III

IL y avait des quantités d’échappatoires : que de portes pour n’aller nulle part !

Les uns allaient demander à Dieu et à ses prêtres de les recevoir et de leur expliquer ce qui n’allait pas. Ils s’occupaient à apprendre Notre Père aux enfants dans les patronages. Ils étaient vite au chaud, prenant l’humiliation pour la prière, la ruine de l’homme pour sa sainteté. Cela permettait aux plus intelligents de se livrer à une certaine sorte de poésie : Dieu continuait son vieux métier en se laissant accommoder à toutes les recettes. Naissance de bons dieux, apparitions de saints gagnés à des poètes qui auraient bien voulu qu’on les prît pour des Jongleurs de Notre-Dame. Immense pureté, refuges, indulgences. Des poètes ouvraient des bureaux de conversion. Rimbaud était tiré malgré ses derniers défenseurs du côté de la sacristie de Saint-Sulpice ; les curés pour être salués par la jeunesse expliquaient que la prière et la poésie sont les faces d’un acte unique. Ce Janus bifrons laissait place à toutes les déclarations sur la pureté et l’impureté de la poésie, sur l’inspiration, la conversion et l’inversion.

D’autres flambés jusqu’à la peau par les lumières de Paris s’habituaient à mourir dans les trous, assiégés par les images femelles qui s’étaient terrées un peu partout au sortir de la guerre : gens de loisir, ils vivaient dans un état horrible de fausse naïveté encore nommée poésie, simplement enfoncés dans le mal dont ils n’essayaient pas de regarder les raisons. Alors renaissait le phénix pelé romantisme : on allait porter l’objet littéraire à la température d’un dieu docile à la fréquente communion. Ce mal du siècle confortable comme le spiritisme, dernier asile où crevaient en paix dans l’odeur de renfermé des châteaux abandonnés par les grands-pères. Ce sérieux d’enfants malades arrive-t-il à faire crouler les murs percés de meurtrières par où des quantités d’yeux les regardent, ces murs le long desquels ils n’arrivent pas à grimper ? Après tout voilà d’autres bouffons des bourgeois, tourmentés par le retour d’âge et les avertissements que chaque jour leur apporte de leur déclin. Toute cette réalité poétique aide les industriels français, les académiciens, les policiers, les séminaristes, les socialistes français à empêcher de mourir leur classe bien aimée. Espérons pour le dernier honneur de l’homme que les poètes ne se doutaient de rien.

Il y avait d’autres portes qui menaient vers les grands hommes : on se baignait dans leurs vies, on trempait dans leur gloire comme dans le cinéma, comme dans un carême à Notre-Dame. Ils étaient à la mode ; on se mettait dans leur peau en s’endormant, on se mettait à genoux dans leurs chapelles expiatoires si calmes, où l’on ne pense pas aux cours de la Bourse, aux grèves, aux assassinats, aux armées, aux mariages convenables, aux devoirs conjugaux. Saint Thomas ramassait des disciples au sang pauvre dans les familles bien élevées autour de Sainte-Croix de Neuilly et de l’Institut Catholique. De même Kant, Pascal, Descartes, Louis XIV.

Il y avait l’ironie, si convenable, comme un notaire. Elle était au moins conforme au passé de la France, elle était patriotique : la pudeur, vertu de ces petits Français. Elle n’effraye personne, elle n’est pas si négative qu’elle en a l’air, elle n’interdit pas de faire des carrières applaudies jusque dans le quartier Malesherbes. On peut arriver, sous cette étiquette de sceptique si honorable depuis Montaigne et Huet.

Reste la fuite réelle : cela arrivait ; les faits divers annonçaient quelquefois des suicides. Alors des jeunes gens d’une correction américaine organisaient des enquêtes : le suicide est-il une solution ?

Quelques-uns ayant frappé à toutes ces portes voyaient fondre les raisons glacées qu’ils avaient malgré tout de rester à l’attache. Faisant appel à des souvenirs de lectures et aux jeux collectifs de l’enfance, ils pensaient tout d’un coup qu’on voyage. Dans ces années molles où le dégoût, où l’impatience d’être des hommes montaient dans tous les corps comme des accès de fièvre, une force centrifuge irrésistible attirait les hommes les moins pesants de l’Europe loin de ce nombril de la terre qu’était peut-être Paris. Ils volaient du côté où les dernières chances paraissaient accrochées à la rose des vents : le prétexte des aventures garantissait la confiance qu’ils ne pouvaient s’empêcher malgré tout de conserver à la vie. L’aventure était l’attention merveilleuse qu’ils portaient à leur avenir. Il y avait une grande part de naïveté dans ces entreprises qui avaient rarement une signification commerciale ; mais cette naïveté a des excuses : des écrivains, des philosophes promettaient merveille des voyages. C’était un mot où pendaient bien des ornements littéraires et moraux. Les souillures de la morale gâtaient tout.

Pas de voyages en Europe : nous en étions venus à regarder cette mince bande de territoires, ce surjeon de l’Asie comme un bloc, comme la masse de notre pays natal. On parlait d’elle comme d’un être unique, voué aux malheurs d’un unique destin : il y avait notre patrie, l’Europe, et nous. C’était d’elle qu’il était important de se débarrasser. Ailleurs reposaient les autres continent, chargés des forces, des vertus, des sagesses absentes de notre province. Tout valait mieux qu’elle et qu’elle tout entière. Et en effet l’ombre des cartels allemands, des milices fascistes, des textiles anglais, des bourreaux roumains, des socialistes polonais était aussi noire et froide que celle du comité des Forges et des usines de Saint-Gobain : mais nous n’en savions rien. Nous pensions vie intérieure quand il fallait penser dividendes, impérialisme, plus-value. Saisissez que nous étions en proie au vague des passions, que nous étions emportés dans un tourbillon d’apparences sentimentales. Notre éducation avait été assez mal faite, assez artificiellement conçue pour que nous pensions sans rire à la Justice, au Bien, au Mal : nous vivions dans le ciel, après tout. Mais toutes nos forces nous tiraient du côté de la terre.

Franchissons donc les frontières de cette presqu’île limitée par des mers et les poteaux frontières de la Russie. Condamnons cette taupinière avec ses tas de scories. Les professeurs eux-mêmes, complices patients des poètes, parlaient de son déclin, les philosophes décrivaient la décadence de l’Occident. Comment savoir que la décadence véritable du monde était manifestée partout, dans les fabriques américaines, dans les guerres coloniales, les comptoirs africains ? Comment savoir que tout pouvait recommencer un jour, que tout recommençait dans les assemblées soviétiques, dans les mouvements ouvriers ?

Notre conclusion était vide, parce que l’on nous avait accoutumés à penser à l’Orient comme au contraire de l’Occident : alors au moment que la chute et la pourriture de l’Europe étaient des faits absolument simples et clairs et distincts, la renaissance et la floraison de l’Orient n’appartenaient pas moins à l’ordre des évidences. Il renfermait le salut et la nouvelle vie des européens, il avait des remèdes et de l’amour de reste. On usait un peu partout avec imprudence des analogies antiques et de l’histoire officielle des religions ; on ornait l’Asie de toutes les vertus humaines que l’Occident achevait de perdre depuis tantôt trois cents ans et ne réclamait plus que dans la colonne d’agonie des quotidiens anglais. L’esprit de la civilisation planait sur l’Inde, la Chine nous semblait plus merveilleuse qu’à Marco Polo. Qui donc nous aurait révélé de bonnes raisons brutales, de bonnes raisons humaines, de nous intéresser à l’Asie : les grèves à Bombay, les révolutions et les massacres en Chine, les emprisonnements au Tonkin. Et non Bouddha.

Il y avait aussi l’Amérique. L’Europe avec son maigre compte de terres, sa pauvreté d’hommes et de pétrole, sa misère d’événements paraissait une vieille femme agonisante entre deux héros : l’Asie héros de la sagesse, l’Amérique, héros de la puissance.

L’Afrique, l’Océanie étaient encore des réservoirs débordants de poésie que n’utilisaient guère que des marchands de curiosités et des poètes à l’inspiration appauvrie.

Tout cela marquait simplement la paresse et l’impuissance des gens d’Europe à faire quelque chose pour eux-mêmes ; et les autres continents fournissaient quelques-uns des mondes imaginaires que tous les hommes inventaient dans la nuit pour oublier les vérités de leur purgatoire et décorer d’illusions, leur indigence et leur écrasement.