Affaires du Danemark (1861)

Affaires du Danemark (1861)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 33 (p. 759-766).


AFFAIRES DU DANEMARK.


La question danoise subit un temps d’arrêt et languit, mais on peut se demander si, en languissant, elle ne s’envenimera pas chaque jour davantage[1] ; elle peut s’envenimer des dangers, imaginaires ou réels, que l’Allemagne croit toujours voir d’un certain côté suspendus sur sa tête, et qui lui font saisir ses armes avec une passion aveugle et un besoin de frapper quelque part autour d’elle, — non sans discernement, pour s’adresser quant à présent au plus faible ; elle peut s’envenimer aussi de l’anxiété du pays attaqué, de la double nécessité où il se trouve d’appeler à lui ses alliés naturels et les grandes puissances, peut-être divisées et jalouses, et d’invoquer, de susciter peut-être à tout prix une solution. Pendant qu’au-delà du Rhin elle complique et augmente une exaltation déjà malsaine par elle-même, elle commence à inquiéter en France et en Angleterre tous les esprits sérieux qui en aperçoivent les conséquences possibles. En Angleterre, elle fait rapidement son chemin dans les préoccupations de l’opinion publique : le parlement et des meetings la discutent, avec grande faveur pour le peuple danois. En France, nous ne sommes pas aussi avancés ; nos ministres sans portefeuille ne sentent pas la nécessité de se tenir prêts à expliquer la conduite du gouvernement de l’empereur dans le conflit dano-allemand, et nulle réunion populaire ne tente de se former chez nous pour discuter les espérances du slesvig-holsteinisme. Même plus d’un organe important de la presse quotidienne continue de reculer devant l’examen d’une question qui lui paraît fastidieuse et obscure. Nous l’avons dit déjà ici même, cette obscurité, due aux Allemands, qui n’avouent pas toutes leurs prétentions, est, si l’on refuse d’ouvrir les yeux, de regarder et de voir, un péril par elle-même. Au contraire, agitée et discutée, la question des duchés, comme toute autre, montrera ses périls, qu’il faut connaître si l’on veut tenter de les prévenir. Quand la France parfois s’ennuie, quelque malheur, nous le savons, est tout près et viendra bientôt la surprendre ; de même, en un certain état de l’atmosphère politique, tel nuage importun et obscur qu’on néglige à l’horizon recèle le coup de foudre qui allumera l’incendie : la misérable et ennuyeuse querelle de l’héritage de Clèves, Berg et Juliers a enfanté la guerre de trente ans. En deux mots, qui montrent tout l’abîme, les Danois se demandent si, en présence d’un envahissement de la Prusse, cette puissance offrirait et ferait agréer une compensation notable à quelque puissant voisin, et l’on recherche par la pensée après eux quelles pourraient être les conditions d’un tel changement de l’équilibre général jusqu’à ce qu’il fût entièrement consacré. La Prusse deviendrait-elle, au nom de l’Allemagne, puissance maritime ? Parviendrait-elle à s’emparer de la clé de la Baltique, et serait-ce au prix de ses positions sur le Rhin ? Qu’en dirait la Russie ? qu’en dirait l’Angleterre ? Qu’en pense la France elle-même ?

L’objet de la querelle se réduit en définitive à un seul point : la constitution commune. En vertu des traités de 1851-52 et comme conséquence des complications infinies qu’avait amenées le moyen âge, la diplomatie européenne, la diplomatie allemande surtout (car l’Autriche et la Prusse ont pesé dans ces négociations de tout leur poids, tandis que l’Angleterre et la France y ont prêté une attention distraite et que la Russie y a porté des préoccupations particulières), a constitué la monarchie danoise en plusieurs parties ayant chacune sa constitution propre et reliées ensemble par une constitution commune. Seulement une de ces parties, le Holstein, dépend en même temps du roi de Danemark, qui en est duc, et de la confédération germanique. S’il n’existait aucune communauté d’institutions politiques entre cette province et les autres et qu’elle ne tînt au reste de la monarchie que par le lien personnel d’un même souverain avec des titres différens, avec celui de roi au nord de l’Eyder, avec celui de duc de l’Eyder à l’Elbe, il n’y aurait aucune difficulté ; mais, la constitution commune établissant une solidarité entre les différentes provinces de la monarchie, y compris le Holstein, il s’ensuit que l’Allemagne, qui tient le Holstein, tient par là dans sa main un anneau de la chaîne qui enveloppe tout le Danemark. Par ce seul anneau, elle compte attirer tout le reste à elle, et voici comment : cette chaîne rend solidaires l’une de l’autre et malgré elles deux nationalités en ce moment ennemies, l’allemande et la Scandinave ; mais c’est précisément un coup de maître que ce rapprochement forcé : la chaîne est électrique, et l’Allemagne entend bien qu’en touchant un point, en pressant une fibre, elle fera tressaillir et obéir le corps tout entier. Autrement dit, — ce sont les termes de son ultimatum du 7 février dernier, — elle exige absolument que les états provinciaux du Holstein soient consultés et obtiennent voix résolutive quant aux lois concernant les affaires communes de la monarchie, particulièrement quant aux lois financières et aux budgets, — Énoncer une prétention si monstrueuse, c’est assurément la réfuter à l’avance. Quoi ! voici le Danemark menacé par l’Allemagne ; il veut s’armer, le gouvernement propose des mesures de finance extraordinaires, et, parce que le Holstein allemand fait partie de la monarchie unie par une constitution commune, ce Holstein aura le droit d’opposer un veto contre les mesures de défense que veut prendre la monarchie ! Le lecteur se refuse à croire à une telle absurdité. Il dit que, si la passion de l’Allemagne lui a dicté de pareils excès, la diplomatie est là pour les condamner et lui imposer silence. Qu’il prenne garde cependant que déjà la moitié du mal est accomplie : la constitution commune est le vrai fléau, le véritable ver rongeur, — there’s the rub, there’s the wormwood, — et cependant en 1852 la diplomatie européenne a laissé imposer au Danemark la funeste constitution commune. Tout ce qui arrive. aujourd’hui n’en est qu’un résultat fort naturel, qu’on pouvait prévoir et que nous avons ici annoncé dès 1852, sans grand mérite : il n’y avait pas besoin de seconde vue ; il suffisait d’étudier de près le texte des nouveaux actes diplomatiques. Nous savions dès lors et personne aujourd’hui n’a oublié que certaines aspirations germaniques doivent susciter au Danemark une hostilité redoutable, surtout aux momens de crises périodiques où l’état général de l’Europe fait le plus péniblement sentir à l’Allemagne le malaise et le péril de sa constitution politique. En de tels momens, l’Allemagne se prend à désirer passionnément l’unité intérieure et la puissance militaire en vue des éventualités du dehors ; elle porte alors un regard inquiet et chagrin sur les lacunes de ses frontières, elle soupire après une marine, et, concevant dans ses rêves une géographie fantastique, elle entonne l’hymne aux duchés entourés par la mer, Schleswig-Holstein meerumschlungen ; Kiel surtout, Kiel, l’admirable rade, ne la laisse pas dormir. Or pour posséder Kiel il faut se rendre maître non-seulement du Holstein, mais encore du Slesvig, à qui appartient la côte nord-ouest de la baie, celle sur laquelle est située la forteresse de Frederiksort, qui en domine et défend l’entrée, fort resserrée. D’ailleurs la côte orientale du Slesvig donnerait encore plusieurs ports d’hiver excellens, comme celui de Flensbourg, d’une navigation un peu difficile, mais d’ailleurs vaste et sûr, et celui de Gienner, qui contiendrait aisément quinze ou vingt des plus grands vaisseaux. L’île d’Aïs, qui est si voisine de la côte qu’elle en semble faire partie, offrirait aussi pour les plus grands bâtimens un bon port, celui de Hôrup Hav, et la rade d’Augustenbourg. L’Allemagne voudrait en un mot que la marine danoise devînt sienne, et il est certain que ce ne serait pas un médiocre agrandissement de puissance. Qu’on n’oublie pas le port et l’établissement déjà projetés par la Prusse sur la Mer du Nord, à l’embouchure de la Jahde, sur les côtes d’Oldenbourg, et auxquels on travaille, quoique lentement. Quelle ne serait pas la puissance maritime de l’Allemagne, si elle avait les ports et les matelots du Slesvig, — et ensuite du Jutland, — car Guillaume le Conquérant ne s’arrêterait pas à moitié !

Nous avons exposé dix fois dans la Revue le fond de la question. Nous voudrions résumer seulement ici comment les deux partis se sont conduits depuis l’ultimatum de la diète de Francfort, en date du 7 février dernier ; nous voudrions faire voir les concessions de l’un, les exigences et les refus de l’autre ; nous voudrions mesurer enfin au plus juste l’étroite distance qui sépare encore l’état de choses actuel de la guerre ouverte et déclarée.

À la sommation du 7 février, dont nous avons rapporté plus haut les termes, l’envoyé du Danemark à la diète de Francfort répondit d’une part que la confédération n’était pas compétente pour s’immiscer dans les affaires intérieures de la monarchie danoise, et ensuite que la demande qu’on adressait était tout simplement inexécutable pour un état indépendant et souverain ; mais en même temps le cabinet de Copenhague voulut profiter du délai de six semaines qu’on lui avait fixé, pour tenter une troisième fois, comme en 1857 et en 1859, de s’entendre avec les états provinciaux du Holstein sur l’affaire de la constitution commune et de la place que ces états prétendaient y occuper. Une constitution commune, promulguée le 2 octobre 1855, n’avait pas contenté le Holstein, et l’Allemagne en avait obtenu l’abolition pour ce duché en 1858 ; il en résultait et il en résulte encore aujourd’hui un état anomal, le conseil commun (rigsraad), qui correspond à la constitution commune et qui la représente, ne réunissant plus que les députés des autres parties de la monarchie sans les députés du Holstein : de là la prétention du Holstein de ne pas obéir aux lois votées par cette représentation incomplète, d’ériger ses états provinciaux en assemblée égale en droits à la représentation holsteinoise qui siégeait au rigsraad, et de continuer d’ailleurs à réclamer la promulgation d’une nouvelle constitution commune. En présence de ces circonstances, le gouvernement danois soumit aux états provinciaux du Holstein assemblés à Itzehoe trois propositions. La première avait pour but de reconstruire la constitution commune : au lieu d’un conseil unique deux chambres, l’une composée par le roi au moyen de choix libres, l’autre élue par les provinces en proportion de la population et de la part contributive aux dépenses communes de la monarchie. On offrait d’investir ces deux chambres de toutes les attributions constitutionnelles, et on eût réduit de moitié le cens électif. La seconde proposition offrait l’arrangement d’un provisoire qui, jusqu’au rétablissement d’une constitution commune, accordait au Holstein une autonomie très large, et donnait à ses états provinciaux le pouvoir législatif et délibératif pour toutes les affaires concernant les rapports entre le duché et la monarchie. La troisième proposition révisait la constitution particulière du Holstein pour ses affaires propres dans un sens très libéral, accordant à l’assemblée provinciale une entière autorité législative et délibérative quant aux lois intérieures, à l’administration de la justice et du culte, et quant au budget spécial du duché ; elle offrait en outre aux Holsteinois toutes les libertés civiles, la liberté de la presse, la liberté d’association, la liberté religieuse, l’indépendance des tribunaux, l’habeas corpus, etc.

Ouverte le 6 mars, l’assemblée holsteinoise s’est terminée le 11 avril, après avoir rejeté toutes ces propositions. À vrai dire, nous ne pourrions décider par lequel des trois refus les Holsteinois, c’est-à-dire les Allemands, qui les soutiennent et les excitent, nous paraissent le plus coupables.

Les états holsteinois ne veulent pas entendre parler d’une refonte de la constitution commune. De quel droit et dans quelle secrète intention ? L’Allemagne elle-même, nous l’avons dit, a imposé au Danemark en 1851-52, bien malgré lui, mais avec l’appui de la diplomatie européenne, ce heelstal ou système d’unité gros de tant de périls. Le Danemark l’a organisé en 1855 de telle sorte que chaque partie de la monarchie, — Danemark propre avec la diète de Copenhague (rigsdag), duché de Slesvig avec ses états provinciaux à Flensbourg, duché de Holstein avec ses états provinciaux à Itzehoe, duché de Lauenbourg avec sa petite assemblée, — fût représentée dans un conseil commun (rigsraad) par un nombre de députés proportionné au chiffre de la population. C’était une détestable organisation, qui mettait en présence, dans l’unique assemblée où se résumait la monarchie danoise, deux nationalités ennemies en les rendant solidaires, c’est-à-dire en risquant presque à coup sûr d’opprimer la plus faible ; mais enfin la diplomatie l’avait voulu de la sorte, le Danemark obéissait à la contrainte, et, se plaçant sur le terrain légal, comptait encore assez sur sa propre vitalité et sur la justice de sa cause pour ne pas désespérer de pouvoir se défendre et se faire respecter. Ce n’était pas le compte de l’Allemagne. Les Holsteinois déclarèrent qu’ils ne se contentaient pas, pour le Lauenbourg et pour eux-mêmes, d’un nombre de députés proportionné à leur population ; on leur demanda en 1857 de préciser les réformes qu’ils souhaitaient dans l’édifice de la constitution commune : ils ne répondirent que par de nouvelles récriminations. On consentit en 1858 à suspendre pour eux et le Lauenbourg cette constitution commune, et on les pressa de nouveau en 1859 de dire nettement comment ils la voulaient édifier, eux qui, avec l’Allemagne, l’avaient imposée à la monarchie danoise. Ils déclarèrent alors qu’il ne pouvait être question d’une représentation commune de la monarchie capable de les satisfaire, et ils rédigèrent un projet par lequel ils demandaient que chacune des quatre assemblées particulières du Holstein, du royaume proprement dit, du Slesvig et du Lauenbourg pût exercer son veto sur l’œuvre de la législation commune et sur l’examen du budget commun. Ils continuaient en même temps à insister sur le principe du heelstat, afin que le Lauenbourg et le Holstein vissent toujours consacrés leurs droits particuliers, tout au moins égaux à ceux des provinces vraiment danoises, dans l’intégrité de la monarchie. C’était l’anarchie organisée. Aujourd’hui, en 1861, les états holsteinois font un pas de plus : de l’anarchie réclamée, ils passent à la révolte, puisque, rejetant désormais et le projet d’une représentation commune et le système d’un état unitaire, ils déclarent que la seule condition capable de les satisfaire et d’assurer au Danemark un peu de sécurité du côté de l’Allemagne est le rétablissement et le développement constitutionnel d’un état de Slesvig-Holstein. Voilà le grand mot lâché ; voilà l’intention jusque-là secrète ! On a d’abord imposé au Danemark une légalité boiteuse et perfide ; il a accepté avec bonne foi et avec courage la lutte, même dans les entraves : alors on a refusé de reconnaître ce qui lui restait de droits, et on en est arrivé enfin à jeter ce cri de révolte qui a soulevé, il y a dix ans, une longue et sanglante guerre, qui a été châtié sur les champs de bataille de Fredericia et d’Idsted par les Danois victorieux, et que la diplomatie européenne, si partiale ou si inattentive qu’elle se soit montrée, a cependant formellement condamné. À toute force, il faut que l’Allemagne invente une autre manière d’absorber le Danemark. Ce moyen-ci d’attirer à soi le Slesvig, et par conséquent de mutiler et d’anéantir toute la monarchie par le rétablissement des relations que jadis la féodalité avait constituées entre les deux duchés, ce moyen est dorénavant usé ; il pourra bien susciter des désordres et de malheureuses agitations qu’on exploitera, mais heureusement il mettra à découvert des intrigues toujours les mêmes, faciles à reconnaître et dix fois condamnées. L’Europe a déclaré que le Slesvig est pays exclusivement danois, qu’il n’a rien à faire avec l’Allemagne ni avec le Holstein ; elle ne se départira pas de ce principe de droit politique.

Les états holsteinois rejettent le projet de règlement provisoire que leur présente le gouvernement danois, parce qu’ils le trouvent, disent-ils, trop compliqué, inexécutable, et fait pour réduire le Holstein au rang de colonie. Le motif réel du rejet n’est cependant ni l’un ni l’autre de ceux-là ; c’est bien plutôt que, pendant le provisoire, le Danemark propre et le Slesvig continueraient à avoir dans le rigsraad une représentation commune, et à former de la sorte une unité presque compacte vis-à-vis du Holstein, dont les députés seraient absens. Ce ne serait pas la faute du gouvernement danois, puisque l’Allemagne elle-même a requis l’abolition de la constitution commune pour le Holstein et le Lauenbourg, et que, par cette suspension, les représentans de ces deux duchés allemands ont dû s’abstenir de reparaître au rigsraad ; mais l’Allemagne est furieuse de tout ce qui rapproche le Slesvig du Danemark propre, de tout ce qui éloigne le Holstein du Slesvig, et cependant c’est elle, en cette occasion, qui a de ses propres mains opéré ce double changement ! Que ne s’y résigne-t-elle après l’avoir voulu ? et quelle preuve insigne d’une agitation fiévreuse, passionnée, qui bannit tout calme et toute réflexion !

Les états ont enfin rejeté la constitution particulière qu’on leur offrait, et nous avons dtt que cette constitution proposée était des plus libérales, offrant la liberté religieuse, l’émancipation des Juifs, etc. Comment cela se fait-il, et l’Allemagne déteste-t-elle les Grecs, même lorsqu’ils lui apportent des présens ? — Mieux que cela ; ce sont les présens eux-mêmes qu’elle redoute, et nous touchons ici à une des explications les plus instructives de tout le débat. Le Danemark forme une petite monarchie de trois millions d’hommes d’autant plus intéressante qu’elle est franchement et fermement libérale. Frédéric VII avait promis en janvier 1848 à ses sujets une constitution ; Frédéric VII, après février 1848, a tenu sa parole. Sans excès et sans secousse, avec l’aide d’une bourgeoisie éclairée et d’un roi honnête homme, le Danemark a passé subitement de l’absolutisme aux formes constitutionnelles, et il s’y est maintenu ; il n’aspire qu’à étendre le système de la liberté réglée et de l’égalité au duché de Slesvig, qui, occupé en 1849 par l’insurrectipn, n’a pu recevoir immédiatement la constitution dont le reste de la monarchie était doté alors. C’est même un droit dont le Danemark se voit privé arbitrairement. Bien plus, il ne demanderait pas mieux que de faire part au Holstein lui-même de toutes les libertés souhaitables. Le Danemark a rompu avec les liens du passé, et il s’est mis à l’unisson avec l’esprit moderne ; il n’a qu’à gagner à la liberté et à la propagande de la liberté. Ce n’est pas là pourtant le compte des hobereaux du Holstein, qui dominent dans les états provinciaux d’Itzehoe, comme dans ceux de Lauenbourg. Cette noblesse, peu nombreuse, mais qui possède encore de grandes propriétés, vit de quelques beaux et bons restes de féodalité. Elle a conservé beaucoup de liens de famille et de tradition avec la noblesse du duché de Slesvig, liens qui se sont formés ou fortifiés dans les intervalles pendant lesquels les deux duchés sont restés unis. C’est précisément cette chevalerie slesvig-holsteinoise qui, se faisant de la passion de l’Allemagne un instrument, refuse pour le Holstein, où son autorité domine, les libertés offertes par le Danemark, et lutte même pour en priver le Slesvig, parce qu’elle en redoute le voisinage. Singulière coalition des convoitises démocratiques de l’Allemagne (car c’est ici le parti démocratique qui, à défaut de l’unité nationale vainement poursuivie, demande en compensation l’envahissement au dehors) avec les intérêts égoïstes d’une petite aristocratie ! Et c’est contre des prétentions de part et d’autre si peu légitimes qu’il faudrait voir échouer l’œuvre intelligente de la reconstitution d’une monarchie indépendante et souveraine !

Nous avons peu de chose à dire de l’épisode de la discussion sur le budget qui a tant occupé la diplomatie. Il ne fait que montrer plus clairement à quelle extrémité l’Allemagne prétend réduire le Danemark, et nous avons déjà signalé en commençant cette extrémité. Le 1er  mars, les représentans des quatre grandes puissances non allemandes (France, Angleterre, Russie et Suède), peu avares de concessions à conseiller au Danemark, invitèrent le cabinet de Copenhague à soumettre à la discussion des états d’Itzehoe la part contributive du Holstein dans le budget commun de 1861-62. Le gouvernement du roi avait prévenu ce désir par l’article 13 du projet de règlement provisoire qu’on se préparait alors à soumettre aux états quelques jours après. Cet article 13 était ainsi conçu : « Pour l’année financière commençant le 1er  avril 1861 et finissant le 31 mars 1862, on aura à se conformer aux dispositions prises par notre résolution suprême du 23 septembre 1859 à l’égard de la part contributive que le Holstein aura à fournir comme subvention aux dépenses communes de la monarchie pendant l’exercice biennal de 1860 jusqu’en 1862. »

La patente du 23 septembre 1859 était l’acte souverain en vertu duquel, pendant la suspension de la constitution commune pour le Holstein et le Lauenbourg, et afin que ces deux duchés ne pussent soupçonner ou accuser en rien le rigsraad privé de leurs représentans, le roi de Danemark avait pris sur lui de fixer le maximum de la contribution du Holstein aux dépenses communes pour 1861-62. Par l’article 13, le gouvernement mettait les états holsteinois en mesure de refuser, s’ils le voulaient, cette disposition du roi prise en leur faveur, et par conséquent de discuter le budget pour ce qui les concernait : un employé supérieur du ministère des finances avait été adjoint à M. Raaslöff, commissaire royal auprès des états, afin de leur donner tous les éclaircissemens qu’ils pourraient demander ; mais une entente quelconque avec le gouvernement danois n’était pas leur affaire, une telle entente les eût privés du concours de l’Allemagne et des résultats qu’ils en attendent dans l’avenir. De plus, ils s’obstinaient à vouloir discuter tout le budget de la monarchie et à exercer à ce sujet un veto résolutif ; ils prétendaient toujours non pas seulement voter la part afférente du Holstein aux recettes et dépenses communes (21, 64 pour 100), mais contrôler en même temps par la voie indirecte les 78, 36 pour 100 payables par le royaume et le Slesvig, ce qui voulait dire en d’autres termes (nous ne nous lasserons pas de le répéter parce que cela est difficile à croire) que les états holsteinois voulaient avoir le droit de décider des affaires communes, par exemple de la question s’il serait permis ou non au Danemark de s’armer pour se défendre contre l’exécution allemande. Non satisfaits de voter ce que le Holstein aurait à offrir pour la défense commune, ils réclamaient le pouvoir d’interdire au royaume et au Slesvig de mettre sur pied l’armée et d’équiper la flotte. Voilà ce que le gouvernement danois ne pouvait accorder. S’il s’est cru obligé, pour se tenir à distance du péril où le jetterait une pareille concession, de paraître ne pas abonder dans le sens de la démarche que requéraient les puissances étrangères, c’est là une de ces nécessités que subit le faible et qu’il ne faut pas lui reprocher. C’était assez sans doute, en accédant réellement au désir des cours, de revenir sur une résolution royale et de reconnaître aux états des pouvoirs nouveaux pendant la suspension partielle de la constitution commune.

Le cabinet de Copenhague ne s’est pas contenté de ces efforts pour amener une entente avec l’assemblée holsteinoise dans l’intervalle qui devait séparer l’ultimatum fédéral de la résolution définitive. Antérieurement déjà, par la médiation de l’Angleterre, il avait fait des concessions non-seulement au Holstein, mais au Slesvig lui-même. Un parti qui grossit tous les jours, il est vrai, en Danemark peut bien reprocher un peu légèrement au ministère son éternelle condescendance envers les cabinets étrangers ; cette condescendance n’en conserve pas moins intacte la véritable force du Danemark, celle d’un état souverain et indépendant que l’Europe ne laissera pas mutiler. Puissent seulement les éventualités de toutes parts menaçantes dans les relations de l’Europe orientale et centrale permettre aux amis du Danemark de hâter l’accomplissement d’une solution tout indiquée : l’abolition de la constitution commune et l’union seulement personnelle pour le duché de Holstein ! Puisse le Danemark jusqu’à l’Eyder (et non plus jusqu’à l’Elbe) rompre enfin ses plus dangereuses attaches avec l’Allemagne, condamnées en partie par les traités ! Puisse une situation franche et nette enlever à l’Allemagne quelques illusions très funestes, à la monarchie danoise une cause de dissolution presque certaine, à l’Europe du nord un ferment d’agitation et même de guerre ouverte sans cesse menaçant !

C’est vers une telle solution que tend le gouvernement danois, c’est en ce sens qu’il va prochainement peut-être faire encore de nouvelles propositions à l’Allemagne. Il a répondu par un refus très net à l’ultimatum du 7 février ; il est donc en ce moment sous le coup de l’exécution fédérale en Holstein, qui amènerait infailliblement une ingérence des Allemands en Slesvig, et par conséquent la guerre. Cependant l’Allemagne, après avoir tant menacé, hésite encore ; elle sait bien que l’Europe ne sera pas avec elle, et, considérant qu’une guerre allumée peut en faire éclater d’autres, elle craint d’encourir une si grande responsabilité. En face de ces hésitations, dont il faut savoir gré au plus fort, le plus faible est prêt à condescendre à tous les arrangemens conciliables avec le droit et avec l’honneur. Puisqu’une solution apparaît qui semble ménager les intérêts des deux parties, pourquoi désespérerait-on que l’intervention de la France, de l’Angleterre et de la Russie la fît admettre ? Convaincu comme nous le sommes que l’issue indiquée est, quoi qu’on fasse, inévitable, si l’on veut échapper à de grands malheurs (nous l’avons dit dès le commencement du débat, dès 1852), nous nous sentons fort disposé à croire, en dépit de certaines apparences, que la lassitude des efforts contraires à ce résultat aura de part et d’autre rapproché les esprits vers l’unique point de Rencontre qui leur est depuis si longtemps marqué.


A. GEFFROY.
  1. Voyez la Revue du 15 mars 1861.