Adolescence (trad. Bienstock)/Chapitre 7

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 228-233).


VII

GRAINS DE PLOMB


— Mon Dieu, de la poudre !… — exclama Mimi d’une voix suffocante d’émotion. — Que faites vous ? Vous voulez brûler la maison et nous détruire tous…

Et avec une expression de courage indescriptible, Mimi ordonna à tout le monde de s’éloigner, s’approcha à grands pas résolus des grains de plomb éparpillés, et méprisant le danger qui pourrait provenir d’une explosion subite, elle se mit à les écraser du pied. Quand, à son avis, le danger fut enfin passé, elle appela Mikheï et lui ordonna de jeter toute cette poudre quelque part, loin, ou plutôt dans l’eau, et, en secouant fièrement son bonnet, elle se dirigea vers le salon. « On les surveille très bien, il n’y a pas à dire », marmonna-t-elle.

Quand papa sortit du pavillon, et que nous, avec lui, partîmes chez grand’mère, dans sa chambre, Mimi était déjà installée près de la fenêtre, et avec une expression mystérieuse, officielle, regardait sévèrement dans la direction de la porte. Elle tenait à la main quelque chose enveloppé de papier. Je devinai que c’étaient les grains de plomb, et que déjà grand’mère savait tout.

Outre Mimi, dans la chambre de grand’mère il y avait encore la femme de chambre Gacha, qui, à en juger par son visage gonflé et rouge, était très émue, et le docteur Blumenthal, un petit homme grêlé, qui s’efforçait en vain de calmer Gacha et lui faisait, des yeux et de la tête, des signes mystérieux, pacificateurs.

Grand’mère, elle, était assise un peu en côté et faisait la patience, le voyageur, ce qui indiquait toujours une fort mauvaise disposition d’esprit.

— Comment allez-vous aujourd’hui, maman ? Avez-vous bien dormi ? — demanda papa en baisant respectueusement sa main.

— Très bien, mon cher ; vous n’ignorez pas, il me semble, que je me porte toujours tout à fait bien, — répondit grand’mère, sur le même ton que si la question de papa eût été tout à fait déplacée et offensante. — Quoi, voulez-vous me donner un mouchoir propre ? — continua-t-elle en s’adressant à Gacha.

— Je vous l’ai donné, — répondit Gacha, en montrant un mouchoir de batiste blanc comme la neige, qui était sur le bras du fauteuil.

— Reprenez ce sale torchon et donnez-moi un mouchoir propre, ma chère.

Gacha s’approcha du chiffonnier, fit jouer un tiroir et le frappa si fort que les vitres en tremblèrent. Grand’mère nous regardait tous sévèrement et suivait fixement tous les gestes de la femme de chambre. Lorsque celle-ci lui eut remis, à ce qu’il me semble, le même mouchoir, grand’mère dit :

— Quand donc me râperez-vous du tabac, ma chère ?

— Je vous en râperai quand j’aurai le temps.

— Que dites-vous ?

— J’en râperai aujourd hui.

— Si vous ne voulez pas me servir, ma chère, mieux valait le dire, il y a longtemps que je vous aurais renvoyée.

— Renvoyez-moi, on n’en pleurera pas, — marmonna à mi-voix la femme de chambre.

À ce moment, le docteur commença à lui faire signe des yeux, mais elle le regarda avec tant de colère et de résolution qu’il se détourna aussitôt et s’occupa de la petite clef de sa montre.

— Vous voyez, mon cher, — dit grand’mère en s’adressant à papa, lorsque Gacha, tout en continuant à marmonner, eut quitté la chambre. — Vous voyez comme on me parle dans ma maison.

— Permettez, maman, je vous râperai moi-même du tabac, — fit papa, visiblement très embarrassé à cette apostrophe inattendue.

— Non, je vous remercie : elle est ainsi grossière parce qu’elle sait que personne, excepté elle, ne peut râper le tabac comme j’aime. Vous savez, mon cher, — continua grand’mère après un court silence, — qu’aujourd’hui vos enfants ont failli faire sauter la maison.

Papa regarda grand’mère avec une curiosité respectueuse.

— Oui, voilà avec quoi ils jouent. Montrez, — dit-elle, s’adressant à Mimi.

Papa prit dans sa main les grains de plomb et ne put s’empêcher de sourire.

— Mais ce sont des grains de plomb, maman, ce n’est nullement dangereux.

— Mon cher, je vous suis très reconnaissante de m’instruire, mais seulement je suis déjà trop âgée…

— Les nerfs, les nerfs ! — chuchota le docteur.

Immédiatement papa s’adressa à nous :

— Où avez-vous pris cela ? et comment osez-vous plaisanter avec de telles choses ?

— Il n’y a pas à les interroger, il faut demander à leur diatka à quoi il s’occupe, — dit grand’mère en prononçant avec mépris le mot diatka.

— Voldemar a dit que Karl Ivanovitch, lui-même, lui a donné cette poudre, — ajouta Mimi.

— Eh bien, vous voyez comme il est bon ! — continua grand’mère. Et où est-il, ce diatka ? Comment l’appelle-t-on ? Envoyez-le ici.

— Je lui ai permis de sortir pour des visites, — dit papa.

— Ce n’est pas une raison, il doit toujours être ici. Les enfants ne sont pas à moi, mais à vous et je n’ai pas le droit de vous donner de conseils puisque vous êtes plus sage que moi, — répartit grand’mère, — mais il me semble qu’il est temps déjà de louer pour eux un gouverneur et non un diatka, un paysan allemand, qui ne peut rien leur apprendre sauf de mauvaises manières et des chansons tyroliennes. C’est bien nécessaire, je vous le demande, que les enfants sachent des chansons tyroliennes. Du reste, maintenant, il n’y a plus personne pour penser à cela et vous pouvez faire comme vous voulez.

Le mot « maintenant» signifiait : puisqu’ils n’ont plus leur mère, et il suscita de tristes souvenirs dans le cœur de grand’mère ; elle baissa la tête sur la tabatière au portrait et réfléchit.

— J’ai pensé à cela depuis longtemps, — se hâta de dire papa, — et je voulais vous demander conseil, maman : ne faudrait-il pas inviter Saint-Jérôme qui leur donnerait des leçons au cachet ?

— Et tu feras bien, mon ami, — répondit grand’mère, mais non plus de cette voix mécontente de tout à l’heure, — Saint-Jérôme, c’est du moins un gouverneur qui comprendra comment il faut diriger des enfants de bonne maison, ce n’est pas un simple ménin diatka capable seulement de les promener.

— Demain même je lui parlerai, — dit papa.

Et en effet, deux jours après cette conversation, Karl Ivanovich cédait sa place à une jeune et élégant Français.