Adorable Clio/Mort de Ségaux, mort de Drigeard

Emile-Paul frères (p. 125-159).
MORT DE SÉGAUXDE DRIGEARD
MORT DE SMORT DE DRIGEARD


La fenêtre est ouverte, mais j’appuie mon front, à défaut de vitre, contre l’aube elle-même. Là-bas, dépassant le toit, la cime de platane qui me sert de girouette et qui m’indique aussi, par ses feuilles, la saison, — est grise, est rose. De la nuit déjà invisible, sur le miroir, sur le bassin je vois l’haleine encore. D’un tour de boulon électrique, tous les becs électriques ensemble s’éteignent, et l’un après l’autre, mais palpitants, mais sous une main humaine, les becs de gaz. Des taxis combles ramènent des Halles, à leur plus grande allure, les carottes, l’ail et les géraniums que des chevaux au pas ont mis la nuit à y porter. Les Arabes qui nettoient la ville chassent l’ombre comme ils chassent les éclipses, en tapant sur des casseroles et des poubelles d’étain. La brise souffle. Chaque pays du Levant, dévoilé, projette une minute sa couleur sur les murs, sur mes mains. Je pense à mon ami le prédicateur qui avait découvert une vertu nouvelle, et qui surveilla une semaine, pour la trouver d’abord en moi, mes gestes, mes paroles, mes reflets. Je pense à mon cousin le chimiste qui découvrit un nouveau métal précieux et le rechercha d’abord dans les rochers et les prés de ma famille : Jour nouveau, que j’aime à t’essayer sur moi !

La brise souffle. Chaque arbre, et dans chaque arbre chaque feuille, frissonne comme l’oiseau qui reçoit la becquée. Des hirondelles volent à mi-hauteur entre le ciel et la terre, encore également inoffensifs. Le batelier qui dormait assis dans sa barque, le dos contre la paroi du quai, ouvre les yeux, voit la Seine scintillante, des épaules et de la tête s’écarte du mur, et se livre au courant. Le premier rayon frappe mes yeux, je vois le soleil par cette lunette toute propre ; puis un second rayon s’abaisse, s’élève, puis un autre… J’ai l’air du lieutenant qui passe l’inspection des armes : je les inspecte tous…

Un petit apprenti boucher descend la rue en tablier propre. C’est jour sans viande ; c’est jour sans sang…

Un Américain passe de l’ombre de l’Odéon à l’ombre du Luxembourg par une rue ensoleillée qu’il franchit en sautant…

L’arroseur dirige son tonneau au milieu de la rue. On voit, quand il a passé, qu’il étale sans fin, — chacun combat la nuit comme il le juge bon, — une peau de serpent avec des écailles ruisselantes.

J’écris leurs noms… C’est ainsi, sans pensée, que je commence à écrire au hasard, que j’écris « Américain », que j’écris « Joli boucher » dans ma feuille étincelante. Depuis quatre jours qu’elle est préparée sur ma table, feuille vide, elle était devenue dorée… Chaque matin, j’écartais seulement les livres, les lettres, les enveloppes déchirées qui s’amassaient d’instinct comme autour de la dalle blanche par où l’on plonge en ma mémoire. Chaque soir, juste en son centre, posés d’une main prudente par crainte des courants d’air, je trouvais mes presse-papier, la tête de Bouddha, ou le masque en bronze d’Andromède, et je les repoussais aussi, sans trop les soulever, et sans les rompre du corps lumineux qu’ils avaient repris à travers buvard et table… Mais le passé est glacial, ce matin… Comme le baigneur, de l’eau jusqu’au genou, hésite, se frotte l’épaule et les reins avec la vague la plus proche, tout ce qui est à la surface de cette aube, tout ce qui passe à ma portée, laissez que j’en frotte mon cœur, — et du petit garçon boucher, et de cette fillette qui tombe au point faible du carrefour, et de l’Américain qui revient vers l’ombre de l’Odéon, ayant trouvé une rue trop profonde ou trop large, et du soleil. Seule occasion d’ailleurs que j’aurai aujourd’hui de parler du beau temps, du soleil… A quoi servirait d’être triste, et d’être cavalier, si dans l’aube on ne s’arrêtait pour caresser aux naseaux l’attelage d’un si beau jour ?… D’être heureux, si l’on ne pouvait appuyer les lèvres de Bouddha contre les lèvres dorées d’Andromède ? D’être tendre, si l’on ne peut écrire au hasard deux phrases, trois phrases, qui n’aient pas le moindre rapport avec sa vraie joie et son chagrin, à condition qu’elles commencent par la voyelle ronde que les anciens lançaient dans leur discours comme s’ils jonglaient chaque fois, avant de prononcer le nom de leur ami, avec une boule d’or : O visage des bois ! O racine des cœurs ! O pâturages à boutons d’or que les vaches malhabiles ont dû cueillir avec l’herbe, mais qu’elles laissent retomber de leurs bouches laiteuses avec le muguet et les coucous ! O aube, où chaque sentiment m’atteint à la vitesse de la lumière, un tout petit peu plus vite, où chaque rayon cloue sur moi les visages, les mots, les pensées oubliées ou les plus lointaines que pousse ce matin une main inlassable — et voilà, tout le monde s’y met, que le facteur jaloux glisse une lettre du Tonkin sous le rayon près de ma porte !

Il y a aujourd’hui quatre ans. Parfois il ne pleuvait pas. Nous avancions, déployés en ligne. Nous étions heureux.

Soudain, il pleuvait. Nous étions malheureux.

Parfois tout était dans l’escouade dévouement, concorde. Une allumette ? L’allumette arrivait aussitôt, de quarante mètres, d’un soldat inconnu qui exigeait seulement de la faire flamber lui-même, toute vacillante, par dix mains, et c’est à des doigts roussis qu’on allumait sa pipe. Ma capote, je voulais la recoudre ? les mêmes doigts me passaient une aiguille, toute droite, comme si elle brûlait aussi. Tous nos pantalons rouges étaient séparés en deux jambes, l’une de l’autre indépendantes ?… Celui qui avait du fil rouge nous l’abandonnait. Tant pis s’il manquait de fil rouge pour le reste de la guerre ! Du fil rouge, oh ! il s’en fichait… Drigeard cousait, tout en avançant dans les guérets, comme une bergère… Nous nous aimions…

Soudain tout était colère, amertume. Celui qui sur sa route trouvait un arbre ne se détournait pas, l’appelait sale arbre, le frappait, et avec des armes, d’un coup de baïonnette, d’un coup de crosse. Celui qui avait sur son axe une flaque de boue, y entrait, injuriait la flaque, éclaboussait. Un cadavre de chien, de cheval ? On injuriait les chiens, les chevaux. — Qu’est-ce qu’il te dit, ton mort ? criait-on en ricanant à celui qui se penchait sur un mort, — Mon mort me dit de te dire… ! Drigeard laissait traîner derrière lui l’écheveau de fil rouge on le piétinait, on coupait le fil sans qu’il s’en aperçût… Nous nous détestions…

Parfois tout était pensée, bavardage. Nous raisonnions, nous discutions. Nous discutions des récoltes, du nombre d’habitants de Berlin, du meilleur système de fermeture des coffres-forts. Tout était indication, présage, intelligence avec la campagne et la guerre : trois perdreaux, cela voulait dire que dans trois mois la guerre serait finie ; un œuf d’alouette cassé près de deux œufs, cela voulait dire une défaite et deux victoires. Notre ligne dépassait de biais un calvaire ? Baloge, le sacristain, discutait au bénéfice de Dieu ; de loin, de près, on lui criait des objections que lui répétait son voisin et il se retournait brusquement à chacune, serrant son fusil, comme si le voisin lui disait : Garde-toi à droite, garde-toi à gauche… Nous trouvions un pfennig allemand, nous discutions du système métrique… Drigeard trouvait un petit Larousse ? chacun lui crie de chercher un mot et d’en lire tout haut le sens, des mois que depuis la guerre on sent plus granuleux en soi, le mot madrépore, le mot primistère, puis, pour les revoir sans parti pris, le mot embusqué, le mot femme…

Soudain nous ne pensions plus, nous ne parlions plus. Un peu de fil rouge pendait de la bouche de Drigeard, pour longtemps cousue. Nous allions, poussant du même pas, sans grâce et sans force, la frontière devant nous — une frontière fade, rectiligne, sans ces belles queues d’aronde qui fixaient la France à ses voisines, — la tôle basse, mais sans regarder même à nos pieds, comme si la besogne du jour avait été uniquement pour l’armée de retrouver ce pfennig allemand, et c’était fait. Parfois nous nous heurtons à un régiment où un soldat inconnu porte la ressemblance d’un de nos tués, et il nous regarde, inquiet de nos regards, sentant confusément qu’il aurait à nous reconnaître… Nous sommes muets… Baloge seul continue de parler : On lui jette des pierres, il se plaint en termes bibliques : on le lapide ; un caillou enfin l’atteint, il se tait… C’est ainsi que depuis trois jours nous sommes debout entre deux océans, tous deux en furie, chaque minute alternativement qui nous recouvrent tout entiers, — la victoire et la défaite, l’été et la saison fatale, la confiance et le désespoir.

Parfois tout nous est facile. Nous avançons sur des zones aux noms parents et faciles, Mordancourt, Tricourt, Bersancourt, ou Ravillers, Auvillers, qui nous poussent comme des trottoirs roulants. L’ordre de victoire signé Maunoury nous arrive… On se le passe… Il flotte le long de cette grève dure de tirailleurs, effleurant chacun, comme une mouette… Nous sommes les derniers prévenus de l’armée, nous n’aurons pas à le renvoyer. Pendant une pause, un sergent le roule en boule, le met dans sa poche. Un officier vient le lui reprendre, comme à un chien sa pierre, pour la relancer… Il est relancé… Il fait beau… Nous repartons.

Soudain tout est pénible. Les bourgs ont des noms opposés, emmêlés : Cœuvres, Ambleny. Une fois, plaisanterie du temps de paix, un poteau indicateur donne même des anagrammes : Valsery, Laversy. La pluie ruisselle. On s’essuie le visage avec des linges mouillés, on ferme l’intervalle du col, comme un soupirail, avec ce qu’on a sous la main, un journal, du foin. Nous courbons les épaules, nous halons une France encore raide d’angoisse ; nous halons, avec des arrêts, une victoire trop large dans une rivière trop étroite. Nous nous allégeons de tout ce que nous portions en surcroît, de tout ce que nous avions conquis, de sacs en peau de chèvre, de casques à pointe, de paniers d’obus, que le régiment derrière nous ramassera, puis rejettera dans une heure, et il ne nous reste plus que notre pauvre écorce française, si amincie, déjà usée. Seul Bergeot, qui fait collection de dragonnes allemandes, en porte des douzaines, de toutes couleurs, pendantes à son ceinturon, et semble une folie, une folie somnolent, muette. Il pleut… Dès qu’on aperçoit un abri, un arbre, une maison, malgré soi on appuie vers lui et on l’effleure une seconde. J’ai de la chance : j’effleure ainsi tout un petit bois. J’effleure un hangar comble de cavaliers. Ils sont pressés et debout, comme l’étaient de fantassins étendus et entassés, voilà un mois, les ombres rondes des cormiers sur les routes de Picardie. Des chevaux soufflent, tendus, tête tombée en avant, et nous serions comme eux si notre cou n’était si court… Nous allons… Jalicot, qui, depuis le 5 août, change toutes les cinq minutes son fusil d’épaule, le change…

Parfois tout est juste… Juste la pluie elle-même : nous ne trichons plus avec elle, nous ne nous plaignons pas ; nous sentons que nous ne sommes pas trempés jusqu’aux os, qu’en chacun de ces hommes mouillés il y a au moins un point sec, duquel repartira, dès qu’il le voudra, la chaleur, l’espoir : sec le fond d’un porte-feuille, sec un paquet de lettres dans du caoutchouc, sèches les allumettes mêmes, le feu même… Juste la victoire : nous sentons qu’elle fut gagnée parce que, à une minute précise, nous avons été plus prudents et plus fougueux, plus rusés et plus loyaux, plus haineux et plus magnanimes que les Allemands, et le plateau a subitement penché pour nous, la matinée où tous nos morts étaient plus beaux, plus grands que les leurs. Juste la guerre… On s’est toujours battu… Justes — tant pis ! — ces mitrailleuses qui, là-bas, à l’extrême-droite, commencent à découdre notre ligne de paix ; et nous attendons sans crainte, nous nous ramassons sur ce qui nous reste de cœur, nous courbons le dos de façon à bien être un nœud d’arrêt sur cette déchirure…

Soudain tout est injuste… Les sillons nous avons à les enjamber, nous avons à suivre les ruisseaux… Injuste cet ordre de halte que nous sentons arriver de trop loin, d’une ville où il ne pleut pas, ou du centre d’un château… Injuste, — depuis 1870 — la défense de boucher nos canons de fusil pour leur éviter la rouille. Injuste ce gros obus qui nous escorte à l’aveugle, semant des monticules le long de notre chemin, comme une taupe obstinée de la terre à nous poursuivre. Injuste de voir marcher du même pas, tous transigeant, ceux qui dans la vie allaient vite et ceux qui allaient doucement, de voir des êtres barbus et rouges, dans la paix rasés et pâles, renoncer aujourd’hui à leurs manies, leurs entêtements, abandonner leur vrai squelette. Le braconnier d’eau qui toujours s’amusait à traverser à gué les ruisseaux, prend le pont. Le cœur se fond de cette injustice. Le siffleur de music-hall ne siffle plus. Artaud qui prétendait hier ne devoir obéissance qu’au colonel et refusait de rentrer dans le rang — le colonel, par hasard, passait, il avait obéi aussitôt — obéit à un premier soldat. Tous, ils sont, injustice, comme si le premier des braconniers d’eau, le premier des siffleurs, comme si l’orgueil dans chacun avait été tué ce matin.

Parfois tout est comique. Comme dans les vraies comédies, parce que les gens ont des passions ou répètent sans cesse le même mot. Parce que le plus avare a perdu son porte-monnaie. Parce que le plus vaniteux, l’adjudant qu’on surnomme Gustou, porte sans le savoir suspendue à son dos une pancarte qui dit qu’il est Gustou, et nous forçons un prisonnier à l’appeler ainsi… Parce que le plus buveur a un bidon percé, et passe son temps à tailler deux bouchons, l’un pour le haut, l’autre pour le bas. Parce que le capitaine se retourne sur son cheval en disant, comme toujours, sans y penser : Où sommes-nous ? Parce qu’il s’approche pour le féliciter de Lucis, le vieil engagé qui s’obstine à suivre malgré un pied écrasé : « J’ai vu votre pied à la visite, lui dit-il, donnez-moi votre main. »

Soudain tout est tragique. Il fait beau, tout est calme. Mais on ne sait quel phare a tourné. Un télégramme annonce au capitaine la mort de la mère Naudin. Il y avait dans le bataillon deux Naudin, et l’un est tué. Le capitaine décide que la morte est la mère de celui-ci, déchire le télégramme, se tourne distrait vers Gustou : — Où sommes-nous ? lui dit-il…

Parfois…

Soudain…

Parfois tout ce que l’on voit est étrange, étrange… On voit ce qu’on n’attendait plus. On voit sur le pas d’une porte une femme qui nous regarde. Une paysanne avec un enfant dans les bras, à ses pieds un chien ; on voit le passé d’un paysan heureux nous regarder en face. On voit un vieillard gagner l’arrière avec deux bœufs, deux chèvres, deux petits garçons, gagner je ne sais quelle arche avec de faux couples, purs, mais vite périssables. On voit un soldat voisin avec sa capote fendillée, le gilet sous la capote ouverte sans boutons, un vieux plastron décousu à chaque pli, comme un homme qu’on peut feuilleter, dictionnaire de misères. On voit un chien, il nous voit, il vient. Parfois une glace de poche circule, on se la passe comme un journal. C’est notre seul journal… On se voit… Il pleut : nous jetons peu à peu tout ce qui nous alourdit, comme des choses collées à nous que la pluie décolle; et tout ce qui était réparation sur nous ou placage, confiance, espoir de retour, tombe, tombe…

Soudain, tout ce que l’on voit est simple. On l’attendait… On voit près d’un mort étendu l’empreinte sur l’herbe d’un autre corps, d’un blessé qui depuis fut enlevé. On voit un mort assis, adossé au talus, son fusil écarté de lui par ses mains crispées, comme un aviateur surpris dans une vrille qu’il n’a pas voulue, et qui a tiré le levier à fond pour en sortir. A minuit, on traverse l’Aisne sur la poutre de fer d’une écluse. On voit jeter à l’eau un gros réserviste qui a le vertige, qui restait à cheval sur la poutre sans avancer, ni revenir… On monte vers Fontenoy… Tout est simple : chaque trace, chaque cri devant nous est maintenant un pas, une parole d’allemand. Guerre d’écoliers, enfantine et terrible. On se cache derrière des murs ; on entend crier : « Achevez-moi. » On entend de la même voix : « Non ! Non ! » On n’entend plus rien… Un blessé se met nu jusqu’à la ceinture, et court, comme un plongeur, vers la Paix. Fontenoy est pris. J’entre dans une boutique avec deux prisonniers, je m’assieds, je m’éveille, je les vois qui me regardent, pacifiques, et l’un a cinq alliances au doigt, celles des amis mariés qu’il a déjà perdus. Il me supplie. Il voudrait celle de son lieutenant qu’on voit par la fenêtre… Il n’y aurait pas à sortir, il croit qu’en se penchant… Le matin arrive… je leur fais enlever les volets de la devanture, et notre commerce recommence…

Voici une heure sans poids, insignifiante… La nuit est ronde et transparente, et les balles font sur elle un gémissement cristallin, aigu, comme si d’un doigt mouillé et paresseux on caressait ses bords… On voit un soldat assis près de nous, son fusil entre ses jambes, mais ramené contre lui cette fois, la vrille est conjurée, il est vivant… Nous avançons, nous dépassons le château : les hommes le défendent avec des gestes un peu plus lents, un peu. plus nobles qu’on ne défend une cabane… Nous dépassons les lignes, nous sommes devant la nuit… Il n’y a plus que des escouades déployées, mélange avec les nôtres de zouaves, d’alpins, de Soudanais ; nos morts sont seulement devenus des inconnus… Devant la nuit même ;… il n’y a plus qu’une tranchée individuelle où un petit fantassin est agenouillé, les yeux vifs et attentifs, tout seul au pied de la nuit, comme un souffleur.

Voici la dernière heure de la vie, de la journée… Il pleut… Des ombres se glissent sans permission vers des villages pleins de lard qui scintillent entre les lignes comme des pièges… Le mort que j’effleure en rampant sur l’arête de la colline, des plis de son pantalon rouge laisse couler deux ruisseaux d’eau de pluie… pluie, si froide que son visage tranchant déverse d’un côté vers l’Aisne, de l’autre vers l’Oise… Partage de cette eau filtrée. Partage aussi de son sang… Je glisse dans un ravin ouvert vers le Nord, vers les Allemands ; sommeil, fatigue, ma tête tourne, j’essaye en vain de remonter sur le talus, je m’accroche à la racine qui, là-haut, dépasse ; je ferme les yeux ; j’ai un éblouissement, et, comme un fantassin accroché à la selle d’un cavalier, j’accompagne à son allure la France qui galope, je crois, qui tourne… J’ouvre les yeux. Elle s’arrête… Voici la dernière heure. Un chien de garde, derrière moi, aboie, garde la frontière. Un Allemand est étendu sous mes pieds avec des balles éparses comme autour d’un dragon ses dents brisées, et des chargeurs comme d’énormes molaires. Le chien hurle, on le bat… Un Français bat un chien français… Voici la lune derrière un bois déchiqueté… Il ne reste plus sur la terre livide que la carcasse d’un grand feu d’artifice… Le froid élargit les lèvres hésitantes de la bataille, et entre elles des corps rejetés comme des noyaux… Il pleut : pluie sur Prométhée ouvert ! Une ferme tout à coup s’embrase, s’écroule en une minute, et il ne reste plus debout que juste la cheminée, par laquelle passe du feu… On me touche à l’épaule, quelqu’un me touche,… mais notre corps maintenant bat si fréquemment de lui-même, si souvent nos paupières clignotent sans notre ordre, notre nez remue, un muscle dans nos bras s’agite, que je n’ai pas l’idée de me tourner… Mais qui était-ce ?… Le pays conquis hier est éteint ; le pays à conquérir demain brûle… Qui frappe ainsi à mon genou ?… Des têtes et des queues de constellations pendent au hasard entre les nuages… Qui frappe à ma poitrine ?… Pluie, qui ouvre le sol aux charrues, et le rend impénétrable aux obus ! Un mort a jeté autour de lui, généreux comme un blessé qui part, sa musette, son bidon, une lettre… Je reviens, longeant des groupes de fantassins qui dorment, les mains hors de leurs capotes, mains blanchies par la lune, et par la craie du plateau, — on n’aurait qu’à serrer ces mains, qu’à les prendre, pour dire aux dormeurs sa pitié, pour les relever jusqu’à soi, — et d’alpins enroulés dans leurs pèlerines, sans mains à étreindre, qu’il faudrait, eux, redresser comme des momies, et le seul moyen de les toucher serait encore de caresser leur visage. Dans une carrière, d’autres soldats fatigués jetés en pile comme des jonchets et le capitaine essaye, sans trop dérouler le tas, d’en retirer par les jambes son ordonnance… Ceux qui prétendaient ne ronfler qu’étendus sur le dos, étendus sur le ventre, ronflent… Parfois des corps un tout petit peu moins boueux, des capotes d’un buvard moins avide qui n’aspire pas toute l’eau, un visage plus innocent, plus pâle : ce sont les hommes des renforts arrivés ce matin ; les premiers renforts : car nous voilà au point extrême où nous pouvions parvenir sans aide de l’arrière, où porte de l’élan, de l’indignation le flot sans mélange. Depuis ce matin les renforts arrivent, avancent tout violets et carmin, puérils, transparents, dans notre torrent boueux ; jusqu’à midi fanfarons, car leur détachement fut formé pendant la Marne et dans toutes les gares on les a fêtés comme les vainqueurs ; mais leur voilà bientôt un jour de guerre, et ils sont muets, et la glaise, la nuit, les auront façonnés dans deux ou trois heures à notre image.

A mon tour, je m’éveille… Tout encore est ténèbres… Mais je sens, partant de mes yeux entr’ouverts, une ligne de lumière se découdre, gagner Drigeard à ma droite, Ségaux à ma gauche, et immobiles, car chacun croit l’autre endormi, Drigeard et Ségaux ouvrent les yeux…

Ségaux pense, comme tous les matins, que tout est bien, vraiment que tout est parfait…

Drigeard pense, pense que s’éveiller ainsi c’est tirer vraiment son cœur de sa poitrine (Drigeard est répétiteur, il est sentimental), que c’est le mettre dans sa main, le voir battre.

Ségaux pense que tout serait bien, tout parfait, mais sans ces renforts, dont l’unique souci est de s’aligner sur nous, et même dans le sommeil, pour s’orienter au milieu de tracas dont ils ne distinguent ni les fracas ennemis, ni les amis. On en a toujours un accolé à soi, ombre parallèle… ombre stupide d’ailleurs, avec ses plaisanteries de manœuvres, qui crie, quand il fait chaud : « Une bonne grenadine au kirsch !… Un bon Pernod !… »

Drigeard pense que refermer les yeux, c’est remettre son cœur en place. Deux fois, trois fois, il les referme… Que de cœurs à rentrer aujourd’hui !

— Celui que je plains, pense Ségaux, c’est le dernier tué de la guerre… Je resterai plutôt, une fois signé l’armistice, étendu deux jours au fond de la tranchée…

— Comme tout devient logique, tendre, pense Drigeard, si on le compare à une pensée. Voici deux nuages qui se choquent, qui se confondent, comme justement deux pensées… Voici un arbre qui s’évente, qui remue en lui des oiseaux, comme une pensée… Voici une ombre qui se redresse, qui s’appuie contre un mur… Malgré soi l’on songe à une pensée qui se lève, qui s’accoude…

— Tout serait parfait, pense Ségaux, sans les renforts et sans Gustou qui a cassé son dernier lorgnon. Il est quatre heures. Les six montres que des blessés m’ont données disent quatre heures… Il va falloir que je me mette en quête d’un bon fusil… ou que je retourne chercher le mien à Fontenoy… L’officier qui m’avait manqué dans le moulin et que j’ai cloué sur la porte doit être mort maintenant… J’ai dû repasser près de lui, pour sortir; il m’a craché au visage… On voit encore la lune… J’adore ainsi, au réveil, penser… Mais comme les pensées sont illogiques, le malin… Je pense à la fois que rien ne m’est plus égal, et que rien ne m’ennuierait plus que la mort !… Je pense au seul soldat de plomb que j’ai jamais eu, cadeau du fils de notaire… Je jouais avec lui seul des journées entières… Tantôt il était mon égal, tantôt mon chef… Tout soldat me le rappelle… J’aimerais l’avoir, ce matin. Voilà que je renverse ma gamelle ; il n’y a que moi pour faire autant de bruit en pensant !

— On ne se voit guère que de profil à la guerre, pense Drigeârd, mais chaque fois que je vois un visage français de face, il me semble qu’on me paie avec une monnaie étincelante… Sept ans que j’habitais l’Allemagne, j’en suis revenu si vite voilà six semaines que je sens encore là- bas, au milieu des Allemands, ma forme vivre… C’est sur elle que je m’amuse à tirer…

— J’entends Drigeard qui s’agite… Je vais prendre son fusil, car à lui peu importe… Il tire, mais sans savoir qu’on vise ; il tire comme à un duel ; à l’assaut, il charge le premier, criant fort mais en baissant les yeux comme un amateur qui chante à vêpres, son arme à la bretelle ; toujours le premier, mais sans se douter qu’on a à tuer ; inoffensif, toujours avec les plus sanguinaires ; toujours avec les plus courageux, mais avec des précautions d’enfant, cachant son ventre dans sa musette où il porte une assiette en aluminium, son cœur avec un cache-cœur…

— Ségaux s’éveille… Voici le petit jour… La nuit là-bas s’argente et il suinte un jaune acide et pourri… Un coq chante…

— Un coq chante… Une fois seulement… Il y avait sans doute des artilleurs dans sa grange… Voici le petit jour… Mon sergent se retourne sur le côté droit et je retire doucement son fusil pour qu’il puisse dormir… Il soupire… Dès qu’il dort il voit, m’a-t-il dit, l’entrée d’un immense tunnel et des ingénieurs, des contremaîtres agiter leurs lanternes et leurs casquettes… Mais il ne sait si le train va y pénétrer ou en sortir… Que j’aime cette heure du jour !… Que je l’aime à Néris quand je sors acheter les journaux, les souliers de mon étage une fois cirés, et je croise les filles de la Pastillerie, qui s’en vont par deux, tirant le haut de leurs bas à travers leur tablier. D’ailleurs j’aime aussi la nuit, et midi, et le soir. Je suis bien connu à Néris pour cela : j’aime tout. — Voici ce que je ne peux voir sans m’accouder, sans poser ma tête dans mes mains et la soulever comme un présent, voici l’aube. La nuit se décolle de la terre, avec peine, comme un remède que l’on arrache, comme un tapsia d’une chair malade. Les branches des sapins remuent doucement, de bas en haut, et c’est de la terre que monte un souffle vertical. Un nuage gris efface où il passe les étoiles, un nuage sale qui a déjà servi, qui laisse des traces de craie… Voici l’aube… et l’haleine effroyable du jour. On ressoude nos pieds à la terre par des soudures douloureuses. Un astre s’est secoué sur le mien de ses roues brisées, de ses chevaux morts, de ses maisons en ruines… Comme tout est net, menaçant, comme toute chose me fait un signe sans répit… Comme tout n’est que pierre, bois, et dure leçon…

— Le coq chante encore, mais moins clairement. On devine d’ici qu’il a maintenant les deux pattes liées… Voici l’aube… Enfin je vois l’arbre rond, hier invisible, vers lequel la brigade (sur des bulletins de bagage volés à la gare de Soissons) nous donne l’ordre d’attaquer ; il est noir, mais on le devine doublé de rose et d’orange ; on ne voit plus que lui sur l’horizon ; il a poussé en une nuit comme un champignon… Quatre heures et demie… Il est temps que je secoue les hommes de l’escouade ; ils me demanderont l’heure,

— Tu veux l’heure ? leur dirais-je, la voilà ! et je leur glisserai à chacun une de mes montres… Ils vont ouvrir les paupières, la bouche, relever leur foulard de leurs oreilles et tout ce masque de chair et de linge qui sert contre la nuit… Je vais secouer le capitaine, — il faut le secouer tous les jours plus fort — dont il tombe chaque matin, tant je le secoue, un objet, son stylo, son binocle, et les boutons mêmes, ces jours-ci, de sa vareuse… — Où sommes-nous ? me dira-t-il, et me reconnaissant, il m’insultera, puis tirera d’une douille d’obus la thermo léguée par le colonel et me versera du café… Au fond, tous les hommes sont bons… ou du moins ceux dont le nom commence par S, je ne réponds que de ceux-là, car c’est avec eux que j’ai vécu surtout, à l’orphelinat ou à la compagnie, à cause de l’ordre alphabétique… Synnan, qui élevait des coqs de combat, (un de ses coqs aveugle avait gagné quinze matches,) qui m’apprenait la boxe, et il s’amusait à fermer les yeux pendant nos assauts… Sembat, qui, comme tant d’autres au début s’était mis nu quand il fut blessé, croyant avertir les Allemands, sur lequel ils continuèrent à tirer, qui fut tué nu ; il m’apprenait mes provinces et mes préfectures ; nous en étions au Massif Central quand il fut tué… Où nous sommes, mon capitaine ? Nous sommes dans le Soissonnais, chef-lieu Soissons…

— Tendrement je t’appelle, amour des combats, qui secoues tes ailes pleines de rosée, et te coules dans la forme vide du génie de la nuit comme le ramier dans celle de la chouette ! Voici la première haleine du jour ; un vent chargé et son brouillard soufflent sur les cyprès, ensoleillés, et les attisent… Comme on voit un paysage à travers un train qui passe, comme on voit un chien qui court à travers une palissade, quel beau jour j’aperçois en ouvrant et fermant les yeux ! Voici sur les murs, sur les toits du village les couleurs du pêcher, de l’amandier en fleurs ; tout ce qui était blanc a soudain la pudeur de ceux qui ont dormi, — et les paupières des dormeurs sont mauves dans leurs visages pourpres. Changerais-je ce réveil, Drigeard que je suis — tous ces hommes aplatis autour de moi comme des aviateurs tombés — accepterais-je de troquer ce réveil contre mon plus grand deuil, contre une tempête, contre une honte sans issue ? Suis-je au jour le plus triste ou le plus fier de ma vie ? Changerais-je ce réveil pour un rendez-vous dans Paris, là-haut, rue de Dunkerque, pour une aurore dans Ispahan ? Dois-je être heureux, dois-je frémir de voir sur mon petit secteur les armées se heurter non par ce qu’elles ont de plus cruel et de plus dur, non par des coloniaux aux crânes rigides, par des casques, — mais par des notaires, des professeurs et tout ce qu’il y a de plus sensible dans le Forez ?… Une heure, et nous allons partir, aller vers un ennemi qui nous attend debout, sans batailles dans des réseaux de tranchées, sans défilement dans des sapes, et les plus grands mots aussi se heurtent en moi, ce matin, directement, sans réseaux de dialectique entre eux qui les amortissent, le mot infini contre le mot matière, le mot mort contre le mot vie, le mot Deutschland (même pas traduit) contre le mot France… Le soleil va se lever, et on le plongera dix minutes dans un jour qu’il n’aura pas le temps de colorer. Puis il pleuvra. Déjà Ségaux tourne son fusil vers le levant et vérifie si le canon est propre. Déjà, par plans horizontaux, la compagnie s’agite ; des hommes rampent, se heurtent et s’arrêtent tête-à-tête, se parlent comme des fourmis. Du film qu’on va jouer les premiers rayons et les premiers faisceaux de mitrailleuses ne donnent encore, sur ce plateau crayeux, qu’une poussière incertaine, et nous, épars, nous ne sommes qu’un titre qui tremblote à peine, de ses pauvres lettres inconnues… Le lieutenant assis étire en tous sens deux bras qui semblent partir l’un de son cou, l’autre de son ventre, et il semble, en ombre chinoise, une idole à cent bras mutilée de tous moins de deux… Il dit quelques paroles brusques que nos voisins nous transmettent de plus en plus douces, et chaque homme est un filtre pour chaque homme. Il souffle dans un clairon rauque, et l’écho aussi répète là-bas son appel sans rudesse… Il faut partir… Le mot lâcheté appuie contre le mot patrie… Le mot mort, sans raison cette fois, — il a chargé de biais, — contre le mot village… Ô village, que je ne reverrai plus, car je m’élance et je sens que des balles vont casser l’une après l’autre chaque part de mon corps, comme une pipe à la foire. Village où les habitants halètent encore, endormis dans leurs chambres closes, avec des trous, comme pour des insectes pris, ou des losanges dans la persienne… La servante se lève à tâtons, s’accroupit devant la cendre d’hier, prépare le foyer, et l’aube sur sa nuque, le feu sur son visage luttent, se disputent la plus pauvre créature humaine… Ô guerre, entends chaque artilleur qui accroche sa pièce au caisson accrocher un de tes ceinturons !… Ô patrie, une minute encore et tu vas respirer, et de ton sein qui prend haleine me pousser dans du plomb fondu… Ô France, laisse-moi te brouiller de la main comme un jeu auquel on ne jouera plus de tout le jour, de toute la vie… Ô Béarn, chef-lieu Orléans ! Ô Compiègne, chef-lieu Albi… te brouiller avec tous mes autres jeux, pour toujours, pour toujours inutiles… Ô Nuit, chef-lieu Poitiers ! Ô Molière ! Ô bras nus !…

Ô France ! Ô Bien-Aimée !



Septembre 1918.