Paul Ollendorf, éditeur (p. 122-128).


XIII


Je façonnai un creuset avec de l’argile ; j’en assurai la base dans une excavation légère et le creuset, au niveau du sol, eut deux ouvertures. Ayant pris des peaux de bête, je les avais fixées au moyen de résine à des montants de bois et j’en avais fait un soufflet. Alors seulement je commençai d’étendre au fond du creuset des charbons. Je les allumai et par dessus le combustible, je mis une première couche de minerai. Il y eut trois couches et chacune alternait avec un lit de charbon. Puis, introduisant l’extrémité du soufflet dans l’une des deux ouvertures du creuset, je pressais sur les peaux et en tirais du vent. Trois fois le vaisseau éclata. J’étais calme, patient, méditatif. Autrefois je me serais rebuté. Maintenant il y avait là comme un essai de mon intelligence qui me passionnait. Je fis donc un quatrième creuset ; j’y mis le charbon et le minerai et je soufflai.

Le feu intérieur gronda, fit trembler la terre et moi, j’étais penché gravement sur l’œuvre inconnue. Je ne savais plus depuis combien de temps je venais là, désertant la tranquille maison, délaissant les petits seins languissants d’Ève. La forêt pendant des jours vit passer un homme soucieux qui, avec des gestes étranges, semblait parler à quelqu’un dans les arbres. Et maintenant ce même homme était accroupi devant le creuset, le soufflet dans les mains, quelquefois expirant avec sa bouche le vent de ses poumons. Je n’avais rien dit à Ève : mon orgueil eût trop souffert de s’avouer vaincu et celui-là seul est le maître admiré qui rentre au son des cornes victorieuses. J’étais donc venu ce jourlà comme les autres fois secrètement près du ruisseau, avec un cœur tourmenté et sombre, comme un homme qui va affronter le mystère. Et un grand silence pesait sur le bois au loin ; la terre seule autour du pot ronflait et moi je soufflais l’ouragan avec le soufflet et avec ma bouche. Les arbres avec crainte semblèrent contempler ce héros barbare qui jouait avec les éléments.

Or personne ne m’avait appris l’arcane ; mais j’avais regardé profondément en moi comme à présent je regardais dans le creuset, et quelque chose lentement s’était élucidé : j’avais vu naître la forme courbe du vaisseau d’argile. Un homme le fait après un autre homme et il n’y a là que la continuité d’un même geste transmis. Mais j’étais le seul homme vivant dans cette forêt comme le premier ancêtre qui fouilla la terre et y mit le creuset. Celui-là n’était pas plus humble et plus ignorant que moi. Lui aussi un matin avait quitté l’abri et il était venu vers les lieux solitaires. Il tenait son front incliné avec des yeux ardents et timides sur le travail du feu et de la terre. Tous les hommes sont un même homme antique et éternel. Près du creuset j’avais dressé une pierre énorme, pensant : cette pierre me tiendra lieu d’enclume.

Feu ! âme du monde ! toi qui me donnas ce fer, sois-moi propice. Achève la combustion afin que le sable et toute la matière impure soient précipités et qu’il ne reste au fond du pot que le lingot précieux ! Un fils obscur du monde ici tressaille et s’angoisse, captif d’un enchantement. Feu ! Feu sacré ! toi seul peux délivrer ses lourds esprits enchaînés ! Je ne parlais pas, mes dents restaient serrées sur ma peine et mon secret, et pourtant c’était bien là le sens des voix qui bourdonnaient en moi. Ainsi avec une foi naïve, comme un homme des âges, j’humiliais à la prière mon cœur sauvage et une sueur épaisse ruisselait de mon front enflammé et noir. Tout mon être brandi, les nerfs tordus et raides, je ne vécus plus que le bouillonnement de l’œuvre derrière l’argile brûlante. J’avais la sensation de brûler sur un glaçon, le cœur en feu, les mains et les pieds gelés.

Et le midi passa, un soleil pâle comme un tison s’éteignit dans le brouillard humide. J’avais perdu la notion du temps, les heures à la fois étaient lourdes et légères sur ma peine d’angoisse et d’espoir. Et tout à coup, une onde ardente, l’impur et dense laitier commença d’écumer par l’ouverture, charriant le sable et les scories comme un torrent furieux. Joie ! Joie ! Joie ! Joie ! Mon cri rugit à travers la forêt, car maintenant je ne pouvais plus douter que j’avais obéi à de sages calculs. Je fendis donc le creuset ; la boule ignée était au fond, blanche et spongieuse. J’y plongeai un éclat noueux de cornouiller et l’en retirant avec une part de la coulée, je courus vers la pierre qui me servait d’enclume. M’aidant d’un grès lourd, je battis le fer, le tournai et le retournai, tâchant de lui donner une forme cubique. Mes aisselles se déchirèrent dans l’effort. Le sang coula de mes ongles arrachés. Et toujours avec la pierre je frappais de grands coups sur le lingot mou. Le bois autour tressaillait comme si dans la colère j’avais frappé le cœur même de la terre. Un vol d’étincelles crépita, un essaim de guêpes ardentes qui me brûlait la barbe, les cheveux et-les mains. Je ne sentais pas la cuisson. Joie ! Joie ! par mon industrie et ma volonté j’avais créé le premier outil ! Je pouvais lever et abattre le marteau qui cogne et broie. Et maintenant orgueilleusement je brandissais cette masse brute et puissante comme un homme ivre. L’ancêtre inconnu peut-être dansa et rit et cria comme moi je le faisais là. Il y a de si profonds vertiges dans toute part de nous qui vient au jour ! L’orgueil ensuite ne s’en va que peu à peu devant tout ce qu’il faut savoir et qu’on ne connaîtra jamais.

Or, voilà, avec cette couronne de folie à mes tempes, j’oubliai que la fonte se figeait au fond du creuset. Je m’étais dit : « Je ferai d’abord le marteau et puis je ferai la hache. » Et à présent le feu était mort et il n’y avait plus dans le creuset qu’une matière dure à l’égal de la pierre. Assieds-toi devant l’œuvre inachevée, stupide ouvrier, et froidement, après l’orgueil mauvais, prends conseil de toi même. Encore une fois je regardai profondément en moi et de nouveau la petite chose obscure monta, grandit. Elle fut l’enclume sur laquelle bat le marteau et se ductilise la souple coulée. L’enclume ! et non plus la pierre, mais l’enclume ! l’enclume ! Oh ! alors il me passa une étrange secousse comme si tout à coup une clarté entrait dans mes lourdes prunelles. Mon cœur doucement se gonfla ; je détachai la croûte solide et, l’ayant portée là où tout à l’heure il n’y avait qu’une pierre, je lui donnai celle-ci pour assises en attendant de les fixer ensemble avec l’argile. Et je n’avais plus d’orgueil ; j’étais un pauvre esprit simple et humilié sous la main qui m’avait fait signe. Voilà, oui, je fus averti qu’il existe une force en dehors de la volonté humaine, fortuite et bénigne. Et moi, comme les autres hommes, autrefois je l’avais appelée le hasard.