XIII

Qu’on ne me refasse plus le tableau séduisant des voyages poétiques et sauveurs, avec leurs fonds marins, leurs monceaux de pays et leurs personnages étrangement vêtus devant des forêts, des montagnes, des cimes couvertes de neiges éternelles et des maisons de trente étages.

Je sais à quoi m’en tenir sur les départs dont on parlait en France entre 1920 et 1927, images déteintes de la vieille mort chrétienne au monde, renonciations au monde contre les promesses les plus solennelles du bon dieu, qui parlait d’un recréation, de nouvelles arènes où toute la vie serait complètement restituée. Profusion de visions, de surprises, d’incidents révélés. Abondance de divinité.

Et je suis retombé sur les gens qui m’avaient effrayé. C’est ce que veut dire l’expression retomber de Charybde en Scylla.

Récifs pour récifs, j’aime mieux la terre.

On pourrait tirer de là une raison sans cesse renaissante d’avoir peur et de faire éternellement le juif errant.

Mais je suis un Français paysan : j’aime les champs, j’aime même un seul champ, je m’en contenterais pour le reste de mes jours pourvu qu’il y passe des voisins, Je ne veux pas connaître l’absence d’espoir des vagabonds : cela aussi j’ai su ce que c’était sur les côtes de la Mer Rouge, de l’Océan Indien, dans le delta du Nil et ailleurs. Il fallut de temps en temps me défendre des voyages en regardant Aden comme mon champ, bien que cet effort fût un défi au bon sens.

Je rejette les navigations et les itinéraires. On a toujours l’impression qu’on est debout au sommet de quelque chose, qu’on a autour de soi de grandes pentes presque verticales au bas desquelles on roulera, au bas desquelles on se perdra. Tout vous est arraché, les escales arrivent, on descend sur des quais, on espère posséder une ville, des habitants. Pensez-vous. Le bateau repart, vous avez, une fois encore, perdu une place humaine, avec une belle occasion de rester tranquille. C’est le vrai voyage, où l’on referme, comme un coupable dans I’Hadès, ses bras étendus sur de la fumée de navires, des brouillards de lumière. Le voyage est une suite de disparitions irréparables.

Renonçons à conquérir des archipels désirables, producteurs de pétrole et d’épices, où la poésie place de très hautes femmes debout dans des robes de couleur, des sœurs d’Ariane ramassent les fruits de mer et guettent les descendances de Thésée. En 1926, j’ai entendu des gens de commerce parler avec une émotion véritablement sincère de l’entrevue de Salomon et de la reine de Saba, du royaume de Balkis et de la Côte des Aromates. Ils croyaient que ces royaumes sont à leur porte, et se permettaient d’espérer qu’un archéologue sensible aux éléments fantastiques de sa science se mît à la recherche d’Ophir, « entre Aden et Dafar ».

Mais moi, je ne me condamnerai pas à l’enfer des voyages, qu’Ariane meure en paix. Mes ennemis ne peuvent pas compter sur cette naïveté de ma part.

Enfin on peut tirer des clartés profitables de cette proposition rudimentaire que les hommes sont partout, même dans les capitales du désert. J’ai fait bien des milles marins pour saisir pourquoi mes compatriotes que je devais aimer me faisaient peur. Quelle simplicité, il y a des femmes sensibles, des enfants, et même des hommes respectables comme des médecins, des notaires, qui se promènent seuls la nuit. Pour des quantités de raisons, profondes ou légères, qui ne me regardent pas actuellement. Il peut leur arriver d’apercevoir un arbre, un arbre qui n’est qu’un arbre, avec des branches et des feuilles, un tronc, une écorce, un aubier, avec des nids, des oiseaux de nuit, et peut-être une ombre, s’il y a de la lune. Ils peuvent le prendre pour un spectre qui en veut à leur âme, ou un bandit qui va violer la femme, voler l’homme, enlever l’enfant, ils peuvent fuir comme si un train arrivait sur eux. Mais ils pourraient aller voir de près et savoir qu’une branche déformée par la nuit n’est qu’une branche sur laquelle il ne serait pas plus défendu de monter que sur une branche de jour.

J’ai fait tous mes détours pour retomber finalement sur la branche qui m’avait fait si peur. Je veux dire que je retrouve les ombres redoutables que je fuyais et je vois que ce sont des hommes dont le nombre seul risque d’être dangereux. Je les mesure de près, ils ont les mêmes dimensions et les mêmes formes qu’en France. Mais la nuit qui les rendait redoutables, cette nuit de légendes, de savoirs, de mots et de beaux arts est dissipée par le soleil, qui dessèche jusqu’aux morts. Qu’ils sont de peu de poids ! Qu’il m’est facile de saisir pourquoi je craignais d’être pareil à eux !

Voilà le prix des escales. Il n’y a qu’une espèce valide des voyages, qui est la marche vers les hommes. C’est le voyage d’Ulysse, comme j’aurais dû savoir, si je n’avais pas fait mes humanités pour rien. Et il se termine naturellement par le retour. Tout le prix du voyage est dans son dernier jour.

Quant à la poésie, que les derniers éléments minéraux des voyages coulent dans l’oubli des mers.

L’espace ne contient aucun bien pour les hommes. Il y a des écrivains qui parlent des leçons des paysages, ils font semblant de croire que les pierres et le ciel se livrent à une mimique qui fait d’eux des instituteurs. En échange les hommes peuvent imiter les attitudes et les vertus morales d’une ville, d’un territoire, d’une zone de végétation : sérénité, intelligence, grandeur, désespoir, volupté.

Mais les voyageurs sérieux ont fait peu de cas de cette rhétorique : les voyages de Montaigne sont secs, ceux de Descartes sont dénués de tout, à peine s’intéressent-ils aux hommes.

Un homme n’est pas un œil qui apprend ce qu’il regarde, une oreille qui écoute. L’espace n’est pour rien dans les complications que des siècles de culture ajoutent à ses diverses parties. Il ne dit mot, il est prêt à tout ce que les hommes feront de lui. C’est un réceptacle, une cire, il ne faut pas prendre des empreintes humaines pour des propriétés de la cire vierge.

Quand on a dit qu’il y a des paysages où l’on crève de froid, d’autres où l’on se dessèche de chaud, et qu’il n’est possible de vivre facilement qu’entre les deux, il n’y a plus grand chose à ajouter sur la poésie de la terre. Les territoires ne sont pas des associés, ni des professeurs de morale, ni des missionnaires préchant ici l’ordre, là le désordre : tout est en nous. Ils ne persuadent rien. Ce lyrisme est tout à fait vide de matière.

Les hasards vous ramèneront seulement à l’ordre et au désordre des troupeaux humains qui sont dans les paysages et vous serez forcés de juger, d’aimer, de détester, de céder, de résister : l’homme attend l’homme, c’est même sa seule occupation intelligente. Alors on ne confondra pas le bien-être rural avec une communion, les mélanges de couleurs avec les inspirations de la grâce efficace : il ne faut pas se croire sauvé parce qu’on est heureux de voir des blés verts : les familles qui descendent le dimanche à Nogent-sur-Marne épuisent tout ce qui peut dans la nature émouvoir réellement un cœur.

Parlez-moi aussi longtemps que vous voudrez de ce que l’homme fait sur ces scènes tournantes et il y a des chances pour que je vous comprenne. Un jugement humain est seul intelligible, même s’il s’agit de la terre : les paysages mélancoliques sont ceux où les enfants meurent de faim, les paysages tragiques sont ceux que traversent des files de gendarmes casqués et des convois de canons, les paysages exaltants ceux où n’importe qui peut embrasser une femme sans trembler de froid ou de peur. Je ne comprends que ceci, que les pays offrent des résistances inégales aux désirs et à la joie. Si je peux vivre en homme dans les quatre éléments, tout pays me sera bon : que je respire d’abord. L’amour de la beauté pourra bien m’envahir lorsque je serai vieux. Mais vous me faites rire avec vos révélations naturelles et vos magasins de symboles. Pourquoi, sans espoir dans le commerce humain, irais-je m’enfermer dans la nature, lui accorder une confiance refusée aux vivants ? Un refus de l’amour, de l’amitié, de la victoire, un parfait désespoir peuvent conclure par cette retraite : cette sagesse qui ne comporte plus aucun espoir dans l’homme est celle d’Épicure, lorsque tout paraissait condamné, ce héros fit la part du feu. Pourquoi voulez-vous me voir absolument désespéré, me livrant aux mouvements du ciel ? Je vous donnerai plus de fil à retordre que vous ne pensez.

Quand j’eus saisi les hommes, je n’eus que le retour dans la tête, impatient comme un cheval avec ses gros yeux noirs et ses pieds anxieux. Je voyais mon temps se perdre, cette chose qui m’appartient. Mais comme les hommes, je n’en suis pas riche : je mourrai. L’isolement où j’étais m’interdisait toute action efficace, toute lutte, qui eût été d’un poids dérisoire dans une ville qui n’était qu’un reflet simplifié des villes de l’Occident. Je soupçonnais aussi qu’en Europe je ne serais pas si seul.

L’Europe, une souche qui a laissé tomber un peu partout des racines adventives comme un figuier banyan : attaquons la souche d’abord.