Adolescence (trad. Bienstock)/Chapitre 9

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 240-245).


IX

SUITE


« C’était alors un temps terrible, Nikolenka — continua Karl Ivanovitch. — Il y avait Napoléon. Il voulait conquérir l’Allemagne, et nous avons défendu notre patrie jusqu’à la dernière goutte de notre sang ! Und wir vertheidigten unser Vaterland bis auf den lezten Tropfen Blut !

» Je fus à Ulm, à Austerlitz ! Je fus sous Wagram ! Ich war bei Wagram ! »

— Vous êtes-vous battu aussi ? — fis-je avec étonnement en le regardant. — Est-ce que vous avez tué des hommes ?

Karl Ivanovitch me rassura bientôt à ce sujet.

« Une fois, un grenadier français, resté en arrière des siens, tomba sur la route. J’accourus avec un fusil et je voulus le percer, Aber der Franzose warf sein Gewehr und rief, pardon[1], et je le laissai !

» Sous Wagram, Napoléon nous enferma dans une île et nous entoura si bien qu’il n’y avait aucun moyen de salut. Pendant trois jours nous restâmes sans vivres et nous étions dans l’eau jusqu’aux genoux. Le brigand Napoléon ne nous prenait pas et ne nous laissait pas ! Und der Bösewitch Napoleon wollte uns nicht gefangen nehmen und auch nicht freilassen !

» Le quatrième jour, grâce à Dieu, on nous fit prisonniers, et on nous conduisit dans une forteresse. J’avais un pantalon bleu, un uniforme de bon drap, quinze thalers d’argent, et une montre d’argent, — cadeau de papa. Le Soldat français me prit tout. Pour mon bonheur, trois louis que ma mère m’avait donnés étaient cousus dans ma flanelle, personne ne les trouva.

» Je ne voulais pas rester longtemps dans la forteresse et me décidai à fuir. Un jour de grande fête, je dis au sergent de garde : « Monsieur le sergent, aujourd’hui, c’est grande fête et je veux la célébrer, apportez, je vous prie deux bouteilles de madère et nous les boirons ensemble. » Et le sergent dit : « Bon. » Quand le sergent apporta le madère et que nous eûmes bu un petit verre, je lui pris la main et lui dis : « Monsieur le sergent, vous avez peut-être, vous aussi, un père et une mère ? » Il répondit : « Oui, monsieur Mayer. » — « Mon père et ma mère, — dis-je, — ne m’ont pas vu depuis huit ans, ils ne savent pas si je suis vivant où si mes os sont depuis longtemps dans la terre humide. Oh ! monsieur le sergent, j’ai deux louis cousus dans ma flanelle, prenez-les et laissez-moi partir. Soyez mon bienfaiteur, et maman, toute sa vie, priera pour vous le Dieu puissant. »

» Le sergent but un petit verre de madère et dit : « Monsieur Mayer, je vous aime beaucoup et je vous plains, mais vous êtes prisonnier, et moi Soldat. » Je serrai sa main et dis : « Monsieur le sergent ! Ich druckte ihm die Hand und sagte : « Herr Serjant. »

» Le sergent répondit : « Vous êtes pauvre et je ne prendrai pas votre argent, mais je vous aiderai ; quand j’irai dormir, achetez un seau d’eau-de-vie pour les soldats et ils s’endormiront et moi je ne vous regarderai pas. ».

» C’était un homme bon. J’achetai un seau d’eau-de-vie et quand le Soldat fut ivre, je pris mes bottes, un vieux manteau et doucement sortis de la porte. J’allai aux remparts et voulus sauter, mais il y avait de l’eau et je ne voulais pas abîmer mon unique habit : je me dirigeai vers la porte.

» La sentinelle marchait armée d’un fusil auf und ab[2] et me regarda. « Qui vive ? » sagte er auf ein Mal[3], et je me tus. « Qui vive ? » sagte er zum zweiten Mal[4], et je me tus. « Qui vive ? » sagte er zum dritten Mal[5], et je m’enfuis. Je sautai dans l’eau, grimpai sur l’autre rive et pris la fuite. Ich sprang in’s Wasser kletterte auf die andere Seite und machte mich ausdem Staube.

» Toute la nuit je courus sur la route, mais quand vint l’aurore, craignant d’être reconnu, je me cachai dans les hauts seigles. Là je me mis à genoux, joignis les mains, remerciai le père du Ciel de m’avoir sauvé, et tout à fait tranquille, je m’endormis. Ich dankte dim Allmachtigen Gott für Seine Barmherzigkeit und mit beruhigten Gefühl schlief ich ein.

» Je m’éveillai le soir et allai plus loin. Tout à coup un grand chariot allemand attelé de deux chevaux noirs, me rattrapa. Dans le chariot était assis un homme bien mis, il fumait la pipe et me regarda. Je ralentis le pas pour être depassé par le chariot. Mais, j’allais doucement et le chariot allait de même, et l’homme me regardait ; j’allais plus vite, et le chariot allait plus vite, et l’homme me regardait. Je m’assis au bord de la route, l’homme arrêta ses chevaux et me regarda : « Jeune homme, dit-il, — où allez-vous si tard ? » Je répondis : « Je vais à Francfort. » — « Asseyez-vous dans mon chariot, il y a de la place et je vous conduirai… Pourquoi n’avez-vous rien avec vous, pourquoi votre barbe n’est-elle pas rasée, et pourquoi votre habit est-il boueux ? » me demanda-t-il quand je fus assis près de lui. « Je suis un pauvre homme, — dis-je, — et je vais me louer dans n’importe quelle fabrique, et mon habit est couvert de boue parce que je suis tombé en route. » — « Vous ne me dites pas la vérité, jeune homme, la route est sèche, de ce temps-ci». — Je me tus. — « Dites-moi toute la vérité, » — fit le brave homme ; — « qui êtes-vous et où allez-vous ? votre figure me plaît et si vous êtes un honnête garcon, je vous aiderai. »

» Et je lui racontai tout. Il dit : « Bon jeune homme, venez à ma fabrique de cordes, je vous donnerai du travail, des vêtements, de l’argent, et vous vivrez chez moi. »

» Je dis « bon ».

» Nous arrivâmes à la fabrique de cordes et le brave homme dit à sa femme : « Voilà un jeune homme qui a combattu pour sa patrie ; fait prisonnier, il s’est enfui : il n’a ni gîte, ni habit, ni pain, il vivra chez nous. Donne-lui un habit propre et sers-lui à manger. »

» Je vécus à la corderie une année et demie, et mon patron m’aimait tant qu’il ne voulait pas me laisser partir. Il était si bon pour moi. J’étais alors un bel homme, j’étais jeune, de haute taille, yeux bleus, nez romain… et madame L*** (je ne puis dire son nom, la femme de mon patron) était jeune et jolie. Et elle m’aimait.

» Quand elle me vit, elle me dit : « M. Mayer, comment vous appelle votre maman ? » Je dis : Karlchen.

» Et elle me dit : « Karlchen ! asseyez-vous près de moi. »

» Je m’assis près d’elle, elle me dit : « Karlchen, embrassez-moi. »

» Je l’embrassai et elle dit : « Karlchen, je vous aime tant que je ne puis plus souffrir, » et elle tremblait toute…

Ici, Karl Ivanovitch faisait une longue pause, roulait ses bons yeux bleus, hochait légèrement la tête, continuait à sourire, comme on sourit sous l’influence d’un souvenir agréable.

« Oui, — commença-t-il de nouveau en se carrant dans son fauteuil et en refermant sa robe de chambre, — Oui, dans ma vie, il y a eu beaucoup de bon et de mauvais, mais voilà mon témoin — et il montrait l’image du saint Sauveur, brodée sur un canevas, et qui pendait au-dessus de son lit — personne ne peut dire que Karl Ivanovitch est un malhonnête homme ! Je ne voulais pas payer par une ingratitude noire le bien que m’avait fait M. L*** et je résolus de m’enfuir de chez lui. Le soir, quand tous furent partis dormir, j’écrivis une lettre à mon patron, je la mis sur la table de ma chambre, je pris mes habits, trois thalers d’argent et doucement, je sortis dans la rue. Personne ne m’avait vu et je suivis la route. »

  1. Mais le Français jeta son fusil et demanda grâce.
  2. Sur l’épaule.
  3. Dit-elle une fois.
  4. Dit-elle une seconde fois.
  5. Dit-elle une troisième fois.