Affaires de Suisse (2)

AFFAIRES DE SUISSE.

La Suisse, comme on sait, est, au nœud de l’Europe, une république dont l’unité toute morale se compose d’un ensemble de contradictions. On croirait volontiers que la nature et l’histoire ont voulu faire là, dans ce petit coin de terre central, une expérience de ce que peut l’opposition des races, des langues, des cultes, pour dissoudre ou pour combiner, à une plus haute puissance morale, cet esprit de la nationalité qui est l’ame et la vie des peuples ; mais, comme l’ame humaine, celle-là non plus ne se peut disséquer ni déterminer sous le scalpel, dans aucune des fonctions du corps politique qui lui servent d’organes. La Suisse a jusqu’à présent vécu, pensé, agi comme un être qui jouit de toute son individualité propre, qui possède cette unité intime et forte, principe vital et mystérieux qui manque seul aux décompositions de la mort.

Aujourd’hui même, si la Suisse présente un spectacle inquiétant et pénible, on ne peut pas dire que ce soit celui d’un peuple misérable, sans honneur et sans vie. Elle est profondément divisée, c’est vrai, elle court peut-être à de grands malheurs, elle les affronte imprudemment ; mais elle est divisée, mais elle s’aventure pour des principes, pour tout ce qu’il y a de plus noble et de plus grand, de plus digne de faire battre le cœur. Elle est, comme à toutes les crises de son histoire, comme aux jours de la lutte des hommes libres contre les seigneurs, de l’indépendance philosophique et religieuse contre le système d’autorité, comme aux jours enfin où s’ouvrit, avec la révolution française, la plus grande lutte des temps modernes, elle est toujours, disons-nous, au centre de l’histoire, au cœur de la mêlée, au fort du combat de la civilisation et de la liberté. Ainsi que nous le dirons tout à l’heure d’après les sources les plus sûres, voilà de part et d’autre des cantons prêts à se lever comme un seul homme contre ce qu’ils estiment un asservissement politique et moral : n’est-ce rien que cela ? Qu’est-ce que l’Allemagne, par exemple, dont les publicistes traitent si lestement la Suisse, qu’ils comprennent si mal, peut mettre en regard de mouvemens pareils ? Si la Suisse devait disparaître, comme autrefois les vieux Helvétiens gaulois, gallica gens, olim armis virisque clara, elle ne périrait pas non plus dans l’ombre, et il se trouverait encore quelque grand historien, comme Tacite ou César, pour consacrer à sa chute une page honorable ; mais nous ne sommes pas aux jours de Rome et d’une domination universelle. En admettant que la Suisse puisse être conquise, il est permis de demander, avec un journal de Lausanne qui faisait dernièrement cette question, si elle serait bien facile à digérer ? Le philosophe Baader pensait à peu près de même, lorsque, dans son langage bizarre, mais expressif, il disait : « En Suisse il y a encore du noyau. » Qui a vu de près ce pays si différent des autres, quoique si lié avec eux, qui le connaît en lui-même, dans sa réalité pratique et populaire, comprendra ce que nous avons en vue, les élémens de force et de vie qui résident en lui, et l’énergique résistance qu’il opposerait sur tous les points de sa masse, sinon dans son ensemble, avant de se laisser absorber par d’autres.

D’ailleurs, comme chez tous les peuples rustiques et laborieux, il y a chez les Suisses, au milieu de leur rudesse fougueuse, un principe de conservation et de retenue sensée, un instinct pratique et modérateur qui les a toujours, jusqu’ici, rapprochés et sauvés dans leurs plus grandes divisions. C’est là leur bon génie. Il vient alors, comme jadis l’ermite Nicolas de Flue à la diète de Stanz, et ramène jusqu’aux plus égarés. Comme avec le vent pur et frais des glaciers, il souffle du haut de la montagne un esprit d’apaisement qui finit par être écouté. Il conseille la tolérance ; il admet le communisme seulement parmi les troupeaux de l’alpage ; il avertit les conservateurs d’être moins âpres et moins entêtés ; il reproche aux radicaux le matérialisme ou l’enfantillage qui prend toute espèce de libertés pour la liberté, et la brutalité négative pour le progrès positif. À la dernière diète, on l’a même entendu, élevant sa voix émue devant les tribunes frémissantes et devant l’immobile assemblée, conjurer Lucerne, au nom de la patrie, de ne pas appeler avec les jésuites la discorde, et peut-être la guerre dans la confédération.

Pour bien comprendre toute la portée de cet avertissement, il faut se rappeler quelle est la situation intérieure de la Suisse. Sous l’action uniforme de l’esprit national existent autant d’esprits particuliers indépendans et égaux qu’il y a de petites républiques dans la république commune. L’équilibre est nécessaire à cette combinaison d’intérêts opposés : c’est une des conditions fondamentales de la paix, de la prospérité et de la durée de cet ordre de choses. Il faut que les protestans et les catholiques, les conservateurs et les radicaux, la race allemande et la race française ou italienne, chacune avec sa langue, les intérêts industriels et les intérêts agricoles, la démocratie pure ou représentative, et les tendances aristocratiques ; il faut, dis-je, que tous ces élémens soient en présence pour se contenir réciproquement et former un organisme politique sain et vigoureux. Malheureusement, si, au sein d’une de ces oppositions, l’un des extrêmes prononcés, mais négatifs, devient, par suite d’une circonstance ou d’une transformation quelconque, l’ennemi déclaré, agressif et actif de l’extrême opposé, vous substituez la guerre à la balance des forces. Les contradictions sont bonnes lorsqu’elles empêchent la volonté souveraine d’une république de se jeter en dehors d’elle-même du côté qu’affectionne un certain nombre de ses membres, elles sont la sauve-garde de l’ordre et du bien public ; mais que l’antagonisme devienne de la haine, et soudain les tendances changées en passions, la prudence devenue défiance, l’esprit de parti aveugle et sourd, mettront le feu aux quatre coins de la république. Cela n’est pas si dangereux, au fond, que dans une monarchie la subversion des principes de hiérarchie et de soumission ; mais il en résulte de grands malheurs, une longue perturbation dans la prospérité et dans l’esprit public. L’histoire suisse elle-même est là pour le dire.

Or, maintenant, la Suisse semble toucher à une de ces crises qui, sans compromettre son existence, renversent le bonheur intérieur de la nation la plus heureuse qui fut jamais. Le brandon d’une guerre religieuse est agité par des mains trop hardies et trop imprudentes pour que l’étincelle ne risque pas de tomber quelque part ; et partout elle trouvera de quoi allumer un incendie qui courra comme un éclair d’un bout de la Suisse à l’autre.

On doit assigner deux dates importantes, deux causes essentielles à cet état de trouble qui peut finir, d’un jour à l’autre, par une explosion. En 1841, le gouvernement d’Argovie, mi-partie protestant et catholique, mais d’une couleur libérale un peu crue, eut à se plaindre d’un certain nombre de riches couvens placés sur son territoire, et qui, dit-il, étaient des foyers permanens de conspirations et d’intrigues. À la suite d’une levée de boucliers du parti catholique, il prit sur lui de faire évacuer tous ces couvens ; de renvoyer chez eux les religieux et de confisquer les propriétés de leurs maisons au profit des communes du pays et de l’état. Ces actes, comme on peut le croire, irritèrent extrêmement tout le parti ultramontain agissant, dont, il faut le dire, cela déjouait quelques mesures ; ils inquiétèrent aussi, et à juste titre, la masse des populations catholiques, et cette menace latente devint un instrument pour les desseins remuans des meneurs qu’avait voulu détruire le gouvernement d’Argovie.

Dans cette affaire des couvens, qui occupa la Suisse et ses diètes pendant plusieurs années, les cantons catholiques ne furent point tous pour la réintégration des religieux dans leurs cloîtres et dans leurs biens, ni tous les protestans pour le maintien de la mesure prise par le canton d’Argovie dans l’exercice de sa souveraineté. Les deux camps se formèrent plutôt d’après des sympathies politiques, qui rangèrent Neufchâtel, protestant et prussien, sous les drapeaux ultramontains, Tessin, italien et catholique, Soleure même, parmi les défenseurs d’Argovie. Cette difficulté presque insoluble fut enfin tranchée par une espèce de compromis, au moyen duquel les couvens de femmes furent rétablis, concession qu’arrachèrent à grand’peine aux deux partis les cantons modérés et médiateurs.

Cette crise surmontée, la Suisse respira. On crut être rentré dans la tranquillité passée. On oubliait que, s’il est une puissance sur la terre qui ne pardonne pas à ceux qui l’ont vaincue, c’est celle dont le royaume ne devrait pas être de ce monde. Loin d’avoir pris leur parti, les catholiques se montrèrent plus hostiles et plus envahissans. Ils firent une révolution en Valais, toujours avec cette même audace qui se sert occultement des avantages que procurent des positions légales : le vorort ou directoire lucernois et le conseil d’état valaisan conduisirent les masses par des agens non avoués, mais hardiment soutenus et disposant de tout. Enfin, et c’est leur suprême ouvrage, ils ont ouvert tout récemment pour la Suisse une ère de discorde et peut-être de combats par l’introduction officielle des jésuites à Lucerne.

Lucerne n’est pas simplement, comme le Valais, une vingt-deuxième partie de la confédération qui peut à son gré se jeter, les yeux fermés, dans les bras de la redoutable congrégation sans en faire subir les conséquences directes à personne. Lucerne est un des trois cantons directeurs. À son tour, savoir tous les six ans, pendant deux ans, son conseil d’état devient le pouvoir exécutif de la confédération durant l’intervalle qui sépare les diètes, c’est-à-dire dix mois par an, et ces diètes, il les préside, il les convoque même à l’extraordinaire, s’il le juge à propos. Les jésuites à Lucerne, appelés avec un abandon aveugle par le gouvernement, ont donc un œil ouvert dans les conseils de la Suisse, une main dans sa politique, une position presque officielle dont ils sauront bien se servir pour pénétrer partout où ils le pourront et attaquer le reste. Il en sera de Lucerne comme de Fribourg, où les jésuites sont depuis la restauration : pour avoir voulu se donner des aides, on se sera donné des maîtres, et on verrait les jésuites, maîtres dans un vorort, directeurs occultes de la Suisse libre et en majorité protestante ; quelle dérision ! Ce résultat, le pays tout entier le pressent et le craint. Le Valais, Fribourg, les cantons primitifs, fervens et crédules catholiques, disent seuls que c’est une chimère. Si quelque chose pouvait convaincre, sur ce point, l’incrédulité la plus obstinée, ce sont justement les discours par lesquels les anciens élèves des jésuites se défendent de leur être inféodés à jamais. C’est absolument comme dans les Femmes savantes, le bonhomme Chrysale soutenant qu’il est maître chez lui, et faisant la grosse voix de peur qu’on en doute.

Il ne faut donc pas s’étonner si, à commencer par les hommes politiques, toute la nation suisse, à une immense majorité, s’émeut à cette manifestation dangereuse de la souveraineté cantonale de Lucerne, ou plutôt du gouvernement lucernois, car, quoique le peuple ait voté sur cette question, la précaution qu’on avait prise de compter les absens comme acceptant les jésuites garantissait presque leur admission, et pourtant cette mesure a rencontré un nombre imposant de votes contraires. Lucerne est dans le droit légal, on ne le peut nier. D’autre part, le peuple suisse se sent menacé, par l’usage fait de ce droit, dans ses intérêts les plus chers et les plus précieux. Cette situation est si vive, que maintenant ce sont les populations qui s’en sont pour ainsi dire emparées ; elles ont, dans les deux partis, débordé quelque peu leurs chefs ; bien que soumises encore, elles sont agitées, frémissantes, elles se préparent, s’inquiètent, et finiront peut-être par créer le conflit, si, à force de sagesse et de modération, on ne réussit pas à les calmer avant qu’un nouvel incident, une bagatelle peut-être, les mette aux prises.

Tous ces antagonistes irrités sont voisins. Fribourg, jésuitisé jusqu’aux os depuis que ses enfans sont élevés au séminaire, Fribourg sépare Berne du canton de Vaud : Berne, dont le gouvernement révolutionnaire et libéral peut à peine contenir derrière lui ses impétueux paysans ; le canton de Vaud, fort protestant aussi, quoique tolérant, fort éclairé sur les périls prochains, mais non moins remué, et peu disposé à voir Lucerne introduire un pareil ennemi dans le cœur de la vie suisse. À ses côtés, le Valais fanatique, tout enrégimenté et prêt pour un coup de main populaire, tout fier encore de sa victoire du Trient, menace, au premier bruit, de franchir la frontière vaudoise, et là, de faire payer cher au district limitrophe l’aide et l’hospitalité accordée à ses vaincus. Au centre, Lucerne, séparé par son lac des petits cantons ses amis, est entouré par Berne et Argovie, c’est-à-dire par les plus énergiques ennemis des jésuites. Bâle-Ville avec Bâle-Campagne, les deux Appenzell, Genève, Saint-Gall, Zurich même et le canton des Grisons, qui votera comme ce dernier en diète, n’ont pas l’adversaire en dehors de la frontière, mais en dedans. Enfin, dans les cantons qui ont le plus d’unité, je ne mentionne pas des complications assez redoutables pour le cas où de grands chocs viendraient ébranler la majorité ou l’opinion dominante. Qu’on imagine, si on le peut, une situation plus laborieusement compliquée, plus périlleuse ! mais aussi qu’on se souvienne que la Suisse ne s’y trouve pas pour la première fois. Le corps le plus vigoureusement constitué a ses accidens et ses maladies ; toute la question pour lui est d’éviter un médecin assez maladroit pour tuer le malade pendant la crise.

La situation morale et générale commence à se traduire en faits. Lorsque le gouvernement lucernois eut constaté, par le vote du peuple, son droit d’appeler les révérends pères, il y eut de l’émotion et du trouble dans le pays. Le respectable curé de la ville, homme influent par sa piété et par ses lumières, fit alors accepter sa démission de membre du conseil de l’instruction publique, qu’il avait déjà précédemment offerte. Quelques autres symptômes moins pacifiques pouvaient faire présager de la résistance ; le gouvernement prit des demi-mesures, et l’insurrection éclata. Assez mal combinée, manquant de force et d’ensemble, elle réussit pourtant à intimider gravement le conseil d’état, qui fut sur le point d’abdiquer, tant il était peu sûr de sa position ; mais, celle des insurgés étant encore plus mauvaise, leurs bandes, à peine organisées, furent battues à une rencontre, et ensuite dispersées, poursuivies, prises ou chassées.

Alors, tout de bon, Lucerne se mit en état de ville assiégée par la révolte : elle dépêcha partout pour avoir du secours, tint des conseils militaires avec Schwitz, Uri et Unterwalden, fit mettre leurs bataillons sur pied pour sa défense, et, de son côté, déploya toutes les forces armées dont elle pouvait disposer pour sa garde. Comme il est d’usage en cas pareils, on emprisonna une foule de personnes de tous les rangs. Beaucoup des plus compromis se sauvèrent, et sont encore réfugiés dans les cantons de Berne et d’Argovie.

Sur ces entrefaites, fort heureusement, le sceptre directorial passa de Lucerne à Zurich. Il aurait été déplorable qu’un vorort se trouvât exposé aux paniques continuelles qui se succèdent à Lucerne. Toutes les semaines, au moins une fois, la générale bat, les signaux et les exprès volent de tous côtés pour chercher des renforts, des nouvelles de détresse et de bataille arrivent par les courriers jusqu’aux bords du Léman ; puis, le lendemain, quelquefois le soir même, on découvre qu’on a donné dans un panneau d’alarme tendu par des libéraux de bonne humeur. Il semblerait qu’une fois averti, on ne dût plus se laisser prendre ; mais voici déjà la troisième alerte sérieuse, et rien n’annonce que ces paniques doivent enfin cesser. Au contraire, il paraît que le parti qui veut absolument renverser les jésuites à Lucerne par tous les moyens possibles se flatte de fatiguer, à force de fausses frayeurs, la vigilance de leurs amis, pour attaquer enfin à l’improviste avec plus de chances. Ce parti, qui s’est organisé dans quelques cantons protestans et mixtes par des assemblées populaires, s’est enrégimenté en corps-francs en dehors des gouvernemens. Ceux-ci négocient et temporisent de leur mieux, soit entre eux, soit avec leurs administrés remuans.

Au milieu de tout ce bruit belliqueux, on conçoit que la diplomatie n’ait pas beau jeu et ne parvienne guère à se faire entendre. Cependant elle agit, elle s’efforce de pourvoir aux éventualités que chaque jour modifie ; elle attend avec impatience les débats prochains d’une diète convoquée extraordinairement par le gouvernement de Zurich, diète qui aura probablement pour effet de rompre l’espèce de trêve qui conserve encore la paix. À peine revêtu des pouvoirs de vorort, Zurich a envoyé une députation à Lucerne pour conjurer cet état de renoncer à sa fatale résolution, ou du moins de la suspendre. La réponse a été la demande d’un délai pour se décider, délai qu’on soupçonnait Lucerne de vouloir prolonger jusqu’à ce que l’établissement des jésuites fût un fait consommé. Le gouvernement de Zurich a dû se résoudre à convoquer la diète, et, le 21 janvier, il a adressé une circulaire à tous les cantons, les priant d’inviter leurs députés à se réunir en diète extraordinaire à Zurich, le 24 février prochain.

En réalité, les jésuites ne doivent entrer qu’en automne, s’ils entrent, et Lucerne, forcément déterminé à suivre la voie où il s’est si imprudemment engagé, serait bien aise qu’on l’en tirât autrement que par la violence, et son honneur restant sauf. Il est en outre étouffé sous le procès monstre qu’il fait aux insurgés et à leurs partisans, et sous les dépenses excessives que nécessite son état continuel de défense. Pour suffire à tout cela, il a pris une mesure des plus iniques, et qui a déjà soulevé des réclamations dans plusieurs cantons : les biens des insurgés ont été confisqués sans égard, assure-t-on, aux dettes contractées auparavant, en sorte que les négocians en affaires avec ces Lucernois compromis risquent de perdre leur titre antérieur. Les Bernois demandent à leur gouvernement de réparer le tort qui leur est fait par une saisie des biens de corporations lucernoises situées sur le terrain bernois. Le canton de Vaud n’a pas la même ressource, et son conseil d’état a reçu déjà de nombreuses plaintes, Lucerne étant un débouché pour ce pays vinicole.

Poussé par l’impétuosité de ses populations, Berne a député aussi au directoire deux conseillers d’état, chargés de le sonder sur le projet d’une ligue formée avant la diète, afin de s’y assurer une majorité pour l’expulsion des jésuites hors de la confédération. Berne, à qui son étendue, son caractère et sa position donnent un poids immense, est maintenant à la tête du parti démocratique en Suisse ; mais, à ce trait essentiel qui lui donne, dans le débat actuel, une importance que peut à peine contrebalancer la place de vorort occupée par Zurich, Berne joint cette vieille habitude d’activité politique, ce vouloir à la fois habile et entêté qui a tant contribué à sa renommée, et de plus Berne a de l’argent.

La réponse de Lucerne au directoire, à peine connue (réponse d’abord évasive, à présent très nette), Berne a donc pris l’initiative des résolutions ultérieuses. Son gouvernement a délégué publiquement deux de ses membres dans tous les cantons, en commençant par Zurich, pour conférer sur les mesures à prendre. Délibérer ainsi, c’est agir déjà. Mais Berne a fait davantage : il a su à la fois ne point s’assimiler les corps-francs, ne pas les dédaigner, et se ménager quelque possibilité de les contenir ; vis-à-vis des autres cantons surtout, ces corps ont été pour la politique de Berne, qui pouvait les lâcher ou les retenir, un puissant moyen de persuasion. Quelle que soit l’opinion de plusieurs de ses membres, le gouvernement bernois décline hautement tout appui donné au radicalisme et le signale comme un des ennemis de la Suisse ; mais il a jugé habilement qu’il valait mieux, le fait existant, avoir les fougueuses sociétés populaires sous la main que hors de la main. Toutefois, le danger d’avoir de tels auxiliaires devient de plus en plus frappant, même pour Berne. Jamais, d’ailleurs, opinion plus prononcée n’a été implantée dans les masses que celle de l’expulsion des jésuites, et, à Berne surtout, si le gouvernement voulait la braver, il serait renversé sans coup férir. Du reste, il n’a nulle envie de se faire martyr pour une telle cause ; mais toute l’adresse et même toute l’audace possibles suffiront-elles pour trouver une issue ?

Jusqu’ici, les tentatives de Berne n’ont pas amené beaucoup d’unité dans les avis. Le peuple seul, partout où il est protestant, est décidé et unanime contre les jésuites ; il veut les chasser par tous les moyens, légaux ou illégaux, comme les cantons du centre, avec Fribourg et le Valais sont décidés à les défendre. Quel que soit cependant le résultat positif ou prochain de cette lutte religieuse, son influence politique et sociale n’en est pas moins déjà très marquée : non-seulement elle porte sur le point le plus délicat de la question fédérale, mais elle tend de plus en plus à changer la démocratie représentative en démocratie pure ; elle accoutume le peuple à intervenir, à côté des gouvernemens, dans les questions importantes ; elle va même jusqu’à faire craindre des révolutions cantonales là où le pouvoir exécutif use de son initiative dans un autre sens que celui des masses. Deux indices graves et tout récens confirment ce qui avait été préjugé à cet égard sur le développement rapide et irrésistible des volontés populaires.

Le conseil d’état zuricois avait répondu catégoriquement et négativement aux propositions de Berne, qui demandait qu’on votât en diète l’expulsion formelle des jésuites ; mais tout porté vers la modération et pour la légalité qu’il se montrât dans cette réponse, le vorort n’était pas moins très découragé, peu sûr de ses volontés à venir : il sentait derrière lui un peuple très calme encore, mais aussi très décidé dans les sentimens qui le menèrent à la bataille de Cappel. Déjà même l’influence de cette question confessionnelle, la défiance qu’elle jette sur les intentions des conservateurs, s’étaient fortement marquées dans les élections. Cependant, comme les deux partis dans le canton de Zurich sont très bien enrégimentés, disciplinés, à peu près également puissans (et même, avant l’affaire des jésuites, le parti conservateur l’emportait décidément depuis quelques années déjà), celui des deux qui pressentait sa défaite ne voulut rien négliger ; avec beaucoup d’ensemble et de sagesse, il organisa aussi des adhésions à sa politique et des pétitions, des manifestations populaires enfin, dans la plus favorable acception du mot. Ce fut ainsi qu’il se présenta au grand conseil, bien appuyé, avec de bons orateurs et de bonnes raisons, mais pour y être vaincu à la majorité de 8 voix. Zurich votera donc comme Berne en diète, en dépit de ses hommes les plus marquans. Rien au monde n’est capable de dépopulariser les conservateurs comme de vouloir conserver les jésuites : ils ont beau avoir d’excellentes raisons d’indépendance cantonale à alléguer ; l’instinct des masses est trop impétueusement averti. En ce moment, les libéraux de Zurich sont très opposés aux volontaires d’Argovie et marcheraient plutôt contre eux qu’avec eux ; mais s’il n’y avait aucun espoir de faire résoudre la question par la diète, on ne retiendrait pas plus les Zuricois que les Argoviens et les Bernois. Quant aux moyens d’exécution proposés par Berne, ils sont du ressort de la prochaine diète extraordinaire. Nous dirons seulement, en passant, que, dans la pensée de Berne, ces moyens seraient très lents et de nature à laisser tout le temps nécessaire aux retours et à l’obéissance.

Il est un second exemple, plus frappant encore peut-être, de l’influence prépondérante qu’a prise à l’instant cette question sur l’esprit populaire : c’est ce qui se passe, à l’heure qu’il est, dans le canton de Vaud.

Modéré, paisible et tolérant, le plus un de tous les cantons et presque aussi centralisé que la France, le canton de Vaud offre, pour ainsi dire, un modèle de république et à la démocratie suisse son meilleur argument. Il avait acquis beaucoup d’influence dans la confédération par cet état de choses envié de tous, aussi bien que par son attitude à la fois droite et conciliatrice ; il passait surtout pour donner peu de prise à l’agitation, même dans la question des jésuites. Là aussi cependant, le conseil d’état, très libéral d’ailleurs, s’étant prononcé pour la légalité, pour la politique ordinaire du pays, c’est-à-dire pour le respect dû aux droits cantonaux de Lucerne, pour le maintien de l’équilibre fédéral et contre les éventualités probables d’une guerre civile et religieuse, le peuple s’est ému. Des espèces de meetings ont rassemblé des milliers de personnes sur plusieurs points du territoire ; de nombreuses pétitions contre les jésuites se couvrent de signatures, qui, assure-t-on, dépassent déjà le chiffre de vingt mille ; enfin, l’attitude des populations est telle qu’on ne doute pas, quelles que soient les raisons alléguées pour l’en empêcher, que le grand conseil n’adopte un préavis tout opposé à celui du conseil d’état : les instructions du canton de Vaud pour la diète, comme celles de Zurich, se rapprocheraient alors plus ou moins du vote de Berne, et demanderaient l’expulsion des jésuites. Si le grand conseil vaudois trompait l’attente du peuple, celui-ci, dit-on, plutôt que de renoncer à sa haine des jésuites et à ses projets pour s’en débarrasser à tout prix, ne reculerait pas devant l’idée de faire une révolution pour renverser son gouvernement, sans avoir d’ailleurs contre lui aucun autre grief sérieux.

De ce grand ébranlement, de ce réveil des instincts populaires, il sortira donc vraisemblablement ou une réaction plus générale et plus forte que celle opérée déjà dans une partie des cantons, ou un développement radical plus ou moins masqué, mais réel, de la démocratie un peu théorique établie en 1830. Si les hommes et les systèmes de cette époque n’ont pas toujours été aussi pratiques qu’il le faut pour gouverner un peuple libre et se faire accepter de lui, ce n’est pas le moment de le leur reprocher. Les radicaux, qui ne sont pas non plus le peuple, cherchent à s’en emparer, et y mettent moins de façons que leurs adversaires (lesquels n’y ont peut-être pas assez songé) ; ils seraient des maîtres bien autrement despotes ; le bon sens démocratique ne les supporterait pas long-temps. Mais, forcé dans ce moment de défendre une cause impopulaire, le libéralisme vrai n’a pas beau jeu.

Toutefois, de ce qu’une forme plus explicite et plus vive est donnée à l’esprit républicain, il ne faudrait pas se hâter de conclure que l’avenir est perdu pour la liberté éclairée, et qu’il est conquis au radicalisme. Le radicalisme s’empare à certains momens du peuple, mais encore une fois il n’est pas le peuple. Celui-ci peut exercer sa souveraineté sans appartenir le moins du monde à l’opinion brutale et niveleuse qui s’en sert à certains momens, mais qui n’y parvient pourtant qu’en lui obéissant, qu’en s’associant à ses instincts et en portant son drapeau. On peut donc, avec vérité, faire une distinction importante entre ce qui est et ce qui paraît : si les tendances radicales ont l’air de l’emporter sur les gouvernemens, c’est parce qu’elles ont su habilement saisir la passion du jour, et qu’elles la servent avec docilité ; ce n’est nullement qu’elles soient adoptées en réalité par les masses.

Sur cette ligne délicate et dangereuse où la Suisse doit chercher son salut et le repos de son avenir entre les jésuites d’un côté et les radicaux de l’autre, on peut dire que, s’il reste une sauvegarde au sang-froid dont elle a besoin, c’est la sagesse des autres nations. Une intervention quelconque donnerait peut-être gain de cause aux principes les plus subversifs. L’indépendance suisse est ombrageuse, et la colère patriotique des honnêtes gens faciliterait l’accomplissement des desseins de la violence radicale. La seule démarche véritablement efficace qui se puisse tenter par les puissances amies de la confédération est celle qui engagerait le pape à défendre aux jésuites d’entrer à Lucerne. On dit qu’elle a été faite. Cela serait fort à souhaiter et pour la Suisse, et pour Lucerne, et pour les jésuites eux-mêmes, car ils commencent avec raison à trembler à Fribourg.

Il y a quelques années, les Suisses ne s’inquiétaient guère des jésuites ; ils en parlaient à peine, et on les eût fort étonnés en leur disant que cette question pouvait les regarder un jour. Qui eût prévu qu’après deux ans tout serait tempête dans un ciel si calme, et pour cela ? Mais la vie suisse est si fortement organisée, qu’elle soutiendra, nous n’en doutons point, ce terrible accès de fièvre, et, dût le sang couler, ce qu’à Dieu ne plaise ! la confédération helvétique reprendra bientôt, avec sa tranquillité, la place moralement élevée que lui assignent son développement intellectuel et social, ses mœurs pures et modestes, ainsi que ses vertus intimes et patriotiques.