VII

Aden, Makalla, Mascate sont au nombre de ces enfers que mentionnent les dictons des marins.
Élisée Reclus Nouvelle Géographie Universelle, IX, 856.


MAIS seule l’expérience pouvait apprendre à celui que je fus qu’un mouvement dans l’immense matière anonyme ne remédie pas à des désordres qui n’ont aucun rapport avec ses dimensions : l’étendue ajoute même les siens.

Les plus clairvoyants des voyageurs se rendent compte à leur première escale de la vérité des voyages. Partis pour Singapour, pour les îles Marquises, ils la découvrent avant d’avoir vu passer les Lacs Amers. L’entêtement ou des nécessités étrangères à leur volonté, à leurs vœux peuvent seuls les contraindre à un itinéraire où il ne leur reste plus à attendre que des malheurs.

Moins clairvoyant, oubliant le vertige même auquel j’avais voulu échapper, je vécus à Aden, « ville célèbre et ancienne ».

Samson, dans sa Géographie, en 1683, écrit de beaux contes : « Zibit, près l’extrémité de la Mer Rouge est belle, bien bâtie, riche et d’un grand négoce en drogues, épiceries et parfums. Elle a été capitale d’un royaume dont le Turc s’est emparé il y a près de six-vingt ans, comme il fit en même temps d’Aden, en faisant pendre le roy de celle-cy au mast de son navire et couper la tête à l’autre. Aden est la plus belle ville et la plus agréable de toute l’Arabie : elle est fermée de murailles du côté de la mer et de montagnes du côté de la terre. Dessus ces montagnes il y a plusieurs châteaux en très belle vue. Elle a bien six mille maisons. Elle est assise au dehors de la mer Rouge et au commencement de la grande mer. » Quelle impatience lorsque je lisais à Paris des histoires sur la ville où je devais vivre, trois ou quatre mois avant mon départ : de ma chambre j’entendais les enfants crier dans la rue d’UIm : « chat perché » disaient-ils. Les taxis changeaient de vitesses. Les coqs de la rue Rateau chantaient la pluie à deux heures de l’après-midi. Un loriot restait des heures se balançant comme un imbécile à la pointe d’un fusain, un merle sifflait la première mesure de la Marseillaise. J’étais enragé, j’attendais la nuit pour courir dans les rues de la montagne Sainte-Geneviève.

Et voici ce lieu si beau qu’il fait mourir.

Aden est un grand volcan lunaire dont un pan a sauté avant que les hommes fussent là pour inventer des légendes sur l’explosion de cette poudrière. Ils ont fait la légende après : le réveil d’Aden dont les galeries conduisent à l’enfer annoncera la fin du monde.

Un tronc de pyramide recuit et violacé dans un monde bleu, couronné de forts turcs en ruines ; une pierre entourée de vagues concentriques, lâchée par l’oiseau Roc au bord de l’Océan Indien ; un terrain d’aventures pour Sindbad le Marin, lié à la grande péninsule arabique par un cordon ombilical de salines et de sables, sous un atroce soleil que les hommes ne sont pas arrivés à prier.

C’est entouré de déserts d’eau couverte de méduses qui amènent des poissons, des couteaux, des casques, des bâtons : entre Ras Marshag et Kor Maksar s’étendent des bancs de coquilles et de squelettes de poissons insolites comme des nervures desséchées de feuilles. « Lors du changement de la mousson… dit Reclus, des milliers de poissons morts de toute espèce sont rejetés par la vague sur les côtes de Périm et d’Aden. »

Des déserts de pierre ouvrent le Yémen au pied d’un massif rouge flottant presque toujours entre des nuées de lessive. Ce massif cache les champs de l’Arabie heureuse, les jardins et les palais de Sana, les populations serrées de plus d’une ville légendaire.

Des chemins de ronde fortifiés dominent les passes taillées dans le rocher entre la ville indigène et la ville britannique, il y a des tunnels noirs où circule l’odeur d’ammoniaque des excréments, des villages de tombeaux, des villages de maisons, des citernes de métal pleines de pétrole, des casernes regardant la mer, des hangars d’avion, des clubs, des missions, poussière de la chrétienté en morceaux, une loge maçonnique, ce qu’il faut au bonheur.

Les chemins pierreux portent des chameaux qui traînent des tonnes d’eau, des voitures de vidange, des autos américaines conduites par des somalis à turban, des soldats anglais et hindous, des peuples mélangés. Aden fut toujours marché et place forte : emporium, vetissumum oppidum Aden, dit Claude Morisot en 1663.

Aden bourdonne comme un grand animal rugueux couvert de mouches et de taons, roulé dans la poussière. Les ruelles du Bazar serrent des foules entre les murs des échoppes, les pièces de soie sortent des métiers à mains comme de beaux serpents de couleur, les changeurs banyans assis, en redingotes luisantes, sur le pas de leurs portes font rouler d’une main à l’autre des piles de roupies, de souverains et de ces dollars Marie-Thérèse avec lesquels les Anglais achetèrent vers 1839 les environs de la presqu’île.

Accroupis à la porte de petits cafés enfumés, les hommes bienheureux fument des pipes à eau, raniment leurs charbons. Ils ont quelquefois le dos recouvert de ces ventouses faites d’une corne de chèvre, qui aspirent le mauvais sang des maladies. Le café tient une place extraordinaire. C’est un des lieux où l’on atteint la béatitude. On peut lire les récits des vieux voyageurs : les cafés au moins ne changent pas. Niebhur qui fut en Arabie vers le milieu du XVIIIe siècle les décrit :


« On n’y voit pas d’autres ornemens que des nattes de paille étendues par terre ou sur des banquettes de maçonnerie. Sur le foyer de la cheminée, il y a des pots à caffé de cuivre bien étamés en dedans et en dehors avec bon nombre de tasses. On ne sert pas d’autres rafraîchissemens dans ces cabarets orientaux qu’une pipe de tabac à la turque ou à la persane et du caffé sans lait ni sucre. Ainsi on n’y a aucune occasion de faire de la dépense ni de s’enyvrer : les Arabes étant aussi sobres dans ces tavernes qu’ils l’étoient anciennement lorsqu’ils ne buvaient que de l’eau… Ils n’aiment pas la promenade et ils restent souvent des heures entières à la même place qu’ils ont d’abord prise sans dire un mot à leurs voisins. Ils s’assemblent par centaines dans ces caffés. J’avoue que j’ai peu fréquenté ces maisons. Les marchands d’Europe qui séjournent dans les villes d’Orient n’y vont pas du tout. Les autres voyageurs ont encore moins envie de passer des soirées entières colés à la même place surtout quand ils n’espèrent pas d’entendre quelque chose qui les amuse. »

Les somalis y font en criant des parties sans fin de dominos : tous les nègres ressemblent aux gens de Marseille.

Les enfants de l’école musulmane crient leurs versets dans leurs classes ouvertes comme des boutiques, ils n’en sont pas troublés. Des mendiants circulent. Partout on conclut des marchés muets : il y a un code de signaux faits par les doigts qui se touchent sous un pan d’étoffe : les cris arrivent après la conclusion de l’affaire.

Sur cette vie s’épanouit l’odeur rance, beurrée, poivrée, parfumée d’encens, de bois aromatiques, cette odeur magnifique, inoubliable de l’Orient.

Les blancs et les banyans cachés dans leurs tanières hygiéniques travaillent sous les ailes des ventilateurs dans leurs bureaux où des indigènes silencieux marchent pieds nus entre les tables ; les machines à écrire inscrivent sans relâche un petit nombre de signes noirs. L’existence des gens de nos pays consiste à les combiner, les défaire, les recombiner. C’est un jeu de fous. Dehors sous les chutes de soleil, des troupeaux de moutons descendent vers les docks, têtes noires, têtes rouges, portant leurs grosses queues courtes pleines de graisse.

Dans le grand port ouvert entre Steamer Point, et Ma’ala, il y a un grand mouvement de navires : les paquebots de la P. and 0., des Messageries Maritimes s’ouvrent une voie dans un taillis de cargos dépeints, de pétroliers, de vedettes, de boutres aux châteaux coloriés comme des caravelles, d’un bleu, d’un vert si beau dont les reflets grouillent sur la mer comme des couleuvres. Sur ces paquebots montent pendant les heures d’escale les femmes et les hommes de la colonie : les femmes vont chez le coiffeur, les hommes vers le bar.

Le pétrole coule entre deux eaux dans de gros tuyaux articulés comme des serpents de mer, les seuls authentiques. Il va nourrir les réservoirs des navires.

Aden, il n’y a pas si longtemps, était une station de charbonnage ; les chaudières à mazout ont amené à leur suite des citernes noires de l’Anglo-Persian et de l’Asiatic Petroleum, des bureaux, des docks, des intrigues qui trouble et le cœur des petits souverains indigènes devenus marchands d’huile et acheteurs d’essence pour autos. Un peu partout se propage une petite guerre pour les concessions.

Dans les entrepôts de Ma’ala et de Somalipura les sacs de sucre et de riz, les balles de cuir de bœuf et de peaux de chèvres, les caisses d’essence timbrées d’un ours, d’une gazelle, montent jusqu’aux toits de tôle ondulée. Les manœuvres arabes travaillent et chantent les airs du travail dans l’étuve calcinée des magasins. Ils ne savent plus leurs gestes si le rythme est absent.

La sagesse des nations approuve tant de détours, de contrats, de pesées, d’esclavages profitables. Mais qu’en pense la Sagesse qui n’appartient pas aux nations ?

Quelle drôle d’idée d’avoir pris racine sur ce rocher. Partout ailleurs les humains s’accrochent aux points d’eau entourés d’arbres et de champs qu’on irrigue. Mais dans ce pays sans fontaines ils boivent la précipitation de rares pluies, et les eaux distillées de l’Océan Indien. Des navires ramènent des cargaisons d’eau puisées dans le canal d’eau douce à Suez. Les orages que les habitants titubants de sommeil contemplent de nuit comme une procession, emplissent parfois les cuves profondes des citernes de Cléopâtre plus mystérieuses que les catacombes de Rome.

Les hommes sont faits pour les ancrages : c’est en tous lieux leur sagesse, c’est ici une folie noire et volontaire. Ils savent bien partir sur les plus longues routes de leur globe aplati comme les melons d’eau : à peine débarqués aux escales, ils se cramponnent au moindre tas de sable. Ces perceurs de murailles perforent les rochers pour y faire des trous, menés par des desseins obscurs. Ces desseins, vous les nommez ici guerre, commerce et transit : croyez-vous que ces mots excuseront tout jusqu’à la fin des temps ?