Adrienne Lecouvreur, drame de MM. Scribe et Legouve

ADRIENNE LECOUVREUR


DRAME DE MM. EUGÈNE SCRIBE ET LEGOUVÉ.




Adrienne Lecouvreur est assurément une des figures les plus poétiques de l’histoire du théâtre ; et je comprends très bien que MM. Scribe et Legouvé, voulant nous montrer sous un aspect nouveau le talent de Mlle Rachel, aient choisi cette gracieuse comédienne. La vie d’Adrienne Lecouvreur, réduite à ses élémens positifs, telle que nous l’ont transmise les biographes, offre, en effet, tout ce qui peut séduire l’imagination. À quinze ans, Adrienne s’ignorait elle-même et n’entrevoyait pas même d’une façon confuse la destinée glorieuse qui lui était réservée ; le hasard seul décida de sa vocation. Son père, pauvre chapelier, était logé près du Théâtre-Français, dans la rue qui s’appelle aujourd’hui rue de l’Ancienne Comédie. Adrienne, en écoutant le récit des succès obtenus par les comédiennes du jour, conçut le projet d’aborder elle-même la carrière dramatique. À l’âge de quinze ans, elle était applaudie sur les théâtres de société. Née dans les dernières années du XVIIe siècle, en 1690, pendant douze ans, c’est-à-dire de 1705 à 1717, elle éprouva son talent dans tous les rôles, ou du moins dans les rôles les plus difficiles de Corneille, de Racine et de Molière. Parvenue à l’âge de vingt-sept ans, elle venait de signer un engagement avec le théâtre de Strasbourg quand elle reçut pour la Comédie-Française un ordre de début. Sa première soirée fut une soirée de triomphe. Elle était, nous disent les contemporains, d’une taille peu élevée ; mais il y avait dans sa marche tant de noblesse et de majesté ; son regard, ses attitudes exprimaient si bien la grandeur, la passion ou la sérénité du personnage qu’elle s’était chargée de représenter ; sa voix, dont le timbre était un peu voilé, trouvait pour toutes les nuances de l’émotion ou de la pensée des inflexions si variées ; il y avait dans toute sa personne tant de jeunesse et de mobilité, tant de grace imprévue et de hardiesse souveraine, que les spectateurs, fascinés par le charme de sa diction, par l’expression de son visage, oubliaient complètement la comédienne et ne voyaient plus que l’héroïne. À cet égard, les témoignages les plus imposans se présentent en foule : il nous suffira d’en citer un seul, celui de Voltaire.

Adrienne Lecouvreur fit au théâtre une véritable révolution. À l’époque de ses débuts, la déclamation tragique et parfois même la déclamation comique n’étaient guère qu’une sorte de cantilène ; cette cantilène, pour n’être pas notée, n’en était pas moins soumise à des lois inexorables ; il n’était permis à personne, sous peine d’encourir le dédain ou la colère de l’auditoire, de violer les traditions musicales d’un rôle établi par le chef d’emploi. Mlle Duclos, née en 1664, c’est-à-dire vingt-six ans avant Adrienne Lecouvreur, était alors en possession de la faveur publique ; déclamer autrement qu’elle, parler au lieu de chanter, substituer la familiarité à l’emphase, le ton simple et naturel aux grands effets de voix, régler ses inflexions d’après le mouvement même de la passion, semblait une témérité. C’était rompre en visière à tous les préjugés de la foule, c’était lui déclarer nettement qu’elle était depuis longues années engagée dans une ornière ridicule. Pourtant Adrienne n’hésita pas un instant. Comme elle avait eu le bonheur de ne pas recevoir les leçons d’un maître applaudi, comme elle s’était nourrie surtout de lecture et de réflexion, comme elle avait comparé librement l’idéal de Monime, de Roxane, de Pauline, de Cornélie, aux étranges personnifications que la foule admirait, comme elle avait consulté sa conscience, interrogé son cœur, sans tenir compte des maximes consacrées, la vérité même, la vérité simple et austère, était pour elle une plaine unie ; pour se montrer naturelle, pour traduire fidèlement la pensée du poète, Adrienne n’avait qu’à s’écouter, et son cœur se peupla bientôt de souvenirs. Voltaire, si nous en croyons une lettre adressée par lui à Thiriot un an après la mort d’Adrienne, fut son admirateur, son ami et son amant. D’Argental fut moins heureux ; nous avons deux lettres charmantes d’Adrienne, où se montre à nu toute la loyauté de son ame : la première est adressée à Mme de Ferriol, mère du comte d’Argental ; la seconde à M. d’Argental lui-même. Mme de Ferriol voulait exiler son fils pour le guérir de sa passion pour Adrienne ; Mlle Lecouvreur supplie Mme de Ferriol de garder son fils près d’elle et lui demande conseil sur la conduite qu’elle doit tenir envers lui. Elle offre, elle promet de lui écrire dans les termes qui paraîtront à Mme de Ferriol les plus sages, les plus décisifs. Adrienne avait dix ans de plus que M. d’Argental, et, pour le guérir, elle prend avec lui un accent maternel. Il est impossible de lire ces deux lettres sans un véritable attendrissement, tant il y a d’éloquence et de persuasion dans la vérité qui éclate à chaque ligne. L’art ne joue aucun rôle dans ces naïfs épanchemens ; c’est un cœur droit qui dit simplement ce qu’il sent, et l’absence même de l’art donne à ces deux lettres une valeur, un attrait que l’art nous offre bien rarement.

Adrienne se piquait-elle de fidélité ? D’après le témoignage de ses contemporains, elle prenait toutes ses affections au sérieux ; elle ne changeait pas pour le plaisir seul de changer ; elle ne cherchait pas dans l’inconstance un sujet de triomphe. Pour qu’elle se décidât à reprendre son cœur, à disposer d’elle-même comme d’un bien libre de tout engagement, il fallait qu’elle fût pleinement convaincue de l’infidélité de son amant. Aussi ceux mêmes qui l’avaient quittée se rattachaient à elle par un tendre souvenir. Au milieu même des plaisirs nouveaux qu’ils poursuivaient, ils gardaient au fond du cœur la touchante image d’Adrienne. Parmi les hommes qu’elle aima, Maurice de Saxe est peut-être celui à qui elle dut ses plus grandes joies et ses plus grandes douleurs. Son attachement pour Maurice présente tous les caractères de la passion la plus exaltée. Tendresse, dévouement, abnégation, tout se trouve réuni dans l’amour d’Adrienne pour le jeune guerrier qui devait, quinze ans après la mort de sa maîtresse, gagner la bataille de Fontenoy. On sait qu’Adrienne mit en gage ses bijoux et sa vaisselle plate pour envoyer 40,000 livres à son amant élu duc de Courlande. Chose triste à dire, et qui malheureusement se vérifie chaque jour sous nos yeux, la passion d’Adrienne pour Maurice était d’autant plus vive, d’autant plus profonde, qu’elle s’adressait à un homme incapable de la récompenser dignement, pour qui l’amour n’était qu’un plaisir, un passe-temps de quelques heures. Plus d’une fois Adrienne vit Maurice la quitter pour des femmes qui n’avaient ni l’éclat de sa beauté, ni la noblesse de son cœur ; mais, comme il est dans notre destinée de nous attacher aux créatures que nous aimons bien plus encore par les bienfaits qu’elles nous doivent que par les bienfaits que nous en avons reçus, elle dévorait sa douleur et lui pardonnait généreusement. On a dit que les nombreuses infidélités de Maurice avaient abrégé la vie d’Adrienne, et qu’elle était morte de chagrin. Cette assertion ne repose sur aucun témoignage de quelque valeur. On a dit aussi qu’elle avait été empoisonnée par une de ses rivales ; or, il est avéré que son corps, ouvert après sa mort, ne présentait aucune trace de poison. Adrienne est morte après douze ans de triomphes éclatans ; si elle a souffert pour avoir trop aimé, si plus d’une fois elle a gémi sur l’inconstance de l’homme qu’elle chérissait de toutes les forces de son ame, la gloire l’a consolée plus d’une fois ; l’énergie même, la sincérité qu’elle apportait dans tous ses rôles, suffisaient pour abréger sa vie. Elle avait senti trop vivement toutes les grandes passions pour atteindre à la vieillesse. Quand elle mourut, elle n’avait pas quarante ans.

Quoique Adrienne remplît à la fois les premiers rôles tragiques et les premiers rôles comiques, et qu’elle n’ait jamais échoué dans aucune de ses tentatives, il paraît cependant qu’elle excellait surtout dans les rôles tragiques ; Pauline, Roxane et Cornélie lui allaient mieux que Célimène. Il est permis de croire que le commerce familier de Molière n’a pas été inutile au talent d’Adrienne. Le souvenir de Célimène devait donner à Pauline, à Cornélie, à Roxane un accent plus naturel, plus pénétrant. Talma, comme Adrienne, étudiait Molière assidûment. Quoiqu’il n’ait jamais osé aborder publiquement les rôles d’Alceste et d’Arnolphe, on sait qu’il s’était occupé de la composition de ces deux personnages.

Faut-il s’étonner qu’une femme habituée à vivre parmi les grands hommes de l’antiquité se soit sentie entraînée, par une passion toute-puissante, vers l’émule de Charles XII, vers le jeune capitaine qui renouvelait à Mittau, comme en se jouant, l’héroïque défense de Bender ? Ces deux ames familiarisées avec les grandes choses, l’une par la pensée, l’autre par l’action, ne devaient-elles pas se rencontrer dans une mutuelle admiration ? Rien, à coup sûr, n’est plus naturel, plus facile à comprendre que les amours de Maurice et d’Adrienne. Toutefois, si le comte de Saxe, par le nombre et la variété de ses exploits, par la précocité de sa valeur, semble appartenir au roman plus qu’à la vie réelle, la manière dont il entendait, dont il gouvernait l’amour n’a rien de poétique. Il n’a jamais eu la peine de résister à ses passions, ou plutôt il n’en a jamais connu, écouté qu’une seule, la passion de la gloire. La guerre, avec ses dangers, ses enivremens, a rempli toute sa vie. Les femmes les plus belles, les plus jeunes, les plus dignes d’amour, ne l’ont pas distrait un, seul jour de sa passion pour les batailles. Depuis Adrienne Lecouvreur jusqu’à la duchesse de Courlande, qui plus tard fut impératrice, depuis les filles d’honneur de la duchesse jusqu’aux plus grandes dames de Versailles, il n’a jamais vu dans la beauté, dans la jeunesse, dans la pleine possession de ces dons précieux, qu’une distraction de quelques instans. Aussi ne s’est-il jamais montré bien scrupuleux dans le choix de ses plaisirs. Non-seulement il s’abandonnait à l’inconstance, sans jamais se reprocher la douleur qu’il laissait derrière lui ; mais il ne rougissait pas de feindre pour une femme qui pouvait le servir un amour qu’il ne ressentait pas ; et d’offrir à celle qu’il chérissait pour quelques jours les caresses qu’il avait flétries par le mensonge. Pour caractériser nettement toute la souplesse de ses principes à cet égard, il suffit de rappeler l’aventure ridicule qui le brouilla sans retour avec la duchesse de Courlande. Arrêté au milieu de la nuit par une duègne armée d’une lanterne, au moment où il portait sur ses épaules une des filles d’honneur de la duchesse, il voulut, sans quitter son fardeau, renverser du pied la lumière accusatrice, perdit l’équilibre, et tomba sur la duègne avec sa maîtresse. Or, la veille même de cette ridicule aventure, il avait joué près de la duchesse de Courlande le rôle d’amant passionné. La duchesse, justement irritée, le congédia sans vouloir l’entendre, et fit bien. Un homme capable de se partager ainsi entre deux femmes est-il vraiment capable d’aimer ? Que les cœurs sincères se chargent d’écrire la réponse. Dans ce partage de sa personne, Maurice ne pouvait invoquer l’entraînement des sens, car la jeune et belle fille qu’il prenait chaque nuit à sa fenêtre et qu’il rapportait avant l’aube s’était donnée à lui. Pourquoi donc prodiguait-il à une femme qu’il n’aimait pas les sermens et les caresses que la jeune fille avait seule le droit de revendiquer ? Pourquoi ? C’est qu’il n’aimait pas d’un amour sincère celle qu’il croyait aimer, c’est qu’il n’y avait pas place dans son cœur pour une passion exclusive, pour une passion souveraine. L’infidélité était pour lui sans remords, parce qu’il se trompait lui-même, parce qu’il s’abusait sur la nature de ses sentimens ; il trahissait sa maîtresse sans trouble, sans honte, parce qu’il ne la préférait pas au monde entier. Si le plaisir était plus vif dans les bras de la jeune fille, la duchesse abusée servait l’ambition de Maurice, et cette seule pensée imposait silence au repentir.

Adrienne Lecouvreur a tenu dans la vie du comte de Saxe moins de place peut-être que la fille d’honneur de la duchesse de Courlande ; peut-être ne l’a-t-il pas aimée d’un amour plus vrai, plus sincère ; mais comme elle était entourée d’hommages, comme les seigneurs de la cour s’empressaient autour d’elle, comme les plus grands esprits louaient à l’envi sa grace, sa beauté, la finesse de ses reparties, la sagacité de ses jugemens, la vanité le ramenait près d’elle, et sa crédule maîtresse inventait, pour lui pardonner, un repentir qu’il ne connaissait pas. Il ne paraît pas d’ailleurs que la mort d’Adrienne ait été pour Maurice une douleur bien profonde. Les femmes de la cour, à cette époque, n’étaient pas d’une vertu farouche, et le comte de Saxe trouva sans peine, à Versailles, des consolations.

Le mariage et le divorce de Maurice figurent comme un épisode insignifiant parmi ses aventures galantes. Avait-il à se plaindre de sa femme ? Aucun témoignage n’autorise à le croire. Elle l’aimait et ne pouvait cacher sa jalousie ; car Maurice, malgré la beauté et la jeunesse de sa femme, n’avait pas tardé à la tromper. Après avoir vécu loin d’elle pendant plusieurs années, il profita d’un voyage entrepris pour recueillir la succession de sa mère et se dégagea d’un lien qu’il n’avait jamais pris au sérieux.

Un tel personnage convient-il au théâtre ? Un cœur ainsi fait, pour qui l’amour n’est qu’une distraction, peut-il prendre part à une action dramatique ? Il est permis d’en douter, car le poète se trouve placé entre deux écueils. S’il respecte fidèlement les données de l’histoire, il ne peut engager Maurice de Saxe que dans une action politique, et l’homme court le danger de s’amoindrir dans la grandeur des événemens ; s’il veut au contraire l’engager dans une action passionnée, il est forcé de le dénaturer, de lui prêter des sentimens qu’il n’a jamais connus, et nous avons le droit de lui demander pourquoi il baptise d’un tel nom un homme que l’histoire désavoue. Entre ces deux écueils, quelle route choisira le poète ? Il me semble difficile de répondre à cette question de manière à lever tous les scrupules, car si Maurice de Saxe a gagné des batailles, si Fontenoy et Raucoux ont placé son nom au premier rang dans l’histoire militaire de notre pays, ce n’est pas une raison pour voir en lui un personnage politique. Par son courage héroïque, et plus encore par l’habileté consommée de ses combinaisons stratégiques, il a décidé du sort de l’Europe, il a relevé le drapeau de la France, humilié l’orgueil de l’Angleterre, mais les grands événemens accomplis par son bras n’ont été ni prévus ni préparés dans sa pensée. Acteur sur le champ de bataille, il n’était, dans l’ordre politique, aux yeux du penseur, qu’un pur agent. Il conduisait à merveille ses bataillons comme les pièces d’un échiquier, mais, la bataille une fois gagnée, ce n’était pas lui qui remaniait la carte de l’Europe. Derrière le grand capitaine on ne trouve pas l’homme d’état. C’est pourquoi Maurice de Saxe, tel que nous le montre l’histoire, ne me semble pas offrir l’étoffe d’un personnage dramatique. Le poète veut-il laisser dans l’ombre le tacticien éprouvé qui excitait l’admiration du chevalier Folard vingt ans avant de gagner la bataille de Fontenoy, qui rendait compte au grand Frédéric de ses opérations militaires ; qui soumettait à son jugement les plans qu’il venait de réaliser ? S’il supprime le guerrier pour nous montrer l’homme aux prises avec la passion, que devient l’histoire, que devient la vérité ? Pour trancher cette difficulté, pour imposer silence à toutes les objections, il faut plus que de l’adresse, plus que de l’habileté, plus que du savoir faire, il faut un rare bonheur. Pour inventer la, passion dont l’histoire ne parle pas, pour trouver dans le grand capitaine l’étoffe d’un Hamlet ou d’un Roméo, pour toucher à l’histoire, pour l’assouplir sans la dénaturer, il ne suffit pas d’avoir l’œil pénétrant, la main légère. Arrivons à l’œuvre de MM. Scribe et Legouvé.

Au premier acte, nous sommes chez la duchesse de Bouillon. Nous assistons à la toilette de la duchesse qui s’entretient familièrement avec un abbé de cour. L’abbé, cela va sans dire, est amoureux de la duchesse et soupire discrètement. Dans l’espérance de réussir auprès de la femme qu’il aime et qui n’a pas encore reçu l’aveu de sa passion, il imagine de lui révéler l’infidélité de son mari. Aux premiers mots qu’il prononce, croyant l’étonner par son récit, la duchesse l’arrête bravement et achève sans embarras ce qu’il racontait en hésitant, partagé entre la crainte de l’affliger et le désir d’exciter sa colère. « N’est-ce que cela, vraiment ? Le duc aime la Duclos. Je le savais. La Duclos m’a prise pour confidente et ne fait rien sans me consulter. Vraiment, l’abbé, vous êtes d’une pauvreté désolante. Vous ne savez rien ; votre unique occupation est de recueillir les nouvelles, et vous arrivez toujours chez moi les mains vides. Mais à quoi donc pensez-vous ? » L’abbé s’excuse de son mieux et parle de son amour. La duchesse l’écoute sans dépit, sans étonnement, et veut bien lui promettre une récompense s’il réussit à découvrir le nom de la nouvelle maîtresse du comte de Saxe. Malgré la vivacité de son langage, malgré la curiosité jalouse qui éclate dans ses yeux, l’abbé ne devine pas que le comte est son rival, son rival heureux. Plein d’espoir et de joie, il promet de se mettre en campagne et de revenir bientôt avec le secret qui inquiète si fort la duchesse. Le duc arrive tenant à la main une cassette qui lui a été confiée par l’Académie des sciences. Lié d’amitié avec les hommes les plus illustres de son temps, il s’est appliqué à l’étude de la chimie et doit analyser la poudre contenue dans cette cassette, poudre terrible qui a déjà servi à consommer bien des crimes, et nommée dans le monde poudre de succession. Après quelques propos insignifians où il trouve moyen de placer les complimens à double sens que Voltaire lui a plus d’une fois adressés, le duc se retire avec l’abbé, auditeur résigné de toutes les œuvres de monseigneur. Enfin le comte de Saxe arrive chez la duchesse, qui lui demande avidement l’emploi de son temps depuis l’heure de son retour. Maurice se tire d’affaire assez adroitement. Mais la duchesse aperçoit à sa boutonnière un bouquet noué d’un ruban. De qui tient-il ce bouquet ? D’une jeune fille qu’il a rencontrée à la porte de l’hôtel ? En vérité ? L’étrange bouquetière qui noue ses fleurs avec un ruban vert et or ! La jalousie de la duchesse, déjà éveillée par des rumeurs confuses, s’attache à ce bouquet comme s’il devait lui révéler le nom de sa rivale. Il lui faut à tout prix une explication franche et complète. La duchesse donne rendez-vous à Maurice le soir même dans la petite maison que le duc a louée pour la Duclos. J’oubliais de dire qu’Adrienne Lecouvreur doit venir le lendemain réciter des vers dans le salon de Mme de Bouillon, car la duchesse a pris Adrienne sous son patronage. Ainsi, dès le premier acte, nous avons sous les yeux les principaux personnages de la pièce. Si Adrienne ne paraît pas, la duchesse lit à Mme d’Aumont une lettre signée d’Adrienne, qu’Adrienne n’a jamais écrite, mais empreinte d’une vivacité ingénieuse, d’une touchante modestie. Tous les élémens du drame qui va se dérouler devant nous sont contenus dans les scènes que nous venons de raconter. Il n’y a pas un mot, pas un incident qui ne doive, dans quelques instans, servir au développement de l’action.

Au second acte, nous sommes dans le foyer de la Comédie-Française ; les comédiens arrivent et s’entretiennent des querelles de coulisses. On joue Bajazet. Adrienne Lecouvreur doit remplir le rôle de Roxane, au grand déplaisir de la Duclos. Acomat fait une partie d’échecs avec son confident. Michonnet, régisseur du théâtre, chante sur tous les tons, l’éloge d’Adrienne, qui arrive enfin, son rôle à la main. L’entrevue qu’elle a eue le matin même avec Maurice trouble singulièrement la sérénité habituelle de sa pensée. Michonnet s’aperçoit qu’Adrienne n’est pas livrée tout entière au soin de sa gloire dramatique et la supplie d’être belle. « Sois tranquille, mon ami, répond Adrienne, je serai belle, j’en suis sûre, car il m’aime, car je l’ai vu ce matin, et ce soir il sera là, il me l’a promis, je le verrai, je serai belle, je serai sublime ; » et Adrienne se remet à étudier son rôle. Maurice, en entrant au foyer de la Comédie-Française, invoque les ombres glorieuses dont le souvenir remplit sa pensée, sans qu’il soit possible de deviner s’il veut parler des grands poètes qui ont fondé le théâtre ou des comédiens habiles qui ont interprété leurs ouvrages. Il aperçoit Adrienne et la serre dans ses bras. Quelle joie, quel bonheur de se revoir après une si longue absence ! Ici commence un dialogue où la passion n’est pas toujours exempte d’emphase et de puérilité. Si Adrienne aime vraiment Maurice, elle n’a pas besoin, pour lui inspirer de nobles sentimens, d’héroïques projets, de demander conseil aux tragédies de Corneille. Pauline, Émilie, Camille, n’ont rien à lui apprendre. Son cœur, comme tous les cœurs vraiment épris, nourrit en lui-même une flamme généreuse, et le souvenir de Pauline et de Camille, loin de prêter, aux paroles d’Adrienne un accent plus poétique, leur donne volontiers quelque chose de factice. Quant à la fable des Deux Pigeons, je ne vois pas trop ce qu’elle vient faire dans cet entretien passionné. J’admire profondément la fable des Deux Pigeons, mais je ne comprends pas comment ce récit, d’une simplicité si touchante, se trouve mêlé aux amours d’Adrienne et de Maurice. Maurice avait emporté, en quittant Paris, Corneille, Racine et La Fontaine. Le lendemain d’une bataille, il relisait avec délices les beaux vers qu’il avait entendus de la bouche d’Adrienne. En écoutant Pauline et Camille, il croyait l’écouter elle-même. À la bonne heure ! Mais La Fontaine, il n’a guère songé à l’ouvrir, quoiqu’il l’eût reçu des mains d’Adrienne. Il ne connaît pas même la fable des Deux Pigeons, et, pour ma part, je ne m’en étonne pas. Je serais bien surpris, au contraire, si Maurice parlait de La Fontaine comme de sa lecture familière. Le duc de Bouillon, qui se croit trompé par la Duclos et qui se réjouit de sa trahison, invite à souper toute la Comédie-Française. Adrienne consent à se montrer dans cette fête, et reçoit du duc lui-même la clé de sa petite maison.

Au troisième acte, comme chacun l’a déjà deviné, Adrienne, Maurice et la duchesse de Bouillon se trouvent réunis. Cependant Maurice n’est pas un seul instant placé entre ces deux femmes. La duchesse arrive la première au rendez-vous, et ne cache pas son dépit. Au moment où l’impatience va devenir de la haine, Maurice paraît et se justifie. S’il a tardé si long-temps, c’est qu’il a été suivi. La duchesse l’écoute en souriant, et accepte comme vraies toutes ses excuses. Alors, mais alors seulement, Maurice comprend toute la misère de son double rôle. Il ne veut pas mentir plus long-temps, et avoue à la duchesse qu’il ne l’aime plus, qu’il aime une autre femme. Son nom ? Il ne consent pas à le dire. Je me vengerai, dit la duchesse. Je saurai son nom, aucune puissance humaine ne pourra la dérober à ma colère. Au bruit des voix joyeuses qui éclatent dans la chambre voisine, la duchesse se croit surprise par son mari, et s’écrie : Si le duc me voit, je suis perdue. Cette crainte paraîtra sans doute exagérée à tous ceux qui se souviendront de l’entretien de la duchesse avec l’abbé au premier acte. Une femme qui sait toute la vie de son mari, qui connaît jour par jour ses moindres aventures, qui met de moitié dans ses amours la maîtresse de son mari, qui emprunte sa main et sa petite maison pour donner rendez-vous à son amant, ne doit pas trembler à si bon marché. Ne peut-elle pas d’un mot imposer silence à la colère ? Vous me demandez comment je me trouve ici ? J’y suis venue pour vous épier, pour vous confondre. Pourtant la duchesse s’enfuit et se cache. Le duc croit que Maurice a donné rendez-vous à la Duclos, et doute encore, malgré les dénégations réitérées de Maurice. Adrienne, à son tour, en voyant Maurice, en écoutant les railleries et les complimens que le duc et l’abbé adressent au comte, s’étonne et s’alarme ; mais un mot de Maurice suffit pour la rassurer : Je t’aime, je n’aime que toi ; la femme cachée ici n’est rien pour moi ; mais il faut la sauver, et tu la sauveras, j’ai compté sur toi. Adrienne, heureuse et confiante, promet de la sauver. Les deux femmes échangent dans l’ombre quelques paroles inquiètes ; sans se deviner mutuellement, elles pressentent d’une façon confuse qu’il y a entre elles un secret terrible. Cependant Adrienne, fidèle à sa promesse, livre à la duchesse la clé que le duc lui a remise, et la duchesse peut enfin s’échapper par le jardin ; mais, en quittant Adrienne, elle prononce quelques mots menaçans auxquels Adrienne répond avec un accent de bienveillance écrasant : Vous me haïssez, je vous protège.

Au quatrième acte, nous retournons chez la duchesse. Tous ses amis sont réunis pour entendre Adrienne. Cette fête est, pour Mme de Bouillon, une double joie. Non-seulement elle reçoit chez elle une comédienne adorée de la foule, adorée de la cour ; mais ce soir même Mme de Noailles donne une fête où elle voulait inviter Adrienne ; Mme de Bouillon a été assez heureuse pour deviner, pour prévenir le projet de Mme de Noailles. Les soupçons de la duchesse, qui d’abord s’étaient portés sur Mme d’Aumont, prennent une direction nouvelle dès qu’Adrienne a parlé. À l’embarras de Maurice placé près de la duchesse, Adrienne devine sa rivale, sa rivale qu’elle a sauvée la veille. Au timbre voilé de cette voix qu’elle n’a entendue qu’un instant, la duchesse reconnaît la rivale qui lui a ravi le cœur de Maurice et jure de se venger. Adrienne, qui pressent le danger et ne veut pas succomber sans défense, récite en se tournant vers la duchesse les vers adressés par Phèdre à OEnone. Elle accable sa rivale en lui lançant comme autant de traits empoisonnés chacune des paroles de cet admirable morceau. Elle n’est pas une de ces femmes hardies

Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.


La duchesse, comme pour justifier l’application, sourit gracieusement et joint ses complimens à ceux de l’assemblée : Adrienne est perdue.

Au cinquième acte, nous sommes chez Adrienne. Michonnet, témoin de l’humiliation de la duchesse, comprend que la vie d’Adrienne est menacée. Un valet apporte une cassette de la part de Maurice. Adrienne l’ouvre d’une main tremblante et reconnaît le bouquet qu’elle a donné à Maurice ; elle voit dans ces fleurs ainsi renvoyées un signe d’abandon, et les couvre de baisers et de larmes. Avant de les jeter au feu, elle leur adresse quelques paroles empreintes d’un sentiment vrai, mais dont la forme gagnerait beaucoup à devenir plus simple, et les respire une dernière fois. Ce dernier baiser est son arrêt de mort. Ce bouquet empoisonné a vengé la duchesse. Maurice arrive pour recevoir le dernier soupir d’Adrienne. Vainement il essaie de la sauver, de ranimer ses forces en lui rendant le bonheur qu’elle croyait perdu sans retour. Toutes ses paroles de tendresse sont impuissantes ; le poison circule dans les veines d’Adrienne, qui meurt en récitant d’une voix égarée quelques lambeaux du rôle d’Hermione.

Il y a certainement une grande habileté dans la construction de ce drame ; mais cette habileté est de telle nature qu’elle se passe de la poésie, et même réussit à la rendre parfaitement inutile. Les ressorts employés par MM. Scribe et Legouvé suffiraient au développement d’une douzaine d’actions ; et ces ressorts sont mis en œuvre avec tant d’adresse, les incidens s’engendrent si rapidement, que la foule, livrée tout entière à la curiosité, ne songe pas à se demander la valeur réelle des personnages. Plusieurs scènes sont écrites avec un soin que nous ne sommes pas habitué à rencontrer dans les ouvrages de M. Scribe. Mais le caractère dominant de toute cette composition, c’est l’habileté extérieure poussée à ses dernières limites. Dans ce drame, où la poésie joue un si petit rôle, où les grandes pensées, les sentimens passionnés ne se montrent guère que sous la forme de souvenirs, et se placent sous le patronage de Corneille et de Racine, il n’y a pas une phrase, pas un mot inutile. Le dénoûment est préparé dès le premier acte, et si bien préparé, que les esprits exercés n’ont plus rien à deviner quand le rideau tombe sur la cassette mystérieuse. La clé donnée au second acte par le duc est, à proprement parler, tout le troisième acte ; car, sans cette clé, le troisième acte serait impossible. Les paroles échangées dans l’ombre entre Adrienne et la duchesse contiennent le germe du quatrième acte ; car, si la duchesse ne reconnaissait pas dans la voix d’Adrienne la voix de celle qui l’a sauvée la veille, elle ne l’insulterait pas du regard, et Adrienne ne l’accablerait pas de son mépris. Enfin, le bouquet donné à Maurice par Adrienne n’est pas moins utile au dénoûment que la cassette mystérieuse. Dans ce drame si habilement construit, personne ne parle, personne ne marche au hasard : tout est compté, tout est prévu, tout est préparé. Mais à qui s’intéresser ? Quel rôle joue Maurice placé entre ces deux femmes ? Il n’aime pas Adrienne assez résolûment pour braver la haine de la duchesse ; il hésite entre la femme qui peut servir son ambition et le cœur passionné qui s’est donné à lui tout entier. Il n’est ni assez ambitieux pour renoncer à l’amour, ni assez amoureux pour renoncer à l’ambition. Il ne trouve d’accens vrais qu’en face de la mort. Quand les lèvres d’Adrienne pâlissent, quand son regard s’éteint, quand ses veines se glacent, alors, alors seulement, il commence à comprendre tout le prix de la femme qui l’aimait et qu’il va perdre sans retour. Adrienne, plus vraie, plus tendre que Maurice, n’a cependant pas toute la vérité, toute la tendresse qu’elle devrait avoir. Il semble que, pour aimer Maurice d’un amour infini, elle ait besoin de sentir les élans de son cœur sanctionnés par le génie de Corneille. Au lieu de s’abandonner librement aux inspirations de son amour, elle demande conseil à ses souvenirs. Si parfois son cœur trouve des paroles ardentes, plus souvent encore sa mémoire évoque des images consacrées par l’admiration de la foule. Quant à la duchesse de Bouillon, il est impossible de s’intéresser à son amour pour Maurice. Tout son amour n’est que vanité. Si Maurice n’était pas le héros du jour, fût-il cent fois plus beau, plus jeune, plus aimant, elle ne l’aimerait pas. Sa jalousie même n’est que vanité. Si Maurice, au lieu de lui préférer une comédienne, lui préférait Mme de Noailles ou Mme d’Aumont, elle souffrirait moins et ne souhaiterait pas si avidement la vengeance. Le duc n’est qu’un personnage ridicule et parfaitement insignifiant. Michonnet, malgré sa tendresse contenue pour Adrienne, rappelle trop clairement le père de la débutante. L’abbé n’offre rien, de nouveau. Si bien que toute cette pièce, conçue avec une infaillible prévoyance, conduite avec une vigilance assidue, achevée avec un soin scrupuleux, n’ajoute pas une page à l’histoire de l’art dramatique.

Toute la pièce a été faite pour Mlle Rachel. En nous plaçant à ce point de vue qui n’a rien de littéraire, nous est-il permis de nous montrer satisfait ? Si toute la pièce est dans un rôle, ce rôle est-il complet ? L’actrice chargée de ce rôle ne laisse-t-elle rien à souhaiter ? La première question est déjà résolue. Quant à la seconde, la réponse n’est pas difficile. Si le drame qui s’appelle Adrienne Lecouvreur n’ajoute pas une page à l’histoire de l’art dramatique, le rôle d’Adrienne Lecouvreur n’ajoute pas une ligne à l’histoire du talent de Mlle Rachel. Parlerai-je de la manière dont elle récite la fable des Deux Pigeons ? Malgré le charme qu’elle a su mettre dans quelques vers de cette fable, La Fontaine, je crois, s’étonnerait fort, en l’écoutant, de l’accent pathétique prêté au plus tendre des deux pigeons. Mlle Rachel, sous les traits d’Adrienne, s’est-elle montrée plus tendre, plus naïve, que sous les traits de Monime ou d’Esther ? Il y a dix ans, à l’époque de ses débuts, l’accent de la tendresse semblait refusé à ses lèvres ; a-t-elle trouvé aujourd’hui l’accent qu’elle ignorait il y a dix ans ? Au troisième acte elle n’a qu’un mot à dire, et le dit très bien ; mais ce mot si bien dit serait-il d’aventure tout un monde nouveau ? Le triomphe de Mlle Rachel n’est-il pas tout entier dans le quatrième acte ? Et ce quatrième acte si vanté, si applaudi, que nous apprend-il d’imprévu, d’inattendu ? Le sens prêté aux paroles de Phèdre par Adrienne Lecouvreur peut-il d’ailleurs être avoué par le goût ? Est-il permis de détourner ainsi au profit d’une application personnelle le sens légitime d’un morceau gravé dans toutes les mémoires ? Est-ce le cinquième acte qu’on voudrait nous donner pour une révélation ? Peut-être Mlle Rachel eût-elle trouvé pour l’expression du désespoir des accens d’une puissance, d’une vérité toute nouvelle, si les paroles placées dans sa bouche eussent été elles-mêmes empreintes de puissance et de nouveauté ; mais la confusion d’Oreste et de Maurice, d’Adrienne et d’Hermione, ne permettait pas à Mlle Rachel de se renouveler. Elle s’est souvenue d’elle-même et ne pouvait faire autre chose.

Mlle Rachel dit-elle la prose aussi bien que les vers ? Sa voix a-t-elle toute la souplesse, toute la simplicité, toute la naïveté dont les vers se passent quelquefois et dont la prose ne peut jamais se passer ? Il nous faudrait, pour résoudre ces questions, une pièce autrement faite, autrement écrite qu’Adrienne Lecouvreur. Dans la prose que nous avons entendue il y a quinze jours, comme dans les vers que nous entendons depuis dix ans ; nous avons trouvé toutes les fautes de prosodie auxquelles Mlle Rachel se laisse aller habituellement, et que personne ne songe à relever, comme si la vérité ne pouvait arriver jusqu’à elle. Mon d’sir, mon cœûr, mon honneûr, hélas ! n’en déplaise à Mlle Rachel, sont des mots qui n’ont jamais fait partie de notre langue. Les petites bourgeoises se résignent à dire : mon désir, mon cœur, mon honneur, hélas ! et la langue ne s’en trouve pas plus mal. Après Adrienne Lecouvreur, Mlle Rachel reste pour moi ce qu’elle était. Elle dit très habilement toutes les paroles qui expriment les passions violentes, la colère, la jalousie, la haine. Jusqu’ici, la tendresse ne semble pas faite pour ses lèvres, et je persisterai dans ma conviction jusqu’à preuve du contraire. Quant aux fautes de prosodie que j’ai signalées et qui blessent toutes les oreilles délicates, j’espère qu’elle voudra bien y renoncer.


GUSTAVE PLANCHE.