Adieu Paris ! - La Vague - La Nuit

Adieu Paris ! - La Vague - La Nuit
Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 113-119).
POÉSIE


ADIEU PARIS !


Adieu, Paris, ville de fer,
Ville de vent, ville de rêve,
Cher Paris où l’amour se lève,
Doux Paris où j’ai tant souffert !

Et le train file, file, file,
Comme un éclair en pleine nuit…
Mon cœur fait encor plus de bruit,
Mon cœur qui n’est jamais tranquille.

Voici, sous la lune de Mai,
La plaine qu’on dit pittoresque,
La verte combe où j’ai ri presque,
La colline où j’ai presque aimé.

L’histoire est-elle vraie ou fausse ?
Suis-je un bon, un mauvais témoin ?
Qu’importe ? — Voici déjà loin
Les mornes plaines de la Beauce.

Puis rien. — Du noir, du noir partout,
Noir dans le ciel et sur la terre.
Noir surtout au cœur solitaire,
Gonflé de rage et de dégoût.

Et le train file et le train vole
Avec ses gros yeux qui font peur,
Le train file à toute vapeur
Comme une bête à moitié folie.

Un vent mauvais semble frémir
Dans les verdures qu’on effleure ;
J’entends comme une âme qui pleure…
Mon Dieu ! si je pouvais dormir !

Toujours, toujours, toujours la bête
Aux crocs baveux, aux flancs repus !
Toujours ces mots interrompus
Qui s’entrechoquent dans ma tête !

Les lourds pays indifférens
Montrent un coin de leur visage ;
La tristesse du paysage
Répond à mes rêves errans.

 — Mais qu’est-ce ? — On dirait de la joie.
Tout n’était donc pas mort encor.
Un trait rose, une barre d’or,
Et l’infini rit et flamboie.

Ce bleu tendre, ce bleu divin !
Qu’ai-je vu ? C’est la mer immense
Où tout finit et recommence,
Que nul jamais n’invoque en vain.

O consolatrice du monde !
Puissante mer, ô grande mer !
Si j’ai quelque chose d’amer,
Qu’il se noie en ton eau profonde !

Dame de songe et de langueur,
Ensorceleuse de la brume,
Ce n’est que dans ton amertume
Que je pourrai laver mon cœur !


LA VAGUE


Est-ce la nuit ? Non, c’est le jour, un jour livide,
Un jour qui désespère, empli d’un morne effroi.
Tout est noir. Au lointain s’enfle la mer avide,
Et comme un mur d’horreur, apparu dans le vide,
La vague gigantesque a surgi devant moi.

Elle agite, en hurlant, ses longs cheveux d’écume,
Indomptable cavale au poil toujours fumant ;
Au-dessus de l’eau noire elle oscille un moment ;
Puis, dans le vent terrible et la pluie et la brume,
Sur les sombres récifs s’écrase lourdement.

Une autre la remplace, elle crie, elle approche ;
Fille du même père, elle aura même sort.
Un oiseau se lamente au sommet d’une roche :
D’un village voisin arrive un son de cloche ;
Et c’est à la fois triste et doux comme la mort.

Mais un souffle a frémi sur l’Océan sublime,
Un prompt rais de soleil l’illumine en passant,
Le visage de l’eau devient presque innocent,
Et je crois voir monter du profond de l’abîme
Ta face radieuse et calme, ô tout-puissant !


LA NUIT


I


C’est la nuit vierge encor, la nuit immaculée,
Fraîche comme l’odeur d’une rose envolée,
Douce comme un amour qui ne parle qu’en rêve.
C’est la nuit d’avant l’heure où la lune se lève,
La nuit charmante avec ses yeux mélancoliques,
La nuit du temps féerique et des songes bibliques.

Rien ne remue aux bois. Sous l’épaisse fougère,
C’est à peine s’il passe une haleine légère
Et, comme des voix d’or, infiniment lointaines,
On entend soupirer les magiques fontaines.

II


La lune aux tendres yeux qui s’en va sur la mer,
La lune, radieuse et toute blonde, a l’air
D’une princesse d’or, fraîchement épousée,
Dont la robe de fleurs trempe dans la rosée.
La lune aux yeux d’amour, au sourire indulgent,
S’en va, s’en va, s’en va sur les vagues d’argent,
Et tout le gris pays s’éveille et s’illumine,
N’est-ce pas la Bretagne avec sa blanche hermine ?
N’est-ce pas, dites-moi, le pays merveilleux
Qui nous a pris le cœur et nous clora les yeux ?
En sa tendre pâleur, oh ! qu’elle soit bénie,
La lune qui s’en va sur la mer infinie !

III


C’est la nuit au cœur sans remords, la nuit divine,
La nuit délicieuse et claire, qu’on devine
Marchant à pas légers sur les champs endormis,
La nuit qui nous regarde avec des yeux amis,
La nuit qui réconforte et rafraîchit la terre.
Elle vient d’entr’ouvrir un coin de son parterre,
Et des roses d’azur et des lys de clarté
Éclosent à la fois sur le monde enchanté.
Oh ! la miraculeuse et douce somnolence !
Et voici qu’au milieu du magique silence,
Sous les arbres, tout blancs déjà, du bois sacré,
Dit son tourment le rossignol énamouré.

IV


Rossignol qui te plains, ô rossignol d’amour !
Pourquoi, sombre boudeur, méprises-tu le jour ?

Qu’est-ce donc que la nuit dit à ton cœur malade ?
 — Elle me dit : « Pauvret, je suis ta camarade.
Mêmes choses, vois-tu, nous emplissent d’émoi,
Je suis délicieuse et tendre comme toi.
N’es-tu pas l’âme triste en quête du mystère,
Quelque chose qui pèse à peine sur la terre,
Un rêve, une ombre, un rien, et qui chante pourtant ?
Nous nous sommes aimés, c’est vrai, rien qu’en chantant.
Nous avons tous les deux la même âme charmante,
Vague et sans but est le souci qui nous tourmente,
Mon chagrin, sois-en sûr, est un chagrin ailé,
Il aime à s’envoler vers le ciel étoile. »

V


C’est la nuit merveilleuse aux mille enchantemens,
La nuit qui met un charme aux lèvres des amans,
La nuit qui doucement se fleurit d’allégresse,
La nuit de Mai, la nuit d’éternelle tendresse :
On ne sait quoi s’éveille au milieu des roseaux ;
Sous les chênes trapus où dorment les oiseaux ;
Une plainte idéale erre de branche en branche ;
Une apparition surgit, oh ! toute blanche,
Avec, autour du front, des feuilles et des fleurs.
Et c’est l’amour en joie et c’est l’amour en pleurs.
O belle ! vois ma peine et combien elle est grande,
Pourquoi me refuser ton cœur ? Je le demande.

VI


C’est la nuit folle avec un loup sur la figure,
La nuit d’heureux présage et de joyeux augure,
La nuit où, sans témoins, on pourra s’embrasser,
La nuit qui ne demande après tout qu’à danser.
 — Veux-tu mon cœur ? Voici le mien. — Et tout s’embrase.
Le trouble qui s’éveille est pareil à l’extase,
Le rire qui s’égrène est voisin du sanglot,
Et les barques d’amour glissent au fil de l’eau.

De craintives lueurs scintillent sous les saules,
C’est la nuit aux cheveux flottant sur les épaules,
C’est la nuit qui se pâme en écoutant le cor,
C’est la nuit chaude et claire et folle, tout en or !

VII


C’est la nuit sans pudeur qui boit trop et qui chante,
La nuit voluptueuse et d’ailleurs pas méchante,
Toujours la jambe en l’air et la folie aux yeux,
La nuit jeune et dansante et qui fait peur aux vieux.
Elle allume un flambeau sur la nappe rougie,
Et crie, en se tenant à peine : « A moi l’orgie ! »
Aussitôt tout chancelle et tout semble crouler,
L’oiseau blanc du mystère est prêt à s’envoler,
Mais de ses yeux hagards la folle me regarde,
Et, tout épouvanté, je lui dis : « Ah ! prends garde.
Toi, toi, la nuit ! tu mens ; honte à qui te poursuit.
Bleu comme l’azur même est le cœur de la nuit. »

VIII


C’est la nuit horrifique, et la nuit maléfique
Où l’enfer s’est ouvert, où le diable trafique,
La nuit qui dans les fleurs nous verse le poison,
La nuit qui nous endort à jamais la raison.
C’est la nuit qui rit faux, c’est la nuit qui nous leurre,
C’est la nuit où l’on chante en attendant qu’on pleure,
C’est la nuit des remords et la nuit des sanglots,
Celle où Mary-Morgane apparaît sur les flots,
Celle où le désespoir est au fond de la joie,
La goule qui vous prend, la goule qui vous noie.
Arrière l’innocence et la pâle vertu !
Sur la plaine maudite un vent s’est abattu
Qui vous fait, malgré vous, frissonner jusqu’aux moelles,
Et dans l’azur honteux pâlissent les étoiles,
Au château de la mort quel hôte est attendu ?
Qui de nous va tomber dans le piège tendu ?

La fille se prélasse et le voleur se cache,
L’assassin sur la pierre aiguise encor sa hache,
Et pourtant tout là-haut une flamme qui luit !
Oh ! qui dira jamais les crimes de la nuit ?

IX


Et c’est la nuit sincère et la nuit véritable,
La nuit où l’enfant Dieu naquit dans une étable,
La nuit qui de très haut voit les hontes d’en bas,
La nuit qui juge en paix, la nuit qui ne ment pas.
Sous son regard tranquille ont passé tant de choses,
Tant de rosiers sur l’onde ont effeuillé leurs roses,
Tant de chênes, hélas ! se sont découronnés,
Tant d’amours éternels et de longtemps fanés !
Le poète qui rêve et l’amant qui soupire,
Le bon et le mauvais, le meilleur et le pire
N’éveillent en ses yeux ni pitié ni dégoût :
De son manteau mystique elle recouvre tout.


GABRIEL VICAIRE.