les articles que je publie ici même, depuis bientôt deux ans, sur la renaissance de l’Afrique latine et sur toutes les questions connexes, seront peut-être heureux d’apprendre qu’un si long effort n’est pas demeuré sans résultats. De tous les points de l’Algérie et de la Tunisie, et, je puis dire, du monde entier, j’ai reçu des lettres d’approbation et d’encouragement. Mieux : des bonnes volontés se sont offertes pour travailler à cette grande œuvre de la résurrection intégrale des monuments et des villes de l’Afrique ancienne. Prochainement, sans doute, de si généreux projets entreront dans la voie des réalisations. Enfin, à Alger même, sans que je l’eusse demandé ni même pu prévoir, une jeune revue s’est fondée, qui se propose de défendre et de répandre des idées qui nous sont chères. Je salue avec joie la naissance de l’Afrique latine, et je lui souhaite durée et prospérité pour la pacification des esprits et la réconciliation fraternelle de toutes les races africaines.

Mais, comme il fallait s’y attendre, ces idées ont soulevé, d’autre part, des objections assez nombreuses. Certains leur ont opposé une fin de non-recevoir absolue. D’avance, leur siège est fait. Ils m’en veulent de menacer des préjugés qu’ils considèrent comme des acquisitions définitives de l’histoire, des axiomes incontestables de la politique. Et, à l’appui de ces préjugés, ils exploitent contre moi ce qu’il y a forcément d’incomplet, ou quelquefois d’imprécis, dans l’exposé oratoire et non rigoureusement scientifique d’une théorie.

En vérité, cela semble à peine croyable ! ... Je lance un appel à la concorde, je propose à tous les Africains un terrain d’entente, un lieu de rencontre, qui est l’antique Forum de leurs ancêtres, je les engage à s’associer avec nous dans le culte de nos traditions communes. Et il y a des Français, qui considèrent comme dangereuse cette tentative de rapprochement. Passe encore pour des indigènes. Mais que les nôtres repoussent leur héritage, renient l’œuvre de leurs pères en civilisation, refusent d’en tirer, pour le bien de tous, les plus évidents avantages, — et cela sans raison sérieuse, par unique peur d’être accusés de propagande confessionnelle sous le voile de l’archéologie et de l’union sacrée, — voilà qui dénote une étrange timidité d’esprit ! ...

Peut-être, après tout, est-ce ma faute ! Peut-être, trop confiant dans la bonne volonté de tous mes lecteurs, ai-je négligé des idées et des faits que je croyais suffisamment connus, ou ne me suis-je pas assez appliqué à dissiper toute équivoque. Il me faut donc revenir encore une fois sur un sujet déjà traité bien souvent par moi, pour préciser davantage ma terminologie, mettre au point mes affirmations et, au besoin, les compléter.


D’abord, — avant même d’avoir saisi ma pensée, sur le simple vu d’un titre, — il y a des personnes qui se hérissent, qui froncent le sourcil et ne veulent plus rien entendre... « Eh quoi ? Discours à la nation africaine ? [1]... Mais alors, vous admettez que l’Afrique du Nord est une nation ? ... » Et les voilà qui agitent l’épouvantait du séparatisme !

Ai-je besoin de protester que je n’ai jamais entendu prêcher ni encourager la séparation de l’Afrique et de la Métropole ? — Il se pourrait néanmoins que telle fut la conséquence involontaire de propos imprudents. — Mais non, j’ai bien réfléchi avant d’écrire ces mots : « Nation africaine » .

A l’heure actuelle, le péril du séparatisme parait une éventualité très lointaine, l’Afrique ne pouvant que changer de maîtres, loin de pouvoir régir ses destinées et surtout défendre son existence. Bien plus : il semble fort improbable que, quoi qu’il arrive, l’Afrique du Nord puisse jamais constituer une seule et même nation. L’histoire, la géographie, l’ethnographie s’opposent à une pareille conception. Jamais, à aucune époque, pas plus à l’époque romaine qu’à l’époque arabe ou turque, les Afriques n’ont connu l’unité nationale. Non seulement cet immense pays n’a pas de frontières du côté du Sud, mais il est divisé en compartiments distincts, où les conditions de la vie sont très différentes et les populations très différentes aussi, quand elles ne sont pas divisées les unes contre les autres. L’Afrique des rivages est tout italienne ou espagnole. Les gens du Sahel ne ressemblent point aux gens du Tell, qui ne ressemblent point aux nomades ou aux rares agriculteurs des régions sahariennes. Ajoutons à celle diversité des zones africaines, presque étrangères les unes aux autres, à cette hostilité mutuelle des races indigènes, l’afflux des immigrants venus de tous les points de la Méditerranée. Comment arriver à faire une nation, dans des conditions géographiques aussi défavorables, avec des éléments ethniques aussi hétérogènes ?

Alors, qu’ai-je entendu signifier par ces mots de « nation africaine ? » — Simplement une solidarité d’origine, solidarité d’un caractère plus intellectuel et sentimental que physique et physiologique. Je voudrais que ce mot « Africain, » sonnât aux oreilles de tous les actuels habitants de l’Afrique du Nord comme il sonnait à celles de tous les habitants de l’Afrique ancienne. Il désignait pour eux une pairie commune, — je ne dis pas une nation, — un foyer commun, une mère commune. Lorsqu’ils voyaient, sur les places de leurs villes, la statue colossale de la déesse Africa, couronnée du modius, — le boisseau de blé, symbole de sa fertilité, — et drapée dans une peau d’éléphant, tous s’inclinaient devant elle comme devant la divinité tutélaire du pays et devant la nourrice commune. Ce sentiment de s’asseoir au même foyer, de manger le même pain est quelque chose de plus fort qu’on ne pense. C’est dans la pleine conscience de cette fraternité du foyer et du pain rompu ensemble qu’Augustin de Thagaste pouvait appeler « mon frère » son collègue Emeritus de Césarée, non pas seulement parce qu’il était son frère dans le Christ, mais parce que tous deux, — quelles que fussent les étendues de pays qui les séparaient, quelle que fût la diversité de leurs races, l’un Numide, l’autre Maure, — tous deux en somme, étaient des enfants de l’Africa mater. Bien des siècles auparavant, cette conscience de la solidarité africaine était déjà très nette chez une Carthaginoise comme Sophonisbe. J’ai rappelé maintes fois, parce qu’il est extrêmement significatif et parce que je voudrais qu’il fût gravé au fond du cœur de tous les Africains d’aujourd’hui, le curieux passage de Tite-Live, où cette princesse, née à Carthage, mais fille d’étrangers, descendant des colons de Tyr, nous est représentée aux genoux du jeune Massinissa, un indigène de pure race numide. Sans arme que sa beauté, elle ne voit guère d’autre moyen de fléchir son vainqueur que de lui rappeler leur patrie commune : « N’es-tu point comme moi, lui dit-elle, un enfant de l’Afrique ; In cadem mecum Africa geniti ? « Alors, n’est-il pas également naturel et logique que ces deux Africains unissent leur haine contre l’ennemi de l’Afrique, qui, cette fois, se trouve être le Romain ? ...

Cette solidarité, on le voit, ne date pas d’hier. C’est un sentiment très ancien et très spontané sur lequel nous pouvons hardiment nous appuyer. Sous la désignation générique et, la plupart du temps, conventionnelle de « Romains, » les indigènes africains de toute race et les immigrés de toute provenance, pouvaient, après de longues années de cohabitation, se considérer comme les fils d’une même pairie. Nous Français, les derniers venus en ce pays, nous pouvons aussi, après bientôt un siècle de séjour, parler comme Sophonisbe à Massinissa. Les arrière-petits-fils des soldats et fils colons de 1830 ont le droit de se considérer comme les enfants de cette terre, où ils sont nés, — droit que leurs pères ont payé, d’ailleurs, d’un assez beau prix.


Voilà donc ce que j’ai voulu dire, quand j’ai parlé d’une « nation africaine. » Les fatalités de la race, du sol et du climat ne peuvent se modifier que très lentement. Pour l’instant, je ne vois d’autre lien possible, entre tous les habitants de ce grand pays qu’est l’Afrique du Nord, que la communauté de la terre et du climat, à laquelle j’ajoute la communauté d’un certain nombre de traditions glorieuses. Pour resserrer ces liens, je voudrais réveiller dans la conscience de tous, des indigènes comme des immigrés latins, le souvenir de ces traditions communes. Héritiers de Rome, comme participant à sa civilisation, nous avons tout intérêt à rappeler aux indigènes africains l’antique amitié conclue entre leurs pères et nos prédécesseurs, qui furent nos vrais pères spirituels.

Là-dessus, on me dit : « Prenez garde ! Il est très imprudent de nous donner comme les héritiers de Rome en Afrique, alors que d’autres peuples latins peuvent revendiquer cet héritage. » — Certes nous reconnaissons leurs droits, et nous le prouvons en leur faisant une large place au foyer africain. Mais, — même en admettant que nos droits soient moindres que les leurs, — nous avons l’autorité directrice, l’imperium, c’est-à-dire la part capitale de l’héritage de Rome. On peut discuter là-dessus à perte de vue : le plus simple est d’admettre ce fait historique en toute loyauté. Et puis, — il faut le répéter sans cesse, y insister fortement, parce qu’on est trop enclin à l’oublier aujourd’hui, — cet empire ne nous est pas tombé du ciel. Nous ne l’avons eu ni par faveur ni par fraude. Encore une fois, il nous a coûté très cher.

Nous ne sommes point des bandits qui se sont emparés brutalement d’un pays qui ne leur appartenait pas. A l’origine, nous avons assumé, contre les pirates barbaresques, une besogne de police urgente, nécessaire, qu’aucune nation européenne ne voulait faire, parce que les bénéfices en paraissaient fort problématiques. Comment nous fûmes contraints à sortir d’Alger et de son territoire, à envahir peu à peu les trois provinces et leurs zones limitrophes, c’est toute une histoire héroïque et terrible, dont on ne se souvient pas assez de nos jours. Pendant plus de vingt ans, nous avons dû lutter pied à pied contre un adversaire digne de nous, aussi bien armé que nous, et qui à tous ces avantages joignait cette supériorité d’être mieux adapté au climat et de mieux connaître les lieux. Et ainsi la conquête de l’Algérie, — qui a entraîné celle de la Tunisie et du Maroc, — a commencé par coûter beaucoup de sang français. Après cela, il a fallu organiser et outiller le pays, recréer véritablement la terre, en la défrichant, en la rendant capable enfin de nourrir ses habitants : et cela a exigé beaucoup d’or, d’énergie et de persévérance. Pour toutes ces raisons, nous avons le droit de proclamer hautement que nous y sommes chez nous, non moins que les indigènes. Enfin, nous pouvons être fiers de notre œuvre. Il n’y a pas une colonie au monde qui soit plus marquée que l’Algérie à l’empreinte de la métropole, où le maître soit, en somme, plus estimé du sujet. C’est qu’il y a eu à l’origine de notre conquête beaucoup d’honneur et d’esprit de sacrifice, un réel désir de civiliser l’indigène et de lui être utile. On s’en aperçoit à la bonté durable des résultats.

Maintenant que la période guerrière est close, que les nouveaux venus ont fait souche à leur tour dans le pays, que la paix française est assurée, il convient de se préoccuper d’une autre tâche, peut-être plus longue et plus difficile, qui est de désarmer les haines entre les races, de pacifier les esprits comme les cœurs et enfin de rapprocher les uns des autres les enfants d’un même pays.

Ce rapprochement, et même, jusqu’à un certain point, cette conciliation des races a été possible autrefois. L’est-elle encore aujourd’hui ? J’en suis persuadé, bien que les conditions ne soient plus les mêmes. Et c’est parce que j’en suis persuadé que je convie tous les Africains à considérer les ruines latines de leur pays, — symbole d’une union et d’une collaboration qui ont valu à l’Afrique une splendeur et une prospérité jamais retrouvées depuis.


Mais voici bien une autre objection, celle-là au moins imprévue ! D’abord, on me fait observer que rappeler au Musulman d’Afrique ses traditions latines, lui dire, en somme, qu’il est un « Roumi, » c’est exciter ses protestations indignées, attendu qu’il a un mépris profond pour le Roumi et tout ce qui est roumi... Je trouve admirable vraiment cette résignation au mépris chez des gens qui eux-mêmes sont des « Roumis » et qui oublient trop vraiment qu’ils sont des maîtres. Je trouve non moins admirable, chez de prétendus libres penseurs, ce respect de l’ignorance et du fanatisme. Si l’indigène musulman se trompe grossièrement sur ses origines, n’est-ce pas notre devoir, au contraire, de l’avertir de son erreur, — une erreur dont nous ne pouvons que souffrir les uns et les autres et qui contribue à empêcher tout rapprochement entre lui et nous ?

Ce n’est pas tout. Voici le plus beau : « Si vous conviez, me dit-on, les indigènes à vous rejoindre sur le forum de leurs ancêtres, c’est que, secrètement, hypocritement, vous nourrissez le projet de les conduire au baptistère de la basilique prochaine. Sous le couvert de l’archéologie et du patriotisme, vous abritez une propagande confessionnelle. Vous travaillez pour l’Eglise ! » Et, après avoir brandi l’épouvantail du séparatisme, on dresse devant les esprits timorés le spectre affreux du cléricalisme.

A de tels arguments il n’y a rien à répondre. Ceux qui les soutiennent obéissent à d’invincibles préventions. Quand je me disculperais avec la plus entière bonne foi et la plus claire évidence, ils n’en conserveraient pas moins, au fond d’eux-mêmes, ce préjugé que tout ce qui est romain est suspect, parce que le romain conduit au chrétien. Ah ! plutôt être turc ! ... Cela me rappelle un photographe juif, que j’avais emmené, au cours d’une randonnée archéologique en Algérie. Cet homme ronchonnait chaque fois que je l’obligeais à braquer son objectif devant un débris romain. Visiblement il avait le romain dans le nez. Un jour qu’il était en train d’opérer, un charmant petit âne vint s’ébaudir au milieu des ruines qu’il photographiait. Sur quoi l’individu me dit, d’un ton rageur : — « Est-ce que je prends aussi le bourricot ! Il doit être romain, celui-là encore !... »

Donc, je n’entreprendrai pas de détromper ceux qui sont convaincus que, sous prétexte de ramener l’indigène musulman à la conscience de ses origines, je veux le livrer aux convertisseurs. Mais, comme certains passages de mes études antérieures, — habilement présentés et isolés de leur contexte, — pourraient prêter à des interprétations fâcheuses, qu’on me permette d’y ajouter les éclaircissements que voici.

Si j’ai rappelé aux Musulmans d’Afrique que leurs ancêtres furent chrétiens pendant de nombreux siècles, c’est que j’ai voulu combattre, — et que je veux toujours combattre, — ce préjugé que l’Islam n’est pas seulement une religion, mais un mode de pensée propre aux races africaines et qu’ainsi il n’y a aucun espoir d’amener jamais les indigènes à penser comme nous. Du moment que le contraire a été vrai pendant des siècles, j’estime que c’est un devoir d’humanité de le leur rappeler avec insistance. Par « pensée, » je n’entends pas, ici, la pensée religieuse, mais tout uniment la pensée moderne. Les amener à penser avec nous sur une foule de points essentiels, en dehors de la religion, ne serait-ce pas un grand pas de fait dans la voie de la conciliation ?

D’autre part, si j’ai évoqué le souvenir des antiquités chrétiennes de l’Afrique devant les chrétiens eux-mêmes, si je leur ai montré dans les vieilles basiliques africaines les aïeules de leurs églises, c’est que j’ai voulu les intéresser directement à la grande œuvre de l’exhumation et de la conservation de ces ruines. Là où l’intérêt scientifique tout seul serait insuffisant à stimuler le zèle et le concours effectif, j’ai fait appel au sentiment religieux. Il ne s’agit pas de convertir les Musulmans et de les traîner en masse au baptistère, il s’agit simplement d’engager les chrétiens de tout pays et de toute confession à venir visiter les ruines des antiques églises qui furent les berceaux de leur foi, — et enfin à soutenir de leurs deniers les fouilles archéologiques, aussi bien celles des temples païens que celles des basiliques chrétiennes. Il me semble qu’un intérêt scientifique et esthétique peut être servi excellemment par un intérêt religieux. N’est-ce pas en ce sens que notre Gouvernement laïque et républicain emploie le zèle de nos missionnaires ? Il n’hésite pas à mettre le dévouement et la foi des catholiques au service de la République et de la Nation.


On a honte vraiment d’être obligé de fournir des explications aussi élémentaires. Il y a là des partis pris et des préjugés tout instinctifs, produits naturels du tempérament de chacun, de son milieu, de son éducation, et dont il est presque impossible de triompher. Mais il en est d’autres qui procèdent uniquement de l’ignorance.

Je répète que l’ignorance française du passé africain est une chose qui stupéfiera nos descendants. On est en train de fonder d’innombrables prix de littérature coloniale, avec l’intention louable de répandre dans le grand public la connaissance de nos colonies. Cela donne l’essor à une foule de plumitifs, qui, sous couleur de mœurs coloniales, nous racontent de plates aventures de moukères, des ragots d’administrations ou de cercles d’officiers. Quand fondera-t-on des prix d’histoire locale, — histoire de l’Afrique, par exemple, à toutes les étapes essentielles de son évolution ? Mais, avoir le peu d’empressement que mettent nos compatriotes à lire les études historiques déjà écrites par nos érudits, depuis bientôt un siècle, sur ce vaste sujet, n’en sera-t-on pas réduit à fonder des prix d’encouragement pour la lecture de l’histoire africaine ?

Car enfin, combien sont-ils, parmi nos administrateurs et nos hommes politiques, ceux qui ont parcouru, je ne dis pas des œuvres capitales et un peu spéciales, ou difficiles d’accès — comme l’Histoire des Berbères d’Ibn-Khaldoun, traduite par de Slane, ou l’Histoire des Musulmans d’Espagne par Dozy, ou l’Afrique chrétienne de Paul Monceaux, ou la monumentale Histoire ancienne de l’ Afrique du Nord de Stéphane Gsell, -— mais des œuvres de vulgarisation, faciles et même agréables à lire, comme l’Afrique romaine de Gaston Boissier, ou l’Afrique chrétienne de Dom Leclercq ? ... Il y a quelque vingt ans, Stéphane Gsell écrivit un petit manuel excellent, intitulé l’Algérie dans l’antiquité. Tout ce qu’un jeune Algérien doit savoir de son pays y est résumé en quelques pages d’une information et d’une critique très sûres. Ce petit livre, édité par la librairie Jourdan, d’Alger, devrait être aux mains de tous les écoliers d’Algérie, aussi bien ceux des lycées que ceux des écoles primaires. Je suis sûr qu’il moisit dans les catacombes des bibliothèques municipales. L’auteur, y ayant consacré quelques paragraphes à saint Augustin, doit être noté comme un abominable clérical.

Pourtant, si nos administrateurs, si nos fonctionnaires coloniaux, qui s’empressent d’écrire des « Heures d’Afrique » ou des « Impressions du bled » après six mois de séjour en Maurétanie ou en Tunisie, — si tous ceux-là avaient seulement feuilleté le petit livre de Stéphane Gsell, ils s’épargneraient une foule d’erreurs sur le pays qu’ils décrivent si sommairement, ou qu’ils administrent avec une si complète méconnaissance de son passé et de sa psychologie traditionnelle.

Parmi ces erreurs, une des plus graves, c’est celle qui consiste à assimiler la conquête française de 1830 à la conquête romaine, qui suivit la chute de Carthage, en 146 après Jésus-Christ.

Alors que notre domination en Afrique ne put s’étendre qu’au prix des plus grandes luttes, les Romains s’y présentèrent comme les alliés des Africains contre les Carthaginois, et, parfois ils furent appelés spontanément par les populations pour rétablir chez elles l’ordre et la sécurité. C’est ainsi qu’ils entrèrent en Tripolitaine, à la demande des gens d’Œa et de Leptis Magna. Avant de combattre les Numides, ils les eurent pour amis et compagnons d’armes. En outre, il n’existait, entre eux et les indigènes, aucune haine religieuse particulière. Les cultes de Rome finirent par fusionner avec les vieux cultes lybiques, numides et carthaginois.

Et ainsi voilà déjà des différences capitales entre la conquête romaine et la conquête française. Si les Romains ne furent pas toujours désirés par les indigènes, ils n’excitèrent jamais chez eux les haines fanatiques qui, au début, accueillirent les Français. Quand nous rappelons le souvenir des Romains aux Africains d’aujourd’hui, ce n’est pas celui de conquérants brutaux et sanguinaires que nous évoquons, mais d’amis et d’alliés appelés par leurs pères eux-mêmes.

Autre différence capitale : il n’y a jamais eu de colonisation romaine en Afrique, rien, en tout cas, qui ressemble à la colonisation française : pas de créations de villages ou de villes, pas de transplantations de familles, pas d’appel à l’immigration. Avec quelques fonctionnaires, — qui n’étaient pas tous, tant s’en faut, des Romains ou des Italiens d’origine, — Rome exerçait le pouvoir civil et militaire. Elle était l’administration et « l’empire, » rien de plus : c’était le Gouvernement, « le beylick, » comme à l’époque arabe et turque, c’est-à-dire une autorité venue du dehors et superposée à tout un système d’autorités indigènes... Les quelques colonies militaires qui, sous l’Empire, furent fondées dans des villes déjà anciennes, se réduisent à un très petit nombre, — et rien ne prouve que les vétérans qui les composaient n’étaient pas des soldats africains. L’armée elle-même, très peu nombreuse aussi, — environ 13 000 hommes pour défendre l’Algérie et la Tunisie, — se recruta sur place à partir du IIe siècle. L’Afrique était défendue uniquement par des Africains. Au début, la IIIe légion, chargée de cette défense du pays et qui avait son quartier général à Théveste, se composait d’étrangers venus de toutes les régions de l’Empire et non spécialement d’Italiens. Il est même prouvé qu’à cette époque il y avait beaucoup de Gaulois dans la IIIe légion auguste. Si nous pouvions fonder nos droits à l’héritage de Rome sur un autre fait que la possession matérielle de l’empire, il nous serait donc loisible d’invoquer la présence de nos ancêtres aux lieux mêmes où nos zouaves ont aujourd’hui leurs casernes.

Ainsi donc, très peu de Romains proprement dits, ou d’Italiens, dans l’Afrique ancienne. « L’Afrique romaine, » comme « l’Afrique arabe » est une expression conventionnelle, et, dès qu’on la presse, à peu près vide de sens. L’Afrique, au temps des guerres puniques, est déjà, un pays latin. Elle a été latinisée, c’est-à-dire civilisée, bien avant l’arrivée des Romains dans le pays. Ce que nous appelons « civilisation latine, » c’est la civilisation grecque adaptée aux régions de la Méditerranée occidentale. Que Rome y ait ajouté un apport considérable, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais il n’en est pas moins vrai que l’Afrique était latinisée avant la domination romaine. Et voilà encore une différence considérable entre la conquête romaine et la conquête française. Les Romains, arrivant en Afrique, se sont trouvés en présence’ d’une civilisation au moins égale, sinon supérieure, à la leur, tandis que, pour nous Français, ce fut le contraire.

Dès les temps puniques, on bâtissait en Numidie des édifices de style hellénisant. Plus tard, sous le roi indigène Juba II, Cherchell, capitale de la Maurétanie, devint un véritable foyer de civilisation grecque. Ce prince, très érudit et polygraphe très fécond, écrivait en grec. D’un bout à l’autre du pays, le grec était parlé et contrebalançait le punique. Et il en fut ainsi jusqu’au IIIe siècle environ, jusqu’à l’époque, où, avec Septime Sévère et ses descendants, ce furent des empereurs africains qui régnèrent à Rome. Alors, la victoire de la langue latine est définitive. Le latin élimine à peu près complètement le grec, et l’on peut dire qu’à partir de ce moment, l’Afrique tout entière est latinisée.

Elle l’a été, parce que les Africains sont venus d’eux-mêmes à une civilisation qu’ils jugeaient préférable à leur barbarie. Ils ont apprécié à leur valeur la bonne police et la bonne administration romaines. Ils ont mieux aimé les maisons bâties à la mode d’Athènes ou d’Alexandrie, la statuaire, la céramique, les bronzes de fabrication hellénistique que leurs magots puniques ou leurs lourdes bâtisses égyplo-lybiques. Ils ont trouvé que le grec et le latin exprimaient mieux leur pensée que leurs idiomes locaux, — que c’étaient des outils intellectuels infiniment plus délicats et perfectionnés. Dans leur admiration pour ces langues maitresses, — langues vraiment dignes de l’Empire, — ils en sont venus à abandonner jusqu’à leurs noms patronymiques, pour prendre des noms latins. Tantôt ces Africains prennent un nom complet, selon les règles les plus strictes de l’onomastique romaine. D’autres fois, ils.se bornent à traduire en latin leurs noms berbères ou carthaginois, ou le nom de leur pays d’origine. On voit à Timgad une épitaphe qui commence par ces mots figures en mosaïque : GETVLA IN PACE... C’est sans doute la tombe d’une esclave, d’une pauvre négresse, d’une femme des régions sahariennes, qui a cru protéger plus sûrement le souvenir de sa chétive existence en le confiant à la langue de ses maîtres latinisés.

De même que la langue, l’architecture africaine devint bientôt toute latine. Ainsi, les édifices antiques dont est semé le sol africain, sont l’œuvre des indigènes, et non pas d’on ne sait quels hypothétiques vainqueurs, lesquels n’ont jamais résidé dans le pays. Les forums, les temples, les basiliques, les thermes, les théâtres et les amphithéâtres ont été élevés par les Africains, et non par de vagues Romains : si bien qu’aujourd’hui, lorsqu’un indigène passe devant une ruine de l’Afrique latine, il a le droit de la vénérer comme l’œuvre de ses pères. Ces ruines, dites romaines, sont pour lui, bien plus encore que pour nous, des monuments nationaux.

Cela étant, on comprendra que j’aie lu avec stupeur, dans un des articles écrits pour me réfuter [2], l’anecdote suivante... Un fonctionnaire français fait des fouilles sur l’emplacement d’une petite ville antique. Devant le caïd du lieu, il découvre une inscription romaine, et, montrant à cet Africain les lettres latines, il lui dit : « Tu vois, ce ne sont pas tes pères qui ont bâti cette ville, ce sont les miens ! » Rien de plus faux, — rien qui contribue davantage à perpétuer les malentendus et à éterniser les haines entre les indigènes et nous ! En tenant ces propos au caïd, le fonctionnaire français méconnaissait, avec la vérité historique, l’intérêt de la France.

Il faut crier bien haut le contraire. Je ne me lasserai donc pas de le répéter, et je voudrais que tous les instituteurs d’Algérie et de Tunisie le répétassent à leurs élèves : « les prétendues ruines romaines de l’Afrique du Nord, ruines réellement africaines, sont, pour les indigènes, bien plus encore que pour nous, des monuments nationaux. »

En face de ces ruines, ils pourraient rappeler le type le plus complet peut-être d’Africain latinisé, dont l’histoire nous ait gardé le souvenir : Apulée de Madaure. Il l’est d’abord par l’imagination et la sensibilité, par tout ce qu’il y a d’original dans son style. Mais il l’est sûrement aussi par sa naissance.

Sa ville avait été primitivement un « oppidum » du roi Syphax, une forteresse numide. Ensuite elle échut à Massinissa, autre souverain indigène. Puis, à l’époque des Empereurs, elle fut, en quelque sorte, fondée à nouveau par une colonie de vétérans qui vint s’y établir : Mais rien ne nous prouve que ces vétérans n’étaient pas originaires d’Afrique. En tout cas, il semble bien évident, d’après les phrases d’Apulée lui-même, dans son Apologie, que, s’il était le descendant d’un de ces vétérans, ce vétéran était d’origine indigène. Les ennemis d’Apulée le traitaient de « demi-Gétule » et de « demi-Numide. » S’il ne l’avait pas été effectivement, cet habile rhéteur n’aurait point manqué de répondre : « Qu’importe le lieu de ma naissance ! J’ai pu naître sur les confins de la Numidie et de la Gétulie : je n’en ai pas moins du sang romain dans les veines ! ... » — Au lieu de cela, il s’évertue à démontrer que le lieu de sa naissance n’influe nullement sur le génie et le caractère d’un homme. On peut être né à Athènes et n’être qu’un Béotien. On peut être né à Thèbes et avoir infiniment d’esprit. C’est ainsi que lui, Apulée, enfant de Madaure, — semi-Gétule et semi-Numide, — n’en est pas moins le maître de l’éloquence et des élégances latines.

Lorsque, de son vivant, ses compatriotes lui élevaient une statue sur le forum, avec cette inscription : Philosopho platonico, ornamento suo, Madaurenses : « Au Philosophe platonicien, à leur chère gloire, les habitants de Madaure, » il est bien certain que c’étaient des Africains latinisés, des demi-Gétules et des demi-Numides, eux aussi, qui prétendaient glorifier un de leurs concitoyens, — et non, comme de nos jours, les officiers du Cercle militaire et la population civile de la commune mixte, qui se cotisent pour élever un monument à quelque Français de France ou d’Afrique, à un étranger, immigré comme eux.


Faut-il rappeler que cette latinisation de l’Afrique fut très inégale, suivant les régions ? Il est infiniment probable que la Maurétanie Tingitane et tout son hinterland, qui est devenu le Maroc actuel, ont été très peu touchés par la civilisation latine. Et ainsi ma théorie du rapprochement avec l’Indigène sur le terrain de la latinité ne jouerait que très imparfaitement, ou même pas du tout, pour ces contrées excentriques.

Les objections faites à cette théorie proviennent de ce qu’on oublie toujours que l’Afrique ancienne est un pays sans unité. Ainsi le veulent sa géographie et son ethnographie. Il est clair que la civilisation des rivages et du Sahel ne peut être celle du Tell, qui ne peut pas être celle des régions sahariennes. Les montagnards de Kabylie ne peuvent point avoir le même genre de vie que les hommes des oasis, vers Biskra et Touggourt. A ces divers compartiments géographiques, — les rivages, le Sahel, le Tell, le Sahara, — véritables cloisons étanches qui divisent le pays, correspondent, de toute évidence, des mœurs et des institutions sociales fort différentes. Il en a toujours été ainsi. Il est probable qu’il en sera longtemps encore, et peut-être toujours ainsi. A l’époque romaine, on distinguait, au plus bas degré de l’organisation politique, ce qu’on appelait les gentes, c’est-à-dire, en somme, les tribus indigènes d’aujourd’hui, ayant à leur tête des reguli, sortes de « scheicks, » reconnus par l’autorité centrale. Puis à un degré supérieur, les civitates, groupement de villages et de fermes autour d’un centre urbain, qui avait déjà un rudiment d’organisation municipale à la romaine. Ensuite, les municipes, qui avaient une organisation municipale complète, mais qui ne jouissaient pas de toute la plénitude des droits civiques. Enfin, au sommet de la hiérarchie, les colonies, dont les habitants étaient des citoyens romains, possédant toutes les prérogatives attachées à ce titre.

Il est clair que ce sont ces derniers qui étaient le plus profondément latinisés. Avec leurs compatriotes des « municipes » et des « cités, » ils représentaient ce qu’il y avait de plus actif, de plus intelligent et de plus policé dans le pays. Le reste, les nomades du Sud, les montagnards de l’Atlas, restaient forcément en dehors de la cité africaine et latine. C’est ce que saint Augustin appelait avec dédain : Afri barbari, — les Barbares d’Afrique. Ceux-là n’entreront jamais, ou difficilement, dans les cadres de notre civilisation, parce que leur genre de vie, leur race et leur climat, sont trop différents des nôtres. Mais ce qu’on est en droit d’affirmer, c’est que tout ce qui pouvait être latinisé, en Afrique, à l’époque romaine, l’a été.

Quand on me demanda avec ironie si je reconnais un Latin dans ce conducteur de chameaux, cet homme du Sud au visage bronzé, qui traverse, d’un air défiant et craintif, les rues de Tunis ou d’Alger, je réponds qu’on se moque de moi. Je n’ai jamais pu soutenir une pareille sottise. Ce que je soutiens, en revanche, contre mes contradicteurs, c’est qu’il est extravagant de ne voir l’Africain, le vrai type représentatif du pays, qu’au plus bas degré de l’échelle humaine. Il est vrai que cela flatte, en une foule d’esprits arriérés, la vieille manie romantique de la couleur locale. Pour les auteurs d’ « impressions » de voyages, comme pour les touring-clubs, il n’y a d’africain que ce qui dépayse le bourgeois en déplacement, ce que mes amis d’Alger appellent plaisamment : la triade du palmier, du chameau et de la moukère, — l’Ouled-Naÿl aux joues tatouées et aux lèvres bestiales, ou le gourbi sordide, la masure saharienne, faite de paille et de boue cuite au soleil. Les contemporains d’Apulée et de saint Augustin n’auraient eu que du mépris pour ces Roumis dépravés, à la cervelle évidemment tourneboulée, qui pressent contre leurs cœurs, avec des mines extatiques, les fétiches et les grisgris du nègre. Ils auraient dit à ces malades : « Etrangers, êtes-vous ivres ? Les vrais Africains, c’est nous, — nous qui administrons ce pays, qui le rendons habitable et nourricier pour tous, qui empêchons les nomades eux-mêmes de mourir de faim, nous qui, par notre police, obtenons que vous ne soyez pas assassinés en route, nous qui pensons, qui prévoyons, qui bâtissons, qui créons de la beauté pour la joie de vos yeux et l’aliment de votre esprit. Le reste n’est qu’une tourbe de Barbares, — Afri barbari. Détournez-en vos yeux et regardez-nous : la véritable Afrique, c’est nous, — nous les Latins, nous les civilisés ! ... »

Or, cette Afrique latine, — ainsi définie, — a, pendant sept siècles, imposé sa civilisation à tout le pays, — et même plus longtemps, si l’on tient compte de ce fait que Carthage elle-même et les royaumes numides étaient déjà hellénisés avant la conquête romaine. Non seulement elle a élevé partout des monuments de magnificence, construit des villes et des forteresses, exécuté d’immenses travaux d’utilité publique, changé la face du sol, mais elle a pénétré profondément les mœurs et les usages des populations africaines.

Cette pénétration fut si intime que l’Islam ne s’installa en Afrique qu’au prix des plus grands efforts. Et notons tout de suite que l’Islam n’était alors qu’une religion et non une civilisation. Les conquérants arabes (lesquels étaient en très petit nombre eu égard à l’immensité du pays conquis, — 40 000 au plus, nous dit-on), ces conquérants n’apportaient avec eux qu’une doctrine religieuse qui, par la suite, a pu agir profondément sur les mœurs et les caractères, mais qui n’a rien changé au train matériel de la vie. Hommes de la tente, ils n’avaient rien à offrir, mais tout à recevoir et à apprendre des habitants des villes africaines, lesquels avaient poussé au plus haut degré la science et l’art de l’organisation urbaine.

Néanmoins, si peu qu’ils aient modifié les habitudes de la vie locale, ils soulevèrent dans le pays les plus vives résistances. Ibn-Khaldoun lui-même, l’historien arabe, avoue que les Berbères, convertis à l’Islam, apostasièrent jusqu’à douze fois, tant dans l’Afrique proprement dite qu’au Maghreb. Évidemment, cela ne dénote point une foi chrétienne très fervente, fervente jusqu’au martyre, mais cela n’annonce pas davantage des Musulmans bien convaincus. Rappelons-nous d’ailleurs que l’élite de la population avait dû quitter l’Afrique, ou avait été décimée. La religion nouvelle ne s’établit qu’à coup de massacres et de déportations. Mais le christianisme africain avait la vie dure. Sous le pontificat de Grégoire VII, à la fin du XIe siècle, il existait encore à Carthage un primat catholique, et, jusqu’au XIVe, des communautés chrétiennes se perpétuèrent en Barbarie.

Les confins du Sahara, l’Italie, la Gaule, l’Espagne, la Sicile et la Sardaigne se peuplèrent ainsi de fugitifs chrétiens. Un préjugé inextirpable veut que, dans certaines régions de notre Provence, il y ait eu des infiltrations de « Sarrasins » musulmans. Ces « Sarrasins » étaient des chrétiens, des chrétiens d’Afrique. Chrétiens encore les Africains, qui, chassés par les Vandales et les Arabes, s’établirent en Espagne au Ve et au VIIe siècle. Plus tard, lorsque les Maures envahirent l’Andalousie, leurs armées comprenaient des contingents de troupes chrétiennes, — et ces Maures (qui n’étaient point des Arabes) n’eurent pas besoin d’introduire en Espagne, — comme le rabâchent les manuels d’histoire, — leurs procédés de culture et d’irrigation, ni leurs thermes, ni leurs patios : tout cela, qui est latin et romain, existait dans le pays, bien avant eux.


Quoi qu’il en soit, il faut se hâter de convenir que l’Islam, en Afrique, est un fait considérable, un fait de douze siècles, comme on se plait à le répéter. Il serait aussi ridicule que dangereux d’en nier l’importance.

Mais ce fait, il est non moins absurde de l’accepter, les yeux fermés avec une sorte de vénération mystique, comme une de ces fatalités accablantes que l’on subit sans oser les discuter. Et c’est être mauvais Européens que d’entretenir les musulmans dans ce préjugé que leur religion les met pour ainsi dire à part de l’humanité, que leur pensée est inconciliable avec la nôtre, et qu’en somme c’est à nous de céder, de capituler devant cette intransigeance monstrueuse et de nous proclamer éperdument non pas même les protecteurs, mais les serviteurs de l’Islam.

Si ce n’est là qu’un procédé politique, une ruse de bonne guerre, — très bien ! Une telle conception peut se soutenir, à la condition qu’on y ajoute, dans la pratique, une extrême prudence. On ne veut pas heurter des enfants entêtés et colériques, on feint de flatter leur manie, pour les mieux conduire à ses fins... Mais je crains fort que ce ne soit pas seulement une attitude et une habileté, — et qu’il n’y ait là, réellement, la conviction que l’Islam est une religion unique, étrangère à toute autre, exclusive de toute autre, et qu’il le faut accepter comme tel.

Eh bien, non ! Personne, aujourd’hui, ne peut accepter cela, pas plus le croyant que le libre penseur. En Afrique, comme dans les autres pays islamiques, c’est un devoir, au contraire, pour le Français et pour le civilisé, d’insister surtout, devant le Musulman, sur ce qui nous rapproche de lui, et non sur ce qui nous divise. Rappelons-lui que les origines de nos religions, comme celles de nos civilisations, sont communes ; que l’islamisme, comme le christianisme, est sorti de la Bible ; que l’Islam africain a gardé une foule de traits du christianisme africain primitif, aussi bien l’orthodoxe que le schismatique. Non seulement l’aménagement et la disposition des mosquées et de leurs dépendances, calquées sur la basilique chrétienne, le culte des reliques et des saints, les memorine se retrouvant dans les marabouts, les biens habous continuant les biens d’église, — une foule d’autres usages ou institutions, — tout cela porte la marque d’une parente originelle, mais l’esprit donatiste de l’époque augustinienne se perpétue dans l’Islam africain d’aujourd’hui : même particularisme jaloux qui, après avoir produit les schismes chrétiens, a produit les grandes hérésies musulmanes du moyen âge, — même affectation de rigorisme moral, même fanatisme qui prétend imposer la foi à coups de sabre, qui ne recule pas devant le massacre des infidèles, même prétention d’être les purs d’entre les purs, même tendance à considérer le reste de l’humanité comme un vil troupeau d’êtres inférieurs et souillés. Avec cela, une foi ardente, intrépide, capable d’aller jusqu’au martyre, une grande simplicité, pour ne pas dire une grande austérité de mœurs et de pratiques religieuses, une haute idée du Dieu unique : voilà bien des caractères que l’Islam africain d’aujourd’hui, et de toujours, semble avoir hérités du donatisme.

Le donatisme n’était qu’un schisme chrétien, qui masquait des intérêts individuels et politiques. Saint Augustin répétait sans cesse que ce rameau détaché de l’arbre du Christ était frappé de stérilité. Il a duré néanmoins deux ou trois siècles, mais il ne parait point que son contenu doctrinal se soit enrichi ou ait évolué, au cours de ces siècles.

L’esprit qui anime l’Islam africain d’aujourd’hui, n’a pas évolué davantage. C’est une forme religieuse très arriérée, très dépassée, que nous ne connaissons pour ainsi dire plus. Tandis que le christianisme, le catholicisme lui-même, tout en restant identique dans son fond, a évolué, s’est adapté merveilleusement aux conditions de la vie et de la pensée modernes, cet islamisme-là n’a pas bougé, ne veut pas bouger. Ce n’est point notre affaire que d’essayer de le moderniser, cela ne nous regarde pas. Je suis persuadé qu’il serait pour nous très dangereux de vouloir, même avec les plus grandes précautions, diriger l’Islam africain dans ce qu’on appelle « les voies du progrès. » Créer en Afrique, par un zèle inconsidéré, une « question religieuse » serait de la plus folle imprudence. Laissons les Musulmans croire et pratiquer en paix leur religion. Témoignons pour cette religion le respect qui est dû à tout ce qui peut élever et moraliser les hommes. Mais, par un excès de délicatesse, n’allons pas nous faire plus musulmans que les Musulmans eux-mêmes. N’ayons pas sans cesse les sourates du Coran à la bouche, et, quand les études théologiques agonisent dans les mosquées, n’allons pas les ressusciter, — surtout quand on ne nous demande rien, — en créant des médersas et en stipendiant des professeurs, qui, sous couleur de littérature, replongent leurs élèves dans l’atmosphère islamique la plus fervente et la plus dangereuse pour nous.

Encore une fois, mettons l’islam de côté, dans nos rapports avec les Musulmans, à moins qu’eux-mêmes ne nous convient à nous en occuper. Cependant, nous pouvons essayer d’attirer les plus intelligents d’entre eux sur le terrain de la culture moderne. Beaucoup en reconnaissent loyalement la nécessité. Tenons-nous-en alors à la science pure et simple, aux affirmations qui unissent les intelligences. Noire idéologie sentimentale et humanitaire aurait sur eux les plus funestes effets. Bientôt nos élèves se retourneraient contre nous, en brandissant d’utopiques Droits de l’Homme et en nous sommant de leur quitter la place. De tout notre enseignement, la seule partie qui puisse agir réellement sur les cœurs, en même temps que sur les intelligences des Musulmans africains, c’est un enseignement historique intégral, qui insisterait sur nos traditions communes. Seuls, les antiques souvenirs de l’Afrique latine peuvent nous rapprocher et nous associer dans un même culte. C’est là un lien un peu fragile, je le reconnais. C’est une amitié d’un caractère plus intellectuel que sentimental que je propose. S’il existe un autre moyen de rapprochement et d’entente, qu’on veuille bien nous l’indiquer. Pour moi, — vaille que vaille, — je n’en connais pas d’autre.


Cela ne veut pas dire, — et c’est même tout le contraire, — que nous devions nous détourner avec horreur de tout ce qui rappelle l’Islam chez les Musulmans africains. L’Islam, — répétons-le encore, — n’est pas une civilisation, mais une religion. A son ombre s’est maintenu intact, pendant des siècles, tout le matériel de l’antique civilisation latine, et, en général, tous les usages qui ne furent pas spécialement abolis ou modifiés par les nouvelles prescriptions religieuses.

Aujourd’hui encore, — même après un siècle d’intense contamination, ou pénétration européenne, — une foule de ces usages, de ces traditions d’art, de métier et de fabrication subsistent toujours : c’est ce que j’ai appelé « du latin que nous ne connaissons plus, » — et que, dans notre ignorance, nous croyons être de l’ « arabe » ou du « mauresque. » Avec les innombrables ruines qui couvrent la face du sol africain, ces vestiges d’une civilisation millénaire, — toute cette prétendue couleur locale islamo-orientale, — tout cela continue à attester la latinisation profonde de l’Afrique. Il suffit d’observer et d’étudier autour de soi ; les preuves abondent, se présentent, pour ainsi dire, d’elles-mêmes, à l’appui d’une idée que je crois assez féconde et assez juste pour renouveler et préciser toute notre conception de l’Afrique du Nord... Veut-on des exemples pris absolument au hasard ? ... Je me rappelle avoir beaucoup admiré, autrefois, chez un ami d’Alger, une copie d’une vieille et charmante fontaine « mauresque, » dont le principal agrément était de faire circuler l’eau, en mille circuits, sur une table de marbre, de façon à produire une véritable arabesque vivante et mouvante, en même temps qu’une sorte de musique ou de chanson de l’eau captive. Quel ne fut pas mon étonnement, quelques années après, d’en retrouver la description dans une lettre de Pline le Jeune ! La fontaine « mauresque » de mon ami était, en réalité, romaine ou latine.

Vers le même temps, ayant eu l’occasion de relire l’Octavius de Minucius Félix, mon attention fut attirée par un petit détail du récit liminaire par où s’ouvre ce fameux dialogue. Un des interlocuteurs, apercevant une statue de Sérapis, salue le dieu, en passant, — et il le salue de la main, en se baisant l’index replié : ce qui est, encore aujourd’hui, la salutation des indigènes africains... On n’en finirait pas, si l’on voulait énumérer toutes les survivances antiques qui se sont continuées dans les usages et les mœurs des Musulmans d’Afrique. Je suis à peu près sûr que, si je vais jamais à Fez, je retrouverai, dans les boutiques de la capitale marocaine, du latin qui s’ignore et qu’on ignore. Sans doute, à l’époque romaine, la Maurétanie Tingitane paraît avoir été très peu touchée par la civilisation latine. Mais, depuis des millénaires, toutes les vieilles traditions se refoulent vers le Maghreb rétrograde, avec les races fugitives chassées par l’envahisseur. Cette très vieille Afrique qui, jusqu’à ces derniers temps, s’est retranchée au Maroc et s’est âprement fermée à l’influence européenne, cette Afrique du passé a sans doute gardé plus intact que l’Algérie profanée le matériel d’une civilisation, à laquelle les conquérants arabes n’ont presque rien ajouté [3].

Si, en réalité, comme je crois, le vieux fonds latin n’a guère changé, en Afrique, il n’en est pas de même du décor architectural. Il serait puéril de nier l’influence orientale, — et sans doute persane, — sur l’art mauresque ou hispano-mauresque. Ces influences orientales ont été subies, à la même époque, par toutes les nations d’Occident, aussi bien par la Chrétienté que par l’Islam. Notre sculpture et notre architecture romanes en offrent des traces évidentes. Cela vient de ce que, sous l’influence de l’idée religieuse, l’axe du monde méditerranéen s’était déplacé. On ne regardait plus vers Rome, mais vers Jérusalem, tombeau du Christ, ou vers Bagdad et La Mecque, tombeau du Prophète ou capitale des grands Califes.

Comme notre art roman, ou notre art gothique, cet art mauresque a des chefs-d’œuvre incontestés, et aussi son charme, très original et très captivant, que je n’ai jamais songé à nier, et que j’ai même célébré maintes fois. Je n’ai nullement l’intention de sacrifier la mosquée à l’arc de triomphe ou à la basilique chrétienne, ni la villa mauresque à la villa romaine. J’exprime tout simplement des préférences, ou je marque des degrés dans mon admiration. J’observe enfin que la villa mauresque n’est que la villa romaine, sous une décoration différente ; que la première, — et les échantillons anciens et authentiques en sont fort rares, — est extrêmement incommode pour l’Européen moderne ; que les vieux palais barbaresques d’Alger ont dû être sabotés abominablement pour se transformer en archevêché, en préfecture, en caserne, en quartier général de la division, et même pour abriter de simples particuliers. La villa romaine n’est guère plus confortable pour nous. Elle aussi, elle a besoin d’être adaptée aux exigences de la vie actuelle. Mais elle offre cet avantage d’admettre plus d’air et de lumière, de se prêter à une décoration infiniment plus variée que l’autre, d’être moins banale, jusqu’ici, en Afrique, et même de n’exister pas encore, ou de n’exister plus : ce qui lui confère la beauté des choses à naitre et qu’on aime d’autant plus qu’on ne les possède pas.

Sa principale beauté, à mes yeux, ce serait de s’harmoniser parfaitement avec le vieux décor gréco-latin du pays et de rappeler à l’indigène, comme à nous, que l’ossature de sa terre natale est toute latine. Il n’a qu’à la fouiller et à en dénombrer les ruines pour s’en rendre compte. Ce que je cherche, encore une fois, c’est à lui montrer ce qui le rapproche et non ce qui le sépare de nous. Il aura beau s’en défendre, l’idée latine aura beau être expulsée de son esprit et de son cœur, elle n’en continue pas moins à vivre autour de lui et à le servir, à son insu, jusque dans les plus humbles ustensiles... Tout récemment, un administrateur algérien m’écrivait l’anecdote que voici, et que j’ai réservée pour finir, tant elle me paraît frappante et significative. En tournée à travers les montagnes de l’Aurès, ce fonctionnaire reçoit l’hospitalité dans un gourbi indigène. Transi par une nuit glaciale et dévoré par la vermine, il quitte le grabat qu’on lui a préparé, et, pour se réchauffer, il allume dans l’âtre quelques brindilles de bois mort. Allongé dans sa couverture, il regarde le feu qui pétille sur les pierres du foyer, puis ces pierres elles-mêmes : c’étaient deux tuiles plates portant des marques bien connues des archéologues. Le foyer du montagnard bédouin était formé de deux tuiles romaines...


LOUIS BERTRAND.

  1. Voir la Revue du 1er décembre 1921.
  2. Voir, dans la Revue de France du 1er janvier 1922, la France et les indigènes de l’Afrique du Nord, par M. Gustave Ronger.
  3. On objecte à cela : « ce que vous appelez complaisamment du latin n’est peut-être, en somme, que du bergère ! » — Encore faudrait-il en être plus sûr que je ne le suis du contraire, et aussi s’entendre sur la signification de ce mot « Berbère, » qui est devenu, dans la langue courante d’aujourd’hui, quelque chose d’aussi conventionnel que les mots arabe, mauresque, sarrasin ou romain. Mais, même si l’on parvenait à démontrer que tel objet, tel usage, tel mode de construction est purement berbère, c’est-à-dire antérieur à la civilisation punique et latine. — enfin strictement local, — ce serait déjà un argument décisif contre une intransigeance religieuse qui n’admet rien en dehors de la religion, qui prétend pénétrer la vie tout entière de ses adeptes et qui finit par croire qu’elle a tout inventé autour d’elle.