Paul Ollendorf, éditeur (p. 73-82).


VII


Deux êtres errèrent, originels et divins, dans la forêt d’été. Ta petite gorge, Ève, est la courbe du val ; au repli de ton ventre sinue l’ombreux ravin ; tes cheveux ont la vie souple et friselante des feuillages du bouleau. Mais ma barbe à moi, rousse et frisée, ruisselle comme la toison énorme des chênes. Je ne sais ni ton âge ni le mien. Peut-être je menai autrefois une tribu à travers la plaine. Tu étais alors une promesse de vie dormant de l’autre côté de la nuit. Et voici, je suis le jour qui à pas lentement est venu par les avenues en silence. Je suis le chasseur qui, avec des flèches vermeilles, a transpercé les ombres. Un air frais d’immortalité rajeunit nos baisers. Chacun est le premier et ce que tu me donnes, tu ne me l’avais point encore donné. Tu es le pommier dans le verger et après qu’une pomme est tombée, il en naît une autre ; et je goûte le fruit vert de ta virginité. Je ne croyais pas encore l’avoir cueilli.

Ô ma chère femme, je n’aurai jamais fini de boire tout l’amour qu’il y a dans le plus léger de tes cheveux. Comme un délicat ouvrier parfile l’or d’une trame, je les prendrai l’un après l’autre à ton front ; je les appellerai par ton nom divin. Et je regarderai croître aussi la corne blanche de ton ongle à tes mains. En chacun de ces prodiges tu me renaîtras inconnue et vierge. Ainsi je lui parlais follement.

Nous partions au matin, nous n’aimions plus la maison. Le bois avait de bien plus tendres alcôves. Les hêtres velus nous versaient l’orgueil ingénu de recommencer l’humaine destinée. Du geste étonné et ravi de la première femme, elle m’apportait ses jeunes mamelles. « Vois comme elles sont rondes. Ne crois-tu pas, doux ami, que déjà l’enfant est venu ? » C’était l’amour, petite Ève, qui faisait lever tes seins, ce n’était encore que l’amour. « Non, je t’assure, disait-elle, c’est autre chose. Je suis lasse. À peine je puis détacher mes pas de la terre. » Alors, moi, je la prenais sous le cou et les jarrets ; elle nouait ses mains autour de ma nuque et je m’en allais avec le poids léger de sa vie dans mes bras. Elle sentait la sève et le matin ; ses cheveux avaient l’odeur de la mûre et me grisaient ; et une clarté comme une goutte d’eau tremblotait au fond de sa prunelle. D’une petite voix câline elle me disait : « Tu es fort et roux comme le taureau ! » Pourtant, ce n’est pas cela qui mettait à ses yeux la lueur malicieuse d’un rire. Elle pensait : il m’a cédé ; il est soumis et candide comme l’agneau. Je feignais de ne pas voir sa ruse. Je savourais la chaude palpitation de sa vie dans ma poitrine. Et puis tout à coup elle me glissait des mains : « Un oiseau là-bas a chanté dans les arbres ! » Je la voyais fuir avec les bonds rapides de la chèvre, et enfin je la découvrais cachée dans un taillis. Et je savais à présent de quel oiseau elle avait parlé. Celui-là chantait en nous comme l’alouette et il avait la clameur de l’aigle.

Mais un jour elle me demanda de lui apporter une fleur qui était au fond du ravin plein d’épines. Je descendis au ravin ; mes mains et mes jambes s’y meurtrirent ; et il n’y avait là que des ronces sauvages. Étant revenu vers elle, je lui dis : « Il n’y avait pas de fleurs dans le ravin. » Du sang gouttait de mes doigts. Elle le lava du bout de ses lèvres et puis elle me dit avec son rire farouche et tendre : « Une plus belle a fleuri de ton amour. » C’étaient là d’aimables allégories : je compris qu’elle voulait m’éprouver ; sa tyrannie futile s’amusait de me guirlander de chaînes légères. Moi, j’étais entré au cœur du buisson et elle était l’églantier qui échange sa rose contre une goutte du sang du ravisseur. Deux cœurs dans l’amour s’essaient comme des chevreaux dans une prairie.

J’allais donc par la futaie avec sa vie frémissante dans mes bras ; et ensuite je la couchais sur les mousses. Elle me disait : « Me trouves-tu belle ? » Sa robe tranquillement glissait et elle était nue sans péché sous mes baisers. Les feuillages ondulaient en frissons d’argent à ses épaules. Une tunique aux dessins de folioles et de ramures se déroulait de ses gestes. La forêt amoureusement annelait de bagues et de colliers sa grâce svelte de jeune bouleau. Moi avec extase je contemplais cette fleur de la terre dans l’air diaphane. J’étais un homme aveugle qui entre dans une église et qui tout à coup ouvre les yeux et voit les sublimes prodiges. Chaque grain de ta chair vermeille, Beauté ! chaque papille du tissu soyeux de ta chair est comme la laitance des races, dans une image d’éternité où s’abrègent les courbes harmonieuses de l’univers. Tu étais là avec ton corps nu couleur de miel sous les arbres et je regardais couler l’ombre aux fossettes de ta chair comme une pluie de sable fin, comme un ruissellement léger de cendre azurée. Au limpide émail de tes clairs yeux éblouis se mirait le vent vert de la forêt. Et avec une peur d’enfant je n’osais pas toujours effleurer la petite onde visible sous la palpitation blonde de ton flanc, le tremblement rosé du remous de ta vie comme si ce n’eût été là qu’une apparence divine. Ma main alors un peu de temps, comme autrefois, planait, faisant une petite ombre pâle à l’endroit du va-et-vient de ta gorge. Et je te disais : « Vois, c’est là ma main sur ta vie profonde, comme si je tenais les coups sonores de ton cœur dans cette main. Ne la sens-tu pas s’appuyer d’un poids lourd et léger d’ombre toujours plus avant dans ta chère vie splendide ? » Elle riait : « C’est ta bouche qui à petites fois vient vers mes seins levés. »

D’abord je la comblai d’un amour sauvage et délicat. Je l’aimai avec l’ardeur violente du rapt, avec un émoi vierge et religieux. Elle connut la colère brandie de l’étalon et l’approche ingénue de l’agneau. Elle tremblait de voir mes prunelles terribles et ensuite celles-ci mollement l’enveloppaient comme la nuit bleue du bois. Moi seul alors gardais le tremblement. Ne fut-il pas commandé à l’homme d’être toutes les formes de la connaissance pour le désir novice de l’épouse ? Chacune est une analogie avec le mystère des semailles, des labours et des moissons. La candide paysanne n’ignore pas le temps où rugit le taureau, où bêle la plaintive brebis, où s’arrondit le pis des troupeaux comme une fleur de lait. Après le vent vernal bondit par la plaine l’orageux été ; le regain de l’automne mûrit pour la grave sécurité de l’hiver ; et l’amour de la créature n’est qu’un symbole qui s’accorde aux rythmes éternels. Je vins au jardin d’Ève comme le robeur véhément des prémisses, comme le chasseur précédé de l’aboi des chiens. Mon amour altéré et roux avait la faim d’une meute. L’orgueil de la vie en ce temps criait dans mon sang lascif.

Oui, je fus bien ainsi l’homme sauvage de ma race. Cependant, avant d’avoir bu à la vigne l’ivresse rouge, si plaintivement j’avais erré par les bois comme un petit renard blessé ! J’avais tourné autour de la maison en poussant d’aigres cris. Je l’appelais encore Janille alors et Adam n’avait pas franchi la barrière. Mon Dieu ! comme Ève et moi à présent riions de cette folie ! Un jour, elle me dit franchement : « Tu étais fort et je t’ai désiré. Pourquoi ne m’as-tu pas prise sitôt que je t’ai connu ? » Ce fut le cri innocent de la chair ; elle avait parlé selon la nature. Mais, dans le moment, j’oubliai qu’une vierge saine n’est pas différente d’un ardent jeune homme. La vie fait une blessure pareille au cœur de la femelle nubile et au flanc bondissant de l’éphèbe. Je fus donc outré de fureur et de jalousie comme si, l’entendant exprimer avec simplicité le vœu impérieux, j’avais lieu de craindre qu’un passant plus matinal ne fût venu avant moi. « Ève ! Ève ! dis-le moi sincèrement : un autre n’a-t-il pas pris tes petits seins dans les mains ? » Elle me regarda avec étonnement : « Je t’assure, je ne sais pas ce que tu veux dire. » Moi, devant son œil candide, je fus pris alors d’une honte. Je lui dis presque cauteleusement : « N’aie pas de secret pour moi. Ta petite gorge ne s’était-elle pas encore levée ? Oui, dis-le moi sans honte. » Mon cœur sonnait comme le pas de la mort dans l’escalier. « La troisième nuit, ami, elle s’est levée pour toi et je l’ai prise entre mes doigts. »

Adorable Ève ! comme innocemment tu me fis cet aveu sans croire que tu avais péché ! Si cependant, voulant éprouver une autre fille à la ville, je lui avais demandé cela, elle eût détourné la tête en riant ; et toutes l’ont fait clandestinement à l’heure du frisson de la chair et elles en gardent le secret.

Mon cœur qui avait entendu venir la mort aussitôt fut divinement délivré. Ma joie monta comme la rumeur d’une ruche après la pluie. Et je baisais follement ses tendres mamelles. Je leur parlais comme à des parts de son amour, comme à de petites sœurs enfants qu’elle eût déléguées vers mes soifs. Quoi ! toi et toi et vous toutes deux ensemble ! Èves jumelles et palpitantes de mon Ève ! Un vertige inouï passa, la grande onde de vie ; et encore une fois je croyais ne l’avoir point connue avant ce jour. Mon Dieu ! comme tu m’apparus pure et presque sacrée dans ta jeune beauté animale, dans le désir ignorant qui fit lever ta petite gorge ! C’était l’annonciation, chère Ève, c’était là bas le pas de l’époux dans le chemin ! Et à présent, j’étais à tes pieds, te demandant en moi pardon comme pour un outrage immérité. Cependant si déjà ton sein s’était levé pour un autre et qu’à celui-là tu eusses dédié ta fraîche nubilité, tu n’aurais fait là aussi que te conformer à la loi de nature. En pensant ainsi, un homme est plus près de la vérité, bien qu’il puisse paraître téméraire de l’exprimer avec un cœur nu. Quelquefois, quand tout le bois se tait, immobile, un petit arbre se met à frissonner tout seul et celui-là a senti le vent que les autres n’ont pas encore senti. Je suis ce petit arbre devant la vérité.