Adrien le Savoyard
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 259-278).



ADRIEN LE SAVOYARD




I


C’était dans les premiers jours du mois de juin, lorsque les fleurs couvrent les buissons, lorsque le soleil est si beau, lorsque l’air est si suave, si doux à respirer ; il faisait très-chaud. Dans un délicieux bocage, près d’un ruisseau bordé de violettes et de primevères, à l’ombre de quelques grands arbres, deux jeunes filles folâtraient sur une escarpolette.

L’une d’elles était assise dans un fauteuil ; sa robe blanche, nouée autour de ses petits pieds avec un foulard bleu, son écharpe d’une gaze légère tournée trois fois à son cou et dont les bouts voltigeaient autour de sa tête, mêlés avec ses cheveux blonds, lui donnaient l’air d’une sylphide jouant dans son royaume aérien.

L’autre, plus grande, presque brune, d’une physionomie animée, repoussait d’une main sa compagne lorsqu’elle revenait à elle, et de l’autre lui jetait une pluie de roses dont elle avait de la peine à se garantir, et c’était une gaieté, des rires si vrais, qu’ils auraient fait l’envie d’un roi.

Au milieu de ces éclats de joie, on distinguait de temps en temps quelques paroles :

— Ô Marie ! tu m’as fait mal ; arrache au moins les épines.

Et par-dessus tout, comme une espèce de refrain :

— Mon Dieu ! petit Adrien, que ton singe est laid !

C’est qu’elles n’étaient pas seules, les folles enfants ; de l’autre côté du ruisseau, un jeune garçon mangeait tranquillement des cerises presque vertes, tandis qu’un singe de moyenne taille en ramassait les noyaux et les jetait dans l’eau les uns après les autres. Cet animal avait l’air de comprendre ce qui se disait autour de lui ; chaque fois qu’il était question de sa laideur, il accélérait le mouvement de son exécution nautique.

— C’est qu’il t’entend, Blanche, disait la brune Marie ; il t’en veut, il lapide ton image avec sa formidable artillerie. Pauvre bête ! il prend l’ombre pour le corps.

Et les rires redoublaient : le petit garçon s’y joignait et le singe criait ; il n’y avait plus moyen de s’entendre, lorsqu’une femme parut à quelque distance. Les jeunes filles se précipitèrent vers elle, la couvrirent de leurs caresses, en parlant toutes les deux à la fois, lui faisant des questions sur sa santé, sur son voyage, jointes au bonheur de la revoir, au récit de leurs plaisirs passés, enfin tout cette joie d’enfant que l’on regrette toujours et que l’on ne retrouve jamais.

La mère les regardait avec amour, les écoutait, leur souriait, les embrassait encore et semblait renaître à leur aspect ; elle aperçut Adrien, et demanda comment il se trouvait là.

— Oh ! chère maman ! c’est une touchante histoire, s’écria Blanche ; imaginez-vous que ce pauvre petit est venu à pied de la Savoie. Hier, nous étions à vous attendre près de la grille du parc ; vous n’êtes pas arrivée ; c’est bien mal, allez ! lorsque ce singe accourut pour implorer notre charité, mademoiselle Roger lui donna quelque chose, et son maître nous remercia ; nous l’interrogeâmes, il nous répondit en pleurant ; il avait faim, et vite nous lui avons offert des fruits, des gâteaux. Tout en mangeant, il nous remerciait toujours et partageait avec Jacques. Son père est mort, le père d’Adrien, maman ; sa mère est vieille et ils n’avaient plus rien, quand une personne compatissante leur acheta ce singe. Ils partirent pour Paris et gagnèrent leur vie en le montrant ; mais l’été il n’y a pas grand monde, on conseilla à Adrien de parcourir les châteaux ; il laissa sa mère aux soins d’une amie, avec qui elle travaille, se mit à voyager ; c’est ainsi qu’il est venu ici, à demi-mort de fatigue et de besoin. Comme c’est aujourd’hui congé, on nous a permis de le garder toute la journée pour le faire reposer et jouir de l’aimable gentillesse de Jacques ; voyez, chère maman, comme il est joli ; le voilà qui vous salue.

Pendant que Blanche parlait, Marie faisait signe à Adrien d’envoyer son fidèle compagnon de leur côté ; à un geste de son maître, le singe sauta sur les grosses pierres qui formaient un pont rustique, et de là, se mît à contrefaire la jeune fille, au grand amusement de tous. Madame de Terney sourit, jeta une pièce de monnaie à Jacques, et dès qu’elle eut repris le chemin de la maison les jeux recommencèrent.





II


Il y avait une grande foule sur le boulevard du Temple ; les Parisiens, ces badauds infatigables, s’étaient réunis en groupes autour d’un Savoyard et de son singe. Il est vrai que cet animal surpassait tous ceux que l’on avait vus depuis longtemps ; il dansait le menuet, faisait l’exercice, trottait à l’anglaise sur un gros caniche noir ; enfin, son éducation était parfaite. De mémoire d’homme on ne rencontra un général Jacquot aussi fashionable ; une veste écarlate brodée sur toutes les coutures, rembourrée comme l’uniforme d’un élégant officier ; un chapeau à la Bonaparte, orné de galons d’or et du plus magnifique panache, formaient son accoutrement. Il agitait sa coiffure avec tant de grâce, il faisait des révérences si distinguées, que son maître recueillit une ample moisson de gros sous, qu’il cacha dans sa poche après la représentation, en prenant le chemin de la rue de la Mortellerie, où il monta gaiement les six étages d’une misérable maison.

— Réjouissez-vous, mère ! cria-t-il en entrant dans la mansarde, réjouissez-vous, voici de quoi vous avoir du tabac et du bouillon ; Jacques a gagné sa journée.

— Dieu te bénisse, Adrien ! répondit la vieille femme ; j’avais grand besoin de toi ! car je suis bien souffrante.

L’enfant posa Jacques par terre, courut vers sa mère et l’embrassa une larme dans les yeux.

— Donne-moi Jacques, mon enfant ; c’est notre soutien, c’est presque notre ami.

Le singe sauta de lui-même sur les genoux de la malade, et aussitôt la mère et le fils se mirent à le caresser. Il y avait entre ces trois êtres une singulière union : ils formaient un monde à eux seuls, et certainement le bouleversement d’un empire n’eût pas autant touché les Savoyards que la perte de Jacques. Adrien raconta ses prouesses en lui ôtant son habit et son chapeau qu’il essuya proprement et serra sur une planche, le seul meuble de ce galetas ; ensuite il s’occupa de sa mère. Son trésor fut bien vite dépensé ; il veilla toute la nuit, assis sur un tas de paille, entre le singe qui dormait, et la vieille femme qu’une fièvre violente agitait de convulsions. Et comme il pleurait, le malheureux enfant de dix ans ! Il pleura tant que le sommeil vint à son secours ; sa tête retomba près de celle de Jacques. Bientôt, on n’entendit que les plaintes de la mère, qui ne les contenait pas depuis que son fils ne pouvait plus l’écouter. Heureux âge où les larmes amènent le repos, où la joie succède si promptement à la douleur ; nous ne sommes pas encore accoutumés à la terre, nos âmes conservent quelque chose des anges qu’elles viennent de quitter ; il y a un reflet du ciel dans les yeux d’un enfant, et dans son sourire un reste de la béatitude qu’il a perdue !

Le matin, Madeleine se trouva si mal que son fils ne voulut point la quitter. Comment faire ? il n’y avait pas d’argent, et Jacques seul pouvait en gagner. Adrien avait un associé à qui appartenait le caniche noir ; il se résolut à lui confier Jacques et à s’en rapporter à lui pour le partage des bénéfices ; ce fut une cruelle séparation. Jacques suivit l’ami de son maître, bien malgré lui, et Adrien resta triste jusqu’au soir. À l’heure accoutumée, le singe ne revint pas ; grande alarme dans le ménage ! L’enfant descendit vingt fois au-devant de lui, il alla à la demeure de Pierre ; il n’était pas rentré, l’infâme voleur ! Trois jours entiers se passèrent sans nouvelles ; heureusement, la vieille se portait mieux, et des voisins charitables étaient venus à leur secours. Dès qu’elle put se passer de lui, Adrien courut inutilement tout Paris pour retrouver son Jacques : enfin, après deux longues semaines, il regagnait son logis, malheureux et découragé, lorsqu’il vit un cercle nombreux et entendit des éclats de rire.

— Oh ! c’est Jacques, dit-il, c’est Jacques qu’on admire.

Il se mêla aux curieux ; à force de pousser il arriva au premier rang. Bientôt il découvrit son singe chéri qui, lui-même, le reconnut et courut à sa rencontre. Les spectateurs pris pour juges du différend entres les deux artistes n’hésitèrent pas, nouveaux Salomons, à rendre la pauvre bête à celui qu’elle aimait tant. Il y eut grande recette ; mais qu’est-ce que cela auprès du bonheur de se retrouver ? Jacques ramené en triomphe, par une douzaine de gamins, reprit possession de son lit de paille, des caresses de ses amis et de son sommeil paisible dans les bras d’Adrien.

— Hélas ! disait celui-ci à Madeleine, voyez, ma mère, ils ne lui ont pas seulement nettoyé son habit !



III


Au commencement de l’hiver cruel de 1830 une voiture élégante traversait la rue de la Paix ; les glaces fermées garantissaient du froid, et les femmes qui s’y trouvaient entourées de fourrures, n’en redoutaient pas les atteintes.

L’une d’elles, c’était une jeune fille de treize ans environ, paraissait bien plus empressée de regarder dans la rue que de s’envelopper dans son manteau ; elle essuyait les vapeurs sur le cristal, et examinait attentivement les boutiques, toutes brillantes des étalages du jour de l’an.

— Maman, Marie, voilà Adrien et Jacques. Oh ! je les reconnais ; chère maman, faites arrêter, je vous en conjure.


Madame de Terney tira le cordon, on ouvrit la portière, et le domestique reçut l’ordre d’appeler le petit Savoyard ; il approcha. Hélas ! les vêtements du pauvre petit étaient couverts de pièces de différentes couleurs ; ses lèvres, engourdies, violettes et gonflées, son visage maigre et hâve, n’offrait plus qu’une pâleur bleue, affreuses enseignes de la misère ; le singe était plus méconnaissable encore. Le bel habit rouge ne tenait plus que par des reprises ; le chapeau veuf de son plumet et de ses galons, avait perdu toute sa majesté. Quant à Jacques lui-même, il était visible que la rigueur de la saison le tuait ; à peine avait-il la force de se tenir sur ses jambes, et la querelle des associés, de cavalier l’avait rendu piéton.

— Bon Dieu ! dit Marie, que tu es changé, Adrien, et Jacques aussi ! que vous est-il donc arrivé ?

— Oh ! mam’zelle, répondit-il en grelottant, et d’une voix entrecoupée de sanglots, ma mère est bien malade ; mon singe se meurt de froid ; nous ne gagnons plus rien.

— Pauvre petit ! tiens… tiens…

Et les deux jeunes filles vidèrent leur bourse dans sa main.

— Où demeures-tu ? Nous enverrons un médecin à ta mère. Toi tu viendras à l’hôtel nous donner de ses nouvelles, et te chauffer avec Jacques.

Il laissa son adresse ; madame de Terney le congédia, et la voiture repartit au grand trot des chevaux.

Huit jours se passèrent, Adrien ne parut pas ; mesdemoiselles de Terney y pensèrent souvent ; le docteur avait peu d’espérance pour sa mère.

— Il est bien malheureux, ce pauvre enfant, disaient-elle, puisqu’il nous oublie ; si nous allions nous-même savoir ce qu’il fait.

Ce projet, communiqué à leur gouvernante, reçut son approbation ; il fut convenu que l’on porterait des vêtements et de l’argent à Madeleine, et, le jour choisi, on se mit en route, les jeunes filles impatientes, et surprises néanmoins de la pauvreté des quartiers où on les conduisait.

Elles arrivèrent rue de la Mortellerie ; on leur indiqua la demeure des Savoyards. Précédées d’un domestique et suivies de leur institutrice, elles montèrent l’escalier noir et tortueux qui les conduisit au dernier étage de la maison.

Mademoiselle Roger entra avant elles dans le grenier des pauvres gens. Quel spectacle s’offrit à sa vue ! la vieille femme mourante sur une paillasse, et, à côté de son grabat, son fils se roulant par terre, tenant dans ses bras le petit cadavre du pauvre Jacques, mort de froid pendant la nuit précédente. On parla à Adrien, il ne répondit point, ce ne fut que lorsque le domestique le toucha qu’il se releva et aperçut Blanche et Marie, immobiles à la porte, et qui n’osaient approcher.

— Oh ! mesdemoiselles, dit-il en courant vers elles, il est mort, mon cher Jacques, il est mort ! Je l’ai couvert de mes habits, de tout ce que j’avais, il tremblait, il tremblait ! et puis il a crié, et puis il n’a plus remué du tout. Pauvre Jacques ! qui gagnera la vie de ma mère ? Oh ! rendez-moi Jacques, vous qui êtes riches, rendez-le-moi, cela ne vous coûtera rien ! Et ma mère, quand elle s’éveillera, que lui répondrai-je ? Elle l’aimait tant !

Adrien faisait pitié ; il joignait ses petites mains, il pleurait à fendre le cœur, il répétait sans cesse :

— Rendez-le-moi !

Les jeunes filles pleuraient aussi, à l’aspect de cette douleur vraie ; d’ailleurs, il y avait tant de misère autour d’elles !

— Et ta mère, dit Marie, comment va-t-elle ?

— Oh ! ma mère, elle dort ! Elle ne mourra pas, elle ! ma mère ne peut mourir, c’est ma mère ! C’est elle qui a soin de moi.

Mademoiselle Roger revint auprès d’eux.

— Rentrons à l’hôtel, mesdemoiselles ; il faut parler à madame la comtesse, lui demander ses ordres ; il fait trop froid ici pour vous. Adrien, tu auras bientôt de nos nouvelles.

Elle se hâta d’emmener ses élèves, car le sort de l’enfant abandonné la touchait vivement, et Madeleine n’avait plus que peu de minutes à vivre. Madame de Terney envoya promptement chercher Adrien ; on le trouva endormi sur la paille. Sa mère n’existait plus, il ne s’en doutait pas. Par une idée d’enfant, il avait revêtu le corps de Jacques de ses haillons rouges, et l’avait posé au pied du lit.

On plaça l’enfant dans une école, on l’entoura de mille soins ; mais il n’oublia jamais qu’il était orphelin. Ses yeux se mouillaient de pleurs au souvenir de sa mère, et souvent, lorsqu’il était seul, et que le passé revenait à sa mémoire, il se disait tout bas :

— Pauvre Jacques ! qui m’aimera comme toi !



FIN