Les Éditions de France (p. 28-37).

III

LA « BELLE »


Le lendemain, Dieudonné entrait dans ma chambre.

— Maintenant, à nous deux, lui dis-je, vous allez me conter votre évasion. Un beau matin, donc, vous décidez de fuir le bagne.

— Un beau matin ? Vous croyez ça ? J’ai toujours voulu m’évader.

Il s’assit sur mon lit et commença :

— Il faut être un individu pourri pour consentir à vivre au bagne, quand on est innocent. Seulement, ce n’était pas commode. Savez-vous ce qu’est le bagne pour les « têtes de turc » comme moi ? Le pays de la perpétuelle délation.

Qu’un forçat ordinaire lève le camp, cela compte dans le nombre ; on n’avertit pas Paris, les chefs ne sont pas blâmés.

Pour des hommes de ma sorte, il en est autrement. Les administrateurs préviennent le coup. Ils lancent sur le malheureux tous les chiens galeux de la Guyane : les mouchards !

Mouchard, votre voisin de case à qui vous donnez du tabac ; mouchard, le balayeur privilégié qui flâne dans l’île. Le perruquier, le garçon de famille, le planton, l’infirmier, mouchards ! Il faut bien qu’ils gardent leur emploi ! Mouchards, les plus misérables, attachés aux corvées dégoûtantes ; ceux-là espèrent, par leur bassesse, mériter une meilleure place. Mouchards honteux, mouchards cyniques, mouchards doubles, dénonçant le forçat au gardien, le gardien au forçat. Mouchards patentés, reconnus, galonnés : les porte-clefs.

Vous n’avez pas idée, vous, les hommes libres, de ce qui se passe dans le trou du bagne. L’homme est lâche devant la faim. Pour un supplément de pain, un fruit, une place de blanchisseur, il vend son camarade. N’a-t-il rien à dire ? Il invente. Comme il s’attaque de préférence aux hommes dont le procès fut retentissant, l’administration le croit — par peur des blâmes ministériels.

Malgré tout, je ne cessais de penser à la Belle.

— Quelle Belle ?

— La liberté, pardi ! C’est ainsi qu’on la nomme là-bas. Vous supposiez autre chose ? Une femme ? Mais non ! Il n’est qu’une Belle pour nous. À part les vieux (et pas tous encore) et quelques centaines de dégoûtants qui trouvent leur vie dans cette grande auge, tout le monde l’invoque. Le cœur de sept mille hommes bat pour elle. On lui fait des poésies :

Tes amants t’appellent
La Belle
Tout net, tout court.
Le boiteux, l’aveugle, le sourd
En pensant à toi, mon amour,
Ont des ailes !

C’est même rigolo de voir ça ! Sept mille hommes vivant ensemble et n’ayant qu’une idée fixe en tête, une seule ! Ah ! vous ne saviez pas ce qu’était la Belle ?

— Tout avait changé de face, cependant, pour vous, les derniers temps. Vous pouviez compter sur votre grâce.

— Évidemment, « j’allais » mieux. Je n’étais plus en cellule, à cause de la « Belle », comme le jour où je fis votre connaissance. Le gouverneur Chanel m’avait ramené sur la grande terre, à Cayenne.

Si ce gouverneur était resté en Guyane je ne me serais pas évadé, je lui avais donné ma parole. Il est parti… « Courage, Dieudonné ! À bientôt, à Paris ! » me cria-t-il du bateau qui l’emmenait.

Il pensait obtenir ma grâce.

Le temps passa. Le gouverneur ne revint pas… Un jour, c’était en décembre, je travaillais à la maison Chiris, sur le quai, vous savez, après les baraquements de la douane. Le surveillant Bonami, un Corse, un assez bon garçon, vint me chercher. « Faut que je vous conduise à la Délégation, on a quelque chose à vous apprendre. C’est même bon, je crois. »

Je suivis le chef.

Nous arrivâmes. « Vous avez cinq ans de grâce, me dit le commandant Jean Romains, vous êtes libérable le 30 juillet 1929. Signez. »

Mon cœur se refroidit. Je comptais sur la grâce totale. Elle m’avait été promise. J’avais acheté des malles. Elles étaient remplies de souvenirs : coffrets, tapis d’aloès, cannes en bois d’amourette, écaille travaillée par Belon, de Marseille. Encore un innocent !

— Il vient d’être gracié.

— Cela n’empêche qu’il était innocent et qu’il fallut huit années de réflexion ! J’avais aussi des statues sculptées par Je-Sais-Tout, de Lyon ; des babouches en balata, faites par Bibi la Grillade ; des fleurs en plumes d’oiseaux, montées par les orphelines de Cayenne. Mes cadeaux, quoi ! pour mes bienfaiteurs. Rentré dans ma soupente et comme si ces malles, subitement, me rappelaient tout, je m’effondrai.

Je me souviens que je fis, sur le plancher, la soustraction du temps que je devais encore rester au bagne. Elle donna deux ans, neuf mois et vingt-deux jours. Mon calcul est toujours sur les lattes sans doute !

Quinze ans de bagne pour un crime que je n’avais pas commis ! Après cela, encore deux ans, neuf mois et vingt-deux jours ! C’était trop. Je me relevai et je dis : Vive la Belle !

Mon évasion était décidée.

— L’évasion, c’est le risque. Là-bas, les derniers temps, vous étiez privilégié.

— Privilégié, parmi les forçats, beau privilège !

Évidemment, je n’étais pas mal depuis quinze mois. J’avais un laissez-passer, je couchais en ville. La police, me rencontrant après l’heure fixée, faisait semblant de ne pas me voir. Je gagnais mon pain parce que j’étais de ces exceptions qui peuvent travailler en Guyane : mécaniciens, ébénistes. Seulement, vous le savez bien, ce n’est pas une vie de vivre à Cayenne pour celui qui a porté le petit chapeau. On a toujours la marque là, — et il frappa son front, — vous ne la voyez pas, vous, mais, là-bas, les négriots eux-mêmes nous appellent « popotes ». Il faut rester entre condamnés ou vivre seul, tout seul en réprouvé, ainsi que fait Ullmo. Naturellement, celui qui accepte sa peine, parce qu’il est coupable, pourrait peut-être s’organiser une demi-existence. Ce n’était pas mon cas. Je n’avais rien fait pour aller en Guyane. Vivre de la tolérance des uns et de la pitié des autres, dites-moi donc l’homme de cœur qui s’en accommoderait ? J’ai préféré la liberté à l’assiette de soupe, les savanes du Brésil à ma niche de Cayenne. Je suis descendu de ma soupente. Tenez, je me rappelle fort bien tout ce qui se passa ce jour-là.


DEVANT LE LARGE


Il était trois heures de l’après-midi. Le soleil s’abattait sur les pauvres hommes de là-bas, comme la massue sur la tête du bœuf. J’allai me planter devant le port. Il était vaseux, comme toujours. Des forçats déchargeaient un chaland. Des douaniers se traînaient aussi lentement que des chenilles. D’autres transportés, torse nu, tatoués, cherchaient quelque besogne qui leur permettrait d’ajouter un hareng à la pitance administrative. Une machine à découper le bois de rose faisait un bruit étourdissant, j’entendais Bibi la Grillade crier à un surveillant :

« Oui, j’ai volé votre poule, mais, comme vous nous voliez sur nos rations le riz dont vous l’engraissiez, je considère la poule comme la mienne. » Je le vis partir avec son ami Biribi, chez Quimaraès, bar cosmopolite. Je les regardais de la rue. Ils pinçaient la bonne noire qui les giflait en riant, des Guyanais allaient, portant le couac et le tafia pour le repas du soir. Des surveillants militaires promenaient un revolver sur leur panse.

Je regardais la mer.

À ce moment, le commandant Michel…

— Le gouverneur des îles ?

— Il a quitté la Pénitentiaire. Il était écœuré. Il est civil maintenant… passa près de moi.

— Eh bien ! Dieudonné, vous regardez la mer ?

— Oui, commandant.

— Ne faites pas de bêtises, ça vaudra mieux pour vous.

Il continua son chemin.

Je regardais toujours la mer, et, derrière le phare de l’Enfant-Perdu, je voyais déjà s’élever la « Belle ».