Adam Smith sa vie, ses travaux, ses doctrines/I/1

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PREMIÈRE PARTIE

La vie d’Adam Smith.


CHAPITRE 1


Sur la côte septentrionale du golfe du Forth, dans le comté de Fife (Écosse), s’étend, sur 5 kilomètres de longueur, la petite ville de Kirkaldy. C’est là que naquit Adam Smith, le 5 juin 1723. Son père venait de mourir. C’était, dit-on, un homme d’une réelle valeur et très-versé dans les affaires : il avait été d’abord secrétaire privé du gardien du grand sceau, le comte de Londown, puis secrétaire des cours martiales ; enfin, depuis neuf ans, il remplissait les fonctions de contrôleur des douanes au port de Kirkaldy lorsque la mort vint le surprendre.

Dans ces tristes circonstances, la naissance d’un fils fut, pour la jeune veuve, comme une consolation ; elle donna au nouveau-né le prénom de celui qu’elle regrettait, et, grâce à sa sollicitude, Adam Smith, dont la complexion était très-délicate, traversa aisément les épreuves du premier âge.

Cependant, il n’avait pas encore trois ans lorsqu’il fut victime d’un accident qui pouvait avoir les conséquences les plus graves. C’était à Strathenry, chez M. Douglas, son oncle, chez lequel il venait de temps en temps avec sa mère. Un jour qu’il s’amusait devant la porte de la maison où, par hasard, on l’avait laissé seul durant quelques instants, il fut aperçu par une bande de ces vagabonds, à l’accoutrement bizarre, que l’on désigne généralement en Écosse sous le nom de tinkers ; ces rôdeurs enlevèrent l’enfant et s’enfuirent au plus vite dans la forêt voisine pour se soustraire aux recherches. Heureusement, on ne tarda pas à constater la disparition du jeune Adam ; M. Douglas, accompagné de ses gens, se mit aussitôt à la poursuite des malfaiteurs et il fut assez heureux pour leur arracher leur captif qu’il remit sain et sauf dans les bras de sa mère affolée.

Le reste de l’enfance de Smith se passa sans incidents. Il reçut les premiers rudiments de son éducation sous les yeux mêmes de sa mère, à l’école de Kirkaldy, qui, dirigée par un homme consciencieux et actif, M. David Miller, jouissait alors d’une réputation assez étendue. Dès cette époque, il se faisait remarquer pour sa mémoire étonnante, servie par une véritable passion pour les livres, et il consacrait déjà à l’étude ses heures de récréation, sans se mêler jamais aux jeux de ses condisciples ; d’ailleurs sa complexion délicate lui eût interdit les exercices violents et elle l’eût mis dans un état d’infériorité continuelle à l’égard de ses camarades. Il passait son temps à lire, à observer ou à réfléchir. Déjà il avait pris l’habitude de parler seul, d’être distrait en compagnie, et ces singularités, s’aggravant avec l’âge, devaient donner plus tard un caractère parfois bizarre à sa physionomie. Cependant ses camarades le tournaient peu en ridicule ; il était si bon, si généreux, toujours prêt à rendre service, que chacun l’aimait, et on lui évitait ces sarcasmes, quelquefois pénibles et souvent impitoyables, que se décochent les écoliers entre eux.

En 1737, à l’âge de quatorze ans, il quitta Kirkaldy pour aller continuer ses études à la célèbre Université de Glasgow. Sa mère se résigna avec peine à cette séparation, mais elle était femme d’une grande valeur comme d’une rare énergie, et son intelligente affection comprit qu’elle devait se sacrifier à l’avenir de son fils.

Ce séjour de trois années à Glasgow devait avoir en effet une influence décisive sur la vie et les études d’Adam Smith. Hutcheson y professait alors avec éclat. Sa parole ardente, convaincue, qu’animait un profond amour de l’humanité, gagnait à la fois l’esprit et le cœur de ses élèves, et, en suivant ses leçons, qui embrassaient à la fois la religion naturelle, la morale, la jurisprudence et le gouvernement, Smith sentit se développer rapidement en lui un goût très-vif pour les sciences morales et politiques qu’il devait si brillamment illustrer un jour. La méthode philosophique du maître fit aussi sur lui une profonde impression et il comprit vite, l’excellence du procédé scientifique qui vérifie les résultats de l’observation interne par les données qu’offrent au philosophe l’histoire générale, l’histoire des sciences, des arts, de la littérature, c’est-à-dire l’histoire de la marche de l’esprit humain.

Hutcheson d’ailleurs se multipliait. Outre les cinq leçons qu’il faisait, chaque semaine, pour le développement de son cours, il réunissait trois autres fois ses élèves pour expliquer avec eux, dans les textes originaux, les passages les plus remarquables des grands écrivains grecs ou latins qui ont traité de la morale, et, le dimanche même, dans la soirée, il les entretenait de l’heureuse influence du christianisme sur le développement de la moralité. Smith put ainsi se pénétrer des doctrines de ce maître éminent : au surplus, son cœur l’y avait préparé. Comme Hutcheson, il était animé des sentiments les plus généreux à l’égard du peuple ; comme lui aussi, il sentait que l’homme est fait pour être heureux et qu’il suffit de la liberté pour le conduire au bonheur.


Mais la famille d’Adam Smith désirait pour lui la carrière ecclésiastique, et, dans ce but, elle voulait que le jeune étudiant allât, suivant la tradition, continuer ses études en Angleterre. À vrai dire, il n’avait pas de fortune ; mais il existait à Glasgow une fondation, « The Snell Exhibition », qui permettait d’envoyer à Oxford quelques jeunes gens destinés à l’Église, et c’est ainsi que Smith partit pour la célèbre Université, en qualité de boursier du collège de Balliol.

Son biographe Dugald-Stewart nous a appris peu de chose sur sa vie, pendant les sept années qu’il passa en Angleterre. De son côté, lord Brougham[1] a publié, il est vrai, un certain nombre des lettres que le jeune étudiant adressait alors à sa mère, mais cette correspondance, qui témoigne de sa profonde affection filiale, ne nous fournit, par contre, aucun renseignement sur la nature de ses études, et elle n’a trait le plus souvent qu’à des détails domestiques de linge ou de vêtement.

Cependant ces lettres faisaient parfois aussi quelque allusion à la santé du jeune étudiant. Elles nous apprennent ainsi qu’il était très-délicat, toujours souffrant, et même qu’au mois d’août 1743, il fut pris d’une sorte de maladie de langueur qui le cloua durant trois mois dans son fauteuil : c’est, assure-t-on, à partir de ce moment que les absences remarquées chez lui devinrent plus fréquentes.

Néanmoins, malgré ces indispositions continuelles, malgré toutes ces entraves physiques que la nature lui opposait, Smith travaillait avec ardeur et il menait de front les études les plus variées. On rapporte qu’il s’adonnait, d’une manière toute spéciale, aux mathématiques et aux sciences physiques, alors peu goûtées de ses camarades, et qu’il fit rapidement des progrès considérables. Il cultivait en même temps la littérature, et, grâce à sa mémoire précieuse, il étonna ses amis, jusque dans les dernières années de sa vie, en leur citant textuellement des passages entiers de poèmes anglais qu’il avait étudiés à Oxford. Enfin, il consacrait un soin particulier à l’étude des langues tant anciennes que modernes et il y trouvait un double avantage, s’éclairant ainsi aux sources les plus pures sur les mœurs et les institutions des peuples, tout en trouvant, dans l’exercice même de la traduction, un des meilleurs moyens de perfectionner son style.

Il s’attachait surtout à se familiariser avec la langue d’Aristote, prévoyant justement qu’il trouverait dans la lecture des philosophes de la Grèce les données les plus précieuses sur l’origine des sciences et de la civilisation. Aussi, il acquit, pour son temps, une rare connaissance de cette langue, et, s’il est vrai que, suivant le mot du Rev. Sydney Smith, le grec n’ait jamais passé la Tweed en force, Adam Smith en savait du moins beaucoup plus que les autres Écossais de son époque ; plus tard, dans les discussions philologiques qu’il aimait à soutenir, il étonnait encore le professeur de grec de l’Université de Glasgow, son collègue, par une connaissance approfondie de toutes les difficultés de la grammaire grecque.


Cependant, d’un autre côté, on n’était pas sans remarquer, à l’Université, que Smith semblait apporter moins de zèle et d’ardeur dans les recherches théologiques qui devaient le préparer à la carrière ecclésiastique, et que ses goûts paraissaient au contraire le diriger de préférence vers des doctrines philosophiques rejetées par l’Église. Ses supérieurs le firent surveiller et ils acquirent rapidement la certitude que le jeune boursier se livrait à des études qu’ils jugeaient pernicieuses : son « tutor », entrant un jour dans sa chambre à l’improviste, le surprit en flagrant délit, plongé dans la lecture du plus récent ouvrage de Hume. Le livre fut saisi et Smith sévèrement réprimandé, mais sa détermination était prise : comme Turgot qui, lui aussi, voulut rester laïque, le jeune philosophe écossais tenait à conserver l’indépendance de ses opinions, et, renonçant à l’Église qui lui promettait un brillant avenir, il retourna à Kirkaldy.


Il voulait professer. En suivant, à Glasgow, les cours de son maître Hutcheson, il avait envié bien des fois cette vie calme du maître qui passait une moitié de son temps à s’instruire lui-même et l’autre moitié à communiquer aux autres le résultat de ses études. Mais les chaires étaient rares, les postulants nombreux, et Smith, sans fortune, après avoir passé deux ans dans l’attente, allait se voir obligé « d’écrire pour les libraires ». Comme il nous l’a appris lui-même dans ses Recherches, la misère était alors le sort commun des gens de lettres : « La plupart d’entre eux, dans toutes les parties de l’Europe, disait-il plus tard[2], ont été élevés pour l’Église, mais ils ont été détournés, par différentes raisons, d’entrer dans les ordres ; ils ont donc, en général, reçu leur éducation aux frais du public et leur nombre est partout trop grand pour que le prix de leur travail ne soit pas réduit communément à la plus mince rétribution ».

Heureusement, il y avait alors à Édimbourg une aristocratie intelligente qui cultivait les lettres et les protégeait. À sa tête se trouvait lord Kames, personnage d’un esprit étendu et actif, qui aimait à se délasser des fatigues du barreau, soit en étudiant la philosophie, la littérature et les sciences, soit même en se livrant à l’agriculture ; c’est lui qui introduisit en Écosse les améliorations de la culture anglaise et qui devait donner plus tard, dans son Gentilhomme fermier[3], sur un grand nombre de questions agricoles, des conseils encore écoutés de nos jours.

Lord Kames eut l’occasion de rencontrer Adam Smith, et, frappé des connaissances étendues de ce jeune homme de 25 ans sur les divers sujets que lui-même affectionnait, il lui persuada de s’établir à Édimbourg et d’y faire des cours publics qu’il s’engagea à patronner. Ces conférences, que les Anglais appellent des « lectures », roulèrent sur les belles-lettres et sur la rhétorique : elles eurent un plein succès. Les auditeurs, d’abord peu nombreux, que le nom et l’influence de lord Kames avaient attirés, furent séduits par l’esprit nouveau qui animait ce cours, comme par la clarté de l’exposition des idées, et leur enthousiasme acquit rapidement à Smith une grande réputation locale. De nombreux étudiants, principalement en droit et en théologie, désertèrent les cours de l’Université pour assister à ses lectures. Il compta parmi ses élèves des hommes qui devaient occuper plus tard de hautes situations dans l’Église, la politique, la magistrature, les lettres, et, parmi eux, Guillaume Johnstone, connu depuis sous le nom de William Pulteney[4] ; – Wedderburn, qui fut baron de Loughborough, comte de Rosslyn et grand chancelier d’Angleterre ; – enfin Hugh Blair, qui, devenu premier ministre de la Haute Église, devait reprendre dans la suite et continuer pendant vingt-quatre hivers, à l’Université de Saint-André, ces cours de rhétorique qu’avait inaugurés Adam Smith. Son aimable simplicité lui gagna leurs cœurs et chacun d’eux tint à rester de ses amis.


Bien que Smith ne comptât jamais sur sa mémoire et que toutes ses conférences aient été écrites, au moins en substance, il ne nous en reste malheureusement rien. Nous savons seulement que l’auteur avait réuni ses leçons en un Traité qu’il se proposait de publier, et Hugh Blair en a dit quelques mots dans une note de ses Lectures on the Rhetoric and Belles Lettres, qui parurent en 1783 : « En traitant, écrit ce prélat[5], des caractères généraux du style, et en particulier du style simple, et en rangeant les auteurs anglais sous certaines classes relatives à cet objet, j’ai emprunté plusieurs idées d’un traité manuscrit sur la rhétorique, de M. Adam Smith. Une partie de ce manuscrit me fut communiquée, il y a plusieurs années, par son ingénieux auteur, et il y a lieu d’espérer qu’il le publiera en entier. » Mais, après l’ouvrage de Blair, qui était le couronnement de toute une vie de professorat sur la matière, le Traité de Smith eût nécessairement paru un peu vieilli ; il n’était d’ailleurs plus nécessaire, et, dans ces conditions, il n’aurait pu que nuire à la réputation de l’auteur. Le philosophe écossais s’en rendit compte et nous ne pouvons trop l’en blâmer : il eut en effet la modestie et le bon sens de reconnaître que ce qu’il aurait voulu dire était déjà dit et bien dit, et il renonça à son dessein. On ne peut cependant que regretter, au point de vue historique et documentaire, la destruction de ces papiers qui auraient permis de suivre, d’une manière fort intéressante, la marche de cet esprit supérieur depuis ses premiers travaux.

Smith resta ainsi trois ans à Édimbourg, où sa mère l’avait suivi. Sa réputation de « lecturer », son affabilité et aussi l’amitié de lord Kames lui attirèrent rapidement de nombreuses relations : c’est à cette époque, notamment, qu’il se lia avec David Hume, auquel il conserva toute sa vie l’amitié la plus inaltérable.

On s’est souvent étonné, quelquefois même scandalisé, de l’intimité qui existait entre ces deux hommes, de caractères en apparence si différents. C’est qu’on les connaissait mal tous les deux : le mobile de leurs études était le même, l’amour du bien public, et leur constante préoccupation était de combattre les privilèges et les monopoles qui écrasaient le peuple. Tous deux étaient donc d’accord sur le but à atteindre, qui était de dissiper les erreurs et les préjugés de toute sorte, au nom desquels on entravait la liberté humaine, et c’était cette communauté de vues qui les unissait si étroitement l’un à l’autre. – Ils différaient absolument, il est vrai, et sur le fondement de cette liberté individuelle qu’ils invoquaient tous deux, et sur les moyens à employer pour faire prévaloir leurs idées. David Hume, dont le génie avait mûri en France et chez qui on retrouvait les défauts comme les qualités de nos philosophes du XVIIIe siècle, voulait aller droit au but, sans ménagement pour les intérêts, sans respect pour les situations acquises. Smith, au contraire, durant les sept années qu’il avait passées à Oxford, avait subi l’influence de l’esprit anglais, plus terre-à-terre que l’esprit français, mais aussi plus politique ; d’un tempérament plus calme que son ami, il cherchait à ménager les transitions, il redoutait les réformes trop brusques, trop radicales, et il était persuadé, comme il l’a dit lui-même, que c’est une folie que de vouloir « disposer des différentes parties du corps social aussi librement que des pièces d’un jeu d’échecs ». Il était mesuré dans ses affections comme dans ses antipathies ; de même que tout Écossais, il aimait la France comme une seconde patrie et il ne dissimulait pas toujours son mécontentement de l’attitude des Anglais à l’égard de ses compatriotes, mais il ne faisait jamais en cela preuve de parti pris et il ne partageait nullement l’hostilité systématique de Hume à l’égard de l’Angleterre. Leurs opinions en matière théologique étaient également loin d’être les mêmes, car Smith croyait fermement à une autre vie, comme le témoignent certains passages de la Théorie des sentiments moraux, et si, en parlant des pratiques religieuses, il s’est montré parfois choqué de certaines cérémonies au milieu desquelles il avait été élevé, il évita toujours avec le plus grand soin ces polémiques passionnées qui soulevaient tant de tempêtes autour de son ami et qui lui amassaient tant de haines[6]. — Toutefois, malgré ces divergences qui avaient leur source principale dans la différence de l’éducation et du tempérament, ces deux grands esprits étaient faits pour se rapprocher, et Smith était fier d’être l’ami de celui qu’il appelle quelque part (l’historien le plus illustre de son siècle[7] ». Chez tous deux, en effet, la même droiture, le même amour de l’humanité, le même but : c’en était assez pour se comprendre et pour s’apprécier.


Smith avait donc acquis, du premier coup, une place considérable dans la société intelligente d’Édimbourg. De là, sa réputation s’étendit rapidement dans le reste de l’Écosse, et, dès l’année 1751, l’Université de Glasgow lui offrait la chaire de logique et le titre de professeur. Il atteignait ainsi, dès l’âge de 28 ans, l’une des situations les plus enviées des savants de son pays, et sa joie fut profonde lorsqu’il se vit appelé à enseigner dans cette Université qu’il affectionnait et qui avait ouvert son intelligence aux idées philosophiques.

Toutefois, surpris par cette nomination qu’il n’avait pas osé espérer, Smith n’avait pu préparer son cours, et, pour se donner du temps, il se contenta d’abord de reprendre, au moins dans ses grandes lignes, celui qu’il avait professé à Édimbourg sur la rhétorique et les belles-lettres. C’est là, croyons-nous, la véritable raison du plan qu’il adopta et que des biographes trop zélés ont cherché à expliquer par le seul intérêt des élèves.

Comme nous l’avons déjà dit, il ne nous reste rien de l’enseignement du maître sur cette matière, sauf son petit Traité de la formation des langues et quelques études publiées après sa mort sous le titre d’Essais philosophiques. Heureusement Dugald Stewart nous a transmis un court précis de ces leçons, écrit par un des élèves les plus assidus et les plus distingués du jeune professeur : cet élève était M. Millar, qui devait obtenir plus tard, sur la recommandation d’Adam Smith, la chaire de droit à l’Université d’Édimbourg, et qui se fit connaître surtout par son intéressante « Historical view of the English government ».

« Dans le professorat de logique, dit M. Millar, dont Smith fut revêtu à son entrée dans l’Université, il sentit bientôt la nécessité de s’écarter beaucoup du plan suivi par ses prédécesseurs et de diriger l’attention de ses disciples vers des études plus intéressantes et plus utiles que la logique et la métaphysique des écoles. En conséquence, après avoir tracé un tableau général des facultés de l’esprit humain et avoir expliqué de la logique ancienne autant qu’il en fallait pour contenter la curiosité sur la méthode artificielle du raisonnement, qui avait occupé pendant un temps l’attention des savants d’une manière exclusive, il consacra tout le reste du cours à un système de belles-lettres et de rhétorique. La meilleure méthode pour expliquer et analyser avec clarté les diverses facultés de l’esprit humain (partie la plus utile de la métaphysique), se fonde sur un examen attentif des artifices du langage, des moyens divers de communiquer nos pensées par la parole, et, en particulier, des principes par lesquels les compositions littéraires peuvent plaire ou persuader. Les arts qui s’occupent de cette recherche nous accoutument à bien exprimer ce dont nous avons la perception ou le sentiment, à peindre, pour ainsi dire, chaque opération de notre esprit d’une manière si nette qu’on peut clairement en distinguer toutes les parties et en conserver le souvenir. En même temps, il n’est aucune branche de la littérature plus assortie à l’âge des jeunes gens qui commencent la philosophie, que ces études qui s’adressent au goût et à la sensibilité. Il est fort à regretter que le manuscrit des leçons de Smith sur ce sujet ait été détruit avant sa mort. La composition de la première partie était finie avec soin et tout l’ouvrage était empreint de traits fortement prononcés, d’un goût pur et d’un génie original. La permission accordée aux étudiants de prendre des notes a fait connaître plusieurs observations contenues dans ce cours ; les unes ont été développées dans des dissertations séparées, les autres insérées dans des collections générales et livrées au public sous différentes formes. Mais il est arrivé, comme on avait lieu de s’y attendre, qu’elles ont perdu leur air d’originalité et le caractère distinctif que leur auteur avait su leur imprimer, en sorte qu’on ne les voit, la plupart du temps, qu’à travers l’obscurité dont les recouvre une abondance de lieux communs dans lesquels elles sont perdues, et, pour ainsi dire, submergées.

Ces renseignements, fournis par M. Millar quarante ans après ce cours de logique, sont nécessairement bien vagues. Nous eussions aimé, notamment, à connaître l’opinion de Smith sur la nature même de la logique. Voyait-il dans la logique une science ou un art ? La considérait-il comme une science qui doit se borner à étudier les lois du raisonnement, ou bien comme un art, qui, savamment dirigé, peut mener l’homme à la vérité ? — D’après l’ensemble des opuscules qui nous restent, le Traité de la formation des langues, l’Histoire de l’Astronomie et celle de la Physique ancienne, il serait peut-être permis de croire qu’Adam Smith partageait la première opinion, mais nous devons avouer que nous ne possédons aucune donnée certaine pour appuyer cette présomption.


D’ailleurs, Smith ne conserva pas longtemps sa chaire de logique, et, moins d’une année après son élection, il était appelé à celle de philosophie morale, en remplacement de son collègue Thomas Craidgie. Il était arrivé au comble de ses vœux. Professer dans cette chaire même qu’avait illustrée Hutcheson, continuer la tradition philosophique de son maître, cette méthode expérimentale qu’il avait acclamée avec enthousiasme, c’était, pour un jeune homme de 29 ans, un honneur insigne, mais aussi un lourd fardeau. L’Université, qui avait déjà pu apprécier son ancien élève, avait eu foi dans son talent, dans son caractère, dans la puissance de son travail. Il justifia pleinement cette confiance, et, bientôt, le succès de ses cours dépassa même celui qu’avaient obtenu les leçons du fondateur de l’école écossaise.

Il reprit, en le modifiant légèrement, le plan d’Hutcheson. Ce dernier, nous l’avons dit, n’avait pas seulement professé la philosophie morale ; il s’était occupé longuement de la religion, du droit naturel et politique dont l’étude lui avait semblé indispensable pour prémunir les jeunes gens contre les dangereuses doctrines de Hobbes ; il avait enfin réservé quelques leçons à l’examen des phénomènes de la richesse et à la réfutation des erreurs funestes sur la fausseté desquelles des esprits éminents, tels que Pelty et Locke lui-même, s’étaient vainement efforcés jusque-là d’attirer l’attention publique. De même, Adam Smith divisa son cours en quatre parties : la première fut consacrée à la Théologie naturelle, la seconde à l’Éthique proprement dite, la troisième à la Jurisprudence, la quatrième à l’Économie politique.

Les doctrines morales et économiques qu’il développa, durant ce professorat, nous sont connues par la Théorie des sentiments moraux et les Recherches sur la Richesse des Nations, que nous étudierons plus loin d’une manière assez complète ; mais nous manquons de données aussi certaines en ce qui concerne les deux autres parties de son cours. Il prépara cependant, dès 1759, un grand ouvrage sur le Droit civil et politique et il y consacra, à cette époque, une grande partie des loisirs que lui laissaient ses fonctions ; il y travailla aussi plus tard, dans les dernières années de sa vie, mais, n’ayant pu le terminer, il a préféré l’anéantir. Nous sommes donc encore obligé de nous reporter aux souvenirs trop rétrospectifs de M. Millar sur cette troisième partie du cours de son maître.

D’après ce jurisconsulte, Smith aurait suivi, en cette matière, un plan qui semblait lui avoir été suggéré par Montesquieu, s’appliquant à tracer les progrès de la jurisprudence, tant publique que privée, depuis les siècles les plus grossiers jusqu’aux siècles les plus policés ; puis, indiquant avec soin comment les arts qui contribuent à la subsistance et à l’accumulation de la propriété agissent sur les lois et sur le gouvernement pour y amener des progrès et des changements analogues à ceux qu’ils éprouvent.

Il est vraiment regrettable que nous ne possédions rien de plus complet sur ces leçons, qui durent être certainement très remarquables. Il eût été fort intéressant de voir le sagace observateur des causes de la Richesse des Nations s’efforçant « d’expliquer, comme il le dit lui-même[8], les principes généraux des lois et du Gouvernement, ainsi que les changements dont ils ont été l’objet aux différents âges de la société, non-seulement sous le rapport de la justice, mais encore relativement à la politique, aux finances, aux armées et aux divers aspects que la législation embrasse ». Peu de temps avant la mort du maître, on espérait encore que ce fameux manuscrit verrait le jour, et le Moniteur Universel du 11 mars 1790 annonçait même qu’il allait être publié sous forme d’un Examen critique de l’Esprit des Lois. Ce livre était, disait-on, le résultat de plusieurs années de méditations et promettait de faire époque dans l’histoire de la politique et de la philosophie. Malheureusement il ne parut pas : Smith mourut avant d’avoir réalisé son dessein et le manuscrit eut, suivant son désir, le sort de ses autres papiers.

Nous n’avons pas de plus amples renseignements sur sa Théologie naturelle. Nous savons, il est vrai, qu’il exposait, dans son cours, les preuves de l’existence de Dieu, de ses attributs, ainsi que les principes ou facultés de l’esprit humain sur lesquels se fonde la religion, et sa Théorie des sentiments moraux témoigne, dans plusieurs passages, de ses convictions profondes en l’immortalité de l’âme[9]. Néanmoins nous eussions aimé à connaître plus complètement la Théodicée du philosophe écossais, à la fois disciple d’Hutcheson et intime ami de Hume, car il eût été curieux de rechercher dans sa doctrine l’action de ces deux influences si opposées.

Il paraît, cependant, qu’il insistait peu sur cette partie de son cours. Là, en effet, il ne pouvait que suivre le sentier battu, car les questions religieuses ayant toujours été en grand honneur en Écosse, elles y donnaient lieu, depuis des siècles, à des discussions théologiques fort subtiles, même dans les classes moyennes de la société.

Il préférait, au contraire, des recherches plus personnelles, et le caractère le plus saillant de ses conférences consistait surtout dans l’originalité et la nouveauté des idées. Il négligeait volontiers les points acquis, mais il insistait sur ses théories particulières, les exposant avec clarté, puis, par une méthode habile, en démontrant l’exactitude au moyen de faits consciencieusement observés et savamment présentés. En défendant ainsi ses propres doctrines, il montrait une conviction, une chaleur qui lui gagnait tous les cœurs et c’était là l’un des principaux éléments de son succès. « Comme on le voyait s’intéresser à son sujet, écrivait M. Millar, il ne manquait jamais d’intéresser ses auditeurs. Chaque discours consistait communément en diverses propositions distinctes qu’il s’appliquait à prouver et à éclaircir successivement : ces propositions, énoncées en termes généraux, avaient assez souvent, par l’étendue de leur objet, un air de paradoxe. Dans les efforts qu’il faisait pour les développer, il n’était pas rare de le voir, au premier abord, comme un homme embarrassé et peu maître de son sujet, parler même avec une sorte d’hésitation. Mais, à mesure qu’il avançait, la matière semblait s’entasser devant lui, sa manière devenait chaude et animée, son expression aisée et coulante. Dans les points délicats et susceptibles de controverse, vous auriez démêlé sans peine qu’il avait en secret la pensée de quelque opposition à ses opinions et qu’en conséquence il se sentait engagé à les soutenir avec plus d’énergie et de véhémence. L’abondance et la variété de ses explications et de ses exemples faisaient croître son sujet tandis qu’il le maniait. Ainsi, bientôt il acquérait, sans aucune répétition d’idées, une étendue et une grandeur qui saisissaient l’attention de son auditoire. L’instruction était secondée par le plaisir qu’on prenait à suivre le même objet à travers une multitude de jours et d’aspects variés sous lesquels il savait le présenter, et enfin, à remonter avec lui, en suivant toujours le même fil, jusqu’à la proposition primitive ou à la vérité générale dont il était parti et dont il avait su tirer tant d’intéressantes conséquences. »

Aussi la réputation de Smith allait sans cesse grandissant et attirait à l’Université une foule d’étudiants animés du désir de l’entendre. L’objet de ses cours défrayait toutes les conversations de la haute société de Glasgow et même d’Édimbourg ; la mode s’en mêlant, il devint bientôt de bon ton de parler comme le professeur en renom ; on chercha même à copier ses expressions les plus familières et jusqu’à ses défauts de prononciation ou d’accent : son succès était complet.


  1. Lives of men of letters and science who flourished in the time of George III, by Henry, lord Brougham, 1816, 3 volumes grand in-8. London.
  2. Richesse des Nations, Liv. I, ch. X, t. I, p. 174
  3. Le Gentilhomme fermier ou Essai pour perfectionner l’agriculture en la soumettant à l’épreuve des principes rationnels (1776).
  4. C’est Pulteney qui, en 1797, dans un de ses discours sur les finances en appela, dans le Parlement, à « l’autorité du Dr Smith qui persuaderait la génération présente et gouvernerait la prochaine » (the authority of Dr Smith would persuade the present generation and govern the next). (Parliamentary History, t. XXIII, p. 778.)
  5. Cours de Rhétorique et de Belles-Lettres, par Hugh Blair, traduit de l’anglais par Pierre Prevost. Paris, 2e édition. Delalain, 1821, 2 vol. in-8.
  6. Les sujets religieux étaient d’ailleurs abordés rarement dans les conversations de Hume avec ses amis. « Dans ses causeries dans ses lettres, dit M. Compayré, la philosophie et la religion étaient, d’un accord tacite, des sujets réservés. Les amis religieux de Hume se taisaient avec lui sur ces questions, comme on se tait devant un infortuné sur le malheur qui l’a frappé. Et, de son côté, Hume, qui n’avait pas l’esprit de propagande et qui savait assez de psychologie pour ne pas se faire illusion sur l’efficacité de la discussion, évitait d’engager des controverses qui aigrissent et divisent les cœurs, sans presque jamais rapprocher les esprits. » (La Philosophie de Hume, par M. Gabriel Compayré. Paris, 1873.)
  7. Richesse, t. II, p. 451
  8. Théorie des sentiments moraux, VIIe partie, IVe section.
  9. Voir Théorie des sentiments moraux, p. 94 et 192.