Adeline Protat
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 77-124).
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Adeline Protat.

DERNIÈRE PARTIE[1].



I. — l’atelier de zéphyr.

L’étonnement manifesté par Lazare en voyant l’apprenti sabotier se révéler tout à coup sous un aspect aussi nouveau qu’imprévu et la curiosité admirative qu’il avait laissé voir en examinant les productions de Zéphyr n’avaient point échappé à celui-ci. Comme la visible aurore d’un orgueil naissant, une rougeur subite avait coloré son visage. En écoutant les éloges donnés à ses ingénieux travaux, l’apprenti éprouvait le sentiment de bien-être que le témoignage d’autrui, quand il est favorable, procure à tous ceux qui ont connu les défaillances du labeur ignoré, à tous ceux qui ont poursuivi l’accomplissement d’une œuvre, si humble qu’elle fût d’ailleurs, ayant à vaincre non-seulement les obstacles étrangers, mais encore à triompher des incertitudes qui les font douter de leur propre force. On comprendra facilement quelle valeur l’opinion de Lazare avait aux yeux de l’apprenti, et de quelle joie vinrent le remplir les marques de sympathie que la vue de ses petits ouvrages avait arrachées à la franchise du peintre.

Interrogé par l’artiste, qui était curieux de savoir comment la vocation de l’art s’était révélée à cette âme rustique, le jeune garçon lui raconta naïvement l’origine de ses premiers essais. Machinalement, et pour occuper ses heures de paresse, il s’était amusé à tailler des morceaux de bois avec un mauvais couteau. Cette distraction était plutôt, si cela pouvait se dire, une rêverie de ses mains qu’une occupation. Lentement, sans étude, sans prendre aucun souci de ces grossières ébauches, Zéphyr avait acquis une certaine facilité qui attira un jour son attention. En examinant un de ces rustiques caprices, il s’étonna sincèrement d’en être l’auteur ; ce fut alors que l’idée lui vint de reproduire les objets qui l’entouraient. Il copia avec servilité les feuilles des arbres et les plantes. Peu à peu il introduisit de la variété dans ses sujets ; outre les feuilles, les fleurs, les fruits et les plantes, il s’appliqua à reproduire les oiseaux, les insectes, le lézard ermite des pierres, la couleuvre furtive, la grenouille habitante des marécages. Au bout d’un an de pratique quotidienne, sans autre guide que la nature, sans autre étude que l’observation, sans autre outil que son couteau, il possédait une habileté véritable ; mais cette habileté même, qui avait, par toutes les transitions du progrès, succédé à la barbarie de l’exécution primitive, n’avait rien altéré de sa naïveté. Ce qui n’avait d’abord été qu’une distraction et un amusement lui devint bientôt une nécessité impérieuse, un besoin véritable. Quand il avait un sujet en tête, il éprouvait cette fièvre connue des artistes, et qui ne se calme que dans les ardeurs du travail même. Ce fut alors qu’au prix d’une rude correction ou de la suppression d’un repas, il acheta chaque jour quelques heures de liberté.

Cependant il en vint à se demander si cette industrie de son choix était susceptible de nourrir son maître, et comme cette appréhension l’inquiétait, il résolut d’en avoir le cœur net. Il se rendit donc un matin à la foire de Nemours, emportant avec lui une douzaine de ses petits ouvrages qu’il étala sur le pavé, et il attendit gravement la pratique. Les curieux vinrent, mais point les chalands. Vers la fin du jour, et comme Zéphyr commençait à se désespérer, un homme s’était brusquement arrêté devant son étalage, avait examiné les uns après les autres les objets composant sa pacotille, et, sans même lui en demander le prix, lui avait proposé d’acheter tout l’étalage en bloc pour une somme de dix francs. Zéphyr n’avait point réfléchi qu’il allait livrer presque pour rien le résultat de six mois de travaux : il était demeuré ébloui par l’éclair des deux écus qu’on faisait briller à ses yeux, et il avait consenti au marché. Son acquéreur, qui était un marchand de curiosités de Fontainebleau, lui avait en partant laissé son adresse, en l’informant qu’il était tout disposé à lui acheter tous ses ouvrages aux mêmes conditions.

Zéphyr était revenu à Montigny presque fou de joie. Il voulait travailler beaucoup, amasser un gros sac d’écus, et l’offrir au bonhomme Protat pour s’acquitter envers lui des dépenses que son adoption lui avait occasionnées, et que celui-ci lui reprochait tous les jours. Dans cette intention, il avait déjà mis de côté près de quatrevingts francs ; mais son amour pour Adeline et les derniers événemens qui en avaient été la conséquence avaient depuis modifié le programme de son ambition. Aussi, depuis la veille, il était bien décidé à faire toutes les volontés de son maître, tant il craignait de quitter la maison.

— Ainsi, lui avait demandé Lazare, pour rester auprès de Mlle Adeline, tu consentiras à faire une besogne qui te répugne ?

— Oui, dit Zéphyr.

— Et tu renonceras à un travail qui te plaît ?

— Oui, continua l’apprenti avec un accent qui indiquait suffisamment combien cette renonciation lui était pénible, surtout depuis que Lazare, dans la fougue d’un premier mouvement d’enthousiasme, avait élargi et pour ainsi dire doré l’horizon de ses ambitions.

Ce qui avait surtout frappé l’artiste dans les compositions de Zéphyr, c’était leur cachet gracieusement naïf. Parmi ces groupes rustiques que Lazare venait d’examiner, il en était plus d’un qui n’aurait point été déplacé sous la vitrine d’un musée. Il y avait plus et mieux que de la patience dans ce travail conçu et exécuté en dehors de toute notion d’art et de toute règle d’esthétique. L’originalité s’y montrait sans recherche et la grâce sans effort. L’adresse d’une main expérimentée et rompue à toutes les roueries de l’instrument aurait pu sans doute trouver à reprendre dans l’exécution, mais ces défauts étaient le plus souvent d’heureuses gaucheries. Le caractère du talent de Zéphyr le rattachait à cette famille d’artistes, pour la plupart anonymes, qui, à l’époque de la renaissance, créèrent ces meubles merveilleux que la spéculation sut d’abord rechercher au fond des vieilles provinces, et dont la reproduction fut ensuite livrée au ciseau banal d’une foule d’artisans malhabiles. En disant à l’apprenti de son hôte qu’il avait une fortune entre les mains, Lazare n’avait rien exagéré, pour l’avenir du moins. Ce débouché que Zéphyr avait trouvé pour ses productions dans la boutique de bric-à-brac de Fontainebleau, il le trouverait de même à Paris, plus facile encore et plus avantageux. Du gain de ce travail il pourrait vivre, en même temps qu’il demanderait à l’étude le complément et le développement de ses facultés naturelles, et, au bout de quelques années, grâce à l’originalité de son talent, grâce surtout à sa rareté, il pourrait prendre dans l’art moderne une place honorable. Dans des termes qu’il s’efforça de mettre à la portée de l’intelligence de Zéphyr, Lazare lui fit comprendre à quel avenir il pouvait prétendre.

— Dès aujourd’hui tu es le maître de ta destinée, lui dit-il. Ce que tu pensais n’être qu’un état plus amusant que celui de sabotier, c’est un art. Tu n’es pas un ouvrier, tu es un artiste. Si tu veux te confier à moi et te laisser guider par mes conseils, il arrivera un moment où, si tu aimes encore Adeline, tu pourras songer à elle autrement que comme à une sœur, et où Adeline songera peut-être à toi autrement que comme à un frère.

— Mais, dit Zéphyr, qui commençait par se laisser convaincre et trouvait, en écoutant les raisonnemens de Lazare, que cela allait tout seul, qu’est-ce que M. Protat va penser en apprenant tout ça ?

— Ne t’inquiète de rien, laisse-moi agir et parler. Ton maître t’a confié à moi pour tout le temps que je dois demeurer ici : c’est donc à peu près trois mois de liberté que tu as devant toi ; tu pourras travailler à ton aise et commencer à prendre des leçons de dessin avec moi. Quand je retournerai à Paris, je t’emmènerai.

— Et si M. Protat ne veut pas me laisser partir ?

— Encore une fois, c’est mon affaire : je me suis chargé de mener ta barque, tu n’as qu’à te laisser conduire. El maintenant, ferme la boutique, mets le sac au dos, et en route ! Voilà presque une journée que je perds à cause toi ; mais je ne la regrette pas.

Lazare avec son compagnon reprit à travers les gorges des Longs-Rochers la route sablonneuse qui les devait ramener à la maison de Protat, où le trouble régnait depuis l’absence du peintre et du jeune apprenti.

Le matin, environ dix minutes après le départ de ceux-ci, Adeline s’était réveillée. Après s’être habillée en toute haie, elle appliqua l’oreille à la cloison qui la séparait de Lazare, et n’ayant entendu aucun bruit, elle supposa que le pensionnaire dormait encore. Elle sortit alors de sa chambre, et, s’approchant de la porte de Zéphyr, après avoir frappé deux petits coups, elle l’appela à voix basse. N’ayant pas entendu de réponse, elle frappa plus fort et appela plus haut. Comme on ne lui répondait pas davantage, elle commença à s’inquiéter et descendit dans le jardin, pensant que l’apprenti était peut-être allé l’attendre. Ce fut alors qu’elle aperçut la fenêtre de Zéphyr ouverte, et l’échelle appliquée au mur et à la hauteur de cette fenêtre. Son inquiétude se changea en une crainte véritable. Elle appela son père, et lui raconta en deux mots la fuite de l’apprenti et ses soupçons.

— Ce n’est pas possible, dit Protat pour se rassurer lui-même autant que pour rassurer sa fille. Zéphyr est là-haut ; il ne t’aura pas entendue l’appeler. Il dort comme une souche, tu sais bien ! Mais l’échelle est aussi bien là pour monter que pour descendre. Viens me la tenir ; je vais aller réveiller Zéphyr.

Protat monta à l’échelle, et sauta par la fenêtre dans le cabinet de l’apprenti.

— Eh bien ? s’écria la jeune fille.

Son père ne lui répondit pas. Une chose l’avait frappé d’abord à son entrée dans la chambre ; c’était le nom de sa fille, formé très lisiblement sur la table par un assemblage de petits cailloux de différentes couleurs. Au-dessous du nom d’Adeline, celui de Zéphyr était écrit de la même façon, seulement avec des cailloux beaucoup plus communs que les autres.

— Ah ! fit le sabotier ; mais ce qui l’étonna plus que tout le reste, ce fut la découverte qu’il fit d’un fond de vieux bas qui contenait quatre-vingts francs en menue monnaie. — Ah ! ah ! continua-t-il sur deux tons différens.

— Eh bien, mon père ! s’écriait Adeline du jardin, et Zéphyr ?

Protat brouilla d’un revers de main les noms formés par les cailloux, qu’il dispersa dans la chambre, puis il se montra à la fenêtre. — Zéphyr n’est pas là, dit-il ; attends un peu, je vais voir si M. Lazare ne pourrait pas m’en donner des nouvelles. Et d’un coup de genou violemment appliqué à la porte du cabinet de son apprenti, Protat fit céder le pêne ; la porte s’ouvrit, et le sabotier fut dans le corridor. Il allait frapper à la porte de l’artiste, quand il se rappela que celui-ci l’avait prévenu qu’il avait l’intention d’emmener l’apprenti de grand matin en forêt : — Eh ! pardi, fit-il à sa fille, qui était venue le rejoindre, il est en route avec M. Lazare.

— Mais, — dit la jeune fille, qui, venant, pour se convaincre, d’entrer dans la chambre du peintre, avait aperçu le chevalet et la boîte de couleurs, — ils n’ont pas emporté les affaires. Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle tout à coup, Lazare n’a pas ses guêtres !

— Eh bien ? dit Protat qui ne comprenait pas.

— Et les vipères ? dit Adeline, devenue toute pâle et se tenant au mur.

— Ma fille ! dit Protat, qui reçut dans le cœur le contre-coup de ce cri d’effroi ; Adeline ! silence ! Les plus mauvaises vipères ne sont pas dans le bois. — Et, par une fenêtre du corridor qui donnait sur la rue, le sabotier désigna à son enfant, qui devina sa pensée, le village de Montigny, qui commençait à s’éveiller.

— Eh ! monsieur ! s’écria tout à coup la Madelon, qui montait l’escalier ; voilà des nouvelles !

Et elle tendit à sa jeune maîtresse une lettre que celle-ci décacheta avec curiosité.

— Mon père, mon père ! s’écria Adeline joyeuse en agitant la lettre ; c’est Cécile qui m’écrit ; elle vient passer huit jours avec moi ! Elle arrive par le convoi de trois heures ; elle sera ici à sept. Où allons nous la loger ? Tu lui donneras ta chambre.

— Non, répondit le sabotier en montrant la pièce occupée par Lazare, nous lui donnerons celle-ci.

— Voilà un prétexte pour l’éloigner, pensa Protat, devenu silencieux pendant qu’Adeline devenait triste.

— Qu’est-ce que vous avez donc, notre maître ? demanda la Madelon, étonnée de l'embarras du sabotier.

— J’ai ce que j’ai, dit le sabotier.

— Et toi, ma fille ?

Adeline ne répondit pas.

— Ah bien, fit la servante on descendant l’escalier, en voilà du nouveau, sans compter la clé de l’armoire qui est revenue !

Resté seul et singulièrement troublé par la double découverte qu’il venait de faire, le bonhomme Protat se dit à lui-même le mot des gens aveuglés qui deviennent subitement clairvoyants : — Comment n’ai-je rien vu de tout cela ? Sa première pensée fut de se débarrasser de son apprenti, puis il se rappela l’antipathie que le jeune garçon témoignait à Lazare avant même que celui-ci fût de retour, et, devenu tout à coup très subtil, il flaira une jalousie dans l’éloignement de Zéphyr pour le peintre. S’il était jaloux, c’était donc qu’il avait découvert l’inclination d’Adeline pour son pensionnaire. Renvoyer Zéphyr serait imprudence, pensa Protat, il pourrait jaser dans le pays, et ma fille en souffrirait. Relativement à Adeline et Lazare, son embarras était plus grand encore. Le cri échappé à sa fille avait été pour lui toute une révélation. Se rappelant bientôt la querelle qui la veille avait eu lieu entre Adeline et la Madelon, au souvenir des larmes qu’il avait surprises dans les yeux de son enfant, il imagina que son pensionnaire avait pu n’être pas étranger à cette querelle et à ces pleurs. — Qui sait ? se demanda-t-il, non pas sans être sérieusement alarmé par cette pensée, Madelon était peut-être leur confidente — Ce fut sous l’impression de cette idée de complicité qu’il aborda la vieille femme ; aussi cette démarche, entamée brutalement, n’eut-elle aucun résultat. Si Madelon avait vu son maître venir à elle ému par un sentiment d’inquiétude paternelle, elle l’eût peut-être rassuré on lui donnant les renseignemens qu’elle avait en sa connaissance ; mais Protat lui avait mis l’interrogation sous la gorge avec toute l’impétuosité de l’impatience. Fidèle à son caractère, qui était d’opposer instinctivement la rébellion à toute chose imposée, intérieurement effrayée par l’agitation peinte sur le visage du sabotier et par les menaces de son accent. Madelon se fit muette, d’abord par la charitable intention de ne point trahir le secret de sa maîtresse, et ensuite pour le plaisir qu’elle éprouvait à contrarier son maître.

Une querelle allait éclater entre le maître et la servante, si Adeline n’était point descendue attirée par le bruit. Protat prit sa fille par le bras et l’emmena au fond du jardin. Égaré par le délire de son inquiétude, irrité par les obstacles que rencontrait son investigation, pour la première fois depuis le retour de sa fille à Montigny le sabotier se montra dur avec elle, comme il venait de faire avec Madelon, dans cette interrogation, qui exigeait les précautions les plus délicates, les termes les plus mesurés. Il semblait à Adeline, en se retrouvant en face de cette violence inaccoutumée, qu’elle entendait gronder l’écho des ouragans qui jadis avaient fait trembler le berceau de son enfance. Elle fut surprise d’autant plus douloureusement qu’elle était descendue avec l’intention de tout raconter à son père, comme si elle avait deviné l’inquiétude qui devait l’agiter. Cet aveu avait été brusquement arrêté sur ses lèvres. Protat l’avait accueillie non point comme une enfant troublée qui choisit son père pour confident, mais comme une fille coupable qui vient demander son pardon. Attérée par le doute offensant que semblaient exprimer les paroles de son père et la douleur qu’il témoignait, Adeline demeura un instant immobile et silencieuse. Protat ne savait point qu’il y a de ces accusations tellement inattendues, qu’elles foudroient ceux qui en sont frappés et paralysent même l’instinct de défense. Sans qu’il eût soupçonné sa fille véritablement coupable, le sabotier avait parlé comme sous l’impression d’une conviction réelle, espérant qu’Adeline allait protester, se défendre, et qu’en plaidant, comme on dit, le faux, il pourrait découvrir le vrai ; mais le silence gardé par Adeline changea brusquement en certitude les soupçons qu’il venait de simuler. Il éclata aussitôt en reproches dont l’amertume atteignait tout le monde : la Madelon, qu’il accusait d’avoir prêté les mains à une intrigue scandaleuse, et lui-même, qui n’avait rien su voir, rien deviner, quand tout le monde autour de lui s’unissait pour le tromper. Puis, las de frapper sur Madelon, sur Adeline et sur lui-même, la colère du sabotier se tourna avec encore plus de fureur vers Lazare, ce misérable séducteur, qui était venu apporter la honte sous un toit où on l’avait reçu mieux qu’en étranger, en ami, — mieux qu’en ami, presque en enfant de la maison. Mais lorsque Adeline entendit aux injures succéder les menaces, des menaces qui semblaient s’adresser à Lazare, la pauvre fille, qui jusque-là avait préféré douter du bon sens de son père, l’arrêta tout à coup. Ce fut moins une justification qu’elle entreprit qu’une accusation qu’elle fit entendre à son tour. Sans pleurs et sans cris, cette véhémente révolte de l’innocence outragée par le soupçon paternel courba Protat aux pieds de sa fille. Il devinait quelle profonde blessure il venait de faire au cœur de son enfant. Dans la manière dont Adeline le regardait, il croyait voir renaître un ressouvenir des jours du passé. À peine eut-elle achevé cette révélation ingénue de son amour innocent, qu’il s’écria, s’emportant de nouveau contre lui-même : — Et c’est pour cela que j’ai fait tant de bruit ; c’est pour cela que je t’ai si durement traitée ! — Et il se mit à genoux devant Adeline, et lui demanda pardon.

Comme tous les gens qui subissent l’impression du moment, rassuré par les aveux de sa fille, Protat était passé de l’extrême inquiétude à la sécurité extrême, exagérant l’une comme il venait d’exagérer l’autre. Dans tous les détails que sa fille lui avait fait connaître, il ne voyait plus qu’un badinage, le caprice éphémère d’une enfant un peu sentimentale. Il ne trouvait dans ce penchant aucune matière à s’alarmer, et, craignant même d’offenser son pensionnaire par une précaution, malgré l’embarras que l’arrivée de Cécile allait apporter dans la distribution des logemens, il avait presque renoncé à l’idée de s’emparer de ce prétexte pour inviter l’artiste à prendre provisoirement gîte ailleurs. Ce fut Adeline qui le força à maintenir cette décision. — Non pas à cause de moi, dit-elle, mais à cause de Cécile. M. Lazare comprendra bien cela.

— Ma foi, dit Protat, tu te chargeras mieux que moi de le lui faire comprendre. La négociation m’embarrasse, et je ne sais pas comment j’ai pu avoir un moment l’idée de renvoyer ce jeune homme, quoiqu’il eût cependant mieux valu qu’il ne mit pas les pieds chez nous.

Adeline l’interrompit pour le prier de ne plus faire aucune allusion à ce qu’elle lui avait raconté. Elle lui avait fait cet aveu pour n’avoir plus à y songer elle-même. Elle avait réfléchi ; elle ne voulait plus songer à ce jeune homme autrement que comme à un étranger. Elle éviterait de le voir, ce qui lui serait d’autant plus facile que Lazare, était plus souvent absent qu’à la maison ; elle ne lui parlerait plus que pour lui répondre. À quoi le bonhomme répondit sagement que ce changement dans ses habitudes pourrait surprendre Lazare, qu’il en chercherait peut-être le motif, et que cela pouvait être dangereux. Il était donc préférable qu’Adeline restât avec lui ce qu’elle était habituellement. Cette détermination soudaine d’indifférence n’avait, comme on le pense, rien de sérieux. Adeline, inquiétée instinctivement, et à qui la passion ne s’était révélée jusqu’à présent que par des sensations douces qui agitaient son cœur sans le troubler, s’effrayait aux premiers symptômes douloureux. En adorant Lazare, elle lui en voulait de ce que lui faisait déjà souffrir son amour pour lui.


II. — Cécile.

Peu d’instans après cette scène, dont le dénouement plus pacifique que le début avait laissé Protat rassuré et sa fille tranquillisée au moins en apparence, une élégante voiture amenait Cécile à la porte du sabotier. Adeline entraîna la fille de Mme de Bellerie dans sa chambre. On avait au moins deux grandes heures avant le souper ; deux heures d’intimité, ce n’était pas trop pour échanger le premier mot du revoir après trois années d’absence. Ce n’était point un caprice de belle dame qui amenait Cécile à Montigny, c’était une sympathie réelle que ni le temps, ni les plaisirs d’une vie brillante, ni les préoccupations d’une condition nouvelle, n’avaient effacée de son cœur. C’était donc plus qu’une distraction qu’elle venait chercher au milieu de cette rustique villégiature, c’était une amie. Telle elle avait quitté Adeline, telle elle la retrouvait ; il n’en était pas de même pour la fille de Protat, qui trouvait son ancienne amie bien changée, et qui ne put s’empêcher de le lui dire naïvement.

Quoiqu’elle fût du même âge qu’Adeline, Cécile en effet paraissait plus vieille que son amie ; ce n’était pas seulement le hâle parisien qui avait pâli et fatigué son jeune visage, c’était le souci, le regret, la douleur peut-être. Mariée cependant suivant son penchant, elle n’avait point tardé à s’apercevoir qu’elle ne trouverait pas dans cette union le bonheur qu’elle avait espéré. Le comte de Livry, qu’elle avait épousé, était un homme dont la jeunesse avait déjà dit son dernier mot quand il avait donné sa main à Cécile. Dans les premiers temps de son mariage, il avait fait ostensiblement à sa femme les honneurs d’une apparence de grande passion ; mais ce n’avait été de sa part qu’une convenance polie, dictée par les classiques traditions de la lune de miel. Cécile avait beaucoup souffert de ce désenchantement. Pour se distraire, elle avait tenté de courir le monde ; mais dans ce monde parisien, où sa fortune et son rang la mettaient aux premières places, elle apportait des goûts, une sincérité de caractère et de langage qui la firent remarquer comme une personne singulière : elle n’inspira aucune sympathie aux femmes, non-seulement parce qu’elle en inspirait trop aux hommes, mais surtout à cause du profond dédain qu’elle parut manifester tout d’abord à propos de certaines conventions sociales qui érigent l’hypocrisie en nécessité. Cette allure indépendante, alliée à une conduite irréprochable, lui donna bientôt pour ennemies toutes les femmes de sa société. Cécile avait donc vécu à peu près dans l’isolement jusqu’à l’époque où elle était restée veuve, car M. de Livry avait péri victime, disait-on, d’un duel déguisé en accident de chasse, un peu moins d’un an après son mariage. Son mari était mort comme Cécile commençait à ne plus l’aimer, peut-être à l’instant où elle allait commencer à le haïr ; elle porta son deuil sans douleur hypocrite, et ce fut en chaise de poste qu’elle inaugura sa première robe noire. Pendant dix-huit mois, elle avait voyagé en compagnie d’une gouvernante anglaise, une de ces femmes créées pour le cosmopolitisme, qui parlent toutes les langues en venant au monde, connaissent d’avance les mœurs de tous les pays, mangent de toutes les cuisines, font dix lieues à pied sans se fatiguer, et gravissent tranquillement les pics les plus élevés des quatre parties du monde, en portant l’ombrelle de leur maîtresse d’une main et en tenant un roman de l’autre. Depuis environ six mois, Cécile était revenue de voyage ; restée seule à Paris par suite du départ de sa mère, qui avait accompagné le marquis de Bellerie, envoyé en une lointaine mission diplomatique, Cécile avait décidé qu’elle irait passer sa campagne d’été au château de Moret, qui était devenu sa propriété, et c’est alors qu’elle avait pensé à revoir son amie d’enfance. Comme elle l’avait annoncé par sa lettre, elle lui donnerait huit juins entiers.

— Quel bonheur ! s’écria Adeline en frappant dans ses mains.

— Si ma présence dans la maison devait causer le moindre dérangement, dit Cécile, il faudrait me prévenir ; je continuerais ma route vers Moret, où miss m’attend.

Miss, c’était la gouvernante anglaise. Au moment où la fille du sabotier cherchait à rassurer Cécile, elle fut interrompue par la Madelon, qui venait lui demander où elle devait déposer les affaires de la dame.

— Pourquoi nous interrompre ? dit Adeline avec impatience.

— Ne te fâche pas, mademoiselle, répondit la servante, mêlant à la fois la familiarité au respect. C’est M. Protat qui m’a dit de venir te demander cela.

— Mettez les malles et les paquets de madame, reprit Adeline, dans la chambre du pensionnaire.

— Bon, dit Madelon, on y va. À propos, le souper sera prêt dans dix minutes. Il faut compter que M. Lazare sera peut-être bien revenu.

— S’il n’est pas de retour, on ne l’attendra pas, dit Adeline.

— On n’attendra pas M. Lazare ? exclama Madelon d’un air profondément surpris ; mais, sur un rapide coup d’œil que lui lança sa jeune maîtresse, elle se retira, sans ajouter d’autre commentaire. Demeurée seule avec Adeline, son amie lui reprocha doucement son petit mensonge. — Voici déjà quelqu’un qui va se trouver gêné à cause de moi.

— Qui donc ? fit Adeline.

— Mais cette personne dont tu parlais.

— Ah ! le pensionnaire ?

— Oui, ce… monsieur, qu’on appelle… comment ? un nom assez joli.

— Tu trouves ? dit Adeline.

— Et toi, tu ne trouves pas ? continua Cécile en souriant.

Comme la causerie reprenait une autre direction, elle fut interrompue par un bruit de pas et de voix qu’on entendit au bas de l’escalier : c’était Lazare qui rentrait accompagné de Zéphyr. Protat s’était décidé à expliquer à l’artiste l’embarras où il se trouvait à propos des logemens. Lazare n’avait manifesté aucune contrariété.

— C’est bon, répondait-il aux excuses que lui adressait le sabotier, j’irai coucher à la Maison-Blanche, et même, si cela vous accommode mieux, j’y prendrai aussi mes repas.

— Ah ! pour ça ce n’est pas utile, dit Protat. Je vous remercie bien de votre complaisance, monsieur Lazare. — Et il redescendit l’escalier enchanté de l’issue de sa négociation.

L’artiste, en entrant dans sa chambre, y trouva les objets appartenant à Cécile, que la Madelon était venue y apporter. — Ah ! dit-il, cette dame a déjà pris possession. Zéphyr, mon ami, tu vas transporter tous mes ustensiles à la Maison-Blanche.

— Dites donc, monsieur Lazare, fit l’apprenti en préparant les paquets, la Madelon assure qu’elle est belle comme le jour, la dame qui va demeurer ici. Ça n’est pas étonnant au fait… puisqu’elle vient de Paris. Avez-vous vu son châle dans la salle à manger ? quelle belle pièce ! C’est plus brillant que la chasuble à M. le curé. Et la plume qui est sur son chapeau donc ! Ah ! oui, ma foi, ce doit être une bien belle dame.

— Ah ça ! interrompit Lazare, est-ce que tu vas en devenir amoureux aussi, et oublierais-tu déjà Adeline pour un châle brodé et un brin de marabout ?

— Il faudra bien deux voyages pour porter toutes vos affaires à la Maison-Blanche, dit l’apprenti, passant à une autre idée.

— Eh bien, tu les feras. Cette dame peut avoir besoin de la chambre, il faut qu’elle la trouve libre ; dépêche-toi. Puisqu’il y a du monde à dîner, je vais me donner un coup de rasoir. Je suis bien fâché de n’avoir pas apporté un habit noir, acheva l’artiste en se parlant à lui-même.

— Dites donc, monsieur Lazare, reprit l’apprenti, elle doit aimer les bonnes choses, la dame qui vient d’arriver… J’ai vu la Madelon qui décrochait le four de campagne. Il se pourrait bien qu’il y eût un gâteau.

— Il se pourrait, dit Lazare.

— Dans ce cas-là, dit Zéphyr, vous, qui serez là, tâchez donc qu’on m’en garde un peu ; j’ai peur que M. Protat n’y pense pas.

L’artiste lui promit de ne pas oublier la recommandation, et Zéphyr descendit pour opérer le déménagement. Comme nous l’avons dit, la mince cloison qui séparait la chambre où se trouvaient Adeline et son amie de celle occupée par Lazare permettait de l’une à l’autre d’entendre tout ce qui se disait dans les deux pièces.

— Qu’est-ce donc que ce M. Zéphyr, qui est amoureux de toi et de mon châle ? avait demandé Cécile à son amie.

— L’apprenti de mon père, répondit Adeline, un enfant abandonné que mon père a recueilli.

— Et il est amoureux de toi ? continua Cécile.

— C’est une plaisanterie sans doute, répondit la fille du sabotier. Zéphyr est un enfant ; d’ailleurs tu le verras.

Cependant Adeline fut un peu préoccupée par les paroles qu’elle avait entendu Lazare adresser à l’apprenti.

— Ces dames sont servies, vint dire la Madelon avec une certaine majesté d’attitude et d’accent.

— Nous descendons, répondit Adeline. Moins cérémonieuse avec le pensionnaire, Madelon alla lui sonner le dîner à coups de poing dans sa porte, et lui cria simplement : — Monsieur Lazare, la soupe est sur la table.

— On y va, répondit l’artiste. — Tiens, murmura-t-il, il y avait du monde à côté.

On descendit dans la salle à manger. Derrière les deux femmes arriva Lazare, qui avait donné à sa toilette plus de soin que de coutume. Il avait quitté la blouse et le pantalon de travail pour des vêtemens de simple toile, mais plus frais ; sa cravate, ordinairement roulée en corde à puits autour de son cou, était mise avec plus de soin, il avait même essayé vainement un simulacre de nœud. De cette tentative, l’intention seule était restée apparente, Adeline ne lui en sut aucun gré. Elle devinait que toutes ces élégances avaient pour but de s’attirer les regards de Cécile, et elle se mit à les observer tous les deux avec une ténacité singulière. Lazare et la jeune femme avaient échangé un salut muet et poli, et, debout auprès de la table, ils semblaient hésiter avant de s’asseoir. La fille du sabotier s’aperçut que le hasard avait, par les mains de Madelon, disposé la place des couverts de façon que Cécile allait se trouver la voisine de l’artiste. Cet arrangement déplut instinctivement à Adeline. Avec beaucoup d’adresse et sans être aperçue, elle changea rapidement de place sa serviette, roulée dans un petit rond à son chiffre. Par suite de cette manœuvre, le placement primitif se trouvait modifié, et, quand tout le monde se fut assis, Adeline se trouva entre son amie et Lazare. Le repas fut très animé. Adeline elle-même, qui était restée d’abord silencieuse, se mit à l’unisson de l’animation générale. Après quelques mots, Cécile et Lazare s’étaient sentis sympathiques l’un à l’autre. Il avait suffi pour créer cette sympathie de quelques points de rapport dans des opinions naturellement émises de part et d’autre dans le cours d’un de ces avant-propos pendant lesquels on semble chercher quel terrain on donnera à parcourir à la conversation. On avait d’abord parlé de voyage, ensuite on parla d’art. Cécile, qui avait promené son mignon brodequin dans toutes les cités classiques, racontait les impressions recueillies sur sa route. Dans ses remarques à propos de ses visites dans les principaux musées de l’Europe, elle avait parlé de certaines écoles et de certains maîtres, non point d’après le ouï-dire traditionnel, et son admiration s’exprimait autrement que par des formules empruntées au dictionnaire des lieux communs artistiques. Lazare trouvait dans ses jugemens une conformité de goûts avec les siens propres ; il s’étonnait de rencontrer une femme, qu’il supposait frivole et ne sachant que parler chiffons, porter dans ses discussions, devenues presque sérieuses, des jugemens qu’il trouvait d’autant plus sensés, qu’ils s’appareillaient parfaitement avec ses propres idées.

Pendant que Lazare causait ainsi avec Mme de Livry, Adeline semblait un peu dépitée de se trouver mise à l’écart d’une conversation où l’on traitait de choses un peu abstraites. Cécile, qui l’observait, ramena habilement la causerie sur des sujets qui permettaient à sa compagne d’y prendre part. Connaissant le répertoire des connaissances d’Adeline, elle lui donna complaisamment la réplique pour qu’elle en pût faire montre. La fille du sabotier se révéla dès lors à Lazare sous un aspect qui lui avait échappé jusqu’ici. Adeline n’était point, comme il l’avait supposé, une rustique enfant frottée par hasard d’un vernis d’instruction ; elle ne s’en était point tenue à la lettre de ce qu’on lui avait appris ; son intelligence avide en avait pénétré l’esprit. Cette attention, qu’elle attirait à son tour, animait davantage la jeune fille, devenue rouge de plaisir en voyant l’étonnement qu’elle causait à l’artiste, qui se trouva tout à coup obligé, pour lui répondre, de modifier lui-même le langage qu’il avait l’habitude d’employer avec elle. En écoutant sa fille parler tour à tour avec Cécile et Lazare, répondre sans hésiter jamais, et sans affectation, sans pédanterie, ne se point laisser arrêter par les contradictions, paraître les provoquer au contraire, et finir par ranger les contradicteurs à son impression personnelle, le bonhomme Protat nageait dans l’extase. Il n’y avait pas jusqu’à la Madelon qui, en faisant le service, ne s’arrêtât quelquefois tout ébaubie en écoutant les belles choses que disait sa maîtresse. Protat se renversait alors sur sa chaise, et, montrant Adeline du doigt à la servante immobile, il semblait lui dire en clignant des yeux : — C’est elle qui parle ! c’est pourtant elle ! — Il y eut un instant où Lazare, à propos d’une discussion historique relativement à un monument voisin, commit une erreur de date qui fut relevée par Adeline. L’artiste avoua son erreur et applaudit à la rectification. Cet hommage rendu à la science de sa fille mit le comble à l’orgueil du sabotier. Il attira l’artiste auprès de lui et lui dit tout bas à l’oreille : — Qu’est-ce que vous voulez ? nous ne sommes pas de force !

Comme on en était arrivé au dessert, et au moment où la Madelon dressait sur la table le beau gâteau doré qui avait été deviné par la friande convoitise de Zéphyr, l’apprenti, ayant terminé le déménagement de Lazare, parut lui-même sur le seuil de la salle à manger. Désignant le gâteau à l’artiste, qui était précisément occupé à le partager, Zéphyr paraissait lui rappeler sa promesse par un expressif coup d’œil. Voyant que tout le monde était de bonne humeur, et le bonhomme Protat particulièrement, qui débouchait avec circonspection une vieille bouteille de vin réservée pour les grands jours, Lazare pensa que l’apprenti ne serait point mal accueilli : il lui fit signe de s’approcher.

— Père Protat, dit le peintre au sabotier, placé de façon à ne point voir son apprenti, je me suis permis de faire espérer à Zéphyr qu’il aurait du dessert, et le voici qui vient me sommer de tenir ma promesse.

Protat tourna brusquement la tête, fronça le sourcil, et regardant le jeune garçon avec une sévérité déjà voisine de la colère: — Ah ! te voilà, petit gredin, nous avons un compte à régler depuis ce matin.

Et, s’étant levé précipitamment de table, il prit l’apprenti par le collet et l’entraîna rapidement dans le jardin. Cécile, Adeline et Lazare, restés seuls, se regardèrent, profondément étonnés de cette brusque sortie.

— Qu’arrive-t-il encore ? demanda Lazare.

— Qu’a donc fait ce pauvre garçon ? ajouta Cécile.

— Je ne sais pas, répondit Adeline, vaguement inquiète.

Au même instant, la porte s’ouvrit, Zéphyr rentra, et courut se réfugier auprès de Lazare. Derrière l’apprenti rentrait le sabotier. Tout le monde s’était levé.

— Monsieur Lazare ! s’écria Zéphyr en prenant l’artiste par le bras.

— Eh bien ! fit celui-ci, que me veux-tu ?

Le jeune garçon paraissait en proie à une grande agitation, tout son corps tremblait, ses lèvres étaient blanches et serrées, la sueur ruisselait de son front, et deux grosses larmes roulaient sur ses joues.

— Monsieur Lazare, reprit-il avec un accent où l’indignation se mêlait à la douleur, dites donc que je ne suis pas un voleur.

À ce mot, tout le monde se regarda.

— Eh bien ! dit Protat, justifie-toi. — Et le sabotier versa dans son assiette une poignée d’argent qu’il avait tirée de sa poche. Explique-moi la possession de cet argent; où l’as-tu pris ?

— Je ne l’ai pas pris, répondit Zéphyr.

— Non, père Protat, ajouta Lazare d’une voix ferme, cet argent appartient à votre apprenti : c’est le fruit de son travail.

— De son travail ! répliqua le sabotier avec étonnement ; quel travail, s’il vous plaît ? Entendons-nous, monsieur Lazare, continua le père d’Adeline avec gravité… vous vous intéressiez à ce drôle, et je vous ai laissé faire ; mais, cette fois, c’est sérieux ?

— Très sérieux, plus que vous ne pensez, répondit le peintre. Zéphyr a gagné cet argent, et l’a gagné honorablement.

— Ah ! pardi, s’écria le sabotier, je suis curieux d’apprendre comment. — Et Protat se rassit à sa place.

Lazare raconta à son hôte comment il avait découvert le talent de l’apprenti, et expliqua ainsi la possession de l’argent trouvé dans sa chambre : — C’est le prix des ouvrages qu’il vend aux marchands de Fontainebleau, dit-il.

Cette révélation n’eut point le résultat que paraissaient en attendre l’accusé et celui qui se constituait son défenseur. Protat commença par nier le talent de son apprenti ; il prétendit que Lazare était victime d’un mensonge, et que Zéphyr était incapable de rien faire de ses deux mains.

— Il vous en donnera la preuve ! dit Lazare.

— Eh bien ! s’écria Protat, s’il est vrai qu’il sache travailler, et qu’il tire un gain de son travail, c’est un gredin ; son argent ne lui appartient pas davantage.

— Aussi votre apprenti avait-il l’intention de vous le restituer quand la somme aurait été plus forte, répondit l’artiste, qui commençait à se passionner un peu.

Protat revint alors à, sa première idée : il maintint que Zéphyr était hors d’état de faire usage d’un outil ; mais au même instant un démenti lui arriva sous forme de preuve. Pendant le débat qui s’était prolongé entre Lazare et Protat, qui avait longuement, pour justifier sa colère, raconté à Cécile l’histoire de son adoption et des bienfaits dont il avait comblé l’apprenti, celui-ci s’était brusquement isolé dans un coin ; ayant pris d’une main un gros bâton qui était dans la salle, il en tailla le manche avec son couteau ; au bout d’une demi-heure de travail, et comme son maître l’accusait d’ignorance, l’apprenti lui présentait par le manche le bâton de houx, qui faisait depuis longtemps sur ses épaules l’office d’exécuteur des hautes colères de Protat.

— Si j’ai menti, monsieur Protat, dit Zéphyr en tendant le dos, tuez-moi tout de suite avec ça, et que ça finisse.

Les yeux du sabotier s’étaient portés sur le manche du gourdin. La poignée, largement ébauchée, représentait deux serpens enroulés. Si rapidement que cette ébauche eût été exécutée, le résultat atteint n’était pas ordinaire ; l’enlacement des deux reptiles avait un aspect effrayant d’abord, et d’une vérité inquiétante.

— Eh bien ! oui, dit Protat, c’est gentil. Et il se retourna du côté de Zéphyr, auquel il parlait d’un ton déjà radouci.

— Ce n’est pas seulement gentil, répondit Cécile, qui avait examiné ce travail improvisé, c’est un petit chef-d’œuvre, et pour avoir pu faire cela en aussi peu de temps, il faut que votre apprenti soit un artiste véritable.

— Bah ! répliqua le sabotier, à quoi ça peut-il être utile ?

Et Adeline, qui à son tour admirait l’œuvre de Zéphyr avec une admiration naïve, interrompit son père : — Tout ce qui est beau est utile d’une certaine façon ; mais bien des choses utiles ne sont belles d’aucune, dit la jeune fille.

Complimenté par tout le monde et même par son maître, que sa fille avait forcé à se rendre à l’évidence, flatté par Cécile, qui mêlait à ses louanges ces câlineries féminines qui exercent une si grande influence sur l’amour-propre, Zéphyr subissait pour la seconde fois dans cette journée l’assaut de L’orgueil. Pendant que Lazare expliquait au sabotier qu’il était nécessaire, dans l’intérêt futur du jeune garçon, qu’il vînt à Paris, ayant soin d’ajouter que Zéphyr n’aurait aucune dépense à faire, — l’apprenti, dont l’imagination allait en avant, s’enivrait au son des paroles qui lui promettaient un avenir de gloire et de fortune, Adeline, de son côté, regardait Lazare, dont le geste et la parole s’animaient toutes les fois qu’il parlait de sa profession, et dans cette attention de sa jeune amie, Cécile, qui l’observait, crut bien remarquer que ce n’était pas seulement la curiosité qui rendait Adeline aussi attentive. La jeune fille, en effet, était sous le charme de la voix de Lazare. Les raisons que faisait valoir l’artiste en faveur de Zéphyr rencontrèrent enfin un écho chez Protat lui-même.

— Eh bien ! mon garçon, dit Protat à son apprenti, c’est convenu : puisque M. Lazare prétend que tu pourras y devenir quelque chose, tu iras à Paris. Tâche de faire un jour fortune avec tes petits talens, et si tu deviens plus tard un grand homme, rappelle-toi ton père adoptif, qui t’aura appris un bon état.

— Comment donc ça ? fit Zéphyr.

— Dame ! sans doute… n’es-tu pas mon élève ?

Comme le dîner était achevé depuis longtemps, toute la compagnie sortit pour prendre l’air dans le jardin. C’était la fin de l’un des jours les plus brûlans de l’année. L’air, attiédi par les haleines du soir et le voisinage de la rivière, s’imprégnait des arômes de certaines fleurs qui semblent conserver leur parfum pour la nuit, comme le rossignol, qui réserve ses plus beaux chants pour l’heure des étoiles. Sur les eaux du Loing, claires, rapides et murmurantes, flottait une vapeur blanche et légère que la naissante clarté du croissant de la lune faisait paraître presque diaphane. Dans les roseaux qui bordaient la rivière, les rainettes commençaient leur concert nocturne et monotone, et préludaient comme des musiciens qui se donnent l’accord. Les buissons qui clôturaient le jardin et les herbes qui bordaient les allées se constellaient de tremblotantes illuminations de vers luisans. Protat, appelé chez le notaire du pays pour un rendez vous, était sorti à la fin du repas, laissant Lazare avec les deux jeunes femmes. L’artiste et ses deux compagnes demeurèrent pendant quelques minutes sous l’impression que leur causait le calme de cette soirée pacifique. Par discrétion, et pensant que les deux amies pouvaient avoir à causer, Lazare s’était retiré et fumait sur un banc éloigné. La voix de Cécile le rappela bientôt.

— Monsieur, lui dit-elle, il nous arrive de l’autre côté de l’eau une délicieuse odeur de foin. On a fauché la prairie qui est en face. Adeline et moi nous avons envie d’aller nous asseoir sur les meules. Auriez-vous la complaisance de nous passer de l’autre côté ?

Lazare fit entrer les deux femmes dans le bachot, le détacha du pieu où il était amarré et commença à ramer. — Je vous proposerais bien de faire une promenade, leur dit-il ; mais la navigation est très difficile, surtout dans cette partie où la rivière est tellement obstruée par les herbes, que M. Protat assure qu’une anguille pourrait s’y noyer. — Comme pour justifier son dire, au même instant le bachot s’arrêta au milieu des herbages flottans, et Lazare éprouva quelque difficulté à dégager ses avirons embarrassés. — C’est là que Zéphyr a manqué se noyer hier, et moi avec lui, dit-il.

Cécile sentit Adeline tressaillir auprès d’elle. — Quoi ! dit-elle après que Lazare, qu’elle avait interrogé à propos de cet accident, lui eut raconté la tentative de l’apprenti. Si jeune, un enfant presque, il songeait à mourir ! Sait-on quelle raison a pu le pousser à cet acte de désespoir ?

— Zéphyr est un être très singulier et très mystérieux, répondit l’artiste : il ne dit pas ses secrets, même à ses amis.

— Ah ! s’écria Cécile en aidant Adeline à descendre sur le sable fin et blanc où le bachot venait d’aborder, pour un personnage aussi mystérieux, ce monsieur Zéphyr est bien étourdi, et s’il ne dit pas son secret, il aide au moins à le deviner.

— Comment cela ? demanda Lazare étonné.

— Sans doute, continua Cécile, puisqu’il l’écrit. — Et aux vifs rayons de la lune, elle indiqua, du bout de son petit pied, des caractères formés par des cailloux rapprochés les uns des autres de manière à composer très visiblement deux noms : celui de Zéphyr et celui d’Adeline.

— Ma foi, mignonne Adeline, dit Lazare à celle-ci, demeurée toute pensive devant cette révélation soudaine, c’est la vérité, Zéphyr…

— Zéphyr est amoureux de toi, continua Cécile en serrant le bras de son amie.

— Quelle folie ! balbutia-t-elle pour dire quelque chose.

— Mais, ajouta la jeune femme, c’est à cause de cela qu’il voulait mourir sans doute, et c’est avant d’accomplir son projet qu’il écrivait ton nom sur le sable à côté du sien, au bord de cette rivière où il aurait pu rester sans le dévouement de M. Lazare, qui a couru à son secours. Et cela ne te touche pas un peu ?

— Ah ! dit Adeline naïvement, quand j’ai vu M. Lazare tomber au milieu de ces herbes dangereuses, cela m’a fait un bruit autour de la tête, comme si je m’étais noyée moi-même. Aussi, quand je l’ai vu reparaître, je lui ai été bien reconnaissante…

— De ce qu’il n'était pas mort en sauvant Zéphyr, lui glissa Cécile à l’oreille.

— Mademoiselle Adeline, interrompit l’artiste, vous savez le secret de cet enfant, mais feignez de l’ignorer et n’en parlez pas à votre père. J’ai quelque influence sur votre apprenti, j’essaierai de le guérir ; d’ailleurs, il va me suivre à Paris, et quand il ne vous verra plus auprès de lui tous les jours, il reviendra à des sentimens plus raisonnables : l’absence est un bon remède.

Alors intervint Cécile, qui se plut à taquiner un peu son amie, en même temps qu’elle voulait aussi pénétrer dans la pensée du jeune homme. — Qui sait, dit-elle, si Adeline souhaite être oubliée ? Zéphyr est bien jeune, mais il cessera de l’être ; il possède déjà un talent qui pourra grandir également. Le soin de son avenir va vous être confié, monsieur Lazare. Si Adeline, qui se tait parce qu’elle n’ose pas parler peut-être, vous disait : « Au lieu de me faire oublier, faites au contraire qu’il pense a moi ; entretenez dans le cœur de Zéphyr cet amour dont il m’a déjà donné une si grande preuve ; faites qu’il devienne le mobile de son ambition, et, quand il sera un homme, qu’il vienne me demander à mon père… »

— Si Mlle Adeline veut endosser les paroles que vous venez de dire, j’aurai le plus grand plaisir à m’y conformer, répondit Lazare en riant, d’autant plus que j’avais la même intention, et qu’en découvrant ce matin le talent de ce garçon, en même temps que je découvrais son amour, — car c’est une vraie passion qu’il éprouve, — je m’étais intéressé doublement à lui, et je m’étais proposé de le servir dans ses deux ambitions. Mignonne Adeline, consultez votre petit cœur : vous êtes une adorable enfant, toute remplie d’excellentes qualités ; personne ne vous aimera mieux que ce pauvre être pour qui vous avez été une révélation de la bonté humaine, pour qui vous avez été une raison de vivre et une raison de mourir. Voulez-vous que je travaille et que je le fasse travailler à faire disparaître toutes les inégalités qui vous séparent ? Voulez-vous que je le rapproche de vous par l’intelligence comme il s’est déjà rapproché lui-même par le cœur ? Enfin voulez-vous me répéter ce que madame disait à l’instant : — Rendez-le digne de moi ? — Je vous jure que j’aurai pour Zéphyr les soins et l’amitié qu’on a pour un frère, ne serait-ce que pour acquérir un jour le droit de vous aimer vous-même comme une sœur.

Pendant que Lazare parlait ainsi, Cécile, qui tenait la main d’Adeline dans la sienne, s’aperçut que cette main devenait glacée.

— Taisez-vous, monsieur, dit Cécile à voix basse, elle va se trouver mal. — Et la jeune femme entraîna avec elle son amie toute chancelante.

— Brute, double brute que je suis ! murmura Lazare quand il se trouva seul ; j’avais oublié que cette petite m’aime ; chacune de mes paroles a dû lui faire une blessure au cœur. Allons, décidément, ajouta-t-il en se laissant tomber paresseusement sur une meule de foin, — je commence à craindre que le mariage de Zéphyr ne reste à l’état d’utopie.

Lazare était doué d’une organisation nerveuse ; mais, possédant une grande puissance de volonté, il était parvenu à dominer ses émotions. Toute sensation vive, pensait-il, est un amoindrissement de l’intelligence, et un artiste doit commander à ses impressions, ou ne s’abandonner qu’à celles qui peuvent servir à l’étude. — Ce système qu’il n’avait pas inventé, Lazare l’avait au moins exagéré en vivant réfugié dans l’égoïsme de l’art, passion unique, seule préoccupation qu’il ait eue, et qui lui avait fait sacrifier, non pas sans peine d’abord, les plaisirs et les jouissances de la jeunesse. Par suite de cette habitude, il refoulait sans effort toutes les aspirations étrangères à cet art, dans lequel il savait, par compensation, trouver un dédommagement aux privations volontaires qu’il s’imposait. La vue d’un beau site, la contemplation d’un chef-d’œuvre le jetaient dans des ravissemens qui se prolongeaient pendant des jours entiers ; la sensation qu’il avait éprouvée se répercutait comme un son reproduit par les mille bouches de l’écho. S’il avait pu dompter la nature, il lui avait été impossible de la vaincre entièrement, et quand ces rébellions se produisaient, selon le hasard de quelque influence imprévue, il devenait d’autant plus accessible à l’émotion qu’il ne s’y abandonnait point familièrement. Quelle que fût la nature de ses impressions, elles étaient d’autant plus vives, qu’elles avaient été contenues. Ces accidens, qu’il ne regrettait pas, renouvelaient pour ainsi dire l’atmosphère de sa pensée ; c’est pourquoi sans doute il appelait cela « donner de l’air à son cœur, qui sentait le renfermé. » Déjà, depuis quelques instans, il avait ressenti des symptômes avant-coureurs d’une de ces sortes de crises ; cela lui était facile à remarquer par la brusque séparation qui s’établissait alors entre l’homme et l’artiste. Ainsi, en admirant ce coin de paysage baigné dans une ombre transparente, il ne lui était pas venu à l’idée de chercher dans cet effet un point de rapport avec tel ou tel tableau, telle ou telle école ; il s’était livré au charme de l’heure et du lieu. À cette première disposition sentimentale vint se mêler ensuite un long enivrement, causé par ces pénétrantes odeurs qui se dégagent du foin nouvellement fauché, et, selon les natures, provoquent des irritations soudaines, ou causent un état de langueur qui, sans que l’on sache pourquoi, amène les larmes aux yeux. Cet enivrement, Lazare commença à en sentir les effets. Comme il était déjà trop tard pour qu’il pût s’y soustraire, il s’en allait malgré lui sur la pente d’une rêverie douce, pleine de tableaux confus, peuplée d’apparitions rapides, — vieux souvenirs, jeunes espérances ; — mais dans tous ces tableaux, dans toutes ces apparitions qui se succédaient, un tableau se reproduisait obstinément, une figure reparaissait sans cesse. Lazare se voyait dans son atelier, auprès de son chevalet ; par sa fenêtre ouverte, il apercevait ce paysage des bords du Loing, tel qu’on le voyait des fenêtres du père Protat. Dans cette même prairie où il faisait ce rêve, il voyait Adeline comme il pouvait la voir en réalité dans ce même instant, assise auprès de cette meule ; elle lui faisait signe de loin, et lui montrait un petit enfant qui se roulait dans le foin en poussant des cris joyeux.

— C’est extraordinaire ! s’écria Lazare en se levant tout à coup ; mais il ne m’en arrive jamais d’autres avec ces diables de meules. Je ne peux pas respirer deux minutes une poignée de ces herbes sans que cela me donne sur les nerfs.

Comme il faisait cette remarque, il aperçut Adeline qui s’avançait d’un autre côté au bras de Cécile. — Parbleu ! pensa Lazare, Zéphyr a décidément bon goût. Adeline est gentille au soleil, charmante à la lampe, mais elle est ravissante au clair de lune.

La fille du sabotier, pressée par son amie et prise d’un soudain besoin d’épanchement, venait de lui faire ses confidences à propos de Lazare. En écoutant ce récit, Cécile s’était intéressée à cet amour et semblait s’étonner que Lazare, qui avait dû s’en apercevoir, s’y montrât aussi indifférent. — Après cela, pensait-elle intérieurement, c’est un honnête homme, et ne voulant pas d’Adeline pour femme, il ne veut pas, heureusement pour elle, y songer autrement.

— Et ton père sait ton inclination ! avait repris Cécile ; mais alors c’est très imprudent à lui de conserver ce pensionnaire, il aurait dû trouver un prétexte pour l’éloigner.

— Ton arrivée lui a fourni ce prétexte, répondit Adeline tristement. Voilà déjà M. Lazare hors de la maison.

— Ce n’est point être dehors que de pouvoir y venir tous les jours, comme il va continuer à le faire, et d’ailleurs, quand je serai partie, il reprendra sa chambre. Il faudra que je parle à ton père à ce propos.

— Oh ! non, je t’en prie, fit Adeline avec supplication. Quel danger y a-t-il à ce que M. Lazare reste chez nous, puisqu’il ne m’aime pas et ne pense à moi que pour me souhaiter la femme d’un autre ?

— Mais, reprit Cécile, à propos de cet autre, tu aurais dû tout à l’heure faire une expérience sur M. Lazare. Qui sait ? Il ne t’aime pas peut-être parce qu’il ignore que tu l’aimes !

— Quelle expérience ? demanda Adeline.

— Écoute, lui dit Cécile, il n’est pas trop tard pour tenter cette épreuve. M. Lazare te demandait tout à l’heure si tu voulais qu’il se chargeât de rendre un jour Zéphyr digne d’être ton mari : va-t’en lui dire que oui, et fais-lui comprendre que, si tu n’as pas répondu tout de suite, c’est que tu étais gênée par moi. Va, je t’attendrai. Observe l’effet que tes paroles produiront sur M. Lazare ; tu m’en rendras compte. Tu ne comprends rien à cette manœuvre, innocente que tu es ! C’est ce qu’on appelle de la coquetterie. Ou M. Lazare sait que tu l’aimes…

— Comment le saurait-il ? demanda Adeline. Je ne le lui ai jamais dit.

— Eh ! ma chère ! s’écria Cécile, tu embaumes l’amour. — Et elle poussa son amie dans la direction où elle avait aperçu Lazare. Adeline était partie, résolue à suivre ce conseil ; mais, arrivée devant Lazare, elle manqua de courage.

— Tiens ! c’est vous, mignonne Adeline ! lui dit l’artiste, assez étonné de la voir toute seule. Où donc est votre amie ?

— Je l’ai quittée un instant exprès pour venir vous parler, dit la jeune fille.

— À moi ! fit l’artiste.

— Monsieur Lazare, continua Adeline très vite, vous êtes parti ce matin sans mettre vos guêtres de cuir pour aller en forêt ; c’est bien imprudent. Comme il a fait très chaud cette année, il y a beaucoup de vipères. La semaine passée, il y a encore eu un fendeur de lattes piqué ; il a failli en mourir. Prenez donc bien garde. Songez donc ! s’il vous arrivait un malheur…

Et il y avait tant d’inquiétude dans cette recommandation faite d’une voix tremblante, que cela eût suffi pour révéler le sentiment qui la dictait, si Lazare n’en avait point été instruit.

— Merci, chère fille, dit-il à Adeline en la prenant familièrement par la taille, comme il avait l’habitude de le faire. Il allait l’embrasser sur le front, mais il s’arrêta tout à coup, et, portant doucement à ses lèvres la main de la jeune fille, il lui dit : — Je ne veux point que vous soyez inquiète à cause de moi, Adeline, et je prendrai des précautions… Merci…

Adeline s’échappa et retourna auprès de Cécile.

— Eh bien ! lui demanda celle-ci, et notre épreuve ?

— Ah ! fit Adeline, qui n’y songeait déjà plus ; puis, affectant un air triste, elle répondit : Eh bien ! il n’a pas eu l’air étonné du tout.

— Mais il m’a semblé qu’il te baisait la main ; est-ce une habitude entre vous ?

— Non, fit Adeline ; quand il m’embrasse, c’est devant mon père, et sur le front, comme les enfans.

— Eh bien ! ma chère, en te baisant la main, il t’a traitée comme une femme ; c’est déjà un changement . Fais semblant de t’occuper de Zéphyr, tu en verras sans doute bien d’autres.

En parlant ainsi, elles allèrent ensemble rejoindre l’artiste, qui était debout sur le rivage, regardant l’eau couler, occupé machinalement à compter les étoiles qui s’y reflétaient, tandis que sa pensée retournait en souvenir à ce rêve singulier qu’il avait fait dans le foin.

— Nous allons rentrer, dit décile en se dirigeant vers le bateau, dans lequel elle fut s’asseoir avec sa compagne.

Un brusque mouvement de Lazare fit un instant incliner l’embarcation ; c’était justement près de l’endroit qu’il avait désigné en parlant du sauvetage de l’apprenti.

— Prenez garde, vous allez nous noyer, fit Cécile. Et, après avoir sauvé le futur, vous ne pourriez peut-être pas sauver la fiancée !

— Pardon, dit Lazare, je ne comprends pas.

— Mais, continua Cécile, Adeline ne vous a donc rien dit tout à l’heure ? Elle m’avait cependant quittée pour aller vous annoncer qu’elle acceptait vos propositions relativement au jeune sculpteur.

— Hein ? fit l’artiste étonné ; c’est vrai, mignonne, vous consentez ?

— Mais parle donc ! dit Cécile tout bas à Adeline.

— Dame ! reprit celle-ci, si ce pauvre garçon m’aime tant que ça !

— Tu as raison, ma fille, il faut aimer qui nous aime, dit son amie.

Comme Adeline allait répondre, Lazare imprima une si brusque impulsion à son aviron, que le taquet se brisa, et la rame lui échappa des mains pour s’en aller à la dérive. — Au diable ! s’écria l’artiste avec un accent d’humeur.

— Tu vois, tu vois, murmura Cécile à l’oreille de son amie, il est fâché de la nouvelle.

— Est-ce que nous allons rester au milieu de l’eau ? Je vais appeler le gamin, dit Lazare avec impatience ; il viendra nous rejoindre dans le bachot du voisin.

— Quel gamin ? demanda Cécile.

— Eh ! parbleu, Zéphyr.

— C’est juste, continua l’amie d’Adeline ; c’est bien le moins qu’il se dérange pour sa femme.

— Ce n’est pas la peine, fit Adeline, rendue joyeuse par la mauvaise humeur de Lazare. La gaffe est dans le bateau.

— Nous voilà tout à l’heure dans le courant, reprit le jeune homme du même ton bourru ; nous n’en sortirons qu’à la rame.

— Ah ! fit Adeline en riant, je suis un peu marinière, moi. — Et, s’emparant de la gaffe, elle repoussa doucement Lazare en lui disant :

— Allez vous asseoir, je vais vous ramener au port, et en deux minutes.

En effet, elle avait fait attérir le bachot au pied du jardin de son père. L’apprenti se trouvait précisément au débarcadère.

— Donne-moi la main, lui dit Adeline, que je descende. — Et elle serra doucement la main que Zéphyr lui avait tendue.

— Monsieur Lazare, dit le jeune garçon à l’oreille de l’artiste en l’arrêtant au passage, vous ne savez pas une chose ? Mlle Adeline vient de me caresser !

— Va-t-en au diable ! répondit le peintre. — Après avoir rapidement souhaité le bonsoir au sabotier, revenu de son rendez-vous, Lazare se retira sans adresser une seule parole à Adeline, que ce brusque départ, en dehors des habitudes du pensionnaire, rendit à la fois heureuse et fâchée.

— Parbleu ! murmurait l’artiste en regagnant son nouveau domicile, on a bien raison de dire que le cœur des femmes est le royaume du caprice. Cette girouette aux yeux noirs a-t-elle assez vite tourné du non au oui ? Bah ! qu’elle épouse ou non Zéphyr, le principal était qu’elle ne songeât plus à moi ; elle commence à m’oublier, il faut l’aider à finir.


III. — les propos de village.

Comme il entrait à la Maison-Blanche, auberge qui sert en même temps de café, la salle était encore pleine de monde, et Lazare remarqua qu’en le voyant paraître, les groupes rassemblés autour des tables arrêtaient leur conversation, qui semblait très animée. Cette interruption fut de courte durée. Lazare, ayant pris sa clé et son flambeau, quitta la salle pour monter à sa chambre. Dès qu’il eut disparu, les buveurs recommencèrent à arroser d’une aigre piquette les aigres propos que faisait naître la chronique scandaleuse du village.

L’intérieur de la maison Protat était particulièrement sur le tapis. Malgré les précautions prises pour assurer le mystère des événemens dont cette maison avait la veille été le théâtre, la malignité publique, ayant trouvé un texte à glose dans la tentative de Zéphyr, n’avait point voulu croire entièrement au rapport des parties intéressées. C’est chose rare, du reste, qu’on puisse dépister les soupçons d’une meute de curieux et d’oisifs qui flairent La prochaine curée d’un scandale. On avait donc secoué la tête dans le village, lorsque Madelon avait essayé de donner le change à ceux qui l’interrogeaient. Un détail révélé par le garçon de la mairie, qui avait porté chez M. Protat la boîte de secours pour les asphyxiés, vint d’ailleurs combattre les dénégations de la servante du sabotier. L’employé avait remarqué autour des jambes de l’apprenti le cercle tracé par les cordes auxquelles Zéphyr avait attaché les deux grosses pierres qui avaient rendu son sauvetage si difficile. Ce témoin avait en outre ajouté qu’en arrivant sur les lieux, il avait trouvé tous les gens qui entouraient le noyé, — particulièrement le père Protat et le désigneux, — très bouleversés. Quant à la demoiselle, (c’est le nom que les gens de Montigny donnaient à Adeline), elle était quasiment comme morte. Cette inquiétude si naturelle que le danger couru par l’apprenti avait fait naître, les méchantes langues la détournaient du sens naturel. Le suicide prémédité ne fut plus même contesté, et les conjectures commencèrent à se grouper autour de cet événement.

Pendant toute la journée, on n’avait parlé que de cela dans le village, les hommes aux champs, les femmes au lavoir. Protat n’était pas aimé dans le pays, peut-être parce qu’il était de tous les habitans celui qui possédait le plus de bien, et qu’il s’en montrait un peu trop satisfait. Sa fierté paternelle n’était pas non plus étrangère à cet éloignement, qui ne laissait point passer une occasion sans se manifester par une petite hostilité. Quant à Adeline, c’était véritablement de la haine que La pauvre enfant avait fait naître, sans douter, depuis son retour dans Le village. Toutes Les commères savaient aussi bien qu’elle-même le compte des robes de soie qu’elle avait dans sa commode. On connaissait le nombre de ses bijoux, on citait la finesse de son linge, qui excitait à la fois l’admiration et l’envie, quand Madelon venait le battre au lavoir, et il n’y avait point de railleries dont elle ne fût l’objet à cause de la dentelle qu’elle mettait à ses oreillers et, disait-on même, à ses torchons. Plus que tout le reste, ce luxe innocent avait amassé sourdement sur sa tête une haine envieuse, absurde et brutale, qui n’attendait qu’un prétexte pour éclater.

La tentative de l’apprenti fit luire le premier éclair de cet orage qui menaçait Protat et sa fille. Au moment où Lazare venait de rentrer, les gens rassemblés à la Maison-Blanche devisaient bruyamment, comme nous l’avons dit, à propos de cet événement. Zéphyr, comme on l’a pu voir, n’avait jamais excité grande sympathie dans le village. À l’époque où Protat l’avait adopté, au lieu de lui savoir gré de cette action charitable, on l’avait presque raillé ; un plaisant avait même dit, en faisant allusion au vilain museau de l’orphelin, que Protat l’avait sans doute recueilli pour aller le montrer dans les foires, comme un animal curieux. Aussi le brutal système d’éducation employé par le sabotier avec son apprenti n’avait-il jamais encouru le blâme ; on trouvait tout naturel qu’il le battit pour le faire travailler ; mais, dans les circonstances actuelles, une réaction s’opérait en faveur de l’apprenti, que son suicide rendait intéressant. Ceux qui s’étaient érigés en juges instructeurs de l’accident tombèrent d’accord que les mauvais traitemens qu’il endurait dans cette maison avaient poussé Zéphyr au désespoir, et pour appuyer cette opinion, mille révélations mensongères vinrent l’une après l’autre transformer en persécution préméditée, en tortures de tous les jours et de toutes les heures, l’existence de ce pauvre infortuné. L’un assurait que l’apprenti couchait dans une cave, sur de la paille, qu’on ne lui changeait que tous les ans. Un autre disait qu’on ne lui donnait pas à manger tous les jours, et que sa nourriture était tellement immonde, que le cochon du père Protat n’en aurait pas voulu. Un troisième affirmait avoir entendu le sabotier menacer son apprenti de le tuer ; c’était le même que Protat avait failli étrangler quinze ans auparavant, pour avoir dit qu’il n’aimait pas sa fille. Tous ces mensonges étaient d’autant plus dangereux, qu’ils étaient présentés avec une habileté perfide ; la malveillance évoquait des faits dont quelques-uns, exagérés avec art, avaient cependant en eux-mêmes un principe d’exactitude.

Au milieu de la soirée, l’enquête villageoise avait idéalisé Zéphyr en victime. On le comparait à Gaspard Hauser, dont l’image et la complainte étaient collées sur l’un des murs de la Maison-Blanche. Quant à Protat, la qualification de bourreau d’enfans, qu’il avait redoutée, ne lui fut point ménagée. Une version encore plus malveillante que toutes celles qui avaient circulé jusque-là fut introduite dans le groupe irrité par un jeune homme qui venait d’achever une partie de billard et vint se mêler aux buveurs. C’était un clerc du notaire de Montigny, que son patron avait renvoyé tout récemment. Ce garçon, espèce de beau-fils campagnard, était le point de mire de toutes les coquetteries villageoises. Il avait remarqué Adeline à l’église, où il allait le dimanche exprès pour elle, aux fêtes de village des environs, où le sabotier conduisait sa fille, et il avait essayé assez grossièrement de faire comprendre à celle-ci qu’il la remarquait. Adeline n’avait pas compris, ou n’avait pas voulu comprendre. Cependant le clerc, qui s’appelait M. Julien, — on disait « le beau M. Julien » dans tout le pays, — ne s’était point désespéré. Adeline était dans le village la seule fille qui eût l’air d’une demoiselle ; il était, lui, le seul homme ayant l’apparence d’un monsieur. Dans l’imagination du clerc, son castor blanc et son habit noir devaient être une irrésistible attraction pour le chapeau de paille et la robe de soie d’Adeline.

Un jour, c’était à la fête de Montigny, M. Julien vint inviter Adeline à danser. Malgré la répugnance que le clerc lui inspirait, la jeune fille avait accepté ; mais, comme le beau clerc s’était permis de lui serrer la taille et de lui presser les mains plus qu’il n’était besoin pour les nécessités de la figure, elle l’avait laissé au milieu du bal, achevant parmi les quolibets du quadrille les fioritures un peu aventurées d’un pas à l’instar des bals de Paris. En outre, comme ses attentions pour la fille du sabotier avaient blessé les autres jeunes filles auxquelles il ne prenait plus garde, le beau M. Julien ne put trouver une seule danseuse. Cette mortification publique avait fort irrité son amour-propre, el il avait conservé rancune à Adeline. Tel était le personnage qui vint subitement se mêler aux récriminations que le sabotier était en train de soulever.

— Hé ! dit M. Julien en s’asseyant familièrement parmi les buveurs, il a bien d’autres choses qui se passent dans la maison du bord de l’eau ! et il paraît que l’aventure de l’abruti (on désignait quelquefois Zéphyr sous ce nom) se rattache à celle de la demoiselle.

Cette simple préface avait resserré le groupe des auditeurs autour de M. Julien, qui se mit alors à narrer, avec toutes sortes de restrictions encore plus compromettantes que des affirmations, une de ces fables dans lesquelles celui qui parle met dans la bouche d’un on anonyme tous les propos dont il ne veut point endosser la responsabilité. Cette fable habilement tissée donnait à entendre que le petit Zéphyr avait découvert une intrigue entre la demoiselle et le désigneux qui depuis deux ans venait passer les étés à Montigny. Pour se venger de la fille du sabotier, qui était aussi dure qu’elle était arrogante et méprisante pour tout le monde, l'abruti avait dénoncé au sabotier le secret qu’il avait découvert ; mais Protat, au lieu de s’en prendre aux deux coupables, avait fait éclater toute sa colère sur leur dénonciateur. Pour empêcher l’abruti d’aller jaser, il lui avait fait de telles menaces, que celui-ci, croyant que son maître voulait le tuer, s’était sauvé dans le jardin, où Protat l’avait poursuivi, et c’était alors qu’il était tombé dans l’eau.

— Mais, interrompit quelqu’un, on prétend qu’il avait des pierres aux jambes quand on l’a tiré de l’eau, ce qui indique qu’il s’est noyé.

Ce détail semblait contredire l’anecdote racontée par le clerc, mais il tourna la difficulté. — Puisque le petit s’est jeté dans l’eau pour échapper aux coups de bâton, c’est bien comme un suicide. Et d’ailleurs, ajouta-t-il, je répète ce qu’on dit. N’ai-je pas entendu raconter tout à l’heure que le sabotier, son pensionnaire et la Madelon elle-même étaient comme des fous quand ils ont cru que le petit garçon était mort ? La demoiselle n’était-elle point sans connaissance ? Eh bien ! est-ce que tout cela ne se rapporte pas avec ce qu’on dit, et n’est-ce pas une confirmation de l’aventure que ce brusque changement de logis du désigneux, qui arrive d’hier seulement dans la maison du bord de l’eau, plie bagage et s’en vient demeurer à l’auberge ?

— Mais ce monsieur n’est pas en pension ici, dit le propriétaire de la Maison-Blanche ; il ne doit qu’y coucher. Il a cédé sa chambre de là-bas à une dame qui est descendue chez Protat.

— Parbleu ! continua le clerc, c’est un prétexte, il y a bien assez de logement chez le sabotier ; mais Protat a pensé que le départ de son pensionnaire ferait taire les propos, au cas où l’aventure s’ébruiterait, ce qui ne peut manquer d’arriver, ajouta-t-il avec conviction en regardant ses auditeurs, qui n’en étaient déjà plus à discuter la vraisemblance de ces insinuations.

— Tout ça, dit l’un, tout ça pourrait bien devenir du vilain.

— Eh ! fit le clerc, tel que ça est, ce n’est déjà pas beau.

— Toutes ces mijaurées-là, ajouta un autre en parlant d’Adeline, finissent mal. Avec ses manières et ses toilettes de princesse, on devait bien se douter que le premier qui lui en conterait…

— Oui, — reprit un troisième, père d’une fille idiote et difforme, — l’esprit qu’on donne aux filles n’est bon qu’à leur faire faire des bêtises.

— Ah ça ! il ne voyait donc pas clair, le père Protat ?

— Eh ! fit le clerc, il n’y a, comme dit le proverbe, de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ; d’ailleurs c’est un homme dur au gain. Il n’est déjà pas trop chrétien, mais il se ferait Juif pour un écu de cent sous. Je l’ai vu à l’étude se disputer comme un chien avec mon patron pour le prix des actes ; il trouvait le moyen de faire réduire le tarif. Il gagnait gros chaque année avec le désigneux, car vous pensez bien que celui-ci ne marchandait pas !

— Parbleu ! interrompit l’un des buveurs avec un rire cynique, on lui donnait de bons morceaux. C’est qu’elle est bien tournée, la demoiselle, quoiqu’elle soit pâle et mignonne comme un Jésus de cire.

— Et d’ailleurs, reprit le clerc en continuant à souffler sur la mèche, si le bonhomme avait voulu se fâcher, la demoiselle, qui le fait tourner comme un tonton, aurait bien su l’en empêcher.

— Elle ne craint donc pas de se compromettre ?

— Elle sait qu’elle est riche et qu’elle trouvera toujours un mari pour son argent.

— C’est vrai ; elle doit avoir de quoi : le sabotier est bien dans ses affaires et s’agrandit tous les jours.

— Dame, reprit M. Julien en portant le dernier coup, Protat est d’autant mieux dans ses affaires que vous êtes mal dans les vôtres, et qu’il s’agrandit au fur et à mesure que vous vous amoindrissez. Ainsi, sans que vous vous en doutiez, il y aura plus d’un de vos écus dans la dot de sa fille ; c’est pour ça qu’elle est si insolente avec les vôtres. — Et M. Julien révéla aux paysans les mystères de l’étude de son patron ; il leur expliqua que tels emprunts contractés par eux dans des instans de gêne avaient été fournis par des prête-noms du sabotier, qui employait des tiers pour se montrer plus dur à l’intérêt et plus impitoyable quand le défaut de remboursement autorisait des poursuites qui amenaient des expropriations.

— Vous vous étonniez, continua le clerc, que ce fût toujours Protat qui rachetât vos terres ; cela n’était pas surprenant, il les rachetait à lui-même, puisque vos prêteurs, Mortelet de Nemours et Compiaigne de Fontainebleau, étaient ses prête-noms. Et vous savez combien de temps ces messieurs mettaient entre un non-remboursement et un protêt…

— Pas cinq minutes de plus que la loi n’accorde, dit un paysan dans les vignes duquel le sabotier récoltait son raisin. Et comme il faisait monter l’intérêt, quand il consentait un renouvellement !

— Ah ! oui, reprit un autre, la rente aurait pu manger le capital.

Ces révélations, mensongères comme tout le reste, contenaient cependant une certaine dose de vérité. Protat, comme tous les paysans tourmentés par le besoin de s’agrandir, et qui trouvent toujours que la récolte est meilleure dans le champ du voisin que dans le leur, avait deux ou trois fois, pour mettre une borne à sa marque dans quelque vigne d’un bon rapport, fait prêter des sommes à son propriétaire, sachant que l’hypothèque en ferait plus tard son bien. L’hostilité des gens de Montigny contre le sabotier n’avait guère jusque-là d’autre cause que la jalousie que leur inspirait sa prospérité, comparée à leur gêne ; mais les récits de M. Julien transformèrent ces mauvaises dispositions, demeurées passives, en une haine qui se trouva justifiée à leurs yeux quand les paysans apprirent que la fortune du sabotier était faite de leur ruine. Le clerc devina que cette malveillance, habilement envenimée, ne demanderait pas mieux, si l’occasion était offerte, de devenir active.

— Parbleu ! dit-il en s’adressant à deux ou trois de ceux qui se croyaient plus particulièrement victimes des spéculations du sabotier, c’est malheureux pour vous que vos terres soient devenues la propriété de Protat : d’ici à quelque temps, il y aura un beau coup à faire. — Il leur expliqua alors qu’il était question, secrètement encore, d’un embranchement de chemin de fer qui devait traverser la vallée du Loing. Exagérant ensuite les prix que la compagnie concessionnaire accorderait pour les terrains compris dans le tracé, il redoubla leurs regrets de n’être plus possesseurs de ces terrains, et leur haine pour Protat, qui allait profiter de ce bénéfice. — Vous devriez essayer de les racheter au sabotier, leur dit-il : il ne se doute de rien et voudrait se débarrasser de ces pièces du Petit-Barrau, qui sont d’un pauvre rapport ; mais je sais qu’il a déjà refusé de vendre, ne trouvant pas un bon prix. C’est un obstiné qui ne se déciderait à perdre que s’il était pressé par quelque circonstance qui lui forcerait la main, un événement imprévu qui l’obligerait à quitter le pays.

— Pourquoi s’en irait-il ? tout son bien est par ici.

— Il y a des cas où l’intérêt est obligé de céder devant la nécessité. Supposons, par exemple, que l’aventure de la demoiselle avec le désigneux....

— Mais est-elle bien sûre, cette histoire-là ? interrompit l’un des paysans pris soudainement d’un doute.

— Laisse donc aller M. Julien, reprit un autre qui, plus fin que son compagnon, voyait sans doute venir le clerc.

— Je ne m’engage pas à prouver l’histoire, moi, reprit M. Julien. Les affaires de la demoiselle ne me regardent pas ; j’envisage seulement le résultat qu’un éclat pourrait avoir. Si Mlle Protat se trouvait compromise, c’est une personne trop fière pour rester dans le pays, et elle forcerait sans doute son père à le quitter. Dans ce cas-là, le sabotier, qui ne pourrait pas emporter sa maison et ses terres avec sa honte, serait obligé de vendre, et, se trouvant pressé de réaliser, il pourrait, comme vous disiez tout à l’heure, se montrer plus coulant au contrat.

— Et vous dites, monsieur Julien, reprit l’un des paysans, que l’embranchement doit passer dans mes pommes de terre ?

— Dans vos anciennes pommes de terre, répondit le clerc avec intention ; mais, ajouta-t-il, vous comprenez que si Protat est forcé de vendre mal, au moins ne vendra-t-il qu’au comptant.

— J’entends bien. Voilà précisément le guignon ; je n’ai pas le sou.

— Pourquoi n’emprunteriez-vous pas à votre cousin le maréchal-ferrant de Sorques ? Vous pourriez lui promettre une part dans le bénéfice de l’affaire du Petit-Barrau.

— Eh ! répondit le paysan, vous savez bien que mon cousin a été forcé de quitter Sorques à cause d’un charivari que les jeunes gens ont donné à sa fille qui s’était laissée séduire par un militaire.

— C’est vrai, répliqua tranquillement M. Julien en frisant sa moustache, je l’avais oublié.

— Eh mais ! s’écria tout à coup le cousin du maréchal, il en pend autant au nez du père Protat, quand on saura dans le pays le déshonneur de sa fille. Avec ça qu'elle n'est pas aimée, la demoiselle ! Je vais vendre mes seigles du chemin de Larchant pour être prêt à racheter mes trois arpens du Petit-Barrau quand le sabotier s'en ira du pays.

Les deux autres villageois trouvèrent une autre combinaison pour arriver au même but.

Une fois la mine chargée, et sûr de l'explosion qu'elle ferait un jour ou l'autre, le clerc se retira de l'assemblée en mordant sa moustache avec satisfaction, et, jetant avant de sortir un regard sur la nombreuse batterie de cuisine de la Maison-Blanche, il murmura à voix basse : — Voilà des instrumens qui ne se doutent pas que je viens de leur préparer de la besogne.


IV. — la vipère.

Pendant que cette conspiration se tramait contre eux sans qu’ils s’en doutassent, Lazare et Adeline, qui ne dormaient ni l’un ni l'autre, voyaient obstinément passer et repasser dans leur pensée tous les détails des petites scènes dont la prairie aux foins avait été le théâtre pendant la soirée. La découverte de son nom tracé sur le sable auprès de celui de Zéphyr n’aurait peut-être point suffi, en d'autres circonstances, pour faire croire à la jeune fille que l’apprenti était amoureux d’elle ; mais la révélation de Lazare ne lui laissait aucune incertitude. Elle s’expliquait aussi le suicide de l’apprenti et la visite domiciliaire qu’un pressentiment jaloux l’avait poussé à faire dans ses tiroirs. Cependant sa pensée, trop pressée d’aller en avant, s’arrêta à peine sur cet amour de Zéphyr. Elle ne trouvait pour lui dans son cœur que cette sympathie fraternelle qui avait fait naître l’amour du jeune garçon. Un peu de pitié se mêlait peut-être à cette sympathie, lorsqu’elle songeait que l'apprenti souffrait les maux que lui faisait souffrir à elle-même sa passion méconnue ; puis, en se rappelant l’avenir nouveau qui allait prochainement se préparer pour Zéphyr, elle pensa que son amour, né de l’isolement, s’éteindrait dans les agitations d’une existence où toute chose deviendrait pour lui une distraction. C’était là tout ce qu’elle lui accordait à cette heure même où l’apprenti était encore ému par le serrement de main d’Adeline. On sait quelle inquiétude causait à la fille de Protat, la veille même, la crainte que l’artiste ne fût instruit des sentimens qu’elle éprouvait pour lui. L’intimité qui semblait exister entre le peintre et l’apprenti ne lui permettait plus d’avoir de doute. En révélant son amour à Lazare, Zéphyr avait dû nécessairement révéler tout ce qu’il avait découvert de son secret à elle, qui d’heure en heure, depuis deux jours, devenait le secret de tout le monde. Cependant la crainte d’avoir été pénétrée par l’artiste alarmait déjà moins Adeline. Cela lui faisait une situation plus nette vis-à-vis de lui. Les circonstances qui avaient fait connaître à tous ceux qui l’entouraient sa passion pour le pensionnaire la délivraient du pénible soin qu’elle prenait constamment de veiller sur elle-même, et de plus elle gagnait des confidens ; déjà même elle trouvait des auxiliaires : n’était-ce point en suivant les avis de Cécile qu’elle avait amené l’artiste à manifester une mauvaise humeur qui, selon son amie, était un indice favorable pour sa passion ?

Pendant qu’Adeline cherchait en vain le sommeil, Lazare éprouvait lui-même de la difficulté à trouver du repos. Quand il fermait les yeux, c’était pour recommencer le rêve qu’il avait fait le soir dans la prairie aux foins. Avec l’obstination particulière aux songes nés sous l’empire d’une idée qui vous préoccupe vivement, ces visions se reproduisaient fidèles et précises, évoquant les mêmes tableaux où se projetait toujours le doux visage d’Adeline. Lorsque Lazare se réveillait, malgré lui, son imagination ressaisissait les images qui avaient semblé lui échapper dans le sommeil. C’était comme un livre qui se rouvrait de lui-même au chapitre interrompu. Il y eut dans cette nuit un instant où l’artiste confondit les impressions du rêve avec celles de la réalité. Troublé par le chant d’un coq voisin, il se surprit à dire en se dressant sur son lit : — Il faudra que je recommande à la Madelon de bien fermer le poulailler ; ce maudit oiseau empêche mon Adeline de dormir. — Et s’apercevant alors qu’il était seul dans une chambre de la Maison-Blanche, il s’emporta violemment contre les lits d’auberge dans lesquels on ne peut pas dormir, et surtout contre les meules de foin qui vous font rêver de sottises.

Le lendemain, pour chasser toutes ces idées, qui commençaient à le dépiter contre lui-même, il sortit de la Maison-Blanche avec l’intention de travailler toute la journée. Après son déjeuner, il se mit en route pour la forêt, un peu contrarié que l’on eût envoyé Zéphyr en commission à Fontainebleau, ce qui le mettait dans la nécessité de porter lui-même tous ses ustensiles. — Au moins, dit-il à la Madelon, quand il reviendra, envoyez-le me retrouver : je resterai toute la journée à la Mare-aux-Fées ou dans les environs.

Pendant tout le temps que le déjeuner avait duré, Lazare avait remarqué que Mme de Livry était restée sérieuse, Adeline pensive, et que le père Protat n’avait ni bu, ni mangé, ni parlé autant qu’à son habitude. Au moment où il franchissait le seuil de la porte, il se trouva en face d’Adeline. Comme il lui avait peu parlé pendant le repas, et qu’il la voyait toute triste, il pensa que son silence était la cause de sa tristesse. Il lui dit en passant un petit mot d’amitié, qu’il accompagna d’une caresse familière ; mais la jeune fille parut l’écouter sans plaisir. Lazare remarqua qu’elle avait jeté un rapide regard sur son costume, et que cet examen l’avait davantage attristée. L’artiste eut sur-le-champ l’intuition de ce qui préoccupait Adeline.

— Je n’ai pas oublié votre recommandation, mignonne, lui dit-il en frappant sur son sac : mes grandes guêtres sont là-dedans, et je les mettrai dès que j’entrerai en forêt.

— Vous y avez songé ? dit Adeline, rouge de plaisir.

— Ma foi, répondit simplement Lazare, je pense beaucoup vous depuis hier, mignonne. — Et il partit, la laissant tout heureuse de ce mot, que son imagination commença à commenter, et à qui elle faisait dire tout ce qu’elle aurait souhaité entendre.

Lazare avait traversé rapidement le pays, sans remarquer que son passage dans la grande rue de Montigny faisait mettre sur leur porte tous les gens qui n’étaient pas aux champs, et qui, se le montrant les uns aux autres, se réunissaient en groupe pour causer à voix basse. Il ne prit point même attention à la façon singulière dont l’avait salué M. Julien, qu’il rencontra à la porte de la Maison-Blanche. Comme il était arrivé à la mare et traversait le plateau pour descendre dans la Gorge-au-Loup, où la veille il avait remarqué un beau motif d’étude, l’un des paysagistes qu’il avait déjà vus la veille, le propriétaire de la chienne Lydie, salua Lazare, qui passait auprès de lui ; celui-ci s’arrêta, et ils échangèrent quelques mots. Tout en parlant, Lazare avait jeté un regard curieux sur l’étude du paysagiste. Son premier mouvement fut de se frotter les yeux et de regarder autour de lui. On comprendra en effet l’étonnement que dut lui causer la singulière métamorphose que le paysagiste faisait subir au site qu’il avait choisi pour modèle. À l’exception des premiers plans, tout s’était modifié sous le pinceau de l'élève d’après nature. Là où croissaient les grands chênes du dormoir, il avait mis des pins d’Italie, ouvrant leur parasol ; les ronces du Buisson-aux-Vipères s’étaient métamorphosés en aloës et en cactus ; les vaches qui pâturaient dans le voisinage s’étaient transformées en buffles et en grands bœufs blancs hautement encornés, — comme on en trouve dans les provinces du midi. Les tranquilles horizons de la Brie champenoise s’étaient enrichis, dans ce tableau, d’une foule de monumens où l’architecture grecque découpait l’azur du ciel entre les colonnades de ses temples.

— Voilà un beau lieu et une grande nature, dit Lazare à son confrère. Et il étendit la main pour désigner le paysage au centre duquel ils se trouvaient.

— Sans doute, répliqua le jeune homme très sérieusement ; mais cela manque d’élégance ; les lignes se heurtent, se brisent, se confondent sans grâce, et puis les horizons sont pauvres. Aussi j’ai fait, comme vous voyez, quelques heureuses additions.

— En effet, dit Lazare, vous avez mis la Madeleine dans le fond.

— Non, c’est le temple de Minerve. Ce portique ajoute beaucoup de noblesse au paysage.

Lazare salua rapidement son confrère, et continua sa route. Comme il descendait dans la gorge voisine, il aperçut un autre peintre qui émondait avec une serpe les bas rejetons d’un grand chêne posé en travers du chemin. Au même instant, Lazare entendit un craquement dans la membrure de l’arbre, et une branche détachée du tronc roula sur le sol avec fracas. — Est-ce assez comme cela ? criait le peintre à la serpe en se tournant du côté où l’un de ses confrères, une main abaissée sur les yeux, semblait de loin examiner l’effet produit par cette taille. — C’est assez, cria celui-ci.

Lazare demanda naïvement la raison de cette mutilation dont il ne comprenait pas le motif. — Ce chêne est d’un très beau style, comme vous pouvez le voir, répondit le paysagiste ; mais il avait une branche d’un dessin malheureux. C’était comme un membre cassé qui pendait le long du corps. Nous l’avons amputé ; aussi vous voyez comme il a gagné. On dirait un des hôtes majestueux de la forêt de Dodone.

— Mais, monsieur, lui dit Lazare, nous sommes dans la forêt de Fontainebleau. Si cette branche vous déplaisait, il fallait ne point la couper et la laisser pour les autres.

Une dernière surprise l’attendait à l’endroit même où il alla s’installer. Deux autres élèves de cette école grecque étaient occupés à faire la toilette d’une masse de rochers. L’un, armé d’une petite pelle, enlevait les végétations moussues, si riches de couleur quand le soleil les a brûlées, et qui étincellent comme des écrins lorsque la pluie les arrose. À l’aide d’un petit balai, le second paysagiste repoussait au loin les débris de cette tonte. Lorsque les deux rochers apparurent aux regards, privés de leur épaisse et verte fourrure, avec leur couleur grise et leurs angles nus, les deux paysagistes se frottèrent les mains avec un air de satisfaction. Lazare s’informa auprès d’eux de la raison qui les avait fait agir ainsi : on lui répondit que c’était pour mieux apprécier le style des blocs, qui disparaissait sous la mousse.

— Mais, dit Lazare à ses deux voisins, tout à l’heure vous aviez des rochers ; maintenant ce ne sont plus que des pierres de taille.

Cependant ses deux voisins s’étaient mis à leur besogne en même temps qu’il se mettait à la sienne. À la brusque façon dont il attaqua son ébauche, ses confrères s’aperçurent bien vite qu’il n’appartenait pas à leur école ; et comme ils avaient prononcé le nom de leur maître, Lazare ne put s’empêcher de s’écrier : — Votre maître a pourtant du talent et a produit de beaux ouvrages. Comment se fait-il ?...

Lazare s’aperçut qu’il avait une sottise au bout de la langue, et la retint. Tout en travaillant, les deux paysagistes entamèrent une conversation à propos des peintres modernes. Parlant avec cette sécurité convaincue qui n’appartient qu’à l’ignorance, il n’était sorte de mépris dont ils n’accablassent tous les maîtres dont la manière s'éloignait de celle du leur. — Dire que dans tous Les arts c’est la même chose, murmura Lazare. Heureusement que l’art est grand et que ces messieurs sont petits ! Toutefois il regretta bientôt cette boutade, quand il apprit, par la causerie des deux paysagistes, qu’il n’avait point affaire à des artistes de profession, mais à des amateurs, pour qui l’étude d’après nature n’était qu’une occasion de promenade et un prétexte à s’habiller en gentilshommes artistes.

Comme Lazare travaillait depuis environ deux heures, il entendit un de ses voisins qui s’écriait : — Tiens ! du monde…

— Des dames ! ajouta l’autre, et il passa rapidement une main dans les boucles de ses cheveux, dans le nœud de sa cravate, puis secoua avec son mouchoir la poussière qui couvrait ses escarpins vernis. Son camarade l’imita entièrement.

— Gageons qu’ils vont mettre des gants, murmura Lazare, qui ne s’était point détourné du côté où ses voisins venaient de signaler l’arrivée des dames ; puis tout à coup il releva la tête en s’entendant appeler. En haut du ravin, qu’elles commençaient à descendre, il aperçut deux femmes qu’il ne reconnut pas d’abord, car leur visage été caché par le leur ombrelle ; mais devant elles, et paraissant les guider, marchait un petit personnage qui faisait des signaux et continuait à crier : — Monsieur Lazare, c’est nous, c’est moi.

— Parbleu ! fit Lazare quand Zéphyr fut à sa portée, tu fais bien de le dire, je ne m’en serais pas douté.

En effet, Zéphyr était devenu méconnaissable, et voici pourquoi. Envoyé le matin en commission à Fontainebleau, il avait mis à exécution une idée qui depuis la veille au soir lui trottait dans la cervelle. Rentré en possession des quatre-vingts francs que le bonhomme Protat lui avait restitués quand la source en avait été expliquée, Zéphyr avait employé cet argent à l’achat d’un habillement de monsieur. Ses mauvais habits d’apprenti sabotier lui avaient paru incompatibles avec sa profession future. Traité, la veille au soir, favorablement par Adeline, il avait songé qu’elle prendrait encore mieux garde à lui, s’il apportait dans le soin de sa personne une recherche à laquelle il n’avait jamais songé jusque-là. Vidant sur le comptoir d’une friperie de Fontainebleau ses économies entières, il s’était équipé, de pied en cap, d’un costume citadin qui lui allait tant bien que mal, — plutôt mal que bien. — Il avait même acheté des gants ; mais n’ayant jamais pu parvenir à y faire entrer ses mains, et ne voulant point, d’un autre côté, que ce détail de toilette fût perdu, il avait passé ses gants dans le cordon de son chapeau. Il était certainement embarrassé de cette élégance improvisée, mais il aurait pu paraître encore plus ridicule. Enfin les gens qui ne le connaissaient pas ne se seraient point retournés pour le voir. Il avait même éprouvé un certain dépit de cette indifférence en traversant les rues de Fontainebleau ; mais la curiosité et l’admiration qu’il excita sur son passage en revenant à Montigny l’eurent bientôt consolé. On l’arrêtait à chaque porte.

— Est-ce que c’est le père Protat qui t’habille comme ça, pour faire des sabots ? lui demandait-on.

— C’est moi tout seul, avec mon argent, répondit Zéphyr en relevant négligemment le bas de son pantalon pour que l’on pût apercevoir la tige rouge de sa botte vernie.

— Et où prends-tu de l’argent ? continuaient les curieux.

— Ah ! voilà le secret. — Et il ajoutait en clignant les yeux : — Il y a bien du nouveau depuis deux jours !

Chacune de ses réponses était longuement commentée. La malignité publique, qui avait mis la maison Protat sous la surveillance d’une police habilement déguisée, tirait une induction de tous les faits qui arrivaient à sa connaissance. Zéphyr, ayant été rencontré par M. Julien, avait été soumis à un véritable interrogatoire. Il avait, entre autres choses, déclaré au clerc qu’il allait partir pour Paris avec son ami M. Lazare. L’entrée de Zéphyr dans la maison du sabotier fut un coup de théâtre véritable : la Madelon l’avait appelé monsieur, Cécile avait ri comme une folle ; Adeline avait seulement souri. Les beaux habits de Zéphyr semblaient au reste arriver à propos. Adeline elle-même, pour complaire à une fantaisie de son amie, avait repris les vêtemens qu’elle portait jadis dans la maison de Bellerie, et, du brodequin au chapeau, dans son gentil équipage de demoiselle châtelaine, défiait l’examen d’une critique féminine. Le retour de Zéphyr arrivait à point pour mettre fin à l’incertitude des deux jeunes femmes. Adeline, sachant que Cécile ne connaissait point les parties de la forêt qui avoisinent Montigny, lui avait proposé de lui servir de guide. Cécile n’avait pas eu l’air de comprendre le véritable motif de cette insinuation. Ce qui les embarrassait, c’était de sortir seules.

— Qui sait ? avait dit Cécile, nous rencontrerons peut-être M. Lazare ; il nous accompagnera pour revenir.

— Oui, ajouta Adeline en rougissant, mais pour aller ?… Et puis, nous ne savons où trouver M. Lazare.

— Je sais bien où il est, moi, intervint Zéphyr. Il a chargé Madelon de m’envoyer à la mare.

— Si vous allez si loin, dit à son tour la servante, il faut louer des ânes ; vous pourrez faire un bon tour sans vous fatiguer, et Zéphyr vous conduira.

La proposition agréa à tout le monde, et particulièrement à l’apprenti, qui se voyait, pour le retour, débarrassé des ustensiles du peintre. On s’était mis en route pour la promenade que la fille du sabotier avait dirigée tout droit au véritable but qui la lui avait fait désirer. C’est ainsi que ces trois personnes étaient arrivées à la mare, où Zéphyr avait attaché à un arbre les rustiques montures qu’on ne pouvait aventurer dans les ravins de la Gorge-aux-Loups.

En reconnaissant Adeline et son amie, Lazare s’était levé, accueillant les deux jeunes femmes avec une politesse également cérémonieuse. Quant à ses voisins, ils avaient sur-le-champ offert leur siège de campagne pour que les deux dames pussent s’asseoir, et ils épuisaient le vocabulaire des salutations. Les confrères de Lazare semblèrent dès lors avoir pour lui une apparence de considération restée jusque-là anonyme, et l’un d’eux lui fit tout haut le plus vif éloge à propos de son étude. De ces louanges Lazare se souciait peu ; mais comme son confrère les lui adressait en parlant à Adeline et entrecoupait chaque phrase d’une respectueuse inclination, il éprouvait du plaisir à voir la fille du sabotier prise pour une demoiselle du monde par des gens du monde. Quant à Zéphyr, les artistes gentilshommes ne s’étaient point mépris et avaient échangé un sourire, ils avaient même essayé une plaisanterie qui fut entendue par Lazare. Il en prit habilement texte pour présenter l’apprenti comme un confrère. En deux mots, il leur raconta son histoire. ― C’est un garçon naïf, leur dit-il, que l’art est venu trouver dans la solitude ; il n’a de science aucune et de maître aucun : il est devenu sculpteur comme Giotto devint peintre, et c’est moi que le hasard a fait son Cimabuë.

Cette apologie de l’apprenti avait été faite au milieu d’un groupe formé par tous les artistes dispersés dans les environs, qui s’étaient rapprochés des deux voisins de Lazare, leurs amis, afin d’avoir une occasion de se rapprocher aussi des dames. Parmi les nouveau-venus, il s’en trouvait deux ou trois qui avaient acheté à Fontainebleau des ouvrages de l’artiste rustique. Ils enchérirent encore sur ce que Lazare venait de dire à propos de son talent. Ils invitèrent Zéphyr à venir les voir quand il serait à Paris. Ils le présenteraient dans les salons et le mettraient en rapport avec la société, dont l’influence abrège les lenteurs qui retiennent souvent le mérite dans l’obscurité. Leurs cartes, qu’ils remirent à Zéphyr, étaient titrées pour la plupart.

— Remercie ces messieurs de leurs bonnes intentions, dit Lazare à Zéphyr, devenu cramoisi d’orgueil en voyant que des marquis et des vicomtes lui offraient leur amitié ; mais quand tu seras à Paris, souviens-toi de ceci, c’est que dans les arts il y a deux choses qui, mal employées, sont plus nuisibles que salutaires : c’est trop de chance et trop de louanges.

— Ah ! monsieur, s’écria un des jeunes gens avec un accent de doute, nous essaierons de le faire connaître.

— Pas trop tôt, continua Lazare ; ce serait une imprudence. Je veux mettre ce jeune garçon en garde contre les précoces séductions de la vogue, — une maladie du talent qui menace tous les débutans. — S’il a de la patience et de la volonté, il pourra faire venir à lui comme on vient à un artiste, sans aller aux autres comme une curiosité ; mais sera-t-il patient ?

— J’en doute, murmura Cécile à l’oreille de Lazare ; voyez comme il se gonfle.

— Et voyez comme Adeline le regarde, ajouta Lazare avec dépit.

— C’est bien naturel, répliqua la jeune femme ; elle est fière de son fiancé en attendant qu’elle soit glorieuse de son mari. Ils seront bien ensemble alors, aussi orgueilleux l’un que l’autre.

En écoutant tout ce qui venait d’être dit à propos de Zéphyr, et en voyant cinq ou six jeunes gens confirmer ce qu’elle avait déjà entendu dire du talent de l’apprenti, Adeline en effet le regardait avec des yeux étonnés, et ne dissimulait pas la joie que lui faisait éprouver le soudain changement de fortune de celui à qui elle portait l’intérêt d’une bonne sœur.

— Venez donc nous montrer la Gorge-au-Loup dans tous ses détails, dit Cécile à Lazare, dont elle prit le bras avant même qu’il eût osé le lui offrir. Et elle se mit à marcher devant, tandis qu’Adeline, avertie par un regard de son amie, prenait de son côté le bras de Zéphyr.

Dans cette promenade, où ils suivaient, à travers ronces et broussailles, les sinueux détours du chemin dit de l'Amateur, tracé de façon à mettre tour à tour le promeneur devant tous les aspects du paysage, Lazare avait continué à donner à sa compagne des preuves visibles d’un dépit qui perçait dans tous ses propos. À chaque instant il se retournait pour regarder derrière lui Adeline, qui semblait engagée avec Zéphyr dans un entretien dont l’apparence pouvait faire supposer à ceux qui les observaient une intimité de langage qui n’existait pas entre eux, car Zéphyr ne comprenait pas un mot aux propos interrompus que lui tenait la jeune fille, en réalité fort préoccupée du couple qui marchait devant elle. Lazare, croyant que la fille du sabotier causait très sérieusement avec Zéphyr, s’était mis lui-même à causer de très près avec sa compagne. Devinant sans doute le motif qui portait Lazare, jusque-là si réservé avec elle, à agir ainsi, Cécile donnait assez franchement la réplique à un marivaudage qui l’amusait. L’artiste, en dix minutes de promenade, fit avec elle plus de frais de galanterie qu’il n’en avait dépensé avec aucune femme depuis qu’il était au monde. Il la soutenait pour franchir les crevasses du sol, il se portait au-devant d’elle, courbant les branches qui faisaient obstacle à son passage, il l’avait débarrassée de son ombrelle, de son châle et de son chapeau, qu’il portait avec une maladresse incroyable, et, tout en cheminant, les petits mots et les petites mines allaient de part et d’autre de telle sorte que Lazare se disait en lui-même : — Voilà une petite dame qui est bien légère ! — Tout ce manège n’échappait point à Adeline, qui était de la part de Zéphyr l’objet de soins absolument pareils à ceux que l’artiste semblait avoir pour sa compagne, car l’apprenti copiait servilement Lazare dans ses moindres mouvemens, il écartait machinalement des branches qui n’existaient pas, et forçait la jeune fille à lui donner la main pour franchir des crevasses absentes. Tout à coup Lazare se retourna et aperçut Zéphyr qui prenait Adeline par la taille : elle avait glissé sur un amas d’aiguilles de pin, et l’apprenti l’avait retenue.

— Zéphyr, lui cria Lazare, descends un peu là-bas ranger mes affaires, et file à Montigny ; nous te rattraperons.

— Mais, répondit l’apprenti, je n’ai pas besoin de me charger, puisqu’il y a des ânes qui nous attendent.

— Alors, répliqua l’artiste, va charger les ânes ; et mène-les au dormoir, où nous te rejoindrons.

Zéphyr descendit dans la gorge, visiblement contrarié. Quant à Lazare, il feignit de ne plus songer à Adeline restée toute seule, et, sans l’attendre, continua sa route avec Cécile, un peu embarrassée des assiduités de son compagnon.

Le même accident qui venait d'arriver à Adeline se renouvela pour Cécile. Elle rencontra les aiguilles de pin qui rendent les chutes si fréquentes dans ces chemins, et elle s’inclinait déjà pour tomber, lorsque Lazare, qui cette fois imita Zéphyr, l’entoura vivement de son bras, et, dans le mouvement qu’il fit pour lui rendre l'équilibre, la serra contre lui peut-être un peu plus qu’il n’était nécessaire. Cécile rougit, Lazare allait peut-être en faire autant, quand arriva au même instant Adeline toute pâle, elle, et si tremblante, qu’elle s’appuya un moment contre un rocher.

— Vous me laissez seule, dit-elle en adressant aux deux jeunes gens un sourire qui était tout un reproche.

— Je pensais que vous aviez accompagné Zéphyr dans la gorge, répondit Lazare froidement.

— Vous ne me l’aviez pas dit, murmura doucement Adeline.

Lazare fut ému ; il quitta le bras de Cécile, qui le remercia par un signe de tête, en même temps que Lazare lui demandait du regard pardon du rôle qu’il avait exigé de sa complaisance. Ce muet et rapide échange de pensées fut coupé par un cri terrible que venait de pousser Adeline. Voici ce qui était arrivé : distraite par d’autres idées, la fille du sabotier venait seulement de s’apercevoir que Lazare n’avait pas tenu la promesse qu’il lui avait faite en partant pour la forêt. En effet, quoiqu’il eût débouclé son sac pour se mettre au travail, il n’avait point pensé à mettre ses grandes guêtres. Dans la même seconde où elle constatait cet oubli, Adeline aperçut sur le grès du sentier, à deux pas de Lazare et dans la direction qu’elle suivait, quelque chose de noir qui se mouvait en rampant.

— Ah ! Lazare, retirez-vous, vite… une vipère !

Lazare, effrayé par ce cri et ne sachant dans quel sens venait le reptile, se porta au contraire en avant ; mais au même instant Adeline, plus prompte que lui, mettait son pied sur l’animal avant qu’il eût pu y poser le sien. Soudain Cécile la vit pâlir et mettre la main sur sa poitrine comme pour contenir un cri de douleur. C’était sur la queue de la bête qu’elle avait marché, et celle-ci, ayant redressé sa tête, avait roulé la partie supérieure de son corps autour de la jambe de la jeune fille, qui s’était sentie légèrement piquée. Un double cri de terreur sortit en même temps de la bouche de Cécile et de Lazare. Celui-ci, s’étant rapidement baissé, avait pris le reptile par le milieu du corps, et, avant qu’il eût pu être piqué à son tour, lui avait brisé la tête entre sa botte et la terre.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ? Pauvre enfant ! s’écriait Cécile en regardant Adeline que l’effroi rendait immobile.

— Ne perdons ni la tête ni le temps, dit Lazare, qui était calme, mais pâle comme sa chemise ; puis, tirant de sa poche un couteau de campagne qui renfermait une petite paire de ciseaux, il les donna à Cécile, qui faisait respirer des sels à son amie.

— Laissez-la évanouie, continua l’artiste ; cela vaut mieux pour l’opération que je vais faire. Prenez mes ciseaux et coupez son bas. Moi, je vais examiner l’animal. Je ne sais si c’est réellement une vipère ou une couleuvre, disait l’artiste en baissant la tête.

— Mais Adeline est piquée ! voyez… dit Cécile en montrant sur la jambe de son amie un petit point rouge d’où sortait une goutte de sang.

— Aussi vais-je prendre des précautions, reprit Lazare en tirant de sa poche un petit flacon. Il le remit à Cécile. — Quand je vous dirai : versez, vous répandrez cela sur la blessure que je vais faire. C’est de l’alcali. Nous en avons toujours sur nous pour aller dans la forêt, et vous voyez que c’est utile.

Et Lazare, s’agenouillant auprès d’Adeline, lui maintint la jambe d’une main, tandis que de l’autre il ouvrait le bistouri contenu dans son couteau.

— Vous hésitez, fit Cécile agenouillée auprès de lui, le flacon à la main.

— Oui, j’hésite à la faire souffrir.

Mais tout à coup une contraction troubla la figure d’Adeline, jusque-là immobile, et Lazare crut remarquer que sa pâleur augmentait.

— Ah ! s’écria-t-il, le poison !…

Et en deux coups de bistouri il ouvrit une légère incision cruciale sur la jambe de la jeune fille. En même temps que le sang s’échappait, Cécile laissait tomber l’alcali que Lazare faisait pénétrer dans la blessure. Le froid de l'acier et la douleur que lui avait causée l’incision rendirent à Adeline l’usage de ses sens.

— Tu es sauvée ! lui dit Cécile.

Adeline, revenue entièrement au sentiment de sa situation, jeta son premier regard sur l’artiste, occupé à lui bander la jambe avec son mouchoir.

Comme tout ceci s’était passé en moins de trois minutes, le vacher qui était encore au dormoir, ayant entendu des cris, était accouru.

L’artiste l’instruisit de l’événement. Le vacher approuva les précautions et ajouta : — Seulement, faut vite emmener cette demoiselle et la cautériser au fer rouge ; mais, continua-t-il, vous avez tué la vipère, faites-m’en cadeau ; je dirai à l’adjoint que c’est moi qui l’ai détruite, il me donnera cinq sous.

Lazare lui indiqua l’aspic qu’il avait écrasé.

— Ah bien ! oui, mais il y a un malheur, fit le vacher en examinant l’animal, c’est que ce n'est pas une vipère.

— C’est une couleuvre ! s’écria joyeusement Lazare.

— Si c’était encore une couleuvre, ça vaudrait deux sous, dit le vacher en secouant la tête.

— Qu’est-ce donc ? demanda Cécile.

— C’est un lanveau ; ça ne vaut rien, ces bêtes-là.

— C’est donc venimeux ?

Hélas ! non, monsieur ; aussi la mairie ne paie point pour qu’on les détruise.

Un sourire de joie courut en même temps sur les lèvres d’Adeline, de Lazare et de Cécile.

— Comment donc que vous n’avez pas vu que c’était une bête innocente ? continua le vacher, qui retournait l’animal au bout de son bâton.

— Mais mademoiselle a été piquée, et nous avons eu peur.

— C’est pourtant bien facile à reconnaître, ces animaux -là ; et quoique la tête de celui-ci soit broyée, on voit bien qu’il n’a pas d’yeux. — Et il jeta le reptile dans un buisson.

— Quelle peur vous m’avez faite, mignonne ! dit Lazare à voix basse, en se rapprochant d’Adeline.

— Vous me disiez que vous pensiez à moi, répondit de même la jeune fille. Vous voyez bien que non : si vous y aviez pensé, vous auriez mis vos guêtres, et si vous les aviez eues, je n’aurais pas eu peur, et si je n’avais pas eu peur, je n’aurais pas crié en voyant l’aspic.

— Mais puisque vous l’aviez aperçu, pourquoi avez-vous marché dessus ?

Tiens ! répondit Adeline, vous alliez y mettre le pied.

En entendant ce mot dit d’une manière si simple, et qui révélait tant de dévouement et d’amour, Lazare tomba aux genoux d’Adeline, et, les voyant ainsi, Cécile se détourna comme pour observer l’effet du soleil couchant.

Un quart d’heure après, la caravane était en route. Zéphyr avait voulu reprendre ses fonctions de cavalier servant auprès d’Adeline ; mais il trouva la place prise : Lazare menait par la bride l’âne qui portait la fille du sabotier et le dirigeait dans sa marche. L’apprenti se consola par l’abandon que Cécile lui fit de sa seconde monture, sur laquelle il fit à Montigny une nouvelle entrée triomphale. Ce retour en commun, avec le pensionnaire du bonhomme Protat, excita encore de nouveaux murmures parmi tous les habitans, qui prenaient le frais sur leur porte.


V. — le charivari.

Comme les promeneurs entraient dans la maison du sabotier, Madelon s’avança au-devant d’eux. La vieille servante paraissait tout affligée.

— Tu ne sais pas, Madelon, lui dit Adeline, j’ai cru que j’avais été piquée par une vipère dans la forêt. — Et elle lui fit le récit de l’aventure.

— Oh ! ma pauvre fille, dit la Madelon, tu ne t’es trompée que dans le nombre : ce n’est pas une vipère qui t’a mordue, c’est vingt, c’est cent. — Et elle entraîna dans sa chambre sa jeune maîtresse, tout effrayée de ces étranges paroles.

Au moment où Lazare, qui entrait le dernier, pénétrait dans la salle à manger, il aperçut Protat qui se tenait appuyé sur la table, le front dans ses mains. Quand il releva la tête, ayant reconnu le pas de son pensionnaire, celui-ci s’aperçut que le visage du sabotier était baigné de larmes et qu’il semblait vieilli d’une année.

— Qu’y a-t-il, père Protat ? s’écria Lazare, vraiment inquiet.

— Il y a, s’écria la Madelon, qui venait d’entrer soudainement, qu’on dit dans le pays… que vous êtes…

— Mais quoi donc encore ? s’écria Lazare impatienté.

— L’amant de ma pauvre fille ! dit le bonhomme Protat.

Après le premier mouvement de surprise indignée que lui causa cette révélation, Lazare demanda des explications. Résumant dans sa pensée sa conduite antérieure avec Adeline, depuis qu’il connaissait cette jeune fille, il ne pouvait y trouver aucun fait dont la malveillance la plus audacieuse pût s’armer.

— C’est impossible, s’écria-t-il, on n’a point dit cela, ce n’est point cela qu’on a voulu dire ! Vous vous alarmez trop vite, c’est un malentendu, un propos isolé d’une jalousie anonyme, excitée par un ruban de plus ou un bout de dentelle. Vos gens de village sont envieux : un coup de langue est vite donné. Cela n’est pas plus dangereux que la piqûre du lanveau qui nous a tant alarmés dans la forêt, et dont il ne reste plus de trace maintenant.

Mais, en écoutant le récit de l’accident arrivé à sa fille, Protat, qui avait laissé paraître une certaine émotion, répondit avec un accent dont la conviction effraya Lazare :

— Mieux vaudrait peut-être que le lanveau eût été une véritable vipère.

— Oh ! murmura la Madelon, que cette réponse avait fait frissonner, pensez-vous qu’il souffre, le pauvre homme, pour dire des choses pareilles ! Et, s’il l’a dit, c’est qu’il les pense, allez !

— Eh quoi ! monsieur Protat, s’écria Lazare, véritablement épouvanté par ce vœu, mais votre fille serait morte à l’heure qu’il est !

L’attitude, le regard et le silence du père d’Adeline semblèrent confirmer que ce terrible souhait était bien l’expression de sa pensée.

— Mais, reprit Lazare, on pourra découvrir celui ou celle qui ont répandu cette abominable calomnie ; on les démasquera, l’innocence de votre fille sera reconnue, proclamée.

— Malheureusement ce n’est ni à un ni à une que nous avons affaire, c’est à tous, interrompit la servante.

Madelon raconta à Lazare comment elle avait appris les propos qui couraient sur le compte de sa jeune maîtresse. C’était au lavoir, pendant qu’ Adeline et Cécile étaient en promenade. Les mêmes discours qui s’étaient tenus la veille dans le cabaret de la Maison-Blanche avaient trouvé un écho dans les commères qui venaient battre leur linge, et toutes ces perfides insinuations s’étaient encore envenimées en passant dans la bouche des femmes. Madelon avait voulu défendre son maître, et surtout sa jeune maîtresse. Elle avait rappelé sa vie isolée, on lui avait répondu : orgueil ; elle avait rappelé sa piété, on lui avait répondu : hypocrisie ; elle avait cité son amour pour son père, on lui avait répondu : mensonge, et plus elle avait essayé de protester contre ces accusations, plus elles étaient devenues irritées et menaçantes. C’est alors qu’elle était rentrée pour avertir Protat de ce qui se passait dans le village. — Ça sent mauvais pour nous dans l’air, ajouta Madelon en achevant son récit. Avec ça que j’ai vu trois pies se poser sur la cheminée de la maison !

— Superstition ! dit Lazare.

La servante secoua la tète. — Si un danger menaçait ma maîtresse, qui donc pourrait la défendre, continua-t-elle, maintenant que son père est animé par le chagrin et qu’on ne peut rien tirer de lui, sinon des larmes ?

— Et moi, s’écria Lazare, ne suis-je pas là ?

— Vous, monsieur Lazare, dit Protat en se levant, il faut que vous quittiez le pays, et tout de suite ! ajouta le sabotier avec colère.

Puis, voyant le mouvement qui était échappé à l’artiste, il ajouta d’une voix suppliante :

— Pardonnez-moi, je n’ai rien à vous dire. Ce n’est pas votre faute, tout ce qui arrive. Vous êtes venu dans notre pays pour faire votre état. Pourvu que vous trouviez des arbres et des rochers, vous ne pensez pas à autre chose. Eh bien ! alors, ça ne vous fait rien, n’est-ce pas ? d’aller d’un autre côté, — à Chailly ou à Barbizon. — Les arbres sont bien plus beaux par là que chez nous. Il y a là le Bas-Bréau. Si vous n’y allez pas cet été, vous ne le trouverez plus debout l’an prochain. Vous vous logerez chez le père Grapin ; tous ces messieurs y vont. Vous rencontrerez des amis. Ce sera bien plus amusant que Montigny. Et puis, le vin est meilleur chez le père Grapin. C’est du bourgogne ; moi je ne vous donne que du gàtinais… mauvaise récolte…, et la pension est moins chère que chez moi.

Lazare se sentait profondément ému en voyant ce pauvre homme qui, au milieu de sa douleur, cherchait encore des subterfuges pour l’éloigner. Il apprécia ses précautions, mais il en fut blessé. Protat le traitait comme un étranger qu’un hôte éloigne de sa maison, menacée d’un désastre domestique.

— Mais, s’écria-t-il, vous croyez donc que je partirais tranquillement ? Vous pensez donc que tout ce que j’entends dire ne me révolte pas autant que vous ? Vous ne jugez donc pas que je puisse vous être utile ?

— Utile ! fit le sabotier avec amertume.

— Oui, reprit Lazare, de cette accusation, la moitié pèse sur moi : j’ai à me défendre.

— Oh ! dit Protat, les jeunes gens n’ont jamais à souffrir de ces choses-là. Quand le mal est fait, ils n’ont qu’à en rire, s’ils sont méchans,… ou à plaindre celle qui reste victime, quand ils sont honnêtes comme vous.

— Railler ou plaindre, c’est là tout ce que vous voyez à faire ! dit Lazare.

Protat n’entra point dans le courant d’idées que cette réponse semblait lui ouvrir, et de nouveau il supplia Lazare de quitter Montigny. Sa parole même était bien une prière ; mais l’accent impératif qui l’accompagnait en faisait pour ainsi dire un ordre. Lazare demeura un moment irrésolu, vit Madelon qui levait les bras, et le père d’Adeline qui, retombé dans son immobilité désolée, semblait exprimer, ainsi qu’il avait dit, son dernier mot. L’artiste se retira brusquement.

Comme il regagnait la Maison-Blanche en suivant le cours du Loing, il rencontra devant le presbytère le curé de Montigny, qui fermait la porte de son jardin. Lazare avait eu souvent occasion de voir le prêtre dans la maison de son hôte. En passant auprès du curé, l’artiste le salua ; mais il remarqua que l’abbé lui rendait son salut avec la stricte mesure de la civilité. Cette raideur n’était point dans les habitudes de l’abbé, qui ne refusait pas un bout de conversation ; mais, comme s’il eût paru se repentir de sa réserve, le prêtre fit un mouvement pour se rapprocher de l’artiste. Lazare sembla deviner sa pensée et marcha au-devant de lui.

— Monsieur l’abbé, lui dit-il respectueusement, j’ai à vous parler.

— Et moi aussi, monsieur, répondit le prêtre comme un écho.

Puis, rouvrant la porte de son jardin, il fit entrer Lazare derrière lui. Sans préambule, l’artiste raconta tout ce qui se passait dans la maison du bord de l’eau.

— Je le savais, répondit le prêtre. Tantôt, de mon jardin qui donne sur la rivière, j’ai entendu la conversation du lavoir.

Aux premiers mots de justification qu’il avait tentés, le prêtre avait arrêté Lazare.

— Je n’ai pas a vous juger, ni vous, ni cette enfant qui pleure sans doute, que j’allais consoler quand vous m’avez rencontré, et que j’absoudrais d’avance au tribunal de la pénitence. Votre présence dans cette maison y a répandu le deuil ; mais vous êtes étranger au mal que vous avez causé : ceux qui en souffrent n’ont aucun reproche à vous faire, et vous-même ne pouvez que les plaindre.

Cette répétition des paroles du père d’Adeline qu’il retrouva dans la bouche de l’abbé frappa Lazare.

— Quoi ! se dit-il, j’ai interrogé le cœur d’un père, j’ai interrogé le cœur d’un prêtre, et l’un dans sa douleur, l’autre dans sa charité, ne trouvent à me conseiller que la plainte, ce vœu stérile de l’égoïsme ! Derrière moi, je laisse une enfant perdue à cause de l’amour qu’elle a pour moi. Tous les deux connaissent cet amour. Protat l’a deviné, j’en suis sûr ; le curé en est instruit comme confesseur, je le sens, et tous les deux me disent : Partez ! — Mais monsieur, s’écria Lazare, partir ! faire oublier ! cela est tôt dit ; oublierai-je moi-même cette pauvre fille calomniée, menacée par un péril que je sens instinctivement se mouvoir autour d’elle ? Dois-je abandonner Adeline, dont le nom passe à cette heure d’une bouche à l’autre, attaché à une injure, quand c’est à cause de moi que ces injures se répètent, quand c’est à cause de moi que ce danger la menace ? Est-ce mon rôle de fuir comme si j’étais coupable ? Mon innocence devient-elle une raison de lâcheté ? Je vous le demande à vous, parole de Dieu ! voix d’honnête homme !

— Votre présence l’accuserait davantage, et vous n’avez aucun droit pour protéger cette jeune fille, répondit le prêtre, un peu ébranlé et cherchant à lire dans les yeux du jeune homme de quel nom il devait appeler l’émotion à laquelle Lazare était en proie. La réponse de celui-ci lui enleva tous ses doutes.

— J’aime Adeline, monsieur ! s’écria Lazare.

— Vous l’aimez, dit le prêtre, dont le visage refléta une joie contenue, et vous me demandez conseil ! ajouta-t-il en joignant les mains ; mais pour faire taire toutes ces mauvaises rumeurs qui mettent une tache à son nom, vous n’avez qu’un mot à dire à son père, qui vous enverra tous les deux le répéter devant moi, à l’autel de ma pauvre église. — Puis, quand il vit que Lazare devenait silencieux, la physionomie du curé redevint grave. — Vous ne répondez pas ? lui demanda-t-il.

— Il faut d’abord que vous m’écoutiez, — fit l’artiste. Et dans un récit rapide, empreint de cette franche vérité qui va au-devant de toutes les questions et de tous les doutes, il raconta sa vie tout entière, ce qu’il avait été, ce qu’il était et souhaitait devenir. Le passé, c’était le courage uni à beaucoup de travail ; le présent, c’était le travail encore et l’espérance déjà ; l’avenir, c’était le travail toujours et un peu de fortune peut-être. — J’ai vécu la vie des jeunes gens de mon âge et de ma profession, dit Lazare ; mais depuis dix ans je me suis gardé le cœur vide, comme si j’avais la prévision de cet amour qui le remplit aujourd’hui. J’aime Adeline, et si j’hésite à la demander pour femme, vous le comprenez, c’est que mon avenir est encore loin, — qu’aujourd’hui je suis pauvre, — et qu’ Adeline est riche.

— Eh bien ? demanda naïvement le prêtre.

— Eh bien ! si peu qu’il vaille, en offrant mon nom à la fille de M. Protat et dans les circonstances actuelles, je n’aurais pas l’air de le lui donner, mais de le lui vendre, et quand on nous verrait arriver au contrat avec sa dot et moi la main vide, Dieu sait ce qu’on dirait.

— Laissez dire en bas, mon enfant, reprit le prêtre ; c’est là haut qu’on écoute. — Et, prenant son chapeau, il se disposa à sortir. — Je vais voir Protat, dit-il ensuite, et d’abord sa fille.

— Dites-lui…, s’écria Lazare, puis il s’arrêta tout à coup.

— Si vous ne le lui avez pas encore dit, répliqua le curé, je lui ferai connaître que vous l’aimez : si étonné qu’il sera de se trouver sur mes lèvres, c’est avec joie que je me charge de ce message, parti d’un cœur honnête pour être redit à une oreille chaste.

En sortant du jardin où cet entretien avait eu lieu, l’abbé se dirigea vers la maison du sabotier, tandis que Lazare allait l’attendre dans cette même prairie aux foins où la veille il avait fait ce rêve dont le curé allait hâter la réalisation.

Comme Lazare traversait le petit pont suspendu qui joint les deux rives du Loing, il fut arrêté brusquement par un bruit singulier au milieu duquel il distinguait d’étranges sonorités métalliques que dominaient de grossissantes clameurs, déchirées de temps en temps par des sifflets aigus. S’étant rapproché du lieu où mugissait cet épouvantable concert, l’artiste crut deviner que les exécutans étaient réunis sous les fenêtres de la maison de Protat. Alarmé, et sans rien comprendre à ce qui se passait, Lazare revint sur ses pas. Au fur et à mesure qu'il se rapprochait, le bruit redoublait, et après un vigoureux ensemble de clameurs où les voix et les instrumens se réunissait dans un désaccord prémédité, — comme des choristes qui sont restés en retard, des bouches avinées vomissaient une injure solitaire.

C’était l’explosion de la mine préparée la veille par M. Julien à la Maison-Blanche. Les trois paysans dont il avait fait des meneurs en excitant leur convoitise avaient embauché tous les mauvais sujets du pays, et, au nom de la morale, en avaient fait les auxiliaires de leur projet de vengeance.

On donnait un charivari à Adeline. Comme tous les chefs, M. Julien se tenait par derrière. — Des chaudrons et des cris tant que vous voudrez, disait-il. mais pas de voies de fait, et tenez-vous dans la rue.

— Soyons légaux !

Mais la bande, irritée par le silence dédaigneux qui régnait dans la maison du sabotier, méconnaissait les ordres prudens de son chef, et déjà les pierres commençaient à voler dans les vitres. Au milieu de ce tumulte, les vitres s’éclairèrent dans la chambre de Protat, et la fenêtre s’ouvrit aussitôt. Les chaudrons recommencèrent leur épouvantable charivari, accompagnant une bordée d’injures. Tout à coup, dans la partie éclairée de la croisée et comme au centre d’un cadre lumineux, parut le cure de Montigny tenant Adeline entre ses bras, le visage penché sur sa poitrine.

— Ne jetez plus de pierre, dit le prêtre à voix haute ; vous avez failli tuer une mourante.

Les assaillans reculèrent, terrifiés par cette apparition.

— Mon enfant, continua l’abbé en s’adressant à Adeline et en lui désignant la foule, Dieu a commandé l’oubli des injures ; pardonnez à ces malheureux comme moi-même je vous bénis.

Et pendant que la jeune fille se prosternait, comme pour demander grâce à ses ennemis, le curé étendait ses mains sur son front.

Un grand silence s’était fait, et beaucoup de ceux qui s’étaient montrés les plus furieux tombèrent à genoux. Ce fut alors que la fenêtre inférieure s’ouvrit brusquement, donnant passage au sabotier, qui venait de sauter dans la rue. Protat était terrible, et faisait tournoyer au-dessus de sa tête un merlin dont il s’était armé. Cent cris de terreur accueillirent cette apparition.

— Criez, dit Protat, criez, mais j’en tuerai un, je l’ai dit !

Et au même instant où il empoignait au collet le premier assaillant qui lui était tombé sous la main, il sentit son bras arrêté par un poignet vigoureux.

— Pas avant moi, lui dit une voix.

— Monsieur Lazare, s’écria le sabotier, allez-vous-en ! J’ai un malheur dans la main, il pourrait tomber sur vous. Je suis père, il faut que je venge ma fille !

— Un mari, dit Lazare, est le premier protecteur de sa femme.

Pendant ce colloque, le paysan que Protat venait de menacer s’était échappé, et la rue était restée vide. En voyant le sabotier paraître, le curé avait deviné son dessein, et était descendu pour empêcher une scène sanglante.

— Monsieur Lazare, dit-il au jeune homme, montez là-haut donner à cette pauvre enfant le courage de son bonheur. — Et vous, Protat, ajouta le prêtre, qui n’avait pas encore eu le temps de révéler au sabotier le but de sa visite, écoutez-moi. — Et il lui raconta tout ce qui s’était passé entre lui et l’artiste dans le jardin du presbytère.


Quatre ou cinq jours après les événemens que nous venons de raconter, tous les personnages de ce récit, moins Zéphyr, étaient présens dans la salle à manger. C’était à la fin du repas. Tout à coup parut sur le seuil l’apprenti, que depuis quatre jours on n’avait pas vu. Zéphyr s’était facilement laissé accaparer par les jeunes paysagistes gentilshommes de l’académie de Marlotte. L’un d’eux, qui connaissait le propriétaire du château de Bourron, y avait présenté l’apprenti, venu là chargé de tous les ouvrages qu’il avait montrés à Lazare dans la grotte des Longs-Rochers. Tous ces objets avaient été vendus par lui des prix fous. Retenu comme une curiosité au milieu de l’élégante société parisienne qui habitait alors le château de Bourron, abusé par les éloges qu’il entendait à chaque instant murmurer à ses oreilles, caressé par de jolies dames pour l’oisiveté desquelles il était un amusement, Zéphyr était sorti de cette maison le cœur plein d’orgueil et les poches pleines d’or. Pendant quatre jours, il n’avait pensé ni à Adeline, ni à Lazare, ni à l’amour, ni à la reconnaissance : la vanité l’étouffait. Il ne voulait plus attendre l’artiste pour aller à Paris. Quant à ses leçons, on lui avait dit au château qu’il n’avait pas de leçons à recevoir, mais qu’il pouvait déjà en donner. Zéphyr en avait conclu que sa fortune n’était pas à faire, comme l’artiste le lui avait dit, mais qu’elle était faite.

Tel fut le récit qu’il vint faire aux hôtes de Montigny. En le voyant paraître, Lazare avait éprouvé un mouvement d’embarras ; mais dans ce discours, dans l’attitude de l’apprenti, Lazare avait vu la préface d’un égoïste et d’un ingrat.

— Alors, dit le père Protat à son apprenti, nous n’aurons pas l’honneur de t’avoir au mariage d’Adeline ?

Et comme l’artiste lui confirmait cette nouvelle, Zéphyr devint très pâle ; il ne répondit rien et parut écouter un bruit qui s’avançait dans la rue : c’était la cornemuse du vacher ramenant le troupeau aux étables.

— Est-ce Magister ou Cadet qui revient des herbes ? demanda négligemment l’apprenti.

— Tu ne reconnais pas les sons de Magister ? C’est lui qui relaie Cadet, dit la Madelon.

L’apprenti s’approcha de la fenêtre qui donnait sur la rue et regarda un instant en murmurant : — C’est lui, je le reconnais… — Puis, après une brusque salutation qui étonna tout le monde, il disparut en emportant sous sa redingote un petit châle rouge qu’Adeline avait accroché à l’espagnolette de la croisée. Comme on s’étonnait de la brusque sortie de l’apprenti, des cris se firent entendre sous la croisée.

— Prends donc garde ! disait une voix, tu sais qu’il est méchant !

Lazare et Cécile, Adeline et son père coururent à la fenêtre. Au moment où ils y paraissaient, ils aperçurent Zéphyr, qui s’avançait au-devant du taureau qui précédait le troupeau, en agitant le petit châle rouge qu’il avait emporté. L’animal, cité dans le pays pour sa méchanceté et excité par la couleur du châle, se rua sur l’apprenti qui roula à quatre pas, l’épaule fracassée par un coup de corne. En tombant, il avait regardé Aleline.

Cet événement, qui excitait de nouveaux commentaires, obligea Lazare à reculer son mariage. Étant venu à Paris pour une affaire, il rencontra un jour Zéphyr dans l’atelier d’un sculpteur de ses amis. Après quelques questions sur son travail, Lazare lui demanda amicalement s’il ne se ressentait plus de sa blessure.

— Guéri de l’épaule, dit laconiquement Zéphyr, — mais pas de là, ajouta-t-il en montrant son cœur.

Henry Murger.
  1. Voyez les livraisons du 15 février, du 1er  et du 15 mars.