Adolescence (trad. Bienstock)/Chapitre 20

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 304-308).


XX

VOLODIA


Oui, plus j’avance dans la description de cette époque de ma vie, plus elle devient lourde et difficile pour moi. Rarement, rarement, parmi les souvenirs de cette époque, je trouve des heures du sentiment sincère, ardent, qui éclairait si brillamment et sans cesse le commencement de ma vie. Involontairement, j’ai le désir de franchir au plus vite le désert de l’adolescence et d’atteindre ce moment heureux, où de nouveau, le sentiment vraiment tendre et noble de l’amitié éclaira d’une pure lumière la fin de cette période et le commencement de la nouvelle période, pleine de charme et de poésie, celle de la jeunesse.

Je ne suivrai pas heure par heure mes souvenirs, mais je jetterai un rapide coup d’œil sur les principaux d’entre eux, depuis le moment où je suis arrivé dans mon récit jusqu’à mon rapprochement avec un homme extraordinaire qui eut une influence décisive et bienfaisante sur mon caractère et ma direction.

Ces jours-là, Volodia rentrera à l’Université, déjà des professeurs particuliers viennent pour lui seul, et moi, avec l’envie et le respect involontaire, j’écoute comment en frappant avec la craie sur le tableau noir, il parle de fonctions, de coordonnées, etc., expressions qui me semblent d’une science intangible. Mais voila, un dimanche, après le dîner, dans la chambre de grand’mère se réunissent tous les professeurs, deux professeurs de l’Université, et en présence de papa et de quelques invités on fait une répétition de l’examen de l’Université. Et Volodia, à la grande joie de grand’mère, montre des connaissances extraordinaires. À moi aussi on pose des questions sur certaines matières, mais je suis très faible, et, devant grand’mère, les professeurs tâchent visiblement de cacher mon ignorance, ce qui me confond encore plus. Cependant, on fait très peu attention à moi, je n’ai que quinze ans, c’est-à-dire qu’avant l’examen, j’ai encore une année. Volodia descend seulement pour le dîner, et toute la journée et même le soir, il reste en haut à étudier et non par force mais de son plein gré. Il est très ambitieux et il ne veut pas passer l’examen médiocrement, mais brillamment.

Mais voilà : le jour du premier examen est arrivé Volodia s’habille en frac bleu à boutons de cuivre, il a une montre d’or et des souliers vernis ; du perron s’approche le phaéton de papa, Nikolaï défait le tablier, et Saint-Jérôme et Volodia vont à l’Université. Les fillettes, surtout Katenka, avec un visage joyeux, rayonnant, regardent par la fenêtre la silhouette élégante de Volodia qui monte dans la voiture ; papa dit : « Dieu veuille, Dieu veuille, » et grand’mère qui s’est traînée jusqu’à la fenêtre, les larmes aux yeux, fait des signes de croix sur Volodia, jusqu’à ce que le phaéton disparaisse derrière le coin d’une petite ruelle, et elle murmure quelque chose.

Volodia revient. Tous, impatients, l’interrogent : « Eh bien ? Quoi ? Bon ? Combien ? » Mais rien qu’à sa figure rayonnante on voit que c’est très bien, Volodia a eu cinq. Le jour suivant on l’accompagne avec les mêmes souhaits de succès et la même crainte, et on attend son retour avec la même impatience et la même joie. Ainsi durant neuf jours ; le dixième jour est réservé au dernier et au plus difficile examen, celui d’instruction religieuse.

Tous sont près de la fenêtre et l’attendent avec une impatience plus grande encore. Il est déjà deux heures et Volodia n’est pas là.

— Mon Dieu ! Mes aïeux !… les voilà, les voilà ! crie Lubotchka en se collant contre la fenêtre.

Et en effet, dans le phaéton, à côté de SaintJérôme est assis Volodia, mais il n’est déjà plus en frac bleu et en chapeau gris, mais en uniforme d’étudiant, avec un col bleu brodé, un tricorne et l’épée dorée au côté.

— Que n’es-tu vivante ! — exclame grand’mère en apercevant Volodia en uniforme, et elle s’évanouit.

Volodia, le visage joyeux, court dans l’antichambre, il embrasse moi, Lubotchka, Mimi et Katenka qui rougit jusqu’aux oreilles. Volodia ne se connaît plus de joie. Ah ! comme il est beau dans cet uniforme ! Comme le col bleu sied bien à ses petites moustaches noires, naissantes ! Quelle taille longue et fine, il a ! Quelle allure noble ! En ce jour mémorable, tous dînèrent dans la chambre de grand’mère. Sur tous les visages rayonne la joie, et pendant le dîner, au moment de l’entremets, le maître d’hôtel, avec une physionomie de circonstance, solennelle et en même temps joyeuse, apporte une bouteille de champagne enveloppée d’une serviette. Grand’mère, pour la première fois depuis la mort de maman, boit du champagne, elle en boit une coupe entière en félicitant Volodia, et de nouveau, pleure de joie en le regardant. À présent, Volodia sort déjà seul dans son propre équipage, il reçoit chez lui des invités à lui ; il fume, il fréquente les bals et moi-même une fois, dans sa chambre, je l’ai vu boire, avec ses camarades, deux bouteilles de champagne, et eux en vidant chaque coupe, invoquaient la santé de quelque personne mystérieuse et discutaient à qui aurait le fond de la bouteille. Cependant, il dîne régulièrement à la maison, et après-dîner, comme auparavant il s’asseoit dans le divan et cause sans cesse mystérieusement avec Katenka ; autant que je puis le comprendre, ne prenant pas part à la conversation, ils causent seulement des héros et des héroïnes des romans qu’ils ont lus, de la jalousie, de l’amour, et je ne puis nullement comprendre ce qu’ils peuvent trouver d’amusant à de pareilles conversations et pourquoi ils sourient si finement en discutant si chaleureusement. En général, je remarque qu’entre Katenka et Volodia, outre l’amitié très compréhensible entre camarades d’enfance, existent des relations étranges qui les éloignent de nous et les lient mystérieusement entre eux.