Adeline Protat.

I. — Le désigneux.

Chaque année, au retour de la belle saison, les peintres paysagistes s’abattent par essaims dans les environs de Fontainebleau. Le village de Barbizon, qui avoisine une des plus remarquables parties de la forêt connue sous le nom de Bas-Bréau, demeura longtemps le séjour favori des artistes, et leur présence annuelle dans ce pays a été une source de fortune pour deux ou trois aubergistes qui s’y étaient établis. L’une de ces hôtelleries est même comprise parmi les curiosités que les itinéraires désignent aux voyageurs, et ceux-ci ne manquent pas d’aller visiter son réfectoire, où beaucoup de peintres illustres ont laissé sur les murailles une trace de leur passage et formé ainsi une espèce de musée qui est une véritable richesse pour le propriétaire. Mais depuis quelque temps, Barbizon et Chailly ont trouvé des concurrens dans deux ou trois villages situés à l’extrémité de la forêt, sur des points où elle renferme des sites moins parcourus, et par conséquent moins exploités. Les nouvelles résidences préférées aujourd’hui par les colonies d’artistes nomades sont Bourron, Montigny, Marlotte et Recloses, bâti à pic sur un rocher élevé, duquel on découvre une immense étendue de pays.

Vers le milieu du mois d’août, à l’heure la plus chaude d’une brûlante journée de moisson, un jeune homme que la voiture qui fait le service entre Fontainebleau et Nemours venait de déposer au bas de la montagne de Bourron s’engagea, après avoir traversé ce village, dans le chemin rural qui relie Bourron à Montigny. Le voyageur semblait accablé par la chaleur suffocante qui tombait du ciel incendié ; la sueur ruisselait de son visage, et avait pénétré le feutre de son chapeau gris à larges bords. Pour assurer sa marche autant que pour alléger la pesanteur d’un sac qui paraissait bourré outre mesure, il s’appuyait sur un long bâton dont l’extrémité ferrée faisait jaillir des étincelles chaque fois qu’elle rencontrait du grès ou du pavé. Ce piéton, dont le costume et les allures indiquaient au premier examen un artiste touriste, s’appelait Lazare, et se rendait au village de Montigny, où il avait coutume d’habiter depuis deux années. Derrière lui, à quelque distance, cheminait, traînant le pied comme un gibier blessé, un jeune paysan qui paraissait âgé de douze à treize ans. Lui aussi ployait l’échine sous le poids d’une lourde boîte sur laquelle étaient bouclés un chevalet de campagne et un de ces grands parasols en toile blanche dont les peintres se servent pour se ménager une lumière égale lorsqu’ils travaillent en plein air. Lazare et le jeune paysan traversaient alors une grande plaine très animée par les travaux de la moisson. À chaque minute, l’éclat du soleil, en frappant le fer des faucilles, allumait un éclair dans la main des moissonneurs à demi cachés dans l’épaisseur des sillons, et dont les rumeurs effarouchaient les bandes d’alouettes qui tournoyaient au-dessus des blés, inquiètes de leurs couvées. À la droite des deux piétons, derrière la ligne mobile de peupliers qui indique le cours du Loing, un horizon peu accidenté, rappelant les terrains plats de la Beauce, prolongeait ses lointains bleuâtres jusqu’aux confins du Gâtinais. On apercevait distinctement Grez, qui fut autrefois une ville, et où se trouvent encore les ruines informes d’un château bâti par la reine Blanche pendant sa régence. À côté de ces débris, on voit une église qui marque, au dire des archéologues, la première époque du temps où l’influence de l’architecture sarrasine, rapportée des croisades, commença à se faire sentir dans les monumens. À peu près dans la même direction, mais à un point plus reculé de l’horizon, entre Nemours et La Chapelle de la Reine, le sommet noirci de la haute tour de Larchant s’élève au-dessus de la profonde vallée où est situé ce bourg, qui fut un point d’occupation militaire à l’époque de l’invasion des Gaules, et devint au moyen âge une place fortifiée et un lieu de pèlerinage célèbre où les fidèles venaient de plus de vingt lieues à la ronde pour adorer les reliques de saint Mathurin. À la gauche des voyageurs, la lisière de la forêt de Fontainebleau s’étendait, enfermant de ce côté le pays par une ligne de verdure qui s’en allait rejoindre le village de Bourron à l’endroit où passe la route qui conduit à Nemours. Au bas de cette sorte de rampe, les maisons de Marlotte élevaient leurs toitures rousses. Devant eux, et dans la même direction qu’ils suivaient pour se rendre à Montigny, la rivière du Loing découpait ses pittoresques sinuosités, en arrosant la campagne fertile au bout de laquelle se trouve la petite ville de Moret, où le marteau de l’embellissement public fait tomber chaque jour quelques débris des anciennes constructions qui faisaient de cette bourgade une véritable curiosité historique.

Bien que le pays qu’il traversait ne fût pas nouveau pour lui, puisqu’il l’avait déjà habité, Lazare s’arrêtait quelquefois pour regarder autour de lui cette vaste campagne surprise en plein travail de fécondité, et dans un seul jour payant à la faucille le prix des laborieux travaux qu’elle avait pendant un an coûtés à la charrue. Durant les courtes haltes que faisait son compagnon, le jeune paysan déposait son fardeau à terre, s’asseyait dessus gravement, et, posant la tête dans ses mains, il semblait s’abîmer dans des réflexions profondes ; puis, quand il entendait retentir sur le chemin le bâton ferré de l’artiste, il rechargeait la boîte sur ses épaules, essuyait avec la manche de sa blouse une larme qui roulait dans le coin de ses yeux, et reprenait sa route en poussant un gros soupir. L’un suivant l’autre, ils marchaient ainsi depuis environ une demi-heure, et les premières maisons de Montigny étaient encore à une distance assez éloignée.

— Ces diables de lieues de pays n’en finissent pas, murmura l’artiste en s’essuyant le front ; plus on approche, moins on arrive.

Et comme il avait insensiblement ralenti sa marche, le petit paysan, qui avait maintenu son allure, se trouva bientôt sur ses talons. Lazare, qui s’était retourné machinalement, s’aperçut alors de la tristesse peinte sur le visage du jeune garçon. Il remarqua aussi que ses yeux étaient rougis par des larmes récentes.

— Ah ça, mon pauvre Zéphyr, lui demanda-t-il amicalement, où as-tu pris cette mine d’enterrement ? Sais-tu que tu m’as accueilli assez mal quand je suis arrivé à Bourron tout à l’heure ? Quand je suis parti l’an passé, tu pleurais presque en venant me conduire à la voiture, et maintenant tu pleures en me voyant revenir : ce n’est pas naturel, mon garçon. Est-ce que tu aurais du chagrin ? Le père Protat t’aurait-il battu un peu plus que de coutume ? Tu dois commencer à t’y habituer pourtant. Il ne faut pas lui en vouloir ; il a la main un peu prompte, mais pas trop lourde, et le plus souvent il y a de la caresse dans ses tapes. D’ailleurs, si tu es paresseux comme un loir, tu n’es guère plus douillet qu’un bœuf, et les coups ne t’émeuvent guère. Et puis réfléchis, Zéphyr, que si le bonhomme Protat a toujours une chiquenaude au bout des doigts, mieux vaut qu’elle tombe sur ton nez que sur le mignon visage de la mignonne Adeline. Est-ce vrai, mon garçon ? Lève un peu les yeux, qu’on te voie. Tu n’as pas changé, va ; tu as toujours ta bonne figure, moitié bonté, moitié bêtise, un peu triste cependant, un peu fatiguée même. Ah ! j’y pense : tu n’as peut-être dormi que douze heures, et ça ne fait pas ton compte.

— Excusez-moi, monsieur Lazare, je n’ai pas dormi du tout la nuit passée, ni l’autre nuit, ni celle d’avant, répondit Zéphyr en traînant la voix.

Il y avait dans ces simples paroles un accent d’affliction si pénétré, que Lazare ne put s’empêcher d’examiner le jeune paysan avec plus d’attention. Celui-ci, s’étant aperçu de l’examen dont il était l’objet, avait baissé les yeux comme s’il eût craint que ses regards ne révélassent les pensées qui semblaient agiter son esprit, — et, comme s’il eût voulu éviter de nouvelles interrogations auxquelles il ne souhaitait pas répondre, il essaya de retarder sa marche et de mettre entre ses pas et ceux du jeune homme la distance qui les avait séparés pendant la première partie du chemin ; mais Lazare, que l’attitude dolente de son compagnon commençait à étonner et même à intriguer, le rappela auprès de lui et le força à régler son pas sur le sien. Quoi qu’il pût faire cependant, et si habilement qu’il s’y prît, il ne put rien apprendre ni même rien deviner du secret qui causait la tristesse de Zéphyr. Celui-ci s’obstinait dans son silence, et, si la politesse l’obligeait quelquefois à le rompre quand Lazare le pressait trop vivement, il ne répondait que par d’insignifiantes paroles auxquelles la plus ingénieuse subtilité n’aurait pu faire dire que ce qu’elles disaient réellement, — oui ou non. Durant cette petite lutte entre la curiosité de Lazare et la discrétion de Zéphyr, on était arrivé au village de Montigny. Tous les habitans étant occupés aux champs, le peintre traversa d’un bout à l’autre la grande rue sans rencontrer aucune figure de connaissance, sinon quelques petits enfans que sa grande barbe avait d’abord effrayés les années précédentes, mais que Lazare avait su apprivoiser en leur achetant des joujoux le jour de la fête du pays. En reconnaissant leur bon ami le désigneux (c’est le nom qu’on donne aux artistes dans le pays), les bambins l’entourèrent en poussant des cris joyeux et ne le laissèrent continuer sa route que lorsqu’il les eut embrassés les uns après les autres.

— Enfin nous voilà arrivés, dit Lazare en entendant le bruit prochain causé par le barrage établi en amont du moulin de Montigny. Allons, Zéphyr, un peu de courage, mon garçon ; nous allons nous débarrasser de nos fardeaux et boire un bon coup de vin frais sous la tonnelle du père Protat.

Mais en parlant ainsi Lazare s’aperçut que le jeune paysan était disparu ; seulement, avant de s’enfuir, il avait eu la précaution de déposer sur un banc de la rue la boîte à peindre et le parasol de l’artiste.

— Que diable est-ce qui prend à ce petit drôle ? murmura celui-ci en retournant sur ses pas pour aller chercher les objets abandonnés par Zéphyr. Est-ce qu’il est devenu fou ? L’an dernier il n’était qu’imbécile.

Très embarrassé par le surcroît de charge qui venait de lui tomber sur les épaules, Lazare reprit sa marche, ralentie autant par l’incommodité que par le poids de son fardeau. Heureusement qu’il ne lui restait plus à faire qu’une centaine de pas. Comme il arrivait harassé devant la maison où il se rendait, il aperçut à la fenêtre du premier étage la figure enluminée du bonhomme Protat, en train d’évider un sabot déjà à moitié dégrossi.

— Eh ! père Protat ! s’écria Lazare en faisant au sabotier signe de descendre, venez donc m’aider à monter mes bagages. Je sue comme un mulet qui revient de la foire.

Le père Protat mit le nez à la fenêtre, et en voyant l’artiste seul et chargé en effet comme une bête de somme, sa surprise fut si grande, qu’il laissa tomber à terre son sabot et son ébardoir.

— Eh bien ! s’écria-t-il quand il fut descendu sur le seuil de la porte, qu’est-ce que vous avez donc fait de Zéphyr ?

— Zéphyr m’a planté là au milieu de la rue il y a cinq minutes. Je ne sais pas quelle mouche l’a piqué, mais il s’est envolé sans dire gare.

— Ah ! le petit gredin ! Quelle mitonnée de calottes je vais lui faire chauffer pour son souper ! murmura entre ses dents le père Protat, qui aidait Lazare à se débarrasser de ses bagages.

— Vous m’obligeriez au contraire en ne le maltraitant pas, dit Lazare. Ce pauvre garçon a quelque chagrin caché sans doute, car il m’a paru fort triste. C’est à peine s’il m’a dit quatre mots tout le long de sa route, et je me suis aperçu qu’il avait pleuré… J’ai voulu le confesser afin de le consoler s’il était en peine ; mais il est resté bouche close. Peut-être bien est-ce aussi que vous le brutalisez un peu trop.

— Allons donc ! fit le sabotier, est-ce que j’ai mauvais cœur ! et si je le corrige, n’est-ce pas pour son bien ? Faudrait-il, par hasard, mettre des gants pour lui tirer les oreilles, à ce fainéant, qui passerait sa vie couché à côté de la besogne, si on ne le réveillait pas avec des torgnolles ? C’est né sur la paille et ça voudrait vivre comme un fils de millionnaire, en regardant l’eau couler. Voyez-vous, monsieur Lazare, je suis encore trop doux avec lui, et il arrive plus d’une fois que Zéphyr va se coucher sans avoir reçu le compte des horions qu’il a gagnés dans la journée. Aussi est-ce pour cela qu’il ne change guère. Fer mal battu, fer mal forgé.

Tout en causant, Lazare et son hôte étaient entrés dans une chambre basse qui semblait avoir destination de salle à manger. Un couvert était préparé sur une table garnie d’une nappe de grosse toile bien blanche exhalant l’odeur de la lessive. La table était placée auprès d’une fenêtre ayant vue sur la rivière du Loing, dont l’eau claire et rapide comme celle d’un torrent baignait le jardin planté devant l’habitation du père Protat.

— Père Protat, dit Lazare en se laissant tomber sur une chaise, j’ai dans le ventre quinze lieues de voiture à jeun, et dans le gosier deux lieues de poussière ; ainsi j’étrangle de soif et je meurs de faim.

— Un peu de patience. La petiote est au fourneau et s’occupe de vous, répondit le sabotier. On va vous servir une matelotte d’anguilles qui frétillaient encore il n’y a pas une heure dans la boîte à poisson du meunier. Notre voisin le charcutier a tué un porc hier, et comme je vous attendais ce matin, je vous ai fait préparer des andouillettes comme vous aimiez tant les manger l’an dernier. Quant au dessert, vous irez le cueillir vous-même : il vous attend au bout des branches de l’espalier ; mais en attendant que le déjeuner soit prêt, si vous souhaitez vous désaltérer, nous allons trinquer à votre bon retour parmi nous.

Et ce disant, le père Protat emplit jusqu’au bord un large verre anciennement doré qui était sans doute la pièce d’honneur de son rustique dressoir, et dont l’usage devait être exclusivement réservé pour les grandes solennités domestiques.

— Pourquoi me donnez-vous ce verre-là ? dit l’artiste en jetant à son hôte un regard de reproche amical. Je pourrais avoir le malheur de le briser, et je ne m’en consolerais pas, ni vous non plus ; car vous y tenez, vous me l’avez dit plus d’une fois.

— Oui, sans doute, je l’ai dit et je le répète, fit le sabotier d’une voix émue en regardant le grand verre à fleurs. J’y tiens presque autant qu’à l’un de mes membres ; c’est un cadeau de ma défunte ; elle me l’a donné le jour de ma fête, qui tombait précisément la veille de notre mariage ; ça me repousse loin, ces souvenirs-là, monsieur Lazare, car voilà bientôt trente ans que j’ai dansé à ma noce. Ah ! nous faisions un joli couple, ma chère femme et moi. Si le bon Dieu est fâché de la manière dont j’aurai vécu, quand je trépasserai, il pourra bien, s’il veut, m’envoyer dans son enfer : je n’y oublierai pas les quinze ans de paradis que m’aura donnés ma pauvre Françoise.

— Père Protat, dit l’artiste véritablement touché par ce naïf regret si simplement exprimé, voulez-vous me faire le plaisir de boire avec moi à la mémoire de votre femme ?

— Ah ! monsieur Lazare, exclama le bonhomme avec une cordiale vivacité, de tout mon cœur.

Et, après avoir respectueusement retiré son bonnet de coton, il approcha son verre de celui de Lazare.

— De tout mon cœur aussi, brave homme, répondit le peintre en retirant également son chapeau.

Cette marque de respect donnée par un étranger au souvenir de sa femme parut causer au sabotier une impression qu’il n’eut pas la force de contenir, car il s’empara de la main du jeune homme et la serra dans la sienne avec une telle rudesse, qu’elle arracha à Lazare un tressaillement involontaire.

Le père Protat, qui s’était mépris sur la cause de ce mouvement, craignit sans doute de s’être montré trop familier, et commença une litanie d’excuses ; mais Lazare l’arrêta tout à coup. — Eh quoi ! lui dit-il, auriez-vous honte de m’avoir rendu témoin d’une sensibilité qui atteste l’excellence de votre cœur ? Ignorez-vous donc qu’il est des circonstances où l’on est aussi coupable en dissimulant un bon sentiment qu’en essayant de cacher une mauvaise pensée ?

— Vous parlez bien, fît le bonhomme, dont la figure reprenait progressivement son apparence d’humeur réjouie.

— Mais je mangerais encore mieux, répliqua Lazare en frappant sur son assiette avec un couteau.

— Justement voici votre déjeuner qui descend, fit le sabotier. En effet, un pas léger qui semblait se hâter ébranlait l’escalier de bois par lequel on atteignait à l’étage supérieur.

— Arrive donc, petiote, cria doucement, si cela peut se dire, le père Protat à sa fille, qui venait de paraître au bas de l’escalier tenant un plat dans ses mains, voilà monsieur Lazare qui meurt de faim.

— Eh ! bonjour, mignonne, dit l’artiste en prenant la taille de la jeune fille, — et avant qu’elle eût pu se dégager, ce qu’elle tenta au reste bien faiblement, il l’avait embrassée sur le front. Cette chaste et familière caresse, que la présence de son père rendait toute fraternelle, fit cependant naître une vive rougeur sur le visage de la jeune Adeline, et, pour cacher son embarras, elle fit semblant de ranger quelque chose sur la table, où toute chose était à sa place.

Adeline Protat allait avoir dix-huit ans, et c’était à peine si on lui en eût donné quinze, tant l’épanouissement de sa jeunesse était resté tardif. Délicate comme le sont presque toujours les enfans dont les premières années ont été tourmentées par ces cruelles maladies qui sont le martyre des mères, les vives couleurs de sa santé, qui depuis peu de temps seulement n’inspirait plus aucune crainte, commençaient à nuancer son visage pâli par des souffrances hâtives ; mais ce tendre coloris n’avait aucune ressemblance avec le fard champêtre que la vivacité de l’air des champs plaque sur les joues des paysannes en couches de vermillon brutal. Adeline avait une petite tête bien proportionnée avec son corps frêle et mignon ; ses traits, empreints d’une douceur quasi-sérieuse, offraient un mélange où l’élégance se mêlait confusément à la naïveté. En l’examinant avec soin, on aurait pu comparer sa physionomie à un dessin retouché par un maître habile, qui, sans altérer l’expression originelle, l’aurait comme anoblie en rectifiant l’irrégularité du contour primitif. Par une habitude où la coquetterie pouvait ne pas être étrangère, Adeline restait la tête nue en toute saison, et prenait un soin particulier de ses jolis cheveux châtains, fins comme la soie la plus fine, et qu’elle portait en bandeaux plats et luisans, ramenés derrière ses oreilles, dont le dessin pur et la blancheur se trouvaient ainsi mis en relief par le voisinage de sa chevelure foncée. Bien qu’il fût en apparence celui des femmes de la campagne, son costume se distinguait par l’harmonie qui régnait dans la couleur paisible des étoffes communes et grossières qui le composaient. Les tons criards ne s’y injuriaient pas entre eux par ces violentes oppositions que les villageoises combinent à dessein dans leurs vêtemens, et que l’on peut, même à la ville, remarquer dans la toilette d’une certaine classe de femmes qui forment comme le conservatoire du mauvais goût. Adeline taillait d’ailleurs et cousait elle-même ses habits, et elle savait toujours risquer à propos quelque ingénieux coup de ciseau qui donnait de la tournure au vêtement le plus vulgaire. Dans l’arrangement de sa personne, dans sa démarche, dans ses attitudes et ses mouvemens, enfin dans toutes ses façons d’être ou d’agir, cette jeune fille, encore enfant par les apparences, indiquait en elle une recherche de distinction qu’elle atteignait avec d’autant plus de facilité, qu’elle y était portée par ses instincts naturels. Sa voix, qui n’avait aucun accent de terroir, était très douce. Elle la traînait quelquefois comme font les personnes qui s’écoutent parler et veulent qu’on les écoute. Il y avait certains mots insignifians par eux-mêmes auxquels sa façon de les dire donnait un charme qu'on subissait sans pouvoir s’en rendre compte. Quant à son langage, il suffisait de l’avoir entendue causer cinq minutes pour deviner que ce n’était pas seulement aux leçons du magister communal qu’elle avait appris à s’exprimer avec autant de correction et de facilité.

Pour achever l’ébauche de ce portrait rapide, qui se trouvera complété plus tard, entre autres singularités de nature à étonner chez une petite paysanne, fille du sabotier d’un petit village, nous ajouterons qu’Adeline avait des mains sinon très pures de forme, au moins suffisamment soignées pour ne pas faire un contraste trop violent avec la délicatesse un peu maladive de sa personne. Il était évident que ces petites mains ignoraient les durs travaux de la vie rustique. En effet, pour des raisons que nous ferons connaître, et qui donneront l’explication de certains détails qui pourraient sembler étranges dans le portrait de cette jeune fille, Adeline n’avait jamais mis le pied dans les champs, et son père possédait cependant quelques arpens de différens rapports qu’il faisait valoir lui-même, tout en exerçant son état. Impuissante et inhabile à tout ce qui était travail pénible ou grossier, Adeline n’aurait pas su, comme beaucoup de jeunes filles de son âge et de sa condition, sarcler un champ, botteler une gerbe ou biner une vigne ; son père avait été obligé de prendre à gages une vieille voisine qui faisait dans la maison le gros de la besogne, tel que veiller la basse cour, où voletaient une quarantaine de canards, poules et dindons, soigner la petite mule, traire la vache et préparer les repas. Adeline entretenait seulement le linge et veillait surtout à ce que la plus grande propreté régnât dans la maison ; un grain de poussière resté sur un meuble, une goutte d’eau répandue sur le carreau suffisaient pour l’inquiéter, comme une hermine qui voit sa robe tachée. Aussi, la vieille Madelon, qu’elle tourmentait sans cesse à ce propos, aurait-elle pu, au bout d’un certain temps, être appréciée par une ménagère flamande.

Telle était cette jeune fille, peut-être dangereusement gâtée par l’aveugle bonté de son père, dont la tendresse savait trouver pour elle un langage et des manières qui pouvaient surprendre chez un paysan, et surtout chez un homme connu, comme il l’était, par une brusquerie allant quelquefois jusqu’à la brutalité. Adeline n’ignorait pas l’étendue de son influence sur la volonté paternelle, qu’un simple mot de sa bouche rendait malléable comme une cire ; mais il faut déclarer, à sa louange, qu’elle n’en abusait pas : elle apportait, au contraire, une grande modération dans l’exercice de son despotisme. Lazare, que deux ans de séjour dans la maison avaient rendu familier avec le père Protat, lui avait souvent représenté qu’il agissait peut-être avec imprudence en aliénant aussi complètement son autorité entre les mains d’une enfant, et que cette faiblesse dont il faisait preuve pourrait par la suite devenir nuisible à sa fille et lui préparer des regrets à lui-même. À ces sages remontrances, le bonhomme Protat secouait négativement sa tête grisonnante, et répondait avec orgueil que sa fille avait été trop bien élevée pour désirer jamais quoi que ce soit que son devoir de père le mît dans l’obligation de refuser. — C’est égal, reprenait alors Lazare en secouant la tête à son tour, j’ai dit ce que j’ai dit : vous agissez légèrement, et la façon même dont Adeline a été élevée, au lieu de vous rassurer sur son compte, devrait précisément vous inquiéter. — Le sabotier, qui n’aimait pas à être contrarié sur ce chapitre, répliquait ordinairement de manière à faire comprendre au jeune homme qu’il éprouvait de la répugnance à s’entendre contredire.

Durant les premiers instans de son repas, Lazare, dont l’appétit avait été aiguisé par un voyage de dix-huit lieues, car il arrivait de Paris, se jeta sur le premier plat qu’on lui servit avec une véritable voracité. Le père Protat, voulant laisser à son hôte le temps d’apaiser sa première faim, gardait le silence et se tenait à quelque distance de l’artiste, autour de qui se mouvait Adeline, veillant toujours à ce qu’il eût du pain coupé auprès de son assiette, remplissant son verre dès qu’il était vide, et ne lui donnant pas le temps de rien demander qu’il ne le trouvât aussitôt sous sa main. Cet empressement dégagé de toute forme servile était remarqué de celui qui en était l’objet, et de temps en temps il laissait échapper un geste affectueux ou une obligeante parole qui semblait doubler le plaisir que la jeune fille éprouvait à l’entourer de ses soins.

— Voilà du poisson délicieux, s’écria Lazare, et merveilleusement accommodé. Il faudra que j’en complimente Madelon ; mais à propos, où donc est-elle ?

— Elle est à la cuisine, répondit Adeline. Je vais la rejoindre, et je lui dirai que vous avez trouvé la matelotte à votre goût ; ça lui fera plaisir, car elle avait bien peur de ne pas la réussir.

Au même instant, la vieille servante, de qui l’on parlait, parut sur le seuil de l’escalier.

— Eh ! bonjour, mère Madelon ! s’écria Lazare, qui l’aperçut le premier. Arrivez donc que l’on vous complimente ! Savez-vous que vous êtes devenue un vrai cordon bleu ?

— Dam, monsieur Lazare, dit la vieille en faisant une révérence, on sait que vous êtes une fine bouche, et on tâche de se distinguer. Vous allez me dire si vous êtes content de ça, ajouta-t-elle en déposant sur la table le plat qu’elle tenait dans ses mains. C’est de la viande peu cuite, elle n’a fait que passer devant le feu ; mais je me suis souvenue que vous aimiez à manger les côtelettes vivantes.

— Parfait, dit Lazare en découpant la viande, qui laissa jaillir un jet de sang sous le couteau.

— Comment pouvez-vous manger ça sans que le cœur vous lève ? dit la vieille en faisant un geste de répugnance. Défunt mon pauvre Caporal, qui n’était pourtant pas une bête difficile, n’en aurait jamais voulu.

— Mère Madelon, c’est délicieux, fit l’artiste.

— J’aime mieux le croire que d’y aller voir, répondit la bonne femme. Et se retournant vers Adeline : Viens avec moi, ma fille, lui dit-elle, j’ai besoin de toi là-haut pour préparer le café de M. Lazare. Je ne saurais jamais me servir de cette mécanique que nous avons achetée ce matin à Moret.

Adeline et la vieille Madelon disparurent ensemble par l’escalier qui conduisait à la cuisine.

La maison du bonhomme Protat devant être le centre principal où se passeront les scènes de cette histoire et les principaux personnages appelés à y jouer un rôle s’y trouvant réunis, nous en profiterons pour donner dès à présent la connaissance de certains détails qui compléteront le portrait et le caractère de chacun d’eux, en même temps qu’ils serviront de prologue naturel au drame domestique dont l’intérieur du sabotier doit être le théâtre.

II. — la mère Madelon.

La mère Madelon était une pauvre veuve de soixante ans passés. Elle avait le dos voûté comme presque tous les gens qui ont pendant un demi-siècle creusé le sillon qui les a nourris, eux et les leurs. Malgré son âge avancé, elle avait conservé cette vivacité trotte-menue qu’on remarque chez certains vieillards, et qui est plus commune chez les hommes que chez les femmes. Sa figure, qui avait dû être belle dans sa jeunesse, était creusée de rides profondes qui semblaient avoir été des ornières à larmes, et la peau basanée qui la recouvrait avait la couleur brune d’une panicule de roseau. Au milieu de cette physionomie dévastée par le temps et par les chagrins d’une vie rudement éprouvée, ses yeux, brillans comme des trous lumineux, prenaient quelquefois une expression qui donnait à son visage un caractère hautain et presque dédaigneux. Chez les êtres les plus vulgaires par le fait ou l’apparence, l’accumulation d’un grand nombre de maux endurés avec résignation et courage provoque passagèrement, quand le souvenir leur revient, les accès de fierté soudaine qu’éprouve toute créature en se retrouvant encore solitaire, mais debout, au milieu des ruines que la fatalité a faites autour d’elle.

En effet, la mère Madelon n’avait pas été toujours ce qu’elle était alors. La vieille veuve avait tenu son rang dans le pays, où elle passait pour une des plus riches propriétaires ; mais après dix ans de prospérité et d’une union heureuse, son mari, qui possédait l’une des belles fermes que l’on voit encore sur les bords du Loing en arrivant à Grez, s’était laissé entraîner par une bande de mauvais sujets qu’il avait connus en allant à Nemours pour ses affaires. Après quelques années, cette vie dissipée amena sa ruine complète. Toutes les pièces de terre furent vendues ou dévorées par des emprunts usuraires, et bientôt il ne resta plus dans ses étables une seule tête de bétail qui ne fût menacée par tous les huissiers de Nemours ou de Fontainebleau. Acculé par ses fautes volontaires au fond d’une impasse terrible, le fermier rêva un crime pour en sortir. Les bâtimens de sa ferme et les nombreuses dépendances que l’obstination de sa femme avait su maintenir libres de toute hypothèque étaient assurés pour une somme quatre fois plus élevée que leur valeur réelle. Le fermier pensa qu’un incendie le sauverait de la ruine ; il mit le feu à sa grange le jour de la fête de Grez, pendant qu’on tirait des pièces d’artifice à quelque distance de sa ferme. Il espérait à tort que le désastre serait attribué à quelque fusée égarée : son crime avait eu des témoins. Un garçon et une fille de ferme, dont sa présence dans la grange avait dérangé le galant tête-à-tête, l’avaient aperçu sans qu’il s’en doutât. Ils appelèrent au secours, mais trop tard ; la ferme brûla jusqu’au dernier brin de chaume. Le fermier fut arrêté, jeté en prison, où il mourut fou la veille de son jugement.

Restée seule devant un tas de cendres, la pauvre veuve remercia encore le ciel, qui, en la laissant inféconde, lui épargnait du moins la douleur de traîner à sa suite, sur les chemins du hasard, un pauvre enfant à qui elle n’aurait pu donner qu’un nom entaché par l’infamie du crime paternel. Elle quitta alors le village de Grez, où son infortune n’éveillait qu’une pitié indifférente, à laquelle se mêlaient encore les malveillantes consolations suggérées par l’instinct de farouche égoïsme qui pousse l’homme à se réjouir des maux de son semblable. Comment elle avait vécu depuis trente ans que ces événemens l’avaient frappée, c’était le secret de cette industrieuse nécessité qui fait pain de tout labeur, espèce de génie de la misère que Dieu révèle à ceux qu’il y condamne. C’était seulement depuis une douzaine d’années que la mère Madelon était venue se fixer à Montigny. Elle habitait à l’extrémité du village, et sur la lisière d’un bois qu’on appelle les Trembleaux, une méchante masure grossièrement édifiée avec des fragmens de grès empruntés aux carrières des environs, et dont la toiture était un mélange de chaume, de genêts et de hautes bruyères. Au moment où la mère Madelon était arrivée à Montigny, la vachère qui menait paître au communal les vaches du pays venait de mourir. La vieille veuve avait demandé et obtenu sa survivance. Comme elle n’avait point d’asile, les gens du village s’étaient réunis pour lui bâtir à frais communs cette habitation d’une apparence toute primitive dont nous avons parlé. Au reste, les habitans de Montigny n’avaient guère eu à débourser que la main-d’œuvre, puisque les élémens de la construction avaient été fournis par la forêt même, et ce fut sur les faibles gages de sa place que la mère Madelon remboursa peu à peu les avances faites pour lui bâtir cette pauvre cabane, dont elle ne tarda pas à devenir propriétaire.

Dans ce pays, l’endroit où l’on mène paître les troupeaux s’appelle dormoir, néologisme rustique dont l’étymologie semble indiquée par la sieste à laquelle se livrent les bêtes quand elles ont pâturé. Le dormoir qui servait de communal aux vaches de Montigny était situé dans la partie la plus voisine de la forêt qu’on appelle les Longs-Rochers. En y menant son troupeau, la mère Madelon avait remarqué que ces gorges, dont l’aspect est bien plus sauvage et le caractère plus grandiose que celles qu’on admire, sur programme d’itinéraire, à Franchard ou Apremont, étaient souvent visitées par les curieux et quotidiennement fréquentées par les artistes. La nouvelle vachère imagina alors d’installer au milieu de ces solitudes une industrie qui devait plus tard lui mériter le surnom de vivandière des arts. Elle apporta tous les jours avec elle un grand panier contenant des gourdes remplies de liqueurs, du tabac, des cigares, des pipes, et tous les objets employés par les fumeurs. Cette idée devait avoir des résultats très lucratifs, car, pour les artistes qui venaient travailler dans les Longs-Rochers ou les environs, le panier providentiel de la mère Madelon arrivait comme la manne au milieu du désert. Elle eut bientôt toute une clientèle de rapins qui venaient de temps en temps au dormoir couper par un quart d’heure de farniente leur laborieuse étude en plein air.

En succédant à la vachère défunte, la mère Madelon avait hérité de son chien. C’était une vieille bête intelligente et pacifique, au poil hérissé tel qu’un buisson de houx, avec des yeux pleins de malice qui luisaient comme des braises ; ce chien s’appelait Caporal. Il avait été ainsi baptisé par des soldats qui l’avaient adopté quand il était jeune, et il avait fait les campagnes d’Afrique à la suite d’un régiment. Dressé par les loustics du camp, Caporal était devenu un chien savant ; il faisait l’exercice comme le meilleur sergent instructeur ; il portait les armes au nom des officiers supérieurs de l’armée, et croisait baïonnette dès qu’on parlait d’Abd-el-Kader. Acrobate comme Auriol, il franchissait un faisceau de fusils. Mathématicien comme Munito, qui fut le Newton de la race canine, il jouait aux dominos et devinait quelquefois l’âge du capitaine. À ces menus talens de société, qui faisaient les délices de la garnison, Caporal ajoutait au besoin les qualités du chien de chasse, plus utiles en campagne. Quand son régiment faisait une razzia dans quelque tribu ennemie, Caporal y prenait une part active en dévalisant les poulaillers, et plus d’une fois il paya largement son écot en augmentant par l’appoint d’une volaille la maigre pitance du bivouac. S’il avait la ruse du renard en maraude, il avait le courage du lion devant le feu. À l’assaut de Constantine. Caporal monta le premier sur la brèche et se mêla au combat en étranglant un chien turc. Une nuit, dans un défilé de l’Atlas, sa vigilance avait sauvé de la destruction imminente un détachement qui allait être surpris pendant le sommeil par une bande d’Arabes. Cette belle action lui valut la croix. Un soldat qui avait été perruquier lui tondit le poitrail de façon à ce que le dessin de la tonte représentât l’étoile des braves ; on augmenta d’un petit verre quotidien sa ration d’eau-de-vie ; il fut dispensé des corvées, et les sentinelles lui présentaient les armes. Ramené en France et rentré dans la vie civile, Caporal était devenu chien de berger, et faisait à la satisfaction commune la police du troupeau confié à sa garde.

L’industrie exercée dans les Longs-Rochers par sa nouvelle maîtresse devait initier Caporal à un métier nouveau pour lui, qui en avait déjà tant pratiqué. Les artistes disséminés dans la forêt, trouvant quelquefois incommode de se déranger quand ils avaient besoin de quelque chose à la cantine, avaient coutume d’appeler de loin la cantinière pour lui demander ce qu’ils souhaitaient. Cela était d’autant plus facile, que les Longs-Rochers possèdent un écho d’une telle fidélité de répercussion, que le son y est distinctement reproduit à la distance d’un kilomètre. La mère Madelon, qui trouvait pénible de courir à travers les escarpemens des gorges, dressa Caporal à la remplacer. Cette invention devint pour elle une nouvelle source de profits. Les peintres, qui trouvaient originale la métamorphose de Caporal en garçon d’estaminet, renouvelaient plus fréquemment leurs consommations pour se procurer le plaisir de voir l’intelligent animal bondir à travers les roches, chargé d’un petit panier qu’il portait suspendu au cou, et dans lequel sa maîtresse déposait les choses que lui demandait sa clientèle nomade. À sa double fonction de garçon de café et de chien de berger, Caporal en ajouta une troisième, qui augmenta encore de temps en temps le gain modique de sa vieille maîtresse.

Il y a dans les Longs-Rochers des espèces de grottes qui ont conservé le nom de chambres du Croque-Marin, en souvenir d’une tradition dont nous avons en vain cherché l’origine. Ces grottes, qui n’ont autrement rien de bien curieux, sont situées dans la partie la plus solitaire des gorges, et il est assez difficile de les trouver quand on ne connaît pas le terrain. Les gens qui désiraient visiter les grottes s’adressaient à la mère Madelon, qui se faisait volontiers leur guide et recevait d’eux quelque menu salaire. De même qu’elle s’était fait remplacer par son chien pour le service de la cantine, la vachère de Montigny utilisa son instinct en lui confiant le soin de conduire au Croque-Marin les étrangers. Caporal connaissait d’ailleurs tous les coins de la forêt aussi bien que s’il eût fait partie de la meute princière ; il suffisait de prononcer devant lui le nom d’une vente, d’une croix, d’un carrefour ou d’un site quelconque, pour qu’il en prît sur-le-champ la direction. Cette connaissance des lieux lui permettait donc d’étendre ses fonctions de guide au-delà du rayon dans lequel étaient situés les Longs-Rochers, et si quelque visiteur s’informait du chemin qu’il fallait suivre pour aller à la Mare aux Fées ou à la Gorge au Loup, la vachère proposait aussitôt Caporal, qui conduisait son monde par les sentiers les plus pittoresques. Caporal avait, sur les ciceroni que l’on prend en location à Fontainebleau, l’avantage de son mutisme : il n’ennuyait point les promeneurs par une érudition bavarde et vulgaire, et ne cherchait point, comme ses confrères bipèdes, à leur imposer son impression personnelle. De plus, il donnait aux personnes qu’il conduisait le temps d’examiner les curiosités de la forêt, et quand une compagnie de bourgeois parisiens ou une spleenétique famille anglaise restait durant un quart d’heure extasiée devant un bloc de rocher d’une forme bizarre, Caporal attendait patiemment qu’ils missent fin à leur admiration. Gravement assis sur son train de derrière, il secouait dédaigneusement la tête en se rappelant les cols de Mouzaïa ou le défilé des Portes de Fer, et il semblait se dire à lui-même : J’en ai vu bien d’autres.

On comprendra donc facilement l’attachement profond que la mère Madelon éprouvait pour Caporal. Pour elle en effet, il était plus qu’un serviteur utile, c’était un ami véritable, la seule affection de ses derniers jours, le seul compagnon de sa pauvreté solitaire et résignée. Aussi, bien qu’elle l’entourât des soins les plus touchans et qu’elle le traitât comme s’il eût été un être humain, la bonne vieille ne se croyait pas encore quitte avec cette bête fidèle, soumise et dévouée, dont l’intelligence, appliquée à tant de petits métiers, lui permettait d’introduire de temps en temps dans son existence précaire certaines douceurs auxquelles elle eût été forcée de renoncer, si elle n’avait pas eu Caporal. Le gain qu’elle retirait de son commerce avec les artistes et de ses relations avec les visiteurs des Longs-Rochers améliora peu à peu la situation de la vieille veuve, et progressivement lui permit d’apporter des modifications dans son misérable intérieur. D’abord elle fit remplacer par une couverture de tuiles la mince toiture de chaume de sa cabane, devenue pénétrable au vent et à la pluie. Un jour elle acquit quelques toises de terrain autour de son habitation et y sema des plantes potagères. Une autre fois l’unique chambre de sa maisonnette se meubla d’un lit véritable, qui remplaça la paillasse de fougère. Lentement, bien lentement, grâce à ces combinaisons économiques connues seulement de ceux qui ont pratiqué longtemps l’abstinence des choses considérées comme étant de première nécessité, la mère Madelon s’entourait d’un semblant de bien-être. Enfin, trois ans environ après son arrivée dans le village, elle se rendit chez le notaire de Montigny et le pria de lui garder en dépôt et de faire valoir comme il l’entendrait une somme de cent écus, qu’elle lui apportait dans un vieux sac. Cette consignation de fonds, divulguée par l’un des clercs du notaire à l’auberge de la Maison-Blanche, qui était le seul café du pays, fut bientôt connue de tout le monde, et pendant un mois il ne fut question que de cela aux veillées ; mais comme en résumé la source de cette petite fortune avait son explication naturelle dans les bénéfices que la mère Madelon retirait de l’exploitation de sa cantine en plein vent, après avoir beaucoup parlé de ses cent écus, il arriva qu’on n’en parla plus. Seulement la bonne femme y gagna l’espèce de considération qui, au village peut-être encore plus qu’à la ville, s’attache à tous ceux qui possèdent. Les gens de Montigny se montraient plus affectueux avec elle dans leurs rapports familiers, et ces apparences d’égards, nouveaux pour elle, rejaillissaient sur Caporal en attentions dont celui-ci profitait sans pouvoir en deviner la cause.

Au bout d’une résidence de neuf années à Montigny, pendant lesquelles la mère Madelon avait continué à mener les vaches au dormoir, elle déposa successivement chez maître Guérin le notaire plusieurs sommes qui, avec les intérêts des placemens, avaient fini par produire un capital de dix-huit cents francs. C’était déjà beaucoup pour elle, mais cependant elle ne trouvait pas encore que ce fût assez. Son rêve était d’amasser 100 francs de rente. Avec ces trois chiffres, sobre comme elle était et vivant de peu, elle pensait assurer la tranquillité aux jours que Dieu voudrait bien lui compter encore en récompense de la résignation avec laquelle elle avait supporté la rigueur des jours passés. Avec l’obstination commune aux vieilles gens lorsqu’ils s’accrochent à une idée, elle ne voulait pas résigner ses fonctions avant d’avoir arrondi le dernier zéro du modeste trésor dont elle convoitait la possession. Cependant il y avait des jours où elle fût volontiers restée close dans sa maisonnette, plutôt que d’aller conduire le troupeau à la pâture ; mais ses cent francs de rente étaient son rêve, et elle voulait absolument qu’ils devinssent une réalité. Quant à Caporal, lui aussi se faisait vieux et cassé ; son poil blanchissait et se faisait rare. Il commençait à trouver pénibles ses longues courses quotidiennes. Son haleine devenait courte, son ouïe moins subtile, son flair s’émoussait. En faisant le service de la cantine, il lui arrivait quelquefois de faire attendre la pratique. En guidant les étrangers, il perdait la mémoire, se trompait de chemin et égarait les personnes qu’il avait mission de conduire. Il oubliait les arts d’agrément dans lesquels il avait jadis excellé. Si un peintre l’invitait à faire l’exercice avec son appuie-main, Caporal demeurait penaud comme une nouvelle recrue à qui on commanderait la charge en douze temps. Le troupeau confié à ses soins souffrait aussi de l’affaiblissement de ses instincts. Sa vigilance endormie ne s’apercevait point des écarts des jeunes génisses attirées sur les pentes dangereuses des rochers, où elles voyaient les chèvres brouter le cytise. Il ne savait plus le compte des animaux dont il avait la garde, et il arrivait souvent que la cornemuse de la mère Madelon donnait le signal du retour aux étables, sans que Caporal eût pris garde qu’une vache manquait à l’appel. Il fallait alors que la vachère se mît elle-même à la recherche de la bête égarée, dont elle était responsable. Enfin Caporal subissait la loi commune, sa bonne volonté de bien faire commençait à faillir sous le poids de l’âge. Il éprouvait cet impérieux besoin de repos nécessaire à tous les êtres qui approchent de leur fin. Aussi, quand elle le surprenait en faute, la mère Madelon ne le grondait jamais : elle comprenait que le moindre reproche eût été injuste, et qu’une dure parole aurait blessé cette bête docile, qui avait toujours fait plus que son devoir. Elle le caressait au contraire davantage et s’entretenait avec lui, comme s’il eût pu la comprendre, de l’existence paisible dont ils jouiraient prochainement l’un et l’autre, car la mère Madelon estimait dans sa pensée que le jour où elle aurait gagné le dernier sou de ses vingt écus de rente, la moitié au moins serait la propriété légitime de Caporal.

Ce fameux jour arriva enfin. Le notaire annonça à sa cliente que la somme déposée à son étude s’élevait à deux mille francs passés.

— Souhaitez-vous reprendre votre argent ? lui demanda maître Guérin.

— Non, répondit-elle, gardez-le ; — moi et Caporal nous avons assez travaillé pour amasser ces écus, c’est à leur tour de travailler pour nous. Continuez à faire valoir mon argent ; seulement j’exigerai que l’intérêt me rapporte cent francs, vingt écus tout ronds, pas un liard de moins.

— J’ai en vue un placement plus avantageux. Je ferai entrer vos deux mille francs dans une somme plus considérable que m’a demandée le meunier de Sorgues. L’emprunt sera de cinq ans, et garanti par hypothèque. Les fonds sont un peu rares dans ce moment-ci, le meunier est à court, nous lui prêterons à cinq et demi.

— N’est-ce pas trop cher ? lui demanda la mère Madelon.

— Mon confrère de Nemours lui demande six, répondit maître Guérin.

III. — Caporal.

Le lendemain, la mère Madelon alla pour la dernière fois au dormoir. Chaque soir, en revenant du pâturage à l’heure où le soleil descend sur l’horizon, le troupeau avait l’habitude de se disperser à l’entrée du village, et chaque bête regagnait isolément l’étable quittée le matin au premier appel de la cornemuse ; mais ce soir-là, en revenant des Longs-Rochers, la mère Madelon, accompagnée de Caporal, reconduisit sous leur toit chacune de ses vaches, et leur laissa, avant de les quitter, un petit mot d’amitié et une caresse en signe d’adieu. Caporal, comme s’il eût deviné l’intention de sa maîtresse, tournait et retournait vingt fois autour des pacifiques animaux, et ses démonstrations empressées semblaient vouloir dire : Ne regretterez-vous pas un peu votre vieux gardien, et n’aurez-vous pas souvenir de son indulgence et de la protection active dont il vous entourait ?

Le passage subit d’une vie laborieusement occupée à une existence presque indépendante ne s’opère pas sans qu’on éprouve l’espèce de gêne qui résulte d’une habitude rompue. Si pénible que soit un travail, quand on l’a fait tous les jours pendant dix ans, le corps, fait par une longue pratique aux luttes quotidiennes avec la fatigue, souffre presque de son immobilité dans les premiers instans du repos qu’il a tant souhaité. Aux colonies, on a vu souvent des esclaves affranchis ne point savoir trouver l’emploi de leur liberté, et venir se replacer volontairement sous le fouet de la commanderie. Dans les grandes villes, les gens de commerce, dont le seul rêve est de se retirer, subissent, dès qu’ils ont vendu leur fonds, cet état de malaise, et ceux qui n’entreprennent pas une nouvelle industrie sollicitent de leurs successeurs la permission d’aller de temps en temps respirer l’air du magasin. Madelon se trouva, elle aussi, fort dépaysée quand elle n’eut plus qu’à s’occuper d’elle-même et à soigner son intérieur, ce qui n’était ni bien long ni bien fatigant. Les heures lui semblaient doubles, et, habituée au mouvement, elle était fort embarrassée de son immobilité.

Chaque matin, en voyant passer devant sa porte son ancien troupeau conduit par la nouvelle vachère, elle ne pouvait s’empêcher de jeter un regard sur ses bêtes, qui, en défilant devant elle, s’arrêtaient un moment et la regardaient aussi avec leurs grands yeux toujours étonnés. Quant à Caporal, il avait encore plus de peine à se faire à l’état de rentier, et depuis que le repos lui était permis, il paraissait plus que jamais avoir repris goût à l’activité. Il semblait surtout privé de ne plus aller au dormoir, et pendant les premiers jours, sa maîtresse fut obligée de l’attacher pour l’empêcher de suivre les vaches. Caporal restait soumis, mais il ne pouvait retenir un aboi plaintif tant qu’il entendait résonner au loin les clochettes du troupeau, dont la garde était maintenant confiée à un chien plus jeune. Cette tristesse avait sa source dans une sympathie particulière que Caporal éprouvait depuis longtemps pour une belle Cotentine qui faisait partie du troupeau. Née au milieu des plantureuses vallées du Calvados, cette vache, qui s’appelait Bellotte, avait la nostalgie du terrain natal. En broutant les gazons ras et les fougères brûlées qui croissent dans les Longs-Rochers, on eût dit qu’elle regrettait les herbages aromatiques et salés de la côte normande. La préférence que lui témoignait Caporal allait souvent jusqu’à l’injustice, et il lui laissait prendre bien des privautés qu’il n’eût pas tolérées chez les autres. Ainsi il lui permettait de s’écarter au-delà des limites ordinaires, afin qu’elle pût aller dans les places où la végétation du sol offrait une pâture plus abondante et plus verte. S’il voyait Bellotte, encouragée par sa négligence volontaire, s’aventurer du côté des bois-taillis pour donner un coup de dent aux jeunes pousses, il détournait la tête d’un autre côté, et lui laissait tout le temps de se repaître avant d’aller lui rappeler qu’elle était en faute. La vache normande ayant vêlé, il n’y eut pas de soins et d’attentions dont Caporal n’entourât son veau quand il fut en état d’accompagner sa mère au dormoir, et lorsqu’il mourut de la maladie, Caporal en fut presque affligé pendant plusieurs jours. Aussi, dès que sa maîtresse lui donnait un moment de liberté, il prenait sa course dans la direction des Longs-Rochers pour aller passer quelques instans auprès de Bellotte.

Un soir qu’il errait dans le village à l’heure où rentraient les vaches, Bellotte, suivant une mauvaise habitude que l’indulgence de Caporal lui avait laissé contracter, était restée bien en arrière du troupeau. Arrêtée devant une haie qui servait de clôture à une habitation, elle mordait nonchalamment les branches vertes, sourde aux cris de la vachère, qui l’avait déjà appelée plusieurs fois. Celle-ci, impatientée de n’être pas obéie, indiqua la vache à son chien, pour qu’il eût à lui faire rejoindre le troupeau. En quelques bonds, le chien atteignit la bête retardataire, et comme elle faisait résistance, il la mordit au jarret pour lui faire lâcher la verdure. Bellotte partit comme un trait en poussant un mugissement de douleur.

Caporal avait vu de loin l’agression dont sa favorite venait d’être victime, et tout son poil se hérissa de colère. Caporal nourrissait d’ailleurs un commencement de haine contre son remplaçant, qui, de son côté, ne voyait pas d’un bon œil les assiduités de Caporal au dormoir. Au moment où Bellotte, emportée dans sa course et toujours poursuivie par le chien de la vachère, passait devant son ancien ami, qu’elle n’eut pas le temps de voir, Caporal se mit en travers de la rue et coupa brusquement le passage au nouveau gardien du troupeau. Celui-ci tenta une feinte pour passer outre et continuer sa poursuite ; mais Caporal, ayant retrouvé son agilité, le rejoignit lestement et lui barra de nouveau le passage. Les pattes tendues en arrêt et tout prêt à l’élan, la queue immobile et basse, l’œil allumé, l’oreille dressée, la gueule écartée, laissant voir la double rangée de ses longues dents jaunies, qui semblaient s’aiguiser dans un grondement sourd, Caporal avait l’attitude d’un molosse flairant la curée. En dépouillant l’apparence débonnaire de sa race, il était superbe de férocité impatiente, et avait retrouvé toute l’ardeur dont il avait jadis fait preuve à l’assaut de Constantine. Après un premier moment de surprise, le chien de la vachère, devinant une attaque, s’était de son côté mis sur la défensive : plus jeune que son adversaire, il était plus vigoureux ; mais, peu habitué aux luttes, il ignorait les ruses que celui-ci pouvait appeler au secours de sa faiblesse. Caporal, voyant que sa provocation était acceptée, fondit brusquement sur son ennemi au moment même où celui-ci ramassait son corps pour prendre son élan et porter la première agression. Le chien de la vachère, subitement étreint à la gorge, faillit sur le coup être mis hors de combat.

Malheureusement pour Caporal, cette scène se passait devant un débit de tabac et de liqueurs dont la propriétaire en avait beaucoup voulu à la mère Madelon, à cause de l’établissement que celle-ci avait ouvert dans les Longs-Rochers. Elle prétendait que cette concurrence, bien indirecte cependant, lui était nuisible en ce sens que les artistes qui résidaient dans le village, au lieu de se munir chez elle, préféraient donner leur pratique à la mère Madelon. Cette inimitié qu’elle éprouvait pour la vieille vachère, la débitante la reportait sur Caporal, dont l’intelligence avait, comme on se le rappelle, puissamment concouru à la prospérité de la cantine des Longs-Rochers. Cette femme, qui avait assisté aux préliminaires de la lutte engagée entre les deux animaux, avait pu remarquer que Caporal s’était montré l’agresseur ; elle vit dans ce fait une occasion légitime d’exercer sa rancune contre l’animal et sa maîtresse, et à l’instant où Caporal allait infailliblement étrangler son ennemi, la débitante lui assena sur la tête un coup de la fourche qu’elle tenait à la main. Caporal poussa un hurlement plaintif qui dut retentir dans tout le village, lâcha aussitôt l’autre chien, et s’en fut lui-même rouler à quelques pas, tout étourdi d’un coup qui aurait dû l’assommer. L’adversaire de Caporal, sauvé si à propos de ses crocs furieux, fondit sur lui dès qu’il se sentit libre. La cuisante douleur de sa blessure, qui laissait fuir un double ruisseau de sang, l’avait rendu terrible. Caporal, surpris à son tour au moment où il commençait à peine à se remettre de son étourdissement, se trouva lui-même dans la position dangereuse où il avait, l’instant d’auparavant, mis le chien de la vachère. La débitante, qui avait sans doute juré la mort de Caporal, s’avança encore sur lui la fourche haute ; mais le vaillant chien venait alors de se dégager de la gueule qui le déchirait, et, s’apercevant de l’hostilité de la débitante, il s’élança sur elle avec une vivacité tellement furibonde, qu’elle en fut effrayée et se sauva dans la cour de sa maison en laissant tomber sa fourche. Les deux animaux blessés se rejetèrent l’un sur l’autre. Une haine intelligente semblait diriger leurs attaques et portait leur acharnement aux dernières limites. Chacun de leurs coups de dents faisait une plaie, et chaque plaie épuisait le sang de leurs veines.

Cependant la vachère, inquiète de son chien, était revenue sur ses pas. En le trouvant aux prises avec Caporal, elle ameuta des paysans qui passaient pour qu’ils séparassent les deux combattans ; mais la lutte était arrivée à un degré de furie qui rendait toute intervention dangereuse, et les témoins de cette boucherie y semblaient au contraire trouver du plaisir. Au lieu de chercher à y mettre un terme, ils excitaient du geste et de la voix les deux bêtes, comme s’ils eussent assisté à une scène de cirque ; il s’en fallait même de peu qu’ils n’ouvrissent des paris sur l’issue de ce duel de fauves. Sur ces entrefaites, un garde forestier qui rentrait chez lui pénétra dans le groupe et s’informa de ce qui se passait ; ce fut la marchande de tabac qui donna des explications.

— C’est une mauvaise bête, ajouta-t-elle en montrant Caporal ; c’est lui qui a commencé à mordre l’autre. Il est tombé dessus en traître, j’ai voulu l’en empêcher, et il s’est jeté sur moi comme s’il était enragé.

En entendant ce mot, que la débitante avait laissé échapper sans intention, tous les paysans reculèrent avec effroi. On était alors dans les jours les plus chauds de la canicule, et deux cas d’hydrophobie qu’on avait signalés dans les environs répandaient l’épouvante dans les esprits au seul nom de ce mal horrible. On comprendra donc le mouvement qui se produisit subitement autour de la pauvre bête. Les cris de : « il faut le tuer ! — tuez-le ! » s’élevèrent de toutes parts, et en même temps les regards se fixèrent sur le fusil que le garde forestier portait en bandoulière.

— C’est le chien de la mère Madelon, répondit le garde ; elle a grand soin de lui, car elle l’aime autant que ses petits boyaux. Il serait bien surprenant qu’il eût attrapé le mal de rage.

— Attendez donc, insinua la débitante en s’apercevant de la disposition hostile où ses premières paroles avaient mis les assistans ; attendez donc un peu ! La mère Madelon se plaignait l’autre jour que sa bête n’était plus douce et obéissante avec elle ; elle disait encore que dimanche dernier, en menant Caporal au lavoir pour l’approprier, le chien s’était sauvé dès qu’il avait vu la rivière. Quand ces bêtes-là craignent l’eau, c’est mauvais signe ; et puis, s’il était dans son état naturel, est-ce qu’il aurait attaqué son camarade ? est-ce qu’il se serait jeté sur moi comme un frénétique ? Seigneur ! j’en tremble rien que d’y penser. Bien sûr qu’il est enragé, ajouta-t-elle en se retournant vers un groupe de commères accourues au bruit.

Cette révélation, complètement mensongère, mais faite sur un ton de précipitation et d’effroi qui lui donnait une apparence de sincérité, produisit l’effet que l’ennemie de la mère Madelon et de Caporal en avait attendu. — Si Caporal est enragé, comme tout porte malheureusement à le croire, dit le garde, l’autre chien ne tardera pas à le devenir, car il a reçu plus de coups de crocs qu’il n’en faudrait pour rendre tout un chenil hydrophobe. Comme les ordonnances sont précises, ajouta-t-il en indiquant du doigt une affiche de la préfecture apposée sur le volet du débit de tabac, il est prudent de les abattre tous les deux ; ça les mettra d’accord, acheva le garde en armant son fusil à deux coups.

À cette menace, la vachère se mit à pousser des cris et s’opposa énergiquement à ce que l’on abattît son chien avant qu’il fût examiné par le vétérinaire. Le garde forestier se borna à faire observer que, l’hydrophobie de Caporal étant à peu près constatée, on ne pouvait mettre en doute qu’il ne l’eût déjà incurablement inoculée à son adversaire, et que la sûreté publique exigeait qu’on se débarrassât de ces animaux dès qu’ils étaient seulement soupçonnés dangereux. Tous les paysans qui se trouvaient rassemblés furent de cet avis et étouffèrent les réclamations de la vachère dans les cris de mort que la frayeur leur faisait pousser contre les deux chiens, qui se mettaient littéralement en lambeaux. Le garde forestier ajusta celui qui se présenta le premier le plus favorablement à découvert pour ne pas être manqué, bien que le fusil ne fût chargé qu’avec du plomb à lièvre. Le coup, tiré presque à bout portant, avait fait balle, et le chien de la vachère tomba raide mort. Au même instant, une seconde détonation se fit entendre, et Caporal alla rouler auprès du premier cadavre. Seulement Caporal n’avait pas été tué sur le coup : un mouvement brusque de sa tête quand il avait senti le canon du fusil s’y appuyer avait fait dévier l’arme, et la charge n’avait porté qu’à moitié. Il avait l’épaule brisée, le col et l’échine fracassés.

— C’est assez de poudre brûlée pour une aussi mauvaise chasse, dit le garde forestier en rejetant son fusil sur son épaule ; et, s’adressant aux paysans qui ne paraissaient point complètement rassurés, il ajouta en leur montrant Caporal agonisant : — Il n’y a plus de danger, prenez des fourches, et achevez-le.

Comme il allait s’éloigner, la mère Madelon, informée de ce qui se passait par l’apprenti du sabotier, accourait précipitamment sur le lieu de l’exécution. En apercevant sa maîtresse. Caporal tourna la tête de son côté, comme pour lui demander du secours : il essaya de se traîner jusqu’à elle ; mais, après de vains efforts, il retomba lourdement sur le pavé, noyé dans une mare de sang. En le voyant dans cet état, la pauvre femme poussa des cris à fendre l’âme : elle voulut s’approcher du moribond, qui semblait toujours l’appeler du regard ; mais le garde forestier la retint avec vivacité.

— Mère Madelon, lui dit-il d’un ton assez triste, la perte de votre chien doit vous affliger, je le comprends ; mais sa mort était devenue nécessaire pour éviter de graves accidens. Caporal est enragé ; c’est moi qui lui ai tiré un coup de fusil tout à l’heure. Il n’est pas tout à fait mort, mais on va l’achever.

Et le garde, prenant la vieille femme par le bras, essaya de l’emmener avec lui. La mère Madelon lui résista durement.

— Caporal enragé ! s’écria-t-elle, qui a pu vous le faire croire ?

— Mais, répondit le garde, les symptômes que vous aviez remarqués en lui devaient vous le faire craindre.

— Quoi ? répliqua vivement la mère Madelon, je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Eh ! répondit brusquement le garde, vous en saviez assez pour deviner quelle peut être la maladie d’un chien qui craint l’eau, surtout dans cette saison. Vous avez même agi imprudemment en ne le conduisant pas chez le vétérinaire aux premiers signes inquiétans. Vous exposiez tout le monde à un mal terrible, sans compter que vous auriez pu vous-même en devenir la première victime. Bref, votre chien s’est jeté tout à l’heure comme un furieux sur celui de la vachère ; on m’a dit qu’il était enragé, il en avait l’air, j’ai dû les abattre tous les deux. Mon basset Finaud, auquel je suis bien autant attaché que vous l’étiez à Caporal, se serait trouvé dans le même cas, que j’aurais tué Finaud sans miséricorde.

Comme le garde forestier achevait de parler, la débitante de tabac, prévoyant des explications auxquelles elle ne souhaitait pas prendre part, se retira du groupe et rentra chez elle.

— Il n’y a d’enragé que vous, s’écria de nouveau la mère Madelon en empêchant le garde de se retirer. Caporal était encore ce matin ce qu’il a toujours été, inoffensif comme un agneau. Si on l’a attaqué, il s’est défendu, et il a bien fait. Quant à craindre l’eau, il ne la craint pas plus que vous ne craignez la chopine, et la preuve, c’est qu’il n’y a pas deux heures, en jouant avec le petit garçon du meunier, Caporal a sauté dans la rivière pour aller repêcher le bourrelet que l’enfant avait laissé tomber.

— Ça, c’est vrai, dit un garçon de moulin qui se trouvait là.

— Mon pauvre chien n’était malade que de vieillesse, reprit la vieille, dont le désespoir allait croissant, et cette maladie-là lui aurait permis de vivre encore quelque temps pour me tenir compagnie. Pourquoi l’avez-vous laissé tuer comme une bête malfaisante ? Il ne vous a jamais fait de mal ; il amusait vos petits enfans, et se montrait reconnaissant quand vous lui jetiez un os ou un morceau de pain dur ; enfin depuis quinze ans il gardait vos vaches. Une bête n’est qu’une bête ; mais quand elle a été utile, on peut s’en souvenir et en avoir pitié à l’occasion. S’il était vraiment malade, je l’aurais conduit chez un vétérinaire de Fontainebleau qui me l’aurait guéri. Ça aurait peut-être coûté gros ; mais j’ai de l’argent à lui.

Et pendant que cette révélation naïve faisait sourire grossièrement quelques spectateurs, avant qu’on eût songé à la retenir, la mère Madelon s’était élancée auprès de son chien.

— Prenez garde ! prenez garde ! lui crièrent plusieurs voix.

— Je n’ai pas peur, reprit-elle ; vous voyez bien que je n’ai pas peur, moi ! — Et s’étant agenouillée auprès de la bête moribonde, elle lui prit la tête dans les mains et examina ses blessures. Caporal se plaignit faiblement, et tourna vers sa maîtresse ses yeux mourans injectés d’une lueur sanglante. Il y avait à la fois du remerciement et du reproche dans ce regard vague qui ne voyait déjà plus, et dont l’expression semblait dire : — Merci d’être venue ; mais pourquoi venez-vous aussi tard ?

— Hélas ! murmurait la vieille femme, il n’en reviendra pas ! — Caporal paraissait en effet blessé mortellement. De temps en temps sa gueule s’ouvrait dans une contraction pénible et laissait voir, au milieu d’une écume rougie, sa langue épaissie et pendante. Son poil, souillé de sueur et de poussière, se hérissait sous des frissons subits ; son corps se raidissait dans des convulsions douloureuses. Tout à coup, à une certaine façon dont il regarda sa maîtresse en même temps qu’il remuait la queue, celle-ci comprit qu’il était altéré.

— Il a soif ! s’écria-t-elle en regardant le cercle autour duquel elle se trouvait et qui s’augmentait de plus en plus, car les deux coups de fusil avaient attiré tout le village. — Il a soif, vous voyez bien !

— Eh bien ! qu’on lui donne à boire, fit le garde. Nous allons savoir à quoi nous en tenir sur son état.

Un paysan alla tirer de l’eau dans un puits voisin ; on en remplit une écuelle que la mère Madelon osa seule placer à la portée de son chien. Un grand silence se fit dans l’assemblée. Caporal se jeta sur l’écuelle ; mais soit que la fraîcheur de l’eau eût saisi la chair vive de sa gueule mutilée pendant la rixe, soit que le mouvement qu’il venait de faire rendît plus violentes les douleurs causées par sa double blessure, il se recula brusquement, et pendant un instant l’expression égarée qui est un des caractères de la rage alluma sa prunelle. Un cri d’effroi s’échappa aussitôt de toutes les bouches, les femmes prirent la fuite, et les hommes eux-mêmes firent un mouvement de retraite.

— Il faut en finir, dit le garde, qui se disposait à recharger son fusil. Mère Madelon, retirez-vous ; vous voyez bien cette fois que votre chien est dangereux.

— Il ne vous reconnaîtra pas. — Vous vous ferez mordre ! — Est-ce que vous êtes folle ? s’écrièrent à la fois plusieurs voix effrayées.

— Tonnerre ! fit le garde forestier en frappant du pied, allez-vous vous ôter de là, la vieille ? Vous voulez donc mourir étouffée entre deux matelas ? — Et en parlant ainsi il glissait une charge de chevrotines dans le double canon de son fusil ; mais la courageuse femme restait sourde à tous les avertissemens de la prudence. Une crédulité aussi touchante qu’absurde lui disait qu’elle ne devait rien avoir à craindre de son chien, fût-il véritablement atteint du mal qui faisait réclamer sa mort.

— C’est impossible ! répétait-elle toujours : je l’ai quitté, il y a deux heures, tranquille et bien portant.

— Il aura été mordu par quelque chien errant, et le mal ne s’est déclaré que tout à l’heure, répondit le garde. Allons, ma bonne femme, soyez raisonnable, retirez-vous.

Avant d’obéir à cette injonction, la mère Madelon voulut encore essayer une nouvelle tentative pour sauver Caporal. Elle approcha auprès de lui l’écuelle remplie d’eau, et la lui indiqua de la main en lui jetant pour ainsi dire un regard de supplication impérative. L’esprit de soumission qui avait toujours été sa principale vertu se réveilla soudainement chez Caporal, et, comme s’il eût voulu que le dernier acte de la vie qu’il allait quitter fût un témoignage d’obéissance, malgré la répugnance qu’elle lui avait inspirée, il s’approcha de l’écuelle et but quelques gorgées. Puis, une soif véritable s’étant emparée de lui, il absorba avec une avidité précipitée tout le contenu du vase.

— Il a bu ! il n’est pas enragé ! s’écria joyeusement la mère Madelon. — Êtes-vous rassurés maintenant ? continua-t-elle en s’adressant aux paysans, qui se rapprochèrent. — Il a bu ! voyez, l’écuelle est vide !

Le garde, suffisamment convaincu par cette épreuve, désarma son fusil. Malheureusement la joie de la mère Madelon ne devait pas être de longue durée. La fraîcheur glacée de cette eau de puits dont Caporal venait d’absorber, sans reprendre haleine, une énorme quantité, détermina bientôt un étouffement. Il tourna ses yeux éteints du côté de sa maîtresse, flaira ses vêtemens, se tordit dans une convulsion suprême, et, poussant un hurlement aigu, il vint expirer aux pieds du garde forestier, qui ne put s’empêcher de reculer d’un pas.

— Ma pauvre femme, dit-il en s’adressant à la mère Madelon, je suis désolé de ce qui est arrivé ; mais après tout j’ai fait mon devoir.

— Quant à vous, continua le garde en montrant à la vachère le cadavre de son chien, la commune vous le remplacera. Vous ne l’aviez que depuis un mois ; celui-là ou un autre, cela doit vous être égal. Ce n’est pas la même chose que la mère Madelon, qui vivait avec le sien depuis dix ans.

— C’est sa faute aussi, à la Madelon, si on a tué nos bêtes, fit la vachère avec humeur.

— C’est ma faute ! comment ça ? intervint la vieille femme, qui jusque-là était restée silencieuse.

— Bien sûrement que oui, continua la vachère avec la même aigreur. Pourquoi avez-vous jasé dans le pays que votre chien devenait hargneux, et que ça l’aguichait de voir seulement couler la rivière ? Il n’en fallait pas davantage pour donner la peur au monde.

— Mais encore une fois, répondit la mère Madelon, je n’ai jamais tenu de ces propos-là. — Et quand vous me les avez répétés tout à l’heure, dit-elle en se tournant vers le garde, je ne vous ai pas compris ; je ne comprends pas davantage à présent.

Le garde forestier n’était pas fâché de se débarrasser de la responsabilité de ses deux coups de fusil.

— Voyons, dit-il à la mère Madelon, rappelez-vous bien. N’avez-vous point dit tout dernièrement à quelqu’un du village que votre chien vous donnait des inquiétudes, qu’il n’était plus le même qu’à son ordinaire ?

— C’est un conte ! exclama la vieille femme ; je n’ai pas dit un mot de ça. Où est-il, celui qui m’a entendu ? Qu’on me le montre !

— Cette personne n’est plus là, reprit le garde en cherchant autour de lui ; mais elle y était tout à l’heure. C’est la débitante de tabac. Elle m’a assuré que vous aviez, vous, mère Madelon, manifesté dans le pays des inquiétudes à propos de votre bête, et ce sont ses révélations alarmantes qui m’ont décidé, pour la sécurité commune, à agir comme je l’ai fait.

— Elle vous a menti ! fit la vieille femme indignée. Elle a inventé ça pour faire assassiner mon vieux compagnon. Ah ! je comprends tout maintenant ; mais c’est bon… patience… On verra comment la Madelon se venge, toute vieille qu’elle est.

Et, se détournant du côté du débit de tabac, elle étendit son bras en fermant sa main jaune et ridée, et répéta encore, mais plus lentement et plus bas : On verra ! En parlant, son visage avait soudainement pris une expression de menace effrayante. À la voir dans cette attitude, qui transfigurait son être chétif en une figure presque poétique, avec le geste farouche de son bras tendu qui semblait secouer la malédiction, un esprit enclin au merveilleux l’eût prise pour une magicienne fabuleuse appelant, dans une terrible invocation, la colère des dieux sur le toit d’un ennemi. Ceux qui entendirent ces paroles menaçantes n’y prirent point autrement garde, ou les attribuèrent à un emportement passager ; mais la débitante de tabac, aux oreilles de qui elles étaient parvenues, car elle écoutait derrière un rideau, en éprouva une si grande impression d’épouvante, qu’elle tomba à demi évanouie dans son comptoir.

Quand la foule se fut dispersée, la mère Madelon fit placer dans une brouette le cadavre de Caporal et le fit transporter chez elle. Le même soir, elle creusa un trou profond dans le terrain qui entourait sa maison, et elle y enterra les restes du seul ami qu’elle avait au monde.

Ce fut environ trois mois après la scène que nous venons de retracer, que la mère Madelon, pour échapper à l’ennui de la solitude, entra comme servante chez le père Protat, sabotier du pays. Le bonhomme, qui l’avait connue au temps où on l’appelait encore la belle fermière de Grez, ne la considérait pas absolument comme une étrangère prise à gages. En outre, dans sa jeunesse, la mère Madelon avait été un peu l’amie de sa femme, et, fidèle comme il l’était à la mémoire de sa chère Françoise, cette ancienne liaison était déjà une recommandation à ses yeux. D’un autre côté, Protat savait que la petite rente dont jouissait la bonne femme la mettait à l’abri du besoin, et que c’était moins encore pour en retirer du gain que pour ne point rester seule chez elle, qu’elle avait consenti à aider sa fille dans les travaux du ménage. En lui confiant la direction des dépenses domestiques, il ne craignait donc pas qu’elle grattât les centimes pour en faire des sous. Or, sans être avare, le bonhomme Protat était soigneux de son petit avoir, et volontiers aimait à s’enfermer dans un coin pour mirer ses vieux louis dans des écus neufs. — La mère Madelon, installée dans cette maison, y vécut sur un certain pied de familiarité qui aurait pu faire quelquefois supposer aux étrangers qu’elle faisait partie de la famille.

Les seules contestations qui s’élevaient entre elle et le père Protat avaient pour cause la protection dont elle essayait de couvrir, autant que cela lui était possible, le petit apprenti Zéphyr, et les remontrances qu’elle adressait à la jeune Adeline à propos de certaines tendances de son caractère, dont elle essayait d’arrêter les développemens. Sur ces deux points seulement ils ne s’entendaient pas toujours, car le père Protat, qui n’était point tendre, comme on l’a pu voir, aux défauts de Zéphyr, souffrait beaucoup, pour peu que l’on hésitât à reconnaître en sa fille l’assemblage de toutes les perfections. Dans son aveuglement injuste, quand une altercation s’élevait entre la mère Madelon et sa fille, il ne voulait même pas savoir le motif qui l’avait fait naître, et donnait de confiance tort à la première, sans vouloir comprendre combien l’infaillibilité qu’il accordait à la seconde, même dans les choses où elle était le plus inexpérimentée, pourrait devenir dangereuse par la suite. Le père Protat partageait une erreur commune aux parens dont les enfans ont reçu une éducation au-dessus de l’état dans lequel ils sont appelés à vivre, et c’était précisément le cas où Adeline se trouvait par suite de circonstances que nous avons aussi à faire connaître.

IV. — un mauvais père.

La fille du sabotier avait à peine trois ans à l’époque où sa mère était morte. Les maladies qui avaient rendu ses premières années indécises, les soins et les peines qui en étaient résultés pour sa mère contribuèrent puissamment au dépérissement de celle-ci, dont la santé s’était trouvée profondément altérée à la suite de ses couches. Le père Protat avait accueilli avec la joie la plus vive la naissance tardive de cette enfant, venue au monde après douze ans de mariage ; mais après la mort de sa femme, il éprouva un étrange sentiment pour la chétive créature qui lui restait entre les bras. En regardant le berceau où luttait sa vie incertaine, il ne pouvait s’empêcher de penser que sa mère aurait peut-être vécu, si les veilles passées auprès de ce berceau n’avaient point hâté le terme de ses jours, et malgré lui il se surprenait à regretter l’heure où sa femme l’avait rendu père.

Par une singulière bizarrerie, cette amertume, dont au reste il souffrait lui-même, disparaissait durant les périodes où l’enfant reprenait momentanément une apparence de vigueur. Son père alors l’accablait de caresses ; il quittait son travail pour la mener promener dans les champs, et durant des heures entières il la prenait sur ses genoux, s’efforçant de retrouver dans ses traits une ressemblance qui pût lui rappeler la défunte regrettée ; mais aussitôt qu’elle retombait dans son état maladif, sa tendresse paternelle se changeait en brusquerie, en impatiences involontaires qui rendaient la petite muette et chagrine, et quelquefois même la faisaient hésiter à se plaindre, tant elle redoutait la grosse voix de son père. Malgré son âge peu avancé, son intelligence précoce saisissait bien les contradictions qui se faisaient remarquer dans la conduite du bonhomme ; mais elle ne pouvait pas deviner pourquoi celui-ci se montrait moins doux et moins patient avec elle dans les occasions où elle avait le plus besoin de patience et de douceur. Comme les êtres que l’on habitue à la crainte, et aux oreilles de qui toute parole arrive avec le son d’un reproche, l’enfant devint peu à peu timide et contrainte. Il en résulta que dans les momens où le père Protat se trouvait bien disposé, il ne retrouvait plus dans sa fille les gentillesses et le naïf abandon de son âge ; elle avait perdu cette charmante et confuse expression du langage enfantin, et ce rire bruyant qui ouvre la bouche des enfans quand ils n’ont pas d’autre moyen d’exprimer leurs joies puériles, ou de montrer le bonheur qu’ils éprouvent à se sentir aimés. La petite Adeline recevait alors les caresses de son père et les lui rendait avec une timidité inquiète. En la trouvant silencieuse quand il aurait souhaité entendre son petit bavardage confus, Protat se chagrinait d’abord, puis il s’emportait et se mettait en colère pour forcer sa fille à être bruyante et à paraître joyeuse ; il lui ordonnait de jouer du même ton bourru avec lequel il le lui défendait lorsque ses jeux l’ennuyaient. Adeline obéissait, car elle connaissait l’obéissance à l’âge où l’on ignore encore le sens de ce mot ; mais cette soumission cachait tout un petit monde d’arrière-pensées dans lesquelles le bon sens paternel du père Protat pouvait clairement deviner que l’enfant appréciait ses façons d’être. Il s’alarmait alors en remarquant le changement opéré chez cette frêle créature déjà pensive et réfléchie, qui s’abstenait de laisser voir ses désirs, dans la crainte qu’on ne s’y rendît pas, ou qu’on ne les satisfît qu’avec mauvaise grâce.

Lorsqu’il voyait sa fille affecter, pour lui complaire, une apparence de gaieté ou de plaisir qu’elle n’éprouvait point réellement, le sabotier se reprochait de lui avoir enseigné la dissimulation à une époque de la vie où toutes les impressions portent ordinairement le cachet de la franchise. Il s’en voulait alors à lui-même et se disait son fait dans des soliloques où il ne se ménageait pas. Quoi qu’il pût se dire cependant, on en disait encore bien plus dans le pays, où l’espèce d’éloignement qu’il avait laissé percer pour sa petite fille avait été exagéré jusqu’à l’aversion. Ces bruits malveillans étaient basés sur quelques propos qu’il aurait laissé échapper à l’occasion des ordonnances du médecin, qui le ruinaient, avait-il dit, sans guérir l’enfant, qui ne faisait que geindre.

C’est, au reste, une habitude assez commune aux paysans de remettre dix fois dans leur poche l’argent qu’ils doivent donner au pharmacien : pour eux, toute dépense qui reste sans profit quelconque, qu’elle ait pour cause la nécessité ou le plaisir, leur semble une prodigalité inutile, et leur saigne le cœur autant que la bourse : ils ont, disent-ils naïvement, le moyen d’être pauvres, mais pas celui d’être malades. Aussi les voit-on souvent nier le mal qu’ils ressentent jusqu’au moment où il les couche de force dans leur lit, ou bien ils attendent encore leur guérison du repos, remède banal, mais qu’ils estiment, par un manque de raisonnement, moins coûteux que les visites du médecin. À l’époque où sa femme avait tenu le lit pendant trois mois, sa maladie coûta gros. Cependant Protat n’avait jamais fait la plus légère récrimination. Ne se fiant point à la science du médecin de Montigny, il avait fait appeler un docteur de Fontainebleau, dont les visites le forçaient à ouvrir largement le sac aux écus, et, pour les avoir de meilleure qualité, il faisait venir les médecines de Paris. Il aurait certainement vendu avec joie son dernier arpent pour prolonger l’existence de sa femme. On avait su tout cela dans le pays, où il avait été longtemps parlé des soins dont il avait entouré la défunte jusqu’à ses derniers momens et de la profonde douleur qu’il avait témoignée à sa perte. Aussi ce furent peut-être ces mêmes souvenirs qui rendaient inexplicables les paroles que dans un moment de mauvaise humeur il avait laissé échapper à propos de la maladie prolongée de la petite Adeline.

— Est-ce la faute de cette petiote, si elle est souffrante ? disaient les uns. Ce n’est pas les drogues qu’elle prend qui ruinent son père, puisqu’à la Saint-Jean dernière il s’est encore agrandi en achetant le pré aux frères Thibaut, même qu’il le leur a payé d'un seul coup pour l’avoir à meilleur compte.

— Eh ! reprenait un autre, quand bien même il ne lui resterait plus en plaine un épi ni un brin d’avoine, quand il serait réduit, pour toute possession, à ses deux bras et à ses outils, est-ce qu’il devrait, comme ça, laisser voir son mauvais cœur ? À la fin des fins, c’est-il bien vrai qu’il aimait tant la mère, puisqu’il ne peut pas souffrir l’enfant ?

Il y avait dans tous ces discours l’exagération qui de bouche en bouche arrive à faire une poutre d’un fétu. Il fut un jour reporté au père Protat qu’on avait dit dans le pays que le chagrin qu’il avait montré après la mort de Françoise n’était pas sincère, puisqu’il martyrisait son enfant depuis qu’elle n’était plus en vie. Cette révélation le mit dans une de ces fureurs qui rendent un homme assassin. Il s’enquit de la personne qui avait tenu le propos, et jura qu’il le lui ferait rétracter devant tout le monde. Ayant appris que c’était un de ses voisins, le dimanche qui suivit, il fut l’attendre sur la place de l’église, à la sortie de la messe. Au moment où il l’aperçut, il lui sauta à la gorge, et, sans lui dire pourquoi, il lui administra une correction terrible. Le curé, qui venait de quitter l’église, intervint pour rétablir la paix.

— Monsieur le curé, dit le sabotier, ce n’est pas une vengeance, c’est une justice. Ce gredin-là a dit que je n’aimais pas ma femme et que je rendais ma fille malheureuse. Je ne le lâcherai que lorsqu’il aura demandé pardon à Dieu devant sa maison de son mensonge abominable, et, s’il n’obéit pas tout de suite, je lui coupe entre ses propres dents sa méchante langue d’aspic.

Voyant que le sabotier était disposé à lui faire un mauvais parti, le voisin s’exécuta, non sans protester, dès qu’il se vit libre, contre la violence dont il avait été victime.

Le lendemain de cette scène, qui fut diversement commentée sans amener aucun retour dans l’opinion qu’on avait sur lui, le père Protat s’en alla à Nemours. Il en revint le soir même, ramenant avec lui un gentil petit chariot auquel était attelée une chèvre blanche portant de jolis harnais. Le chariot était rempli de joujoux de toutes sortes. Le père Protat avait dépensé plus de cent francs pour prouver à tout le monde qu’il adorait sa fille. On vit donc bientôt la petite Adeline parcourir le village de Montigny dans la voiture traînée par la chèvre blanche. Cela causa sans doute un grand émoi, surtout parmi les enfans, qui ne pouvaient se lasser d’admirer le chariot et son charmant attelage ; mais, durant cette marche triomphale, la petite Adeline ne semblait pas éprouver, même intérieurement, la joie qu’aurait dû lui causer ce riche cadeau, dont son père avait eu l’idée en voyant une gravure qui représentait le roi de Rome dans un équipage pareillement attelé.

En se promenant ainsi dans tout le village avec un orgueil qu’il ne dissimulait pas, le sabotier s’étonnait de ne point rencontrer dans les yeux de sa fille le remerciement du plaisir qu’il pensait lui procurer. Nonchalamment renversée dans sa voiture, la petite se voyait regardée et se devinait enviée sans que rien dans sa personne indiquât cette satisfaction d’amour-propre qui rend les enfans, aussi bien que les hommes, sensibles à tout témoignage d’attention. Comme ils passaient devant une maison, une petite fille qui jouait auprès de sa mère voulut s’approcher pour caresser la chèvre, et, comme elle trahissait malgré elle le plaisir qu’elle aurait eu à se trouver à la place d’Adeline, sa mère la rappela auprès d’elle, la prit dans ses bras, où elle l’embrassa trois ou quatre fois en lui disant de manière à être entendue du sabotier : — Ne sois pas jalouse, ma fille, les caresses valent mieux que de beaux joujoux.

Le père Protat sentit aussitôt la colère bouillonner dans ses veines, car ces paroles, qui s’adressaient à lui comme un reproche indirect, avaient été entendues et comprises de plusieurs personnes. Il arrêta le chariot, s’approcha d’Adeline, et l’embrassa aussi en lui disant : Embrasse ton père, mon enfant ; mais, malgré lui, l’agitation qu’il essayait de contenir donnait de la brutalité à ce mouvement de tendresse, et sa parole, devenue brève, avait le ton impératif du commandement. La petite fille fut effrayée, et son effroi devint visible. Pendant qu’elle lui rendait son baiser, le père Protat s’aperçut qu’elle tremblait dans ses bras, et, quand il la regarda de plus près, craignant qu’elle ne fût plus malade, il vit qu’elle était pâle et faisait des efforts pour ne pas pleurer.

Aucun détail de cette scène rapide ne fut perdu pour ceux qui observaient le père et l’enfant, restés aussi tristes l’un que l’autre. — C’est le baiser de Judas, murmura la mère de la petite fille à l’oreille d’une voisine. — Heureusement le sabotier n’entendit pas cette monstrueuse parole. Il ramena sa fille, et, comme la petite chèvre ne marchait pas à son gré, tant il avait hâte d’être rentré chez lui, il la battit durement pour la faire aller plus vite. Il arriva enfin à sa maison fou de rage et de chagrin. — Malheureux que je suis ! s’écria-t-il en se frappant la tête avec ses poings, on croit que je n’aime pas mon enfant, et moi Je suis sûr que c’est mon enfant qui ne m’aime plus !

Pendant qu’il se désolait ainsi, la petite Adeline était couchée, en proie à une douleur nerveuse qui la surprenait par intervalles ; mais, intimidée par la présence de son père et craignant d’être grondée si elle faisait du bruit, elle n’osait se plaindre ni remuer, bien que ces sortes de crises chez les enfans comme chez les grandes personnes trouvent une espèce de soulagement dans les cris.

Quoi qu’elle fît cependant pour se contraindre, il arriva un moment où la douleur fut si vive, que l’enfant laissa échapper une plainte étouffée qui parvint à l’oreille du père. Il s’élança aussitôt vers la barcelonnette ; mais la petite Adeline, ayant entendu ses pas, s’était blottie sous la couverture et mordait son drap pour comprimer les cris que lui arrachait la douleur. En se voyant découverte, elle imagina que son père était mécontent à cause du bruit qu’elle avait fait, et pour conjurer la colère qu’elle croyait lire dans ses traits bouleversés par le chagrin, elle croisa les mains et lui dit d’une voix suppliante : — Mon papa, ne me grondez pas, je vous promets de ne plus être jamais malade.

Ces simples paroles, qui semblaient reprocher innocemment au sabotier le manque de patience qu’il avait témoigné plusieurs fois dans des circonstances semblables, le rendirent stupide d’épouvante. Cette pauvre enfant qui, depuis cinq ans qu’elle était au monde, ne connaissait encore la vie que par la douleur, et qui s’accusait de son mal comme d’une faute, c’était un spectacle navrant dont la vue faillit un instant ébranler la raison du père. — Malheureux ! malheureux que je suis ! s’écria-t-il en donnant un libre cours à ses larmes, toi qui es dans le ciel, et qui connais la vérité, ô ma chère Françoise, prie le bon Dieu qu’il ait pitié de moi, et qu’il me rende le cœur de notre enfant.

Le sabotier passa toute la nuit auprès du lit d’Adeline, qui se réveilla le lendemain en proie à une fièvre alarmante. Le médecin appelé en toute hâte parut embarrassé. Il fit son ordonnance et se retira sans avoir prononcé une parole rassurante. Protat embrassa sa fille pendant qu’elle dormait, et, ayant laissé une garde auprès d’elle, il sortit pour se rendre à l’église. Le sabotier n’était pas dévot ; mais à défaut de piété, il avait la croyance religieuse qui se fie à la Providence, et sait qu’aux plus grands maux d’ici bas le dernier remède peut tomber d’en haut. De son vivant, sa femme l’avait déshabitué de mal parler des prêtres, qui dans certaines campagnes subissent encore les rigueurs d’un préjugé grossier répandu dans l’esprit populaire par les doctrines philosophiques du dernier siècle, continuées par l’ancien libéralisme. Quand le sabotier rencontrait le curé de Montigny, il ne manquait jamais de le saluer et lui témoignait tout le respect que méritait ce vieillard. Le desservant de ce village était un prêtre irlandais ordonné en France. Son dévouement et sa charité avaient eu l’occasion de faire leurs premières armes dans sa malheureuse patrie, que Dieu semble avoir placée exprès au milieu des flots pour qu’elle ne donnât pas aux autres peuples la contagion de sa misère. Le désintéressement de cet obscur et pieux serviteur du ciel le rendait quelquefois lui-même aussi nécessiteux que le plus pauvre d’entre ses paroissiens. Il n’avait presque rien à lui ; mais le peu qu’il possédait était le bien de tous, car son évangélique charité laissait toujours la clé sur la porte. Aussi le sabotier, s’étant aperçu souvent que, durant les grands froids de l’hiver, la cheminée de la cure était, dans tout le pays, la seule où l’on ne voyait pas de fumée, y envoyait de temps en temps une ânée de bourrées ou un stère de bois coupé dans ses baliveaux. Comme Protat se dirigeait vers l’église, il rencontra le curé, qui venait d’en sortir, et celui-ci parut surpris de voir son paroissien, qui ne venait ordinairement à l’église que pour assister à la messe du bout de l’an dite en mémoire de sa femme.

— Est-ce que vous aviez à me parler ? demanda le prêtre.

— Non, monsieur le curé, pas à vous, mais au bon Dieu. Je viens lui demander d’avoir pitié de ma petite fille, qui va bien mal.

— Dieu vous entende et vous exauce ! répondit le prêtre. Je le prierai aussi pour qu’il vous conserve votre enfant. — Et il ajouta doucement, avec une intention qui semblait vouloir reprocher au sabotier la rareté de ses apparitions à l’église : Dieu n’est pas comme les hommes qu’on ne rencontre jamais quand on a besoin d’eux. Si rarement qu’on vienne le voir, on est toujours sûr de le trouver. Entrez, père Protat, ajouta-t-il en désignant la porte de l’église ; vous serez seul !

— Je n’ai pas peur qu’on me voie, répondit fermement le sabotier. Je voudrais, au contraire, que tout le village fût là pour écouter ma prière. Quand on l’aurait entendue, on ne dirait peut-être plus les vilaines choses qu’on dit.

Le curé savait vaguement les calomnies dont son paroissien était l’objet.

— Je sais que vous êtes un honnête homme et un tendre père, dit-il à Protat. Celui que vous allez prier le sait aussi, et c’est pourquoi il vous écoutera.

— Merci de m’avoir dit ça, monsieur le curé, fit le sabotier avec émotion, cela me donnera de la confiance. — Et il entra dans l’église.

C’était un petit temple rustique où l’on ne voyait aucune apparence de luxe. Les murailles, blanchies à la chaux, étaient nues, sauf une douzaine de lithographies grossièrement coloriées et encadrées de sapin, qui représentaient les douze stations du chemin de la croix. Le grand autel, situé au fond de la nef, n’avait aucun ornement d’art. La nappe était bien blanche, mais sans broderie, et reprisée en mille endroits. Les chandeliers étaient de bois tourné, la croix en métal imitant l’argent, et, pour la conserver plus longtemps, on l’enveloppait d’un morceau de gaze que l’on retirait seulement les jours de fête et les dimanches. Le chœur était entouré d’une demi-douzaine de stalles de chêne verni, sans aucune sculpture. Au milieu du chœur brûlait la lampe du tabernacle, seul objet de valeur que possédât la fabrique. Cette lampe était en argent, et avait été offerte à l’église de Montigny par l’évêque du diocèse pendant une de ses tournées. Dans cette modeste maison édifiée à son culte, Dieu paraissait aussi pauvre que le jour où il vint au monde dans une étable. L’impression que l’on éprouvait au milieu de cette simplicité n’était peut-être point la même que celle qui s’empare de l’âme sous les voûtes des grandes basiliques ; mais là du moins la pensée n’était point distraite forcément par l'admiration que sollicitent les chefs-d’œuvre et les merveilles du génie humain, qui, dans les cathédrales, rehausse et glorifie la grandeur de la Divinité. À genoux sur le carreau nu, le chrétien venu là pour prier sentait que sa prière était moins éloignée de celui qui devait l’entendre.

Au moment où le père Protat pénétrait dans l’église, des bruits singuliers troublaient le silence du lieu saint : c’étaient des bataillons de rats qui couraient dans les charpentes délabrées de sa couverture. Ces hôtes incommodes étaient devenus si audacieux, que le bedeau était obligé de retirer chaque soir les cierges des chandeliers, pour qu’ils ne vinssent pas les manger pendant la nuit. Le sabotier alla s’agenouiller devant la chapelle de la Vierge. C’était précisément celle où il avait été marié il y avait dix-sept ans. On était alors dans le mois de mai, consacré spécialement au culte de Marie, et la chapelle était ornée de fleurs dont le parfum pénétrant embaumait tout ce coin de l’église. Le père d’Adeline pria longtemps, avec une ferveur vraie et cette éloquence touchante qu’une douleur sincère met aux lèvres des êtres les plus grossiers. Il pleura ces chaudes larmes qui brûlent les joues, et trouva des invocations passionnées qui eussent attendri l’être le plus insensible. Il y eut un moment où, par un jeu de la lumière extérieure, l’un des vitraux de la chapelle projeta son coloris rosé sur la figure de la Vierge, et pendant une minute la blancheur du plâtre se revêtit d’une apparence de chair vivante. Au milieu de son exaltation, le père, qui implorait pour sa fille la Vierge dont le cœur maternel avait été percé par les sept glaives douloureux, crut la voir compatir au récit de ses souffrances, et il lui sembla qu’elle lui promettait sa protection dans un sourire de miséricorde. Avant de quitter la chapelle, le sabotier fit vœu, si sa fille était sauvée, de recueillir et d’élever le premier orphelin dont il aurait connaissance dans le pays. Protat sortit de l’église en emportant une fugitive espérance qui devait presque se trouver réalisée à son retour à la maison. Il y trouva Adeline plus calme que lorsqu’il l’avait quittée, et l’enfant exprimait le bien-être qu’elle ressentait en entr’ouvrant ses lèvres comme pour un sourire. Pour la première fois aussi depuis bien longtemps, elle offrit à son père une physionomie plus sympathique, et elle lui demanda ses joujoux sans que sa voix parût exprimer la crainte de se voir refusée. Chacun des jours qui se succédèrent apporta une amélioration sensible dans l’état de la petite Adeline, et au bout de deux semaines elle parut, pour quelque temps du moins, complètement rétablie.

Henry Murger.