Charpentier, libraire-éditeur (p. 89-105).

CHAPITRE IV.

Charme de l’amour ! qui pourrait vous peindre ? Cette persuasion que nous avons trouvé l’être que la nature avait destiné pour nous, ce jour subit répandu sur la vie, et qui nous semble en expliquer le mystère, cette valeur inconnue attachée aux moindres circonstances, ces heures rapides, dont tous les détails échappent au souvenir par leur douceur même, et qui ne laissent dans notre âme qu’une longue trace de bonheur, cette gaieté folâtre qui se mêle quelquefois sans cause à un attendrissement habituel, tant de plaisir dans la présence, et dans l’absence tant d’espoir, ce détachement de tous les soins vulgaires, cette supériorité sur tout ce qui nous entoure, cette certitude que désormais le monde ne peut nous atteindre où nous vivons, cette intelligence mutuelle qui devine chaque pensée et qui répond à chaque émotion, charme de l’amour, qui vous éprouva ne saurait vous décrire !

M. de P*** fut obligé, pour des affaires pressantes, de s’absenter pendant six semaines. Je passai ce temps chez Ellénore presque sans interruption. Son attachement semblait s’être accru du sacrifice qu’elle m’avait fait. Elle ne me laissait jamais la quitter sans essayer de me retenir. Lorsque je sortais, elle me demandait quand je reviendrais. Deux heures de séparation lui étaient insupportables. Elle fixait avec une précision inquiète l’instant de mon retour. J’y souscrivais avec joie, j’étais reconnaissant, j’étais heureux du sentiment qu’elle me témoignait. Mais cependant les intérêts de la vie commune ne se laissent pas plier arbitrairement à tous nos désirs. Il m’était quelquefois incommode d’avoir tous mes pas marqués d’avance, et tous mes moments ainsi comptés. J’étais forcé de précipiter toutes mes démarches, de rompre avec la plupart de mes relations. Je ne savais que répondre à mes connaissances lorsqu’on me proposait quelque partie que, dans une situation naturelle, je n’aurais point eu de motif pour refuser. Je ne regrettais point auprès d’Ellénore ces plaisirs de la vie sociale, pour lesquels je n’avais jamais eu beaucoup d’intérêt, mais j’aurais voulu qu’elle me permît d’y renoncer plus librement. J’aurais éprouvé plus de douceur à retourner auprès d’elle de ma propre volonté, sans me dire que l’heure était arrivée, qu’elle m’attendait avec anxiété, et sans que l’idée de sa peine vînt se mêler à celle du bonheur que j’allais goûter en la retrouvant. Ellénore était sans doute un vif plaisir dans mon existence, mais elle n’était plus un but : elle était devenue un lien. Je craignais d’ailleurs de la compromettre. Ma présence continuelle devait étonner ses gens, ses enfants, qui pouvaient m’observer. Je tremblais de l’idée de déranger son existence. Je sentais que nous ne pouvions être unis pour toujours, et que c’était un devoir sacré pour moi de respecter son repos : je lui donnais donc des conseils de prudence, tout en l’assurant de mon amour. Mais plus je lui donnais des conseils de ce genre, moins elle était disposée à m’écouter. En même temps je craignais horriblement de l’affliger. Dès que je voyais sur son visage une expression de douleur, sa volonté devenait la mienne : je n’étais à mon aise que lorsqu’elle était contente de moi. Lorsqu’en insistant sur la nécessité de m’éloigner pour quelques instants, j’étais parvenu à la quitter, l’image de la peine que je lui avais causée me suivait partout. Il me prenait une fièvre de remords qui redoublait à chaque minute, et qui enfin devenait irrésistible ; je volais vers elle, je me faisais une fête de la consoler, de l’apaiser. Mais à mesure que je m’approchais de sa demeure, un sentiment d’humeur contre cet empire bizarre se mêlait à mes autres sentiments. Ellénore elle-même était violente. Elle éprouvait, je le crois, pour moi ce qu’elle n’avait éprouvé pour personne. Dans ses relations précédentes, son cœur avait été froissé par une dépendance pénible ; elle était avec moi dans une parfaite aisance, parce que nous étions dans une parfaite égalité ; elle s’était relevée à ses propres yeux, par un amour pur de tout calcul, de tout intérêt ; elle savait que j’étais bien sûr qu’elle ne m’aimait que pour moi-même. Mais il résultait de son abandon complet avec moi qu’elle ne me déguisait aucun de ses mouvements ; et lorsque je rentrais dans sa chambre, impatienté d’y rentrer plus tôt que je ne l’aurais voulu, je la trouvais triste ou irritée. J’avais souffert deux heures loin d’elle de l’idée qu’elle souffrait loin de moi : je souffrais deux heures près d’elle avant de pouvoir l’apaiser.

Cependant je n’étais pas malheureux ; je me disais qu’il était doux d’être aimé, même avec exigence ; je sentais que je lui faisais du bien : son bonheur m’était nécessaire, et je me savais nécessaire à son bonheur.

D’ailleurs, l’idée confuse que, par la seule nature des choses, cette liaison ne pouvait durer, idée triste sous bien des rapports, servait néanmoins à me calmer dans mes accès de fatigue ou d’impatience. Les liens d’Ellénore avec le comte de P***, la disproportion de nos âges, la différence de nos situations, mon départ que déjà diverses circonstances avaient retardé, mais dont l’époque était prochaine, toutes ces considérations m’engageaient à donner et à recevoir encore le plus de bonheur qu’il était possible : je me croyais sûr des années, je ne disputais pas les jours.

Le comte de P*** revint. Il ne tarda pas à soupçonner mes relations avec Ellénore ; il me reçut chaque jour d’un air plus froid et plus sombre. Je parlai vivement à Ellénore des dangers qu’elle courait ; je la suppliai de permettre que j’interrompisse pour quelques jours mes visites ; je lui représentai l’intérêt de sa réputation, de sa fortune, de ses enfants. Elle m’écouta longtemps en silence ; elle était pâle comme la mort. De manière ou d’autre, me dit-elle enfin, vous partirez bientôt ; ne devançons pas ce moment ; ne vous mettez pas en peine de moi. Gagnons des jours, gagnons des heures : des jours, des heures, c’est tout ce qu’il me faut. Je ne sais quel pressentiment me dit, Adolphe, que je mourrai dans vos bras.

Nous continuâmes donc à vivre comme auparavant, moi toujours inquiet, Ellénore toujours triste, le comte de P*** taciturne et soucieux. Enfin la lettre que j’attendais arriva : mon père m’ordonnait de me rendre auprès de lui. Je portai cette lettre à Ellénore. Déjà ! me dit-elle après l’avoir lue ; je ne croyais pas que ce fût si tôt. Puis, fondant en larmes, elle me prit la main et elle me dit : Adolphe, vous voyez que je ne puis vivre sans vous ; je ne sais ce qui arrivera de mon avenir, mais je vous conjure de ne pas partir encore : trouvez des prétextes pour rester. Demandez à votre père de vous laisser prolonger votre séjour encore six mois. Six mois, est-ce donc si long ? Je voulus combattre sa résolution ; mais elle pleurait si amèrement, et elle était si tremblante, ses traits portaient l’empreinte d’une souffrance si déchirante que je ne pus continuer. Je me jetai à ses pieds, je la serrai dans mes bras, je l’assurai de mon amour, et je sortis pour aller écrire à mon père. J’écrivis en effet avec le mouvement que la douleur d’Ellénore m’avait inspiré. J’alléguai mille causes de retard ; je fis ressortir l’utilité de continuer à D*** quelques cours que je n’avais pu suivre à Gottingue ; et lorsque j’envoyai ma lettre à la poste, c’était avec ardeur que je désirais obtenir le consentement que je demandais.

Je retournai le soir chez Ellénore. Elle était assise sur un sofa ; le comte de P*** était près de la cheminée, et assez loin d’elle ; les deux enfants étaient au fond de la chambre, ne jouant pas, et portant sur leurs visages cet étonnement de l’enfance lorsqu’elle remarque une agitation dont elle ne soupçonne pas la cause. J’instruisis Ellénore par un geste que j’avais fait ce qu’elle voulait. Un rayon de joie brilla dans ses yeux, mais ne tarda pas à disparaître. Nous ne disions rien. Le silence devenait embarrassant pour tous trois. On m’assure, monsieur, me dit enfin le comte, que vous êtes prêt à partir. Je lui répondis que je l’ignorais. Il me semble, répliqua-t-il, qu’à votre âge on ne doit pas tarder à entrer dans une carrière ; au reste, ajouta-t-il en regardant Ellénore tout le monde peut-être ne pense pas ici comme moi.

La réponse de mon père ne se fit pas attendre. Je tremblais, en ouvrant sa lettre, de la douleur qu’un refus causerait à Ellénore. Il me semblait même que j’aurais partagé cette douleur avec une égale amertume ; mais en lisant le consentement qu’il m’accordait, tous les inconvénients d’une prolongation du séjour se présentèrent tout à coup à mon esprit. Encore six mois de gêne et de contrainte ! m’écriai-je ; six mois pendant lesquels j’offense un homme qui m’avait témoigné de l’amitié, j’expose une femme qui m’aime ; je cours le risque de lui ravir la seule situation où elle puisse vivre tranquille et considérée ; je trompe mon père ; et pourquoi ? Pour ne pas braver un instant une douleur qui, tôt ou tard, est inévitable ! Ne l’éprouvons-nous pas chaque jour en détail et goutte à goutte, cette douleur ? Je ne fais que du mal à Ellénore ; mon sentiment, tel qu’il est, ne peut la satisfaire. Je me sacrifie pour elle sans fruit pour son bonheur ; et moi, je vis ici sans utilité, sans indépendance, n’ayant pas un instant de libre, ne pouvant respirer une heure en paix. J’entrai chez Ellénore tout occupé de ces réflexions. Je la trouvai seule. Je reste encore six mois, lui dis-je. — Vous m’annoncez cette nouvelle bien sèchement. — C’est que je crains beaucoup, je l’avoue, les conséquences de ce retard pour l’un et pour l’autre. — Il me semble que pour vous du moins elles ne sauraient être bien fâcheuses. — Vous savez fort bien, Ellénore, que ce n’est jamais de moi que je m’occupe le plus. — Ce n’est guère non plus du bonheur des autres. — La conversation avait pris une direction orageuse. Ellénore était blessée de mes regrets dans une circonstance où elle croyait que je devais partager sa joie : je l’étais du triomphe qu’elle avait remporté sur mes résolutions précédentes. La scène devint violente. Nous éclatâmes en reproches mutuels. Ellénore m’accusa de l’avoir trompée, de n’avoir eu pour elle qu’un goût passager ; d’avoir aliéné d’elle l’affection du comte ; de l’avoir remise, aux yeux du public, dans la situation équivoque dont elle avait cherché toute sa vie à sortir. Je m’irritai de voir qu’elle tournât contre moi ce que je n’avais fait que par obéissance pour elle et par crainte de l’affliger. Je me plaignis de ma vive contrainte, de ma jeunesse consumée dans l’inaction, du despotisme qu’elle exerçait sur toutes mes démarches. En parlant ainsi, je vis son visage couvert tout à coup de pleurs : je m’arrêtai, je revins sur mes pas, je désavouai, j’expliquai. Nous nous embrassâmes : mais un premier coup était porté, une première barrière était franchie. Nous avions prononcé tous deux des mots irréparables ; nous pouvions nous taire, mais non les oublier. Il y a des choses qu’on est longtemps sans se dire, mais quand une fois elles sont dites, on ne cesse jamais de les répéter.

Nous vécûmes ainsi quatre mois dans des rapports forcés, quelquefois doux, jamais complètement libres, y rencontrant encore du plaisir, mais n’y trouvant plus de charme. Ellénore, cependant, ne se détachait pas de moi. Après nos querelles les plus vives, elle était aussi empressée à me revoir, elle fixait aussi soigneusement l’heure de nos entrevues que si notre union eût été la plus paisible et la plus tendre. J’ai souvent pensé que ma conduite même contribuait à entretenir Ellénore dans cette disposition. Si je l’avais aimée comme elle m’aimait, elle aurait eu plus de calme ; elle aurait réfléchi de son côté sur les dangers qu’elle bravait. Mais toute prudence lui était odieuse, parce que la prudence venait de moi ; elle ne calculait point ses sacrifices, parce qu’elle était occupée à me les faire accepter ; elle n’avait pas le temps de se refroidir à mon égard, parce que tout son temps et toutes ses forces étaient employés à me conserver. L’époque fixée de nouveau pour mon départ approchait ; et j’éprouvais, en y pensant, un mélange de plaisir et de regret ; semblable à ce que ressent un homme qui doit acheter une guérison certaine par une opération douloureuse.

Un matin, Ellénore m’écrivit de passer chez elle à l’instant. Le comte, me dit-elle, me défend de vous recevoir : je ne veux point obéir à cet ordre tyrannique. J’ai suivi cet homme dans la proscription, j’ai sauvé sa fortune ; je l’ai servi dans tous ses intérêts. Il peut se passer de moi maintenant : moi, je ne puis me passer de vous. On devine facilement quelles furent mes instances pour la détourner d’un projet que je ne concevais pas. Je lui parlai de l’opinion du public. Cette opinion, me répondit-elle, n’a jamais été juste pour moi. J’ai rempli pendant dix ans mes devoirs mieux qu’aucune femme, et cette opinion ne m’en a pas moins repoussée du rang que je méritais. Je lui rappelai ses enfants. — Mes enfants sont ceux de M. de P***. Il les a reconnus : il en aura soin. Ils seront trop heureux d’oublier une mère dont ils n’ont à partager que la honte. — Je redoublai mes prières. Écoutez, me dit-elle, si je romps avec le comte, refuserez-vous de me voir ? Le refuserez-vous ? reprit-elle en saisissant mon bras avec une violence qui me fit frémir. Non, assurément, lui répondis-je ; et plus vous serez malheureuse, plus je vous serai dévoué. Mais considérez… — Tout est considéré, interrompit-elle. Il va rentrer, retirez-vous maintenant ; ne revenez plus ici.

Je passai le reste de la journée dans une angoisse inexprimable. Deux jours s’écoulèrent sans que j’entendisse parler d’Ellénore. Je souffrais d’ignorer son sort ; je souffrais même de ne pas la voir, et j’étais étonné de la peine que cette privation me causait. Je désirais cependant qu’elle eût renoncé à la résolution que je craignais tant pour elle, et je commençais à m’en flatter, lorsqu’une femme me remit un billet par lequel Ellénore me priait d’aller la voir dans telle rue, dans telle maison, au troisième étage. J’y courus, espérant encore que, ne pouvant me recevoir chez M. de P***, elle avait voulu m’entretenir ailleurs une dernière fois. Je la trouvai faisant les aprêts d’un établissement durable. Elle vint à moi, d’un air à la fois content, et timide, cherchant à lire dans mes yeux mon impression. Tout est rompu, me dit-elle, je suis parfaitement libre. J’ai de ma fortune particulière soixante-quinze louis de rente ; c’est assez pour moi. Vous restez encore ici six semaines. Quand vous partirez, je pourrai peut-être me rapprocher de vous ; vous reviendrez peut-être me voir. Et, comme si elle eût redouté une réponse, elle entra dans une foule de détails relatifs à ses projets. Elle chercha de mille manières à me persuader qu’elle serait heureuse ; qu’elle ne m’avait rien sacrifié ; que le parti qu’elle avait pris lui convenait, indépendamment de moi. Il était visible qu’elle se faisait un grand effort, et qu’elle ne croyait qu’à moitié ce qu’elle me disait. Elle s’étourdissait de ses paroles, de peur d’entendre les miennes ; elle prolongeait son discours avec activité pour retarder le moment où mes objections la replongeraient dans le désespoir. Je ne pus trouver dans mon cœur de lui en faire aucune. J’acceptai son sacrifice, je l’en remerciai ; je lui dis que j’en étais heureux : je lui dis bien plus encore ; je l’assurai que j’avais toujours désiré qu’une détermination irréparable me fît un devoir de ne jamais la quitter ; j’attribuai mes indécisions à un sentiment de délicatesse qui me défendait de consentir à ce qui bouleversait sa situation. Je n’eus, en un mot, d’autre pensée que de chasser loin d’elle toute peine, toute crainte, tout regret, toute incertitude sur mon sentiment. Pendant que je lui parlais, je n’envisageais rien au-delà de ce but, et j’étais sincère dans mes promesses.