Adolescence (trad. Bienstock)/Chapitre 17

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 286-289).


XVII

LA HAINE


Oui, c’était un vrai sentiment de haine — non de celle qu’on décrit dans les romans et à laquelle je ne crois pas, cette haine qui, dit-on, procure du plaisir à faire du mal à un homme — mais de cette haine qui vous inspire un dégoût insurmontable pour un homme qui mérite cependant votre estime, de cette haine qui fait que les cheveux, le cou, la démarche, le son de la voix, tous les membres, tous les mouvements de cet homme vous font horreur, et qui, en même temps, avec une force inexplicable, vous attire vers cet homme, vous fait suivre avec une attention inquiète ses moindres actes. J’éprouvais ces sentiments envers Saint-Jérôme.

Saint-Jérôme était chez nous depuis une année et demie. En songeant maintenant et avec sang-froid, à cet homme, je trouve que c’était un bon Français, mais un Français au plus haut degré. Il n’était pas sot, était assez instruit et remplissait honnêtement ses devoirs envers nous, mais il avait, ce qui est si général chez tous ses compatriotes, mais si contraire au caractère russe, les traits essentiels d’un léger égoïsme, de l’ambition, de l’audace, de la fatuité ignorante. Tout cela me déplaisait beaucoup. Il va sans dire que grand’mère lui avait expliqué son opinion sur la punition corporelle et qu’il n’osait pas me battre, mais malgré cela, souvent il menaçait, surtout moi, des verges, et il prononçait le mot fouetter (comme fouater) d’une façon si insupportable et avec une telle intonation, que fouetter semblait lui devoir faire grand plaisir.

Je n’avais nullement peur du mal de la punition, et je ne l’ai jamais subie, mais l’idée seule que Saint-Jérôme pouvait me frapper, me mettait dans un état douloureux de désespoir concentré et de fureur.

Il arrivait à Karl Ivanovitch, dans des moments d’impatience, de s’arranger personnellement avec nous par la règle ou par ses bretelles, mais je me souviens de cela sans aucune amertume. Même à cette époque que je décris (j’avais alors quatorze ans), si Karl Ivanovitch m’eût battu j’aurais supporté ses coups avec calme. J’aimais Karl Ivanovitch, je me le rappelais depuis moi-même, et j’étais habitué à le considérer comme un membre de la famille, mais Saint-Jérôme était un orgueilleux, très fat, pour lequel je ne sentais rien, sauf ce respect involontaire que m’inspiraient tous les grands. Karl Ivanovitch était un vieillard drôle, un diatka, que j’aimais de tout mon cœur, mais que dans mon idée enfantine, je plaçais cependant au-dessous de moi, quant à la condition sociale. Saint-Jérôme, au contraire, était un jeune homme élégant, joli, instruit et qui tentait d’être sur un pied d’égalité avec nous.

Karl Ivanovitch nous grondait et nous punissait toujours avec sang-froid ; on voyait qu’il considérait cela comme un devoir nécessaire mais désagréable. Saint-Jérôme, au contraire, aimait à se draper dans le rôle de mentor, il était évident qu’il punissait plus pour son propre plaisir que pour notre utilité. Il s’entraînait par son éloquence. Ses phrases françaises pompeuses, qu’il prononçait avec un fort accent sur la dernière syllabe ou sur les accents circonflexes, étaient pour moi franchement déplaisantes.

En se fâchant, Karl Ivanovitch disait : la comédie des marionnettes, polisson, mouche d’Espagne ; Saint-Jérôme nous appelait mauvais sujet, vilain garnement et autres épithètes du même genre, qui blessaient profondément mon amour-propre.

Karl Ivanovitch nous mettait à genoux, le visage vers le mur, et la punition résidait dans le mal physique provenant d’une telle posture ; Saint-Jérôme, en bombant sa poitrine et en faisant un geste majestueux de la main, d’une voix tragique criait : « À genoux, mauvais sujet ! » Il nous ordonnait de nous mettre à genoux, le visage vers lui, et de lui demander pardon. La punition était en même temps l’humiliation.

On ne me punit pas et personne même ne me rappela ce qui s’était passé, mais je ne pouvais oublier ce que j’avais éprouvé pendant ces deux jours, le désespoir, la honte, la peur, la haine. Bien que depuis ce temps Saint-Jérôme se montrât tout à fait désespéré à mon égard, et même ne s’occupât pas de moi, je ne pouvais me faire à le regarder avec indifférence. Chaque fois que, par hasard, nos yeux se rencontraient, il me semblait que mon regard exprimait une hostilité trop évidente, et je me hâtais de prendre un air indifférent : mais alors je m’imaginais qu’il comprenait ma feinte, je rougissais et me détournais tout à fait.


En un mot, il m’était pénible, au-delà de toute expression, d’avoir avec lui n’importe quelle relation.