Adolescence (trad. Bienstock)/Chapitre 2

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 202-209).


II

L’ORAGE


Le soleil s’inclinait à l’horizon, mais ses rayons obliques, brûlants, chauffaient désagréablement mon cou et mes joues ; il était impossible de toucher les bords brûlants de la britchka ; une poussière épaisse couvrait la route et remplissait l’air. Pas un souffle de vent pour la dissiper. Devant nous, toujours à la même distance, se balançait la haute et poussiéreuse caisse de la calèche, derrière laquelle on apercevait rarement le fouet agité par le cocher au-dessus de son chapeau et de la casquette de Iakov. Je ne savais où me mettre : ni le visage, noir de poussière, de Volodia qui sommeillait près de moi, ni le mouvement du dos de Philippe, ni l’ombre allongée de notre britchka qui, à angle aigu, courait derrière nous, ne me donnaient aucune distraction. Toute mon attention se portait sur le poteau que j’apercevais de loin et sur les nuages, dispersés auparavant dans le ciel, et qui, maintenant, en prenant des teintes sombres, menaçantes, se réunissaient en un grand nuage noir. De temps en temps, un coup de tonnerre retentissait au loin. Cette dernière circonstance augmentait surtout mon impatience d’arriver plus vite à l’auberge. L’orage m’a toujours produit un sentiment indéfinissable de tristesse et de peur.

Jusqu’au village le plus proche, il reste encore dix verstes, et l’énorme nuage violet foncé qui vient Dieu sait d’où, sans le moindre vent, s’avance rapidement vers nous. Le soleil, non encore caché par les nuages, éclaire brillamment ses contours sombres et les nuées grises qui, se détachant de lui, vont jusqu’à l’horizon même. De temps en temps, au loin, brille un éclair, et l’on entend un faible roulement qui, peu à peu, s’accentue, s’approche, et se transforme en un fracas ininterrompu qui embrasse tout le ciel. Vassili se lève sur le siège et abaisse la capote de la britchka ; les cochers revêtent leur armiak, et à chaque coup de tonnerre ôtent leur bonnet et se signent ; les chevaux dressent les oreilles, enflent leurs naseaux comme pour humer l’air frais du nuage qui s’approche, et la britchka roule plus vite sur la route poudreuse. Je commence à avoir peur et mon sang circule plus vite dans mes veines. Mais voilà, les nuages les plus rapprochés commencent déjà à couvrir le soleil ; déjà, on le voit à peine ; pour la dernière fois, en ce moment, il éclaire la partie horriblement sombre de l’horizon, et disparaît subitement. Tout le pays se transforme, il est tout plongé dans l’ombre. Le bosquet de trembles frissonne, les feuilles deviennent d’une couleur gris-blanc qui ressort en relief sur le fond violacé des nuages, elles s’agitent en bruissant ; les cimes des grands bouleaux commencent à se balancer, et les amas d’herbe sèche tourbillonnent sur la route. Les martinets et les hirondelles au ventre blanc, comme pour nous arrêter, tournoient autour de la britchka et passent au ras du poitrail de nos chevaux ; les choucas, aux ailes largement déployées, volent du côté où le vent les porte ; les bords du tablier de cuir, que nous avons accroché, se soulèvent et laissent passer jusqu’à nous des tourbillons de vent frais, et frappent contre la caisse de la britchka. L’éclair s’allume comme dans la britchka elle-même, aveugle le regard, et pour un moment, illumine le drap gris, les galons, et Volodia pelotonné dans le coin. Dans la même seconde, au-dessus de notre tête, éclate un bruit formidable qui, s’élevant de plus en plus haut, s’étendant de plus en plus loin, comme sur une énorme spirale, augmente peu à peu, et se transforme en un roulement assourdissant qui, malgré nous, nous fait tressaillir et arrête notre respiration. La colère de Dieu ! Que de poésie dans cette idée populaire.

Les roues tournent de plus en plus vite ; aux dos de Vassili et de Philippe qui agitent impatiemment les guides, je remarque qu’ils ont peur aussi. La britchka descend rapidement la pente et frappe le pont de bois ; j’ai peur de faire le moindre mouvement et j’attends notre perte commune.

Crrrac !… le palonnier se décroche, et malgré les coups formidables et ininterrompus, nous sommes forcés de nous arrêter au pont.

La tête appuyée au bord de la britchka, avec un battement de cœur qui arrête ma respiration, je suis avec anxiété les mouvements des gros doigts noirs de Philippe qui, lentement, fait un nœud et arrange les guides, en poussant de côté le cheval, par la main et le manche du fouet.

Le sentiment de peur et de tristesse grandissait en moi avec l’orage, mais quand arriva le moment de calme majestueux qui précède ordinairement l’apogée de l’orage, ce sentiment atteignit un tel degré que je fus convaincu qu’encore un quart d’heure et je mourrais d’émotion. À ce moment même, au-dessous du pont, apparaît subitement, dans une chemise sale et trouée, une créature humaine, haletante, au visage bouffi, hébété, à la tête nue, rasée, aux pieds difformes et décharnés, et à laquelle tient lieu de main un petit morceau de bois rougeâtre, malpropre, qu’il tend droit vers la britchka. « La charité, au nom du Christ ! » clame une voix plaintive ; et le mendiant, à chaque parole, se signe et s’incline à mi-corps.

Je ne puis exprimer le sentiment de terreur qui, alors, envahit mon âme. Un frisson courut jusque dans mes cheveux, et mes yeux, hébétés de peur, se fixèrent sur le mendiant…

Vassili qui, pendant la route, distribuait les aumônes, donnait des instructions à Philippe pour rattacher le palonnier et seulement quand tout fut prêt et que Philippe, remonté sur le siège, eût repris les guides, il se mit à tirer quelque chose de sa poche de côté.

Mais aussitôt que nous partîmes, un éclair aveuglant, qui emplit pour un moment toute la gorge d’une brillante lumière, força d’arrêter les chevaux, et sans aucune interruption, cet éclair s’accompagna d’un si étourdissant éclat de tonnerre, qu’il sembla que toute la voûte céleste se brisait sur nous. Le vent grandissait, la crinière et la queue des chevaux, le manteau de Vassili et les bords du tablier prenaient la même direction et s’agitaient désespérément sous les tourbillons d’un vent terrible. Sur la capote de cuir de la britchka, une grosse goutte de pluie tomba lourdement… puis une deuxième, une troisième, une quatrième, et subitement, sur nous et sur tout le pays, résonna, comme un roulement de tambour, le bruit particulier d’une pluie battante.

Aux mouvements des coudes de Vassili, je remarque qu’il délie sa bourse ; le mendiant, tout en continuant à faire le signe de la croix et à s’incliner, court près des roues mêmes au risque d’être écrasé. « Donnez, au nom du Christ ! » Enfin une pièce de cuivre vole devant nous et la malheureuse créature, dans ses loques collées à son corps maigre et mouillé jusqu’aux os, en chancelant sous le vent, reste perplexe au milieu de la route et disparaît à mes yeux.

Une pluie oblique, lancée par un vent violent, tombe à pleins seaux, du vêtement à poil frisé de Vassili, coule en ruisseau dans la mare d’eau sale qui se forme sur le tablier. La poussière accumulée sur la route se transforme en boue liquide que les roues creusent ; les secousses deviennent moindres, et sur les bords de la route argileuse, coulent des ruisseaux d’eau trouble. Les éclairs brillent plus larges et plus pâles, les coups de tonnerre sont moins formidables et s’entendent moins à travers le bruit régulier de la pluie.

Mais, maintenant, la pluie tombe en gouttes plus petites, le nuage commence à se dissiper en nuées ondulantes, l’endroit où doit être le soleil commence à s’éclaircir et derrière les bords gris-blanchâtre des nuages, on distingue un petit morceau du ciel clair. Un moment après, un timide rayon de soleil brille déjà dans les flaques de la route, sur la pluie qui tombe droite et en gouttes fines, et sur l’herbe brillante du chemin. Le nuage noir assombrit encore le côté opposé à l’horizon, mais je n’ai plus peur. J’éprouve un sentiment doux, inexprimable, de l’espoir de la vie, qui remplace bien vite en moi le sentiment pénible de la peur. Mon âme sourit de même que la nature rafraîchie, égayée. Vassili rabat le col de son manteau, ôte son bonnet et le secoue. Volodia rejette le tablier, je me penche hors de la britchka et bois avidement l’air rafraîchi et parfumé. La caisse brillante, lavée de la voiture, avec la malle et les valises, se balance devant nous ; les dos des chevaux, les harnais, les guides, les roues, tout est mouillé et brille au soleil, comme recouvert d’un vernis. D’un côté de la route, le champ immense couvert des semailles d’automne et coupé, de ci et de là, de ravins peu profonds, brille de la terre mouillée et de la verdure et s’étend comme un tapis sombre jusqu’à l’horizon même ; de l’autre côté, le bois de trembles, bordé de petits buissons de noisetiers et de merisiers, reste immobile, comme dans un débordement de bonheur, et les lourdes branches lavées laissent tomber lentement des gouttes claires de pluie, sur les feuilles desséchées de l’année précédente. De tous côtés, avec une chanson gaie, les alouettes tourbillonnent et s’abaissent ; dans le buisson mouillé, on perçoit le mouvement des petits oiseaux, et du bois, on entend nettement le coucou. Cette odeur délicieuse de la forêt après l’orage du printemps ; cette odeur de bouleau, de violette, de feuilles sèches, de merisier, est si agréable que je ne puis rester dans la britchka ; je saute, je cours vers les buissons, et bien que des gouttes de pluie tombent sur moi de tous côtés, j’arrache des branches humides de merisier en fleurs, je les frappe sur mon visage, j’aspire leur délicieux parfum. Sans faire attention qu’à mes souliers s’attachent de gros tas de boue, et que mes bas sont déjà mouillés, en piétinant dans la boue, je cours à la portière de la voiture.

En tendant quelques branches de merisier, je crie :

— Lubotchka ! Katenka ! Regardez comme c’est beau !

Les fillettes exclament des : Ah ! Ah ! Mimi me crie de m’en aller, pour ne pas me faire écraser.

— Oui, mais voyez comme cela sent bon ! – dis-je.