Aden, Arabie/03
X
LA nouveauté des terres et des figures épuisées, les couleurs devenues ordinaires, les tableaux affaiblis, il n’est plus impossible de chercher à comprendre Aden.
Aden est un nœud qui boucle bien des cordes : il ne fallait pas beaucoup de mois pour épuiser le pittoresque de cet Orient et saisir les forces qui tiraient les ficelles et serraient fort ce nœud. C’est une croisée de plusieurs chemins maritimes, ces chemins jalonnés de phares et d’îlots hérissés de canons, une des mailles de la longue chaîne qui maintient autour du monde les profits des marchands de la Cité. Relâche pleine de signaux meurtriers, pendant de Gibraltar.
L’année était justement le temps où les dépôts de troupe de l’Europe prêtaient leurs soldats pour aider à la civilisation des Chinois. Économie mal ordonnée commence par les autres.
Il y avait promesse de révolution du côté de l’embouchure divisée des fleuves du Kouang Toung : alors les navires passaient vers les terres jaunes de l’Asie, les transports de troupes, les destroyers à museaux de requins s’ancraient en face du bâtiment gothique de la douane, les hommes d’équipage prenaient le frais le soir sur la plate-forme des porte-avions. À Aden les bataillons sortaient de leurs casernes comme des guêpes d’un guêpier, le silence prenait ses quartiers au club du Second Régiment de Devon que je voyais de ma fenêtre : finies les band nights où l’orchestre jouait le God Save the King et la Marseillaise qui allaient éveiller des échos dociles et ignobles dans le cœur des négociants en café et en pétrole. On lisait les dépêches de l’Eastern pour avoir des nouvelles de la Chine.
Ces accessoires suffisent peut-être à indiquer la portée de la vie des hommes à Aden.
Voici ce qu’il y avait à comprendre : Aden était une image fortement concentrée de notre mère l’Europe, c’était un comprimé de l’Europe. Quelques centaines d’Européens ramassés dans un espace raccourci comme un bagne, 5 milles de long, 3 milles de large, reproduisaient avec une extraordinaire précision les dessins qui composent à une plus large échelle les lignes et les rapports de la vie dans les terres occidentales. Le levant reproduit et commente le ponant.
On a sous les yeux une sorte de plan qui traduit fidèlement son modèle, comme les portulans de la Renaissance et les dessins symboliques que composent patiemment les moines des monastères bouddhistes. Tout est décanté jusqu’à l’essence, tout ce qui allongeait la solution évaporé.
Il demeure un résidu impitoyable, descriptible et sec.
Le petit nombre d’hommes engagés dans les courroies de transmission de cette machine encore complexe, permet de saisir la signification de l’existence européenne si souvent dissimulée par la multitude des acteurs et par l’entrecroisement de leurs trames. Comprendre les lois de cette machinerie, la source de sa force motrice, paraît réellement important à un jeune homme qui commence maladroitement, après un petit nombre de vagabondages sans portée, à entrevoir le but vers lequel il n’appartient qu’aux hommes de marcher. Ces gens jouent leurs rôles au milieu de petits drames anecdotiques qui représentent à la manière des pièces d’ombre les mouvements exemplaires de la vie des hommes civilisés : ces rôles sont régis par des habitudes et des passions faiblement réveillées, par la vie, ce jeu si simple de coutumes tristement consenties. On voit déjà à cette place la justesse de la comparaison stoïcienne du théâtre, bien qu’il faille éclairer ces stoïciens magiques et profonds.
Les habitants d’Aden comme ceux de Londres et de Paris — ce sont d’ailleurs les mêmes plantes dans une serre où la température leur permet de grossir — paraissent, s’arrêtent, marchent, pleurent, disparaissent, sont éclipsés sans rime et sans raison. On n’aperçoit pas d’abord les prétextes des entrées et des sorties, des sonneries derrière les portes, des entretiens, on devine simplement que des plans et des forces étrangères alimentent l’action et détiennent les clefs de ces apparences mobiles. Elles se montrent donc aux regards comme les grandes personnes remuent devant la critique des enfants. On assiste à leur existence, il est même facile de reproduire les gestes qu’elles font pour tenter de les comprendre, on saisit presque sur-le-champ qu’ils n’emporteront jamais un tel assentiment qu’il soit possible d’en attendre un seul atome de contentement ou de joie.
Finalement on pénètre ce spectacle abstrait où les figurants n’ont guère que deux dimensions, cette pénétration n’offre pas de difficultés bien que le sens du drame et la fable soient composés de tous les contresens à propos de la vie.
Ces hommes étaient les pièces de rechange d’un mécanisme invisible qui ralentissait le dimanche, à cause de la religion, et que grippaient parfois les accidents périodiques et violents des crises économiques, tout cet amas boulonné, sans soupapes, vibrant comme un édifice de tôle. Dans toutes les villes du monde il y a des hommes qui attendent le jour où ils verront sauter le couvercle et éclater les volants.
Groupés sous des raisons sociales, ils ne cessaient pas d’être en proie à la cérémonie guerrière du commerce international, ils faisaient penser à des nègres qui dansent dans la nuit pleine des esprits et des reflets jusqu’à tomber.
C’étaient des victimes, comme Emmanuel Kant, de cette ordonnance horrible qu’est un emploi du temps : ils ne l’avaient même pas, comme Kant, inventé, Kant avait au moins une porte de sortie, personne ne l’empêchait d’en inventer un autre, et sept par semaine.
Six heures : lever, douche. Sept heures ; premier déjeuner. Huit heures : bureau. Midi : second déjeuner. Une heure : sieste. Deux heures : bureau. Cinq heures : promenade, club. Sept heures et demie : dîner. Dix heures : sommeil.
Cela ressemble aux tableaux d’instruction affichés dans les bureaux des colonels, des censeurs, des directeurs de prison. Comme cette partie de plaisir durait pour chacun d’eux deux étés et trois hivers, cherchez après le sommeil et le bureau le loisir et l’heure d’être un homme. Ils n’avaient même pas le cinéma, le samedi soir, ils couraient sous les coups d’un fouet qu’ils n’avaient jamais vu.
On peut comprendre que la Révolution a des raisons plus méthodiques, mais point de raison plus belle que celle-ci : il faut des loisirs pour être un homme. Cette raison se trouve même dans Platon, ce conducteur d’esclaves.
Chaque seconde du temps qu’ils passaient, qui les passait, subissait la pression du marché mondial : partout les hommes la subissent et ne subissent qu’elle, mais après tant de dérivations dans des canaux et des tuyauteries où sa force paraît se dissiper comme une vapeur, qu’ils gardent et communiquent l’illusion de l’indépendance et même de l’autonomie. À Aden, cette pression était immédiatement présente, elle se passait d’intermédiaires, il faut comprendre que la vie était dégagée des faux ornements que lui avaient ajoutés des siècles de civilisation morale décédés, des idées engendrées par le besoin des illusions et les nécessités hypocrites des luttes sociales. Comme ces gens comptaient revenir un jour dans leur pays natal, ils prenaient patience et réservaient l’usage des illusions pour la date de leur retour. Ils étaient sûrs qu’elles ne leur feraient pas défaut, Ils pensaient que le malheur de leur vie n’aurait qu’un temps. Les travailleurs arabes et somalis étaient encore trop dociles pour qu’il fût nécessaire de découvrir et d’inventer des raisons capables de justifier à tous les yeux leur exploitation méthodique. Ils gardaient ces raisons pour les ouvriers de l’Europe. Comme les illusions leur paraissaient inutiles, ils ne leur consacraient pas les quelques instants de répit que pouvaient leur laisser des journées si chargées. Il n’y avait pas d’autre presse que celle des dépêches d’agences ; personne n’avait le courage ni le besoin de lire les journaux européens qui s’entassaient sous bande dans les coins des chambres. Pas de théâtres, pas d’éditeurs, de bibliothèques, si ce n’est les grammaires anglaises, les arithmétiques et les livres pieux des Missions. Pas de discours, pas de philosophies, tout décor était oublié et provisoirement aboli. Pas de loisirs pour la paresse, pas de loisirs pour l’amour : dans ce trou étouffé où il fallait bien vivre coude à coude, — il y avait 580 habitants au mille carré — on ne trouvait aucun des espaces solitaires où des amants sont assurés d’être méconnaissables. D’ailleurs il y avait une femme pour trois mâles. Pas de musiques, ni de fêtes foraines : quel blanc eût été admis à des frairies de Ramadan, à cet étrange carnaval hindou où les plus graves vieillards s’aspergent d’encre, où les portes austères sont ornées de symboles obscènes.
Quand on essayait de parler des Beaux-Arts et de la question sociale, cela sonnait si faux et si vain que toutes les voix se taisaient. On sentait qu’il était inutile de prendre ces déguisements au sérieux, ils paraissaient déplacés comme des obscénités à un repas d’évêques.
La vie des hommes étant réduite à son état de pureté extrême, qui est l’état économique, on ne courait jamais le risque d’être trompé par les miroirs déformants qui la réfléchissent en Europe : l’art, la philosophie, la politique étant absents faute d’emploi, il n’y avait aucune correction à faire. On voyait les fondations de la vie d’occident, les hommes étaient mis à nu comme des modèles anatomiques. Pour la première fois je voyais des gens qui n’exigeaient pas, qui ne justifiaient pas une philosophie des vêtements.
Aucune concession à l’amour de l’art, rien à chanter, rien à risquer, rien à peindre, pas de poèmes à lire et à écrire. Les seuls accidents sincères de leurs journées étaient les dépêches de l’Eastern Telegraph Company, agents anonymes des puissances lâchées sur les marchés de l’Europe et des États-Unis. Tous les cœurs étaient suspendus à ces ondes électriques qui circulaient sous des tas de mer à une vitesse dont aucun actionnaire de la Shell ne cherchait à se représenter le taux. Ces hommes qui ouvraient le dimanche matin les sacs de courrier apportés par la malle des Indes étaient ancrés là pour gagner plus d’argent que chez eux, dans les capitales de leurs comtés, dans leurs préfectures françaises, c’est-à-dire pour leur âge mûr et leur vieillesse le pouvoir d’attendre la mort sans rien faire, sauf peut-être du jardinage ou du golf.
À cinq heures après-midi, comme ils vivaient à la cadence fixée par le soleil, ils sortaient de leurs abris et essayaient de s’imaginer qu’il y avait des rivières dans le monde. Toute la journée, à Aden, il y a au centre du ciel blanc la présence du soleil, les rochers éclatent, à la première défaillance d’attention les hommes peuvent être foudroyés, mais vers le bout de la journée le soleil se dirige vers le sémaphore du Shamshan. Une sorte d’armistice est conclue et une moitié des rues est délivrée. Les ombres s’allongent comme des tiges dans le fond des ravins, les ventilateurs font leurs derniers tours comme une hélice au moment de l’atterrissage.
Ils abandonnaient alors les classeurs où dorment les contrats, les copies de lettres, les codes, les connaissements, les chartes-parties.
À Crater, sur l’Esplanade, étaient assemblés, autour du terrain de football, les Arabes de l’Hadramut, du Yémen, les Hindous de toute caste, les noirs de la côte africaine, mêlés aux fantassins de Sa Majesté. L’orchestre du régiment punjabi jouait parfois. Les jours de sabbat, les jeunes Juifs se déniaisaient, n’osant pas encore raser leurs papillotes, mais seulement porter les vestons clairs qu’ils revêtiraient définitivement un jour sur les trottoirs de la place Mehemet Ali et à l’entrée du Mouski, au Caire.
Les autos partaient vers les lieux arrosés, vers le jardin de l’oasis de Sheikh Othmann, vers Fisherman’s bay, vers le club de Gold Mohur où nageaient les femmes blanches de la colonie séparées des requins par des grilles. De rares couples montaient vers le phare isolé de Ras Marshag. Les gens allaient voir dans les crevasses du volcan quelques arbres à fleurs de pommier gonflés d’eau comme des choux, et le lendemain d’orages dérisoires, des prés de lys blancs. Ils montaient encore au-dessus des citernes voir un grand banyan exilé avec des cargaisons dans ses agrès, de martinets aux pattes courtes qui y dormaient le soir.
Les billards résonnaient dans les clubs, on buvait, on jouait aux cartes au milieu des airs de danse à Steamer Point. C’étaient leurs maigres heures de suspension d’armes. Ils essayaient alors de faire quelque chose pour leurs corps : comme ils étaient pour la plupart Anglais ils savaient heureusement comment s’y prendre. Leurs corps recevaient une ou deux heures d’existence, mais non les corps italiens, les corps français, trop prudents pour se mouvoir.
C’étaient aussi les heures où ils cédaient après tout aux illusions. Ils parlaient comme M. B… de leur action. C’est un mot qui fait rêver tous les hommes car c’est la chose qu’ils n’ont pas. Ils essayaient de se faire croire qu’ils agissaient. Ils finissaient par le croire. Ils étaient donc poétiques : être poétique c’est avoir le besoin d’illusions. Ils développaient cette illusion avec les ressources de l’intelligence, leur vieille servante maîtresse. Ils en faisaient la théorie.
Mais ils ne trompaient pas. On sentait bien qu’ils n’aimaient pas leur vie. Ils avaient beau se forcer : l’amour ne venait pas. Ils continuaient à vivre en pensant à ce qu’ils avaient fait, à ce qu’ils avaient à faire, le temps passait. Ils tenaient debout à force de tics. Ils étaient bien dressés ; leurs parents pouvaient être fiers d’eux, leurs patrons aussi. Ils n’avaient pas l’air humain, ils ressemblaient plutôt à des sacs de son : si on leur avait ouvert le ventre — c’était le seul service à leur rendre — de la poussière aurait coulé. Ils se vantaient pourtant d’avoir possédé des femmes, reçu des blessures de guerre : impossible d’imaginer la sortie de ces liquides vivants : le sperme, le sang, par des fentes de leur peau.
Les objets de leur volonté n’existaient pas : c’étaient des essences abstraites impossibles même à personnifier pour les faire entrer dans une prosopopée, le bilan, la balance, le crédit, la circulation du capital, le succès commercial, le devoir professionnel. Couchez-vous avec le Capital ? avez-vous le Capital pour ami ? Ces entités les occupaient, emplissaient les minutes : elles volaient tout le temps autour d’eux. Ils étaient abstraits. Ils exécutaient toutes les consignes qui ne concernent pas les hommes comme les ordres secrets d’un vice dont ils ne pouvaient pas guérir. Ils disaient pourtant : la vie, malgré tout, ils pensaient : vivons. Premier cri du réveil, dernier soupir de la veille. Mais il aurait fallu pour que cela fût possible qu’ils guérissent de leurs mauvaises habitudes, de leur digestion, de leur respiration, de leurs mariages, de leurs écritures, de leurs langages. Qu’ils soient transformés depuis les fondations. Mais ces maniaques mouraient à petit feu au service de capitaux anonymes.
Ce qu’il y avait peut-être de plus terrible, c’était de les voir dormir. Ils dormaient la nuit et ils dormaient après leur repas comme des serpents qui digèrent. Je les voyais sous les galeries de la maison endormis dans leurs fauteuils cannés. Ils reposaient enfin arrivés dans un port accueillant, dans une rade sûre, dans le seul bonheur de la journée, défaits, dénoués, la joie posée sur le sommet de l’épaule, le cou plissé, les mains à la traîne, avec des gouttes de sueur roulant sur leur front. Traversés par des rêves qu’on voit, leurs faces déballées parcourues par des ondes, dernières volutes des lames de fond envoyées par les régions humaines, qui les soulevaient comme les insectes soulèvent les animaux morts dans les fossés. Ils bourdonnaient, se retournaient. Ils essayaient de reparaître dans le jour avec les trouvailles du sommeil, de ne pas les oublier. Mais ils les laissaient retomber, ils revenaient les mains vides plus tristes que les femmes avortées. Le sommeil est pour un vivant le désintéressement le plus semblable à celui de la mort : il était pour eux la pointe même de l’attention, l’extrême de leur effort, tout ce qu’ils pouvaient connaître des réclamations de l’homme.
Que de fois j’aurai répété le mot homme. Mais qu’on m’en donne un autre. C’est de ceci qu’il s’agit : énoncer ce qui est et ce qui n’est pas dans le mot homme.
Que faire de ces êtres de verre où l’on voit passer jusqu’aux songeries ? Ce sont les fous de cristal d’Edgar Poë. Mais du verre, cela se brise. Ils sont encore comme les poissons transparents des grands fonds. Mais des poissons, cela se pêche.
Parce qu’ils sont nombreux et collés les uns sur les autres on commence par les croire impénétrables : beaucoup de transparence fait de l’ombre. C’est l’histoire du mica. Il suffit de trouver les plans de clivage.
On m’a toujours laissé croire que les hommes avaient de l’épaisseur, je trouve qu’il y a quelque chose qui les empêche d’être opaques comme de vrais hommes, comme ceux dont on parle par exemple dans l’Histoire, dans la poésie. L’homme ne sera-t-il donc jamais qu’un personnage historique ?
XI
QUAND on veut changer d’air à Aden, on peut se diriger vers Lahej, dans les terres, ou vers Djibouti.
Si l’on va du côté de Lahej, c’est pour voir de l’herbe.
Les autos marchent en tanguant dans le désert, elles se lancent pour franchir des collines de sable qui les saisissent comme des ventouses. Des Arabes dans les haltes donnent des feuilles à leurs chameaux agenouillés. On passe près d’une colline de tessons qui passe pour témoigner du passage d’Albuquerque, c’était en 1519. Au bout de quelques heures des arbres se lèvent, on arrive en vue de Lahej, ville de poussière avec ses maisons de poussière, des palmiers de poussière.
Le palais du sultan est un bâtiment de corail gris : il a un toit plat à balustres, des files de fenêtres, des attiques, des colonnes corinthiennes. Dans le jardin des paquets de feuilles de tabac sèchent sur des ficelles. Il y a des boules de verre dépoli, pour y lire l’avenir, comme dans la grande banlieue près de Paris.
On entre. En haut d’un escalier nu, un grand Arabe en veston de soie rayée, rouge et jaune, vous prie d’attendre dans la salle d’audience. C’est un grand salon dans la pénombre, les volets sont fermés contre le soleil. Aux murs pendent les photographies couleurs et grandeur naturelle du père et de l’oncle du sultan régnant. Les tapis qui viennent de Paris, sont roulés et ficelés dans un coin comme si le sultan était au bord de la mer ou donnait le soir même une sauterie en l’honneur des dix-huit ans de son fils qui a des lunettes d’acier et des boutons comme un élève de l’École normale de Saint-Cloud. On boit du café poivré dans ces tasses de faux Chine que des Arméniens, des Syriens vendent aux escales sur le pont des paquebots d’Extrême-Orient. On est assis sur des canapés recouverts de velours Napoléon III, sur le bord, par respect : c’est un prince régnant. Arrive ce dernier, grand homme noir, l’air rusé et cruel des nervis du vieux port à Marseille. La conversation ne compromet rien, il ne vous dira pas ce qu’il pense des Wahabites et de l’Iman de Sana. Finalement on est autorisé à circuler librement sur le territoire de sir Abdul Karim, Knight Commander of the Bath, qui se retire.
Alors on va voir l’herbe. La route, parallèle au petit chemin de fer de Lahej à Aden, est bordée de mureaux de pierre recouverts de mottes sèches, comme dans le Morbihan, le Westmorland.
On entre dans une région pleine de dattiers, de goyaviers, de papayers, d’orangers, de grenadiers, on traverse des champs de bananiers de Chine hauts comme des enfants de quinze ans. Le sol est un feutre humide fait de plantes grasses. Autour des champs circulent des canaux, entre des berges surélevées comme dans le delta du Nil. L’eau y coule. Dans le fond du tableau, on revoit agrandies les montagnes du Yémen, soudain au fond d’un ravin rouge plus large que le val de Loire coule le fil d’un fleuve à moitié mort.
Quelle joie ! Voilà des prairies avec de l’herbe bourguignonne, des champs aux couleurs piémontaises. Les plus compassés s’étendent sur les graminées, presque tremblants de voir après des semaines de pierres, des paysans, de l’eau douce qu’on écluse, comme dans les Géorgiques. Ils se penchent sur le disque d’un puits. Malheureusement quelqu’un retourne du pied le cadavre blanc d’un serpent, pendant le déjeuner au milieu des citronniers des aigles tombent du ciel comme des pierres et dérobent les os qu’on lance aux chiens dont la mâchoire ne mord que le vent et une plume perdue.
Sur les chemins, on croise des bandes de travailleurs qui reviennent du champ. Nus ils portent seulement une foutah serrée par une ceinture de cuir brodé où pend un couteau recourbé dans une gaîne d’argent. Un gros fil noir est entouré à leur cheville. Un lépreux assis au bord de la voie écarte les mouches du soir avec un geste doucereux de machine.
Impossible de voir des hommes plus en ruines que les sujets du sultan : les ouvriers que j’ai vus sortir des mines de bauxite sur la route d’Aix-en-Provence, couverts de terre rouge, respiraient la force et la joie auprès d’eux. Vingt mille êtres mènent cette vie de purgatoire pour que ce marquis de Carabas indigène puisse regarder ses prés verdir à l’ombre des avions militaires anglais, puisse se regarder en paix dans ses boules de verre et voyager au Caire, à Londres et à Paris. En allant vers Lahej, on pensait à l’herbe, aux femmes qu’on voudrait renverser sur elle après plusieurs mois de chasteté, mais voici qu’il faut demander à l’herbe les mêmes comptes qu’aux cheminées d’usine de Saint-Ouen.
Orient, sous tes arbres à palmes des poésies, je ne trouve encore qu’une autre souffrance des hommes.
Un autre jour, je pars pour Djibouti sur le bateau à moteur Halal. Le Halal est un vieux rouleur de Mer Rouge dans les quatre cents tonneaux, alourdi par ses mâts de charge, avec une cheminée maigre à l’arrière. Le capitaine Mac Lean le laisse marcher tout seul, ce n’est pas un de ces bateaux à caprices qu’il faut surveiller pendant tous les quarts, il file tout seul vers la côte des Somalis comme ces chevaux de maraîchers qui conduisent vers les Halles leur maître endormi sur les choux.
Mac Lean dort, raconte des histoires de femmes, boit un coup à toutes les calebasses qui pendent aux agrès autour de sa cabine. À une heure toujours fixe il change de costume blanc, met un casque et des souliers propres : le Halal arrive en vue de Djibouti. On voit au fond de la baie de Tadjoura la côte basse de madrépores. On aperçoit au fond du pays comme sur un tableau de Vinci des étages bleus de montagnes couronnées de nuages, le commencement de l’Abyssinie.
Le navire sur ses ancres, les allèges emplies de balles de cuir arrivent, montées par des somalis brillants et crieurs, ils se mettent à danser autour de la coque un ballet déréglé et sans poids, ils plongent tout nus, attrapent un bout de corde entre les dents, grimpent par la chaîne de l’ancre, laissent sur le pont la trace mouillée de leurs longs pieds. Mac Lean marche déjà sur le môle, échange ses connaissements avec le directeur du comptoir et file vers les filles et les cafés. Le nom du navire signifie : Pur.
Djibouti n’a aucun passé. C’est une sous-préfecture du Midi qui date de quarante ans. Cet âge a suffi pour que le lavis rose des maisons commence à s’écailler, pour que des arbres se mettent à avoir l’air d’arbres dans le jardin du gouverneur.
Même vie qu’à Aden, ornée du débraillé, des coups de gueule de l’Europe du Sud grecque, française, italienne. À Aden il y a des clubs fermés, on ne peut jamais voir par les fenêtres ce qui s’y passe. À Djibouti il y a des cafés, la belote détrône le bridge, les hommes parlent des femmes. Quelle surprise pour un Français d’y retrouver les détails qui font que la France est la France et porte sur le même corps d’autres vêtements que l’Angleterre. Je suis chez moi place Ménélik, assis à une terrasse de café dans le style de Montélimar, d’Avignon, devant une station de fiacres avec des tentes à franges, comme à Périgueux. Chez moi, en voyant à la porte du commissariat de police le commissaire insulter un indigène de sa voix d’ancien adjudant de coloniale. Chez moi au tennis, en parlant au président du tribunal qui porte une barbe radicale socialiste, un ventre du sud de la Garonne, à sa femme taillée sur le modèle dont sont faites dans la métropole les femmes de colonels et les matrones de la rue Paradis. Chez moi devant la poste, me demandant comment le directeur a si vite acheté une auto. Chez moi, sur le plateau du Serpent, en voyant les jeunes filles se promener avec un bandeau autour des cheveux comme à Quiberon, en apprenant de qui la femme du directeur des chemins de fer est la maîtresse. Chez moi, enfin, en découvrant dans la boutique d’un épicier grec, sous des piles de boîtes de thon de chez Amieux, le texte grec de Prométhée enchaîné, d’Œdipe à Colone.
Le même ennui sans formes qu’à Aden, mais en manches de chemise retenues par les élastiques des coiffeurs, mais avec le goût des vermouth-cassis, des mandarins-curaçao. Tous ces hommes aussi tournent en rond, heurtés aux murs invisibles de leur destin, faisant aux mêmes heures les mêmes mouvements que les Anglais de la côte d’Asie, filant en auto le soir vers le jardin d’essai d’Ambouli où vont se consoler des couples dont les partenaires sont toujours des pièces de rechange. C’est la nuit, on tient une femme sans nom contre soi, les maigres arbustes de la steppe défilent, les chameaux leur broutent la cime : comme ces arbustes ont des formes et des proportions d’arbres faits, on se croirait dans un paysage préhistorique, les chameaux grands comme des iguanodons.
Comme les Français ont l’habitude de parler de l’amour bien qu’ils n’y soient pas plus soumis que les Anglo-saxons, Djibouti possède un quartier réservé. Dans le village indigène d’où les somalis ont défense de sortir après dix heures du soir, s’ouvrent des rues pareilles aux autres, avec ces pauvres huttes de roseaux qu’emporte la moindre crue de la rivière, ces tas d’arêtes de poissons. Elles débordent de l’odeur de la graisse de mouton rance mêlée à des parfums.
On arrive au bout de ces voies, le moteur au ralenti ouvre dans le silence qui écoute de toutes ses oreilles une source d’orage. De toutes les portes des filles sortent en courant comme des folles délivrées des charmes qui les retenaient dans le noir ; elles sautent devant le radiateur en se tenant les mains, elles crient de leurs voix aiguës de chanteuses, elles s’appellent, ce sont de grandes filles très jeunes couvertes de gros bijoux. Leur peau ointe reluit faiblement à la lueur des phares et au reflet rouge de leurs cabanes. Des mains se posent comme une patte d’animal sur votre cou, il faut partir ou se laisser prendre, se plonger dans les vagues d’un amour enfoncé dans l’étuve de la nuit. Ces descentes sont la dernière ressource des hommes perdus : si vous allez dans un pays noir, renoncerez-vous jamais au souvenir de ses petites filles admirables. Et cette perdition vaut mieux que vos sales habitudes vertueuses, vous feriez aussi bien d’être toxicomanes.
Enfin quand il est temps de revenir aux bureaux d’Aden, on pense que ce n’était vraiment pas la peine de les quitter.
XII
IL n’y avait absolument rien à faire : c’est la phrase la moins favorable aux hommes.
Pas une miette de réalité, pas une démarche qui pût servir à quelque chose. Un ennui inefficace parmi des compagnons habitués par les années à tout ce qui n’existe pas. Des ombres engendrées par toutes sortes de faims : dans les famines où l’on manque de pain, il y a aussi des hallucinations. Alors, faire bon ménage avec l’ennui, mourir de cette mort ? Il n’y a pas d’autre choix : comme on ne veut pas encore mourir — on croirait offenser quelqu’un — on tombe dans l’ennui, on s’installe parmi ces animaux savants qui n’ont plus qu’à s’aimer avec une ardeur hypocrite, qui se trompe vraiment d’adresse.
C’est le moment de la descente dans la Nekuia. Il faut bien passer par toutes les étapes d’Ulysse, qu’on doive revenir ou non dans l’Ithaque natale. Il y a pour tous les hommes une région des pensées vaines, des idées qui n’en sont pas, des vivants qui sont des morts. Lorsque tout ce qui est au monde paraît interdit, la vie intérieure arrive, on n’attendait plus qu’elle. On convoque ses propres ombres qui rabâchent et prophétisent.
Je tombe à la contagion, il y a des microbes de tous les vices. Ce n’est pas assez d’avoir saisi l’essence et les ressorts d’une vie inhumaine pour être protégé contre les maux qu’elle donne. Je vis comme une ombre parmi les autres ombres, tout passe avec des pas de coton au milieu des pierres de la fièvre.
Rien qui se passe, rien qui presse. J’oublie que j’ai su m’apercevoir du temps. Si l’on sent qu’il y a un écoulement du temps, c’est qu’on vit mal mais qu’on vit. Quand on vit bien, il ne s’écoule pas : il est possédé. Mais il y a un arrêt du temps, je ne pense plus à lui : personne ne peut prévoir le jour où il se remettra en mouvement.
Parler ? Il faut avoir à qui parler et de quoi dire. Je pense que je suis le siège d’extraordinaires avertissements de ce qui est pour le regard émoussé d’un vivant le plus grand ennui, la mort. Je ne suis pas plus fort que les autres : je me vois mort mais incomplètement, je me représente une existence dégradée : allons je n’ai pas fait beaucoup de progrès depuis Achille. Enfin je prends cet état pour un avertissement continu de ma mort. Je trouve cet état horrible, la mort me dégoûte si elle est vraiment cela, si elle est moins la négation de tout ce qui va venir qu’une disposition encore humaine comme la maladie, le froid, la douleur physique. Je me sens mort : l’indifférence est mûre. Je ne peux pas appeler ces semaines que je vis autrement que : mort, c’est tout ce qu’un vivant peut penser quand il veut approcher d’aussi près qu’il le peut de la signification du néant. La véritable mort est ce qu’elle est, ce que la vie n’est pas, ce qu’est l’état d’un homme quand il ne pense rien, quand il ne se pense pas, quand il ne pense pas que les autres le pensent. Je n’en suis pas là : au fond rien n’est perdu. Mais mon illusion est effrayante.
J’ai fait le faraud au commencement. Je me disais : je suis réconcilié avec mon corps, je suis refondu au milieu de cette plénitude des gestes qui me sont permis dans la solitude. Mais un corps peut perdre son temps aussi bien qu’un esprit : il peut gâcher les chances qu’il a d’être uni à tout l’ensemble des idées. Il faut qu’il ait des objets pour compagnons, sinon il n’a rien à faire, il est tout seul, il ne sait plus que faire de ses grands muscles, il laisse l’esprit en faillite : quand il a oublié le souffle des maigres vents parisiens, le renversement matinal de la brise de mer, la contexture de la gelée, les plantations de sel et de cristaux qui protègent les vitres, les prés et les rivières, les bouts du monde dont il avait l’habitude, il est désœuvré. À Aden mon corps a encore moins à faire qu’à Paris. Il ne trouve rien : posé sur des sables gris, des ponces volcaniques, en face de criques ouvertes comme au commencement du monde, fréquentées par les raies, les requins, les poissons arc-en-ciel. Cette mer baigne des rivages décharnés, les squelettes de ces êtres que l’occident appelle collines, promontoires, vallées. Qu’est-ce que le corps peut faire de cet amas éclatant de minéraux cassés et la nuit venue de la compagnie de Bételgeuse, de la Croix du Sud ?
Lorsqu’il ne reste plus des éléments de l’univers mystérieusement décantés que des vapeurs décolorées, une lie de marées et de pierres, je découvre que mon corps est perdu, je ne peux même pas me servir de lui, à défaut de l’amour et des actions humaines.
Alors la pensée se met à ruminer le passé, l’avenir, les pouvoirs inconnus qui sont peut-être les siens, ce qui est désormais impossible mais qui aurait pu être et qui ne fut pas, ce qui est encore en sa puissance. Cette vie selon les choses possibles est la récolte de l’ennui. C’est une existence où n’a lieu aucune opération, aucune pensée réelle de cette faculté de penser. Une pensée c’est ce qui est actuel, dans l’actualité sont réunies une présence immédiate et quelque activité : une pensée comporte des objets qui sont placés à un certain moment, en un certain lieu ; elle dirige toutes ses ressources vers eux et les met en œuvre en leur honneur. Une pensée a envie de quelque chose. Elle veut une fin.
Quand je vais me promener sur les pentes du volcan, je suis tout seul, je suis malheureux comme les pierres. Je passe devant des grottes de lave pleines de chauves-souris, je marche sur des pistes bordées de pierres peintes en blanc, au fond des ravines où poussent des épines et des rues empoisonnées, dans leurs nids de grands vautours infatigables me regardent passer. La nuit arrive, comme un nuage ou comme un oiseau, au sommet du Djebel Shamshan le soleil descend au milieu d’une solitude de glaces : c’est l’heure où l’on peut ramasser sans se brûler les doigts les morceaux de lave, les pierres plates ou des jeux de cristaux imitent des fougères fossiles. Je suis perdu, je veux retrouver les hommes qui ne m’attendent pas sous les lumières d’Aden, qui ne sont pas là. Le cratère est une grande urne où la nuit s’entasse et accumule les ingrédients mystérieux de ses opérations magiques. Les pavillons du sémaphore échangent leurs derniers signaux avec les navires qui surgissent encore du côté de Little Aden que les marins appellent les Oreilles d’Âne. L’ombre froide comme du mercure est pleine de faces invisibles, de conventions secrètes, de drogues destinées à la magie sympathique. Elle bat comme un cœur. Je ne suis pas sauvé du jour sans pitié, je n’ose pas espérer dans cette nuit qui est d’une étendue énorme autour du volcan refroidi par elle, morte, circonscrit par les images de la lune dans la mer.
Je veux à peine penser à la figure actuelle de la vie qui me mène. Elle ne comprend la présence d’aucun objet matériel ou humain : un objet de pensée est aussi bien l’amour d’une femme qu’un arbre. Tout est absence. Montrez-moi mes outils, mes animaux, mes besoins, mes hommes, des champs, des armes. J’aurais seulement un champ, tout serait arrangé, ou encore, un métier réel entre les mains. J’ai des objets qui sont mes esclaves, ces choses vidées des vieilles habitudes, ceux qui ne veulent pas d’inventions ou de joie : des meubles, des porte-plumes, des taxis, des dents, des lunettes, des habits, des mains, des portes.
Il faut faire quelque chose pour les objets. Quelle source de désespoir et d’ennui dans les objets que nous ne connaissons que trop bien. Ils jouent dans les existences humaines un rôle aussi important que les hommes. Penser à eux est une charité bien ordonnée.
Il arrive à tout le monde de rencontrer sans aucune préméditation des apparitions singulières : à Bourg-la-Reine j’ai vu dans une bonbonne un melon qui avait grandi là, plus merveilleux que les quatre mâts mis en bouteille par les retraités de la marine sur les remparts de Belle Île en Mer. Des opticiens égarés dans le siècle ornent leurs vitrines de verre d’écaille et de métal de signes plus vains que les lentilles poétiques qui répandent une lumière propice à toutes les métamorphoses sur les trottoirs des pharmacies : ce sont des crânes blancs aussi purs que des sphères célestes, atlas démodés de l’esprit qui portent sur le front pour tatouage le nom : phrénologie. L’imagination des photographes décore les cuisses des modèles de dentelles noires et de jarretières ornées de figurines, de devises, d’attributs qui aiguillent tous les cœurs vers les régions les moins habitables de l’amour, aussi bien que les cœurs transpercés de la vierge des Douleurs et les fleurs de sainte Thérèse de Lisieux.
Ces îlots délivrés ont perdu toute communication avec les quantités incalculables de matière façonnée à toutes fins utiles, plus de ponts, plus de manettes, évadés du cercle où s’agite l’esclavage des récipients, des instruments ils ne sauraient servir aux usages consacrés par la sagesse des nations. Leur laideur, leur pauvreté n’empêche pas de les reconnaître pour les membres d’un monde où les objets et leurs maîtres vivent en liberté. Le fait qu’ils sont conçus par des fonctionnaires retraités n’interdit pas de les identifier aux dessins de Léonard de Vinci et aux poèmes de Rimbaud, détournés de leur destin jusqu’à tomber au rang d’un canon ou d’un drapeau : ils permettent d’entrer dans l’univers où les choses n’exigent pas d’instructions spéciales sur le mode d’emploi, où les actions correspondantes n’entraînent aucun apprentissage, aucun dégoût, aucune mesure prophylactique, aucune sanction. Malheureusement, à douze ans, les hommes connaissent par cœur tout ce qui les suivra. Il s’agit de chercher les objets qui n’obligent pas à des dressages, à des actions étalonnées dans les bureaux des poids et mesures. Il faut tout espérer d’une vie où l’invention, la nouveauté, des objets capables d’éveiller tout ce qui n’a jamais servi composeraient un mélange plus joyeux que tous ceux de Platon. Toutes les ressources de l’homme, de son corps, de ses instincts, de ses beaux arts seraient utilisées, on s’apercevrait de l’existence de l’humanité. En attendant, vivons dans notre pauvreté, sous les coutumes des objets, les manies de nos frères, personne n’est content. Pourtant nos frères peuvent être les plus naïfs et les plus multiples de nos choses.
À Aden ce désœuvrement est terrible, on est privé de tout, même des semblants de l’art, de la philosophie.
Alors c’est la frivolité du passé, les poussières d’un avenir formé des habitudes et des systèmes, la folie qui combine les éléments de la pauvreté, celle qui ne comporte pas de melons en bouteille, de saisons en enfers, de femmes sans famille. Jeu d’échecs où le vivant perd les parties au bénéfice des morts. Le pressentiment obscur que le nombre de ces combinaisons indigentes est malgré tout infini conduit à ce que l’on ne saurait nommer que désespoir. Toutes les légendes du vide sont d’ailleurs la vie conforme à l’intelligence et à l’ancienne philosophie. La vie intérieure est intelligente. Le désespoir se flatte quelquefois d’une subtilité dérisoire.
L’intelligence est une vieille maniaque qui triture les déchets, fabrique des nouveautés avec les ordures des états détruits ; elle arrange des parties égales, sans aucune hiérarchie de portée, de proportions, ni d’attraits. Le fait qu’elle les contemple d’une manière toujours identique à elle-même les réduit à cette égalité. Elle a deux devises : A est égal à B ; cela m’est égal. La vérité sort de la bouche des calembours. Elle s’occupe quand son maître ne trouve rien à faire, parce qu’il lui faut toujours marcher et parler toute seule : quelle vie ! Ce maître la regarde marcher comme un paralytique voit sauter et trembler son bras. Il n’y a aucune raison pour que cela finisse. Le maître ne veut rien, alors il ne rencontre jamais un objet dont l’intelligence lui dise qu’il est réellement important et capable de repousser tous les autres, pour elle la rencontre de telle ou telle pensée est indifférente, elle est trop pure pour indiquer un choix, elle est un miroir qui ne préfère aucune des images qu’il porte, le lieu de toutes les pensées possibles. Elle se moque de tout : elle se plaît aussi bien aux opérations de l’analyse qu’aux figures de tous les mondes possibles, qu’aux vies possibles pour un homme. Toutes les sortes d’algèbre sont le seul rêve qu’elle supporte : l’algèbre de Leibniz énonce toutes les recettes de la vie intérieure, tout ce qui fait oublier les dégradations de la vie extérieure. Avec ses pauvres signaux elle ne propose rien, elle n’a de goût à rien, elle envahit tout l’être et l’homme rongé par elle conclut finalement de l’échec nécessaire de la raison à la défaite universelle des hommes : cette généralisation est la dernière limite de la raison et son opération la plus parfaite. Il ne reste plus qu’à continuer à penser d’une nouvelle façon à la mort. Quand toutes les apparences de la vie ne semblent comporter aucune raison de choisir, quelques-uns inventent des descriptions réconfortantes de la mort. Au delà de cette ligne de partage des eaux, ils s’efforcent à deviner des réserves d’événements que l’intelligence renonce à comprendre et l’imagination à pressentir. Cédant aux illusions fatales de l’ennui ils finissent par admettre une nouvelle sorte de vie composée du jeu des parties les moins connues de l’univers et des métamorphoses dont serait capable l’intelligence enfin délivrée de ce corps qu’elle regarde comme un empêcheur de danser. Une vie où l’exercice total de l’intelligence ne serait plus borné par les exigences et l’ennui du corps qui aime la vie de la chair et de la présence. Plus loin encore il leur arrive de penser à des anges.
En six mois je passe par ces étapes mortelles. Heureusement mon corps désœuvré malgré lui mes instincts ne s’accommodent pas des calculs, de l’art pour l’art. Ils ne sont pas comblés de me savoir enfin intelligent, enfin méprisable.
Je hais cette vie. Je commence à désirer un état humain qui soit complètement le contraire de l’abstraction irrespirable. Je m’efforce de me peindre des hommes libres, voulant être réellement et non en songe, comme des chrétiens et des banquiers, tout ce qu’il est donné à l’homme d’être.
Je vois tous les jours la puérilité de la peur qui nous possédait à Paris : les actions qu’on nous proposait conformément au rang de nos familles, à la civilité puérile et honnête, aux fonctions abstraites du monde bourgeois étaient tellement absurdes et vaines, que nous pensions que toutes les actions sont éternellement stériles comme les bonnes sœurs qui boivent de la tisane pour faire couler leurs seins, que la nuit noire est l’unique décor où meurent les hommes. Nous avions dans notre sommeil des rêves qui auraient dû nous détromper, mais nous voyions nos maîtres assez puissants pour interdire aux rêves de faire leur entrée au grand jour. De là des évasions qui paraissaient fatales, nous ne nous apercevions pas que tout le monde était bien content de nous voir partir, que tout le monde nous y encourageait. Tous ces donneurs de conseil rateront leur mauvais coup de bien peu : qui donc ne donnait pas de louanges aux diverses incarnations de la retraite, à la profondeur, à la confession, à l’introspection, à certaine poésie, au jeu de billard, aux religions, au cinéma, aux romans d’aventure, aux journaux policiers, aux raids d’aviation ? On plaçait haut dans la civilisation les romanciers des aventures intérieures, les psychologues de la conversion, on félicitait les jeunes gens et les petits employés de se faire des mondes imaginaires : cela s’appelait par exemple le temps retrouvé. On suggérait que le bouddhisme même est charmant. Pendant ce temps-là nos maîtres étaient bien tranquilles, quand vous pensez à retrouver le temps perdu vous ne mettez rien en danger. Fuir signifiait qu’on renonçait à regarder de près le monde qu’on fuyait, qu’on renonçait à demander des comptes le jour où on aurait compris. Allez jouer et laissez les grandes personnes tranquilles. Il y avait un plan merveilleusement établi pour faire oublier les maux présents et leurs remèdes. Toute recherche présente met en péril l’ordre. Vous vous croyez innocent si vous dites : j’aime cette femme et je veux conformer mes actes à cet amour, mais vous commencez la révolution. D’ailleurs votre amour ne réussira pas. Quel péché si vous réclamez la liberté et si vous annoncez que vous voulez faire quelque chose pour elle ! Vous serez rejeté : revendiquer un acte humain c’est attaquer les forces maîtresses de tous les malheurs. Ces réclamations présentes sont simples : le jour où je me suis mis à y penser, je me prenais pour Colomb, pour Newton, elles sont d’ailleurs plus importantes que l’histoire de l’œuf et le calcul des fluxions. Car elles prophétisent la ruine du monde. Si quelqu’un va sur une place de Paris déclarer qu’il faut que les hommes vivent comme des humains, qu’ils ont le droit, depuis le temps que la terre est solidifiée, de faire comme les plantes qui vivent comme des plantes, il sera couvert sous des tas noirs de policiers. Elles sont simples : puisqu’il suffit de renvoyer les fables à ceux qui les inventent et de laisser prospérer les puissances qui ne demandent qu’à exister sans fournir toutes les cinq minutes des justifications dialectiques.
Va-t-il falloir me contenter d’imaginer seulement la vie humaine de mon lit, hors du temps, retomber dans les farces intérieures ? Qu’on ne me demande pas comment elle est faite ni à quoi elle ressemble ? Je ne l’ai pas accomplie, je tâtonne, c’est comme lorsqu’on veut attraper le soir à la campagne un pigeon qui vole dans le colombier. Mais je sais qu’elle est là, qu’il faut écarter ses voiles. Le désert des pierres et des pensées s’efface. J’annonce qu’il y a malgré les faux prophètes des objets et des actes aussi naturels que les chevaux, qui sont situés dans des temps et dans des lieux accessibles aux mouvements humains. Les plus grandes ruses de ce que vous appelez votre âme ne sauraient même les imiter. Ils rejettent aux fous que vous êtes ce qui n’est que possible. Il va falloir par exemple manier des outils, s’occuper des vivants, annuler les morts, connaître enfin nos corps, tuer nos ennemis, inventer des objets, faire marcher des enfants, rire, apprendre le monde.
L’action met en avant de bien autres complices que toutes vos algèbres, des pouvoirs, des besoins, des possessions. Tout doit viser à la conciliation de ces complices naturels dont vous essayez d’étouffer les voix avec beaucoup de ruses et de savantes précautions, sous toutes les tentures de la bonne logique et de la sainte morale des affaires. Ils sont plus faciles à aimer que vos récits de bourgeois et de traîtres ne l’ont laissé entendre. Ils sont si près de nous que les langues ne savent pas les nommer : ils n’ont pas encore intéressé les relations humaines.
Avais-je besoin d’aller déterrer des vérités si ordinaires dans des déserts tropicaux ? Je vis en rentrant que bien d’autres les avaient vu passer dans le cœur de la Seine. Je ne regrette rien : elles crevaient les yeux, elles se manifestaient dans une lumière si éclatante que je suis assuré de ne jamais les perdre. Je fus trop près de ma fin, pour les tenir pour des erreurs de jeunesse. Personne ne me fera croire que la croissance explique tout.
Les chances que j’avais de les rencontrer dans les murs du cinquième arrondissement me paraissent encore maigres. On s’apprêtait à jeter sur moi tant de couvertures : j’aurais pu être un traître, j’aurais pu étouffer.
XIII
Qu’on ne me refasse plus le tableau séduisant des voyages poétiques et sauveurs, avec leurs fonds marins, leurs monceaux de pays et leurs personnages étrangement vêtus devant des forêts, des montagnes, des cimes couvertes de neiges éternelles et des maisons de trente étages.
Je sais à quoi m’en tenir sur les départs dont on parlait en France entre 1920 et 1927, images déteintes de la vieille mort chrétienne au monde, renonciations au monde contre les promesses les plus solennelles du bon dieu, qui parlait d’un recréation, de nouvelles arènes où toute la vie serait complètement restituée. Profusion de visions, de surprises, d’incidents révélés. Abondance de divinité.
Et je suis retombé sur les gens qui m’avaient effrayé. C’est ce que veut dire l’expression retomber de Charybde en Scylla.
Récifs pour récifs, j’aime mieux la terre.
On pourrait tirer de là une raison sans cesse renaissante d’avoir peur et de faire éternellement le juif errant.
Mais je suis un Français paysan : j’aime les champs, j’aime même un seul champ, je m’en contenterais pour le reste de mes jours pourvu qu’il y passe des voisins, Je ne veux pas connaître l’absence d’espoir des vagabonds : cela aussi j’ai su ce que c’était sur les côtes de la Mer Rouge, de l’Océan Indien, dans le delta du Nil et ailleurs. Il fallut de temps en temps me défendre des voyages en regardant Aden comme mon champ, bien que cet effort fût un défi au bon sens.
Je rejette les navigations et les itinéraires. On a toujours l’impression qu’on est debout au sommet de quelque chose, qu’on a autour de soi de grandes pentes presque verticales au bas desquelles on roulera, au bas desquelles on se perdra. Tout vous est arraché, les escales arrivent, on descend sur des quais, on espère posséder une ville, des habitants. Pensez-vous. Le bateau repart, vous avez, une fois encore, perdu une place humaine, avec une belle occasion de rester tranquille. C’est le vrai voyage, où l’on referme, comme un coupable dans I’Hadès, ses bras étendus sur de la fumée de navires, des brouillards de lumière. Le voyage est une suite de disparitions irréparables.
Renonçons à conquérir des archipels désirables, producteurs de pétrole et d’épices, où la poésie place de très hautes femmes debout dans des robes de couleur, des sœurs d’Ariane ramassent les fruits de mer et guettent les descendances de Thésée. En 1926, j’ai entendu des gens de commerce parler avec une émotion véritablement sincère de l’entrevue de Salomon et de la reine de Saba, du royaume de Balkis et de la Côte des Aromates. Ils croyaient que ces royaumes sont à leur porte, et se permettaient d’espérer qu’un archéologue sensible aux éléments fantastiques de sa science se mît à la recherche d’Ophir, « entre Aden et Dafar ».
Mais moi, je ne me condamnerai pas à l’enfer des voyages, qu’Ariane meure en paix. Mes ennemis ne peuvent pas compter sur cette naïveté de ma part.
Enfin on peut tirer des clartés profitables de cette proposition rudimentaire que les hommes sont partout, même dans les capitales du désert. J’ai fait bien des milles marins pour saisir pourquoi mes compatriotes que je devais aimer me faisaient peur. Quelle simplicité, il y a des femmes sensibles, des enfants, et même des hommes respectables comme des médecins, des notaires, qui se promènent seuls la nuit. Pour des quantités de raisons, profondes ou légères, qui ne me regardent pas actuellement. Il peut leur arriver d’apercevoir un arbre, un arbre qui n’est qu’un arbre, avec des branches et des feuilles, un tronc, une écorce, un aubier, avec des nids, des oiseaux de nuit, et peut-être une ombre, s’il y a de la lune. Ils peuvent le prendre pour un spectre qui en veut à leur âme, ou un bandit qui va violer la femme, voler l’homme, enlever l’enfant, ils peuvent fuir comme si un train arrivait sur eux. Mais ils pourraient aller voir de près et savoir qu’une branche déformée par la nuit n’est qu’une branche sur laquelle il ne serait pas plus défendu de monter que sur une branche de jour.
J’ai fait tous mes détours pour retomber finalement sur la branche qui m’avait fait si peur. Je veux dire que je retrouve les ombres redoutables que je fuyais et je vois que ce sont des hommes dont le nombre seul risque d’être dangereux. Je les mesure de près, ils ont les mêmes dimensions et les mêmes formes qu’en France. Mais la nuit qui les rendait redoutables, cette nuit de légendes, de savoirs, de mots et de beaux arts est dissipée par le soleil, qui dessèche jusqu’aux morts. Qu’ils sont de peu de poids ! Qu’il m’est facile de saisir pourquoi je craignais d’être pareil à eux !
Voilà le prix des escales. Il n’y a qu’une espèce valide des voyages, qui est la marche vers les hommes. C’est le voyage d’Ulysse, comme j’aurais dû savoir, si je n’avais pas fait mes humanités pour rien. Et il se termine naturellement par le retour. Tout le prix du voyage est dans son dernier jour.
Quant à la poésie, que les derniers éléments minéraux des voyages coulent dans l’oubli des mers.
L’espace ne contient aucun bien pour les hommes. Il y a des écrivains qui parlent des leçons des paysages, ils font semblant de croire que les pierres et le ciel se livrent à une mimique qui fait d’eux des instituteurs. En échange les hommes peuvent imiter les attitudes et les vertus morales d’une ville, d’un territoire, d’une zone de végétation : sérénité, intelligence, grandeur, désespoir, volupté.
Mais les voyageurs sérieux ont fait peu de cas de cette rhétorique : les voyages de Montaigne sont secs, ceux de Descartes sont dénués de tout, à peine s’intéressent-ils aux hommes.
Un homme n’est pas un œil qui apprend ce qu’il regarde, une oreille qui écoute. L’espace n’est pour rien dans les complications que des siècles de culture ajoutent à ses diverses parties. Il ne dit mot, il est prêt à tout ce que les hommes feront de lui. C’est un réceptacle, une cire, il ne faut pas prendre des empreintes humaines pour des propriétés de la cire vierge.
Quand on a dit qu’il y a des paysages où l’on crève de froid, d’autres où l’on se dessèche de chaud, et qu’il n’est possible de vivre facilement qu’entre les deux, il n’y a plus grand chose à ajouter sur la poésie de la terre. Les territoires ne sont pas des associés, ni des professeurs de morale, ni des missionnaires préchant ici l’ordre, là le désordre : tout est en nous. Ils ne persuadent rien. Ce lyrisme est tout à fait vide de matière.
Les hasards vous ramèneront seulement à l’ordre et au désordre des troupeaux humains qui sont dans les paysages et vous serez forcés de juger, d’aimer, de détester, de céder, de résister : l’homme attend l’homme, c’est même sa seule occupation intelligente. Alors on ne confondra pas le bien-être rural avec une communion, les mélanges de couleurs avec les inspirations de la grâce efficace : il ne faut pas se croire sauvé parce qu’on est heureux de voir des blés verts : les familles qui descendent le dimanche à Nogent-sur-Marne épuisent tout ce qui peut dans la nature émouvoir réellement un cœur.
Parlez-moi aussi longtemps que vous voudrez de ce que l’homme fait sur ces scènes tournantes et il y a des chances pour que je vous comprenne. Un jugement humain est seul intelligible, même s’il s’agit de la terre : les paysages mélancoliques sont ceux où les enfants meurent de faim, les paysages tragiques sont ceux que traversent des files de gendarmes casqués et des convois de canons, les paysages exaltants ceux où n’importe qui peut embrasser une femme sans trembler de froid ou de peur. Je ne comprends que ceci, que les pays offrent des résistances inégales aux désirs et à la joie. Si je peux vivre en homme dans les quatre éléments, tout pays me sera bon : que je respire d’abord. L’amour de la beauté pourra bien m’envahir lorsque je serai vieux. Mais vous me faites rire avec vos révélations naturelles et vos magasins de symboles. Pourquoi, sans espoir dans le commerce humain, irais-je m’enfermer dans la nature, lui accorder une confiance refusée aux vivants ? Un refus de l’amour, de l’amitié, de la victoire, un parfait désespoir peuvent conclure par cette retraite : cette sagesse qui ne comporte plus aucun espoir dans l’homme est celle d’Épicure, lorsque tout paraissait condamné, ce héros fit la part du feu. Pourquoi voulez-vous me voir absolument désespéré, me livrant aux mouvements du ciel ? Je vous donnerai plus de fil à retordre que vous ne pensez.
Quand j’eus saisi les hommes, je n’eus que le retour dans la tête, impatient comme un cheval avec ses gros yeux noirs et ses pieds anxieux. Je voyais mon temps se perdre, cette chose qui m’appartient. Mais comme les hommes, je n’en suis pas riche : je mourrai. L’isolement où j’étais m’interdisait toute action efficace, toute lutte, qui eût été d’un poids dérisoire dans une ville qui n’était qu’un reflet simplifié des villes de l’Occident. Je soupçonnais aussi qu’en Europe je ne serais pas si seul.
L’Europe, une souche qui a laissé tomber un peu partout des racines adventives comme un figuier banyan : attaquons la souche d’abord.
XIV
Trop lentement au gré de mon impatience, je reviens. J’allais dire, je remonte, nous croyons penser à l’univers, nous ne pensons qu’aux cartes et, pour aller du sud au nord on lit la mappemonde de bas en haut. Dans le ciel cela ne veut rien dire. Le nord est dans tous les sens.
C’est encore un voyage freiné tous les jours par les vents, les embarquements et les débarquements de marchandises. Entre Massaouah et Djeddah il faut marcher contre une tempête aveuglante et blanche au milieu des brûlures de l’air remué, la vitesse descend à cinq nœuds, je mange des bananes de Chine, cadeaux d’un marchand arabe de Hodeidah, je sens l’odeur des moutons dans la cale, je suis ivre d’impatience et de fureur, va-t-on lancer jusqu’aux vents contre moi ?
Les villes à moitié enfouies sous les sables, tassées derrière les lignes de madrépores font des signaux d’appel aussitôt annulés. C’est un film horrible de promptitude et d’éclipses qui laisse des souvenirs consumés.
Zeilah est l’un des ports de la côte britannique des Somalis. On dit qu’elle fut aussi un port de la reine de Saba. Elle est bâtie à soixante milles environ vers le sud est de Djibouti.
Ce n’est qu’une bourgade qui dépasse le niveau de la mer comme un radeau : du pont des navires, c’est une sorte de mirage usé : ce n’est point une de ces hautes apparitions de soleil qui dominent la plaine des eaux à la façon de grandes galères couvertes de pavillons, de clochetons, de mâts, mais une image érodée par le sable, les vents et le soleil.
Comme la haute mer est séparée du rivage visible par un de ces hauts fonds insidieux dont on suit les détours sur les instructions nautiques, les bateaux restent au large : les passagers descendent d’abord sur un petit boutre indigène penché sur l’eau même si le vent ne souffle pas, avec ces marins noirs accroupis à l’avant, impatients de toucher la côte de leurs mains. Puis le boutre racle le fond. On est porté dans une chaise par deux grands Somalis qui débrouillent les couloirs du fond comme un écheveau familier. De jeunes garçons courent et la mer jaillit, ils crient douchés par l’eau de cuivre qui ruisselle sur leur peau de ce beau noir à reflets rouges du pays. Leurs cris qui filent vers le ciel ne retombent plus.
Le sol est comme un mortier de poissons morts : chaque pas écrase des arêtes, des coquilles, soulève une poussière mêlée d’écailles.
Un cri d’enfant, une querelle de vieille femme, un bêlement de mouton qu’on égorge derrière un muron, nul bruit de pas, nul chuintement de feuilles, pas de chants, de disputes, un silence sans frontières, tombe du ciel comme une pluie de cendres lancées par un volcan plus lointain qu’un appel d’alouette.
On voit des groupes dormir sur des places vides. Dans dés pièces blanches démeublées, des commerçants désœuvrés achètent et vendent quelques peaux. Ils fument ces cigarettes à l’Éléphant, aux Ciseaux, que Wills fabrique pour les gens de couleur, et qu’un blanc ne fume pas. Les hommes de Zeilah se nourrissent-ils de pierres ? Se sentent-ils oubliés au bord de leur désert ? Vivent-ils sous la terre pour habituer leurs corps au grand poids de la mort ?
À Hodeidah, dans les entrepôts, à l’extrémité de longs couloirs, derrière des vantaux travaillés, sont effondrées les collines verdoyantes de café où, comme dans un bain froid les membres perdraient leur sueur. Les petites juives descendues de leurs montagnes de Sana trient ce café. Elles sont couvertes de toiles bleues et passées, elles mordent dans le vent du désert le bout mouillé d’une étoffe rouge et noire. Sous leur crasse, qu’elles pourraient inspirer de désir, faute de temps ces désirs se désagrègent au soleil.
On est en avril : c’est le moment où les pèlerins montent vers Yembo et Djeddah, ports de Médine et de la Mecque. On croise du côté de Loheyah des transports chargés de gens de la Malaisie et de l’Inde qui voient la sainteté au bout de leur voyage. Ils possèdent des suites d’enfants à bonnets dorés, des malles de métal peintes à fleurs, des parapluies de coton. Il leur faut du loisir pour attendre le bon plaisir des quarantaines, des bureaux, des douanes, des médecins égyptiens à la politesse sifflante. Assemblés sous les hangars en plein vent des ports ils monnayent des fortunes de patience. Au milieu de Djeddah pleine de pans de murs écroulés, d’amoncellements de gravats et de déblais, du côté du tombeau de la Grand’Mère et de la porte de la Mecque attendent pareillement les caravanes de chameaux tout chargés et les Fords sordides qui datent des premières comédies de Mac Sennett. Tout est espoir dans une torpeur de maladie. Les pèlerins endurent tout, les brutalités, les délais, les vols des entrepreneurs de pèlerinage. Il manque les bidons bleus, les Bernadettes de plâtre, les médailles de la Vierge, les polytechniciens brancardiers, on se croirait à Lourdes.
Des drapeaux pendent comme des peaux le long des hampes, ce sont les pavillons des consulats d’Europe, des pays qui possèdent des sujets musulmans. On pense à une Genève de l’Islam : le drapeau rouge des Soviets accepte pour une fois la compagnie meurtrière de l’Union Jack. Cependant les consuls dorment derrière leurs balcons fermés et ajourés dans tous les coins de cette ville sans glace où le sirop de violettes a la température d’une potion.
Dans le port, entre deux rangées de coraux, le yacht blanc du roi Ibn Séoud achève de rouiller sur une eau de sulfate de cuivre.
Patience, sommeil sont les deux mots de passe de ces terres inconsolables décorées de merveilles sinistres et d’hommes de mauvais augure. Un poème arabe fait dire à l’Arabe : « Je suis le fils de la patience ». Cet Orient sèche au soleil comme les poissons échoués, comme les morts dans l’air sans germes du désert. C’est une corruption stérile. Des habitants dont le nombre paraît immense au milieu de ces solitudes minérales remuent faiblement. Conduits par des activités dont le sens s’est complètement évaporé, ils se laissent couler vers la mort, assis sur des pierres tombées de leurs maisons. Ils sont dans une espèce de béatitude muette dont ils sortent pour parler à toute vitesse, pour signer de moment en moment des papiers de commerce.
Un Européen n’arrive pas à séparer, dans les idées qu’il peut former de la vie, les gestes humains des apparitions rafraîchissantes des végétaux, des rivières et des machines. Une inquiétude que les meilleures raisons ne sauraient dissiper saisit ce petit-fils de paysans et d’artisans devant une existence consacrée à des tâches inexplicables qui ne se mesurent pas en dernier ressort à la croissance d’une moisson, à la production d’un outil, devant des loisirs qui ne comportent pas normalement la marche dans un jardin.
De sa vie à celle des plantes le plus facile et le plus constant des échanges est institué : le mouvement des saisons qui n’ont pour lui qu’une réalité végétale lui sert de repères. Ses divertissements, ses repos sont saisonniers, ses fêtes religieuses mêmes. Il connaît des travaux et des plaisirs pour les quatre saisons. L’habitant des villes n’est pas exclu de ces lois, il lui suffit de voir les feuilles des marronniers, pousser, les cerises paraître chez les fruitiers. Il sait dominer les forces modestes de ses climats : il entretient donc l’illusion d’une nature docile et peut-être complice, assujettie à ses propres destins. Sur les bandeaux tempérés de la terre, il se croit libre parce qu’il triomphe.
L’Européen est encore mécanicien. L’invention, l’usage et l’intelligence des instruments, des machines occupent les heures qui ne sont pas rattachées finalement à un sol capable de productions. Chacune de ces opérations lui prouve aussi son pouvoir. Il ne forme aucune idée naturelle de la fatalité. Ces gestes pourront encore sauver les gens d’Europe.
Mais sur les zones du désert, les hommes n’entretiennent que des rapports mystérieux ou trop simples avec une terre qui ne participe pas aux générations utiles à la vie. Elle est un espace pour des marches uniformes, un objet pour une contemplation monotone. Entre la presqu’île du Sinaï et l’île de Socotora, il faut accepter une nature où les hommes sont véritablement étranges : ils n’y peuvent rien, leurs souhaits, leurs désirs n’ébranlent pas la permanence du désert. Les incidents du climat, les tempêtes de sable, les orages prennent une violence telle qu’elle exclut toute tentative humaine de résistance ou d’utilisation. Par excès de vent, faute de blé, faute de rivières on ne trouve pas de moulins. Sur cette impuissance se fonde la croyance dans la fatalité. Un homme qui peut en même temps aimer une chute d’eau et monter sur elle une turbine ne croira jamais que toutes choses sont écrites.
Alors ces villes perdues communiquent une sorte de maladie de la paresse. Reniées, oubliées, elles se consument, la vie prend les déguisements de la mort. Ne parlez pas aux gens de l’Europe du kief, du nirvana. Ils vous diront de laisser les morts tranquilles.
La Méditerranée finit par reparaître, peuplées de tous les noyés antiques.
Le cercle bouclé, je vis un matin le château d’If, et devant des collines blanches, Notre-Dame de la Garde. J’étais servi : les premiers emblèmes venus à ma rencontre étaient justement les deux objets les plus révoltants de la terre : une église, une prison.