V

JE me trouve un matin dans la lumière rougeâtre du mois d’octobre sur le pont d’un petit cargo neuf qui lève l’ancre, dans un dock de la Clyde, à Paisley. Le soleil au-dessus de la gelée blanche ressemble à l’étendard du Japon. Dans les champs les meules sont glacées, les tiges d’herbe sont probablement cassantes comme du verre filé.

La mer d’Irlande descendue, l’île de Lundy doublée, l’Europe tombe dans le sillage comme une bouée. Entre Swansea et le cap Saint Vincent, l’Amin coupe les eaux de l’Atlantique dans les coups de vent et les grains de la saison : derrière les vitres de la chambre des cartes on voit les paquets de mer éclater contre la roue du gouvernail, le corps de l’homme de quart, ils font sonner la cloche de timonerie. Au centre des froids humides de la mer, les mouettes soustraites au vent planent au-dessus du pont, pendues à des fils invisibles. La nuit les malles battent les parois de la cabine, la vaisselle accrochée au plafond de l’office perd une tasse, une assiette. Les couchettes craquent.

Dans un mouvement monotone, les promontoires de l’Espagne et du Maroc, les hauts lieux, la ruche guerrière de Gibraltar, Ceuta, Cadix, Algésiras, le mont Ida apparaissent comme des avertissements : on les suit des yeux jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’une ligne de fumée plate sur l’horizon : on les commente longtemps à la table vernie du carré. Trois, quatre navires par jour paraissent peupler ce désert.

Port-Saïd passé avec ses femmes à vendre, ses garçons à acheter, ses juifs syriens, ses eaux jaunes, les paquebots couleur d’abeille de la Peninsular et de la British India, grouillants de coolies, de charbon, le bateau perd de vue le dôme de verre de la Compagnie du Canal, traîne jusqu’à Suez entre les sables, voit le Sinaï, tombe en mer Rouge.

Le thermomètre monte chaque jour, les soleils tournent, les jours, les nuits finissent par se fondre au sein d’une lumière terne et éclatante qui aveugle tous les yeux, l’Amin longe parfois des falaises rouges et jaunes coupées de rares accidents, les repères blancs d’un tombeau de saint homme, d’une maison écroulée. On se croirait dans la planète Mars : ce sont les limites marines du désert.

Les poissons volants filent sous l’étrave comme des grenouilles. À l’approche de certaines côtes volent dans la mâture des oiseaux singuliers.

Les péninsules s’étalent sur l’eau comme des mains et on voit dans le lointain les hautes épines dorsales de ces morts. La mer est bombée comme une tortue, ses volutes se défont et respirent avec un bruit de vapeur. La mer a des mouvements d’animaux en gelée, elle gonfle, étire, rétracte, souffle un protoplasme vitrifié. Elle ne ressemble pas à une femme capricieuse, mais à la plus primitive des bêtes.

Des palmiers bas sur pattes comme des bassets, des grues métalliques, des toits rouges apparaissent un matin. Cette apparition est l’escale de Port Soudan. Le long des quais des bandes de requins se retournent maladroitement sur le dos et quêtent de la nourriture comme des ours, éblouis le soir par le feu du projecteur ils dansent des ballets de guêpes : ils ressemblent à tous les autres animaux.

Les employés des douanes britanniques montent la garde entre les parois de longs couloirs bordés de caisses d’essence, à l’orée desquels on aperçoit des rideaux de paille blanche et rouge, un ciel noir habité par des nébuleuses torrides, des vautours et des lampes à arc.

On essaie de descendre à terre : les forçats avec leurs gros boulets empierrent les rues, arrosent des arbres de cinquante centimètres. Des Soudanais vendent des porte-cigarettes en ivoire, des colliers pour les femmes, des fouets de cuir. Quand on a bu les coudes sur des tables de tôle, on rentre pour ne plus voir les fonctionnaires jouer au bridge sous les vérandas de leurs maisons des femmes à côté d’eux. Alors il est impossible de soutenir le poids des airs aigres doux que joue à longueur de soirée l’opérateur du sans-fil : il tente d’attirer pour ses compagnons de chaîne des fantômes écossais capables de peupler le creux des mers tropicales. Je ne suis pas là pour des séances de spiritisme.

Accroupis à l’arrière, les lascars de l’équipage parlent à voix basse, à toute vitesse, tard dans la nuit.

Les ailes du ventilateur, ce hanneton, chassent comme des feuilles les cartes du mort étalées sur la table, des mains humides de sueur les ramassent parmi les brins de rafia, les taches d’huile, l’urine des moutons débarqués.

On repart au milieu de la grande rue marine de la mer Rouge, loin de cette lourde escale où l’on est déjà envahi par l’état tropical. L’état tropical, une fureur inépuisable et quelquefois un grand dérèglement sexuel.

Le matin du trente-quatrième jour une pyramide violette qui monte la garde se hisse sur le dos de l’Océan Indien. Elle augmente de minute en minute comme les plantes que les fakirs font pousser rien qu’en les regardant. Jeu de pavillons. Le pilote et le docteur arrivent, les machines marchent au ralenti. On découvre des maisons qui prennent peu à peu la taille des terriers où habitent les hommes, une ville à l’ombre de rochers éclatés. L’ancre tombe, une fumée de sable s’épanouit dans la mer.

Je suis arrivé. Il n’y a pas de quoi être fier.

P. NIZAN.

(À suivre).