Adam Bede/Tome premier/03

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (Tome premierp. 37-45).

CHAPITRE III

après le sermon

Moins d’une heure après, Seth Bede marchait à côté de Dinah, le long du sentier bordé de haies qui côtoyait les prairies et les blés verts s’étalant entre le village et la Grand’Ferme. Dinah avait de nouveau ôté son petit chapeau de quakeresse qu’elle tenait à la main, afin de jouir plus librement de la fraîcheur du crépuscule, et Seth pouvait facilement voir l’expression de ses traits, tandis qu’il marchait près d’elle, retournant timidement dans son esprit quelque chose qu’il désirait lui dire. C’était une expression de gravité calme, de concentration dans des pensées qui n’avaient aucun rapport avec le moment présent ou sa propre personnalité, de toutes les expressions la plus décourageante pour un amoureux. Sa démarche avait cette fermeté et cette élasticité facile qui ne demande aucun soutien. Seth le sentit vaguement et se dit à lui-même : « Elle est trop bonne et trop sainte pour aucun homme, sans m’en excepter ; » et les paroles qu’il avait préparées s’enfuirent de nouveau avant d’arriver à ses lèvres. Mais une autre pensée lui donna du courage : « Aucun autre ne l’aimerait davantage et ne la laisserait plus libre de se dévouer à l’œuvre du Seigneur. » Ils étaient restés silencieux pendant plusieurs minutes, depuis qu’ils avaient cessé de parler de Bessy Cranage ; Dinah paraissait presque avoir oublié la présence de Seth et sa démarche s’accélérait tellement que la pensée de n’avoir plus que quelques minutes avant d’atteindre le portail de la Grand’Ferme donna à Seth le courage de parler.

« Vous avez tout à fait décidé de retourner à Snowfîeld samedi, Dinah ?

— Oui, dit tranquillement Dinah. J’y suis appelée. Il m’est venu à l’esprit, tandis que je méditais pendant la nuit de dimanche passé, que sœur Allen, qui est en consomption, a besoin de moi. Je l’ai vue, aussi distinctement que nous voyons ce léger nuage blanc, soulever sa pauvre main amaigrie et me faire signe. Et ce matin, lorsque j’ai ouvert la Bible pour y chercher des directions, les premiers mots qui ont frappé mes yeux étaient : « Et après qu’ils eurent vu la vision, ils tâchèrent immédiatement de se rendre en Macédoine. » Si ce n’était cette indication claire de la volonté du Seigneur, j’aurais de la peine à partir, car mon cœur est plein de tendresse pour ma tante et ses enfants et s’émeut pour cette pauvre petite brebis errante, Hettv Sorrel. J’ai été portée à beaucoup prier pour elle dernièrement et je considère cela comme un signe qu’il y aura miséricorde envers elle.

— Dieu le veuille ! dit Seth. Car je soupçonne que le cœur d’Adam s’y est tellement attaché, qu’il ne se reportera jamais sur quelque autre ; et pourtant le mien souffrirait de le voir l’épouser, car je ne pense pas qu’elle pût le rendre heureux. C’est un profond mystère que la manière dont le cœur d’un homme se donne à une seule femme entre toutes celles qu’il voit dans ce monde, ce qui lui rend plus facile de travailler sept années pour elle, comme Jacob le fit pour Rachel, plutôt que d’en obtenir une autre rien qu’en la demandant. Je pense souvent à ces paroles : « Et Jacob servit sept années pour Rachel, et elles ne lui parurent que quelques jours, tant il avait d’amour pour elle. » Je crois que ces paroles seraient vraies pour moi, Dinah, si vous vouliez me donner l’espérance que je pourrais vous obtenir après les sept années écoulées. Je sais que vous jugez qu’un mari prendrait trop de place dans vos pensées, parce que saint Paul dit : « Celle qui est mariée s’occupe des choses de ce monde et cherche à plaire à son mari ; » et il se peut que vous me trouviez bien hardi de vous reparler à ce sujet, après que vous m’avez exprimé votre idée samedi passé. Mais je n’ai fait qu’y penser nuit et jour, et j’ai prié pour n’être point aveuglé par mes propres désirs, au point de croire que ce qui serait bon pour moi le serait aussi pour vous. Et il me semble qu’il y a dans l’Écriture un plus grand nombre de passages pour vous engager à vous marier que vous n’en trouverez jamais contre le mariage. Car saint Paul dit ailleurs aussi clairement que possible : « Je désire que les jeunes femmes se marient, aient des enfants, dirigent la maison et ne donnent aucun scandale ni sujet de mal parler d’elles. » Car nous ne serions qu’un cœur et qu’une âme, Dinah ! Nous servons tous deux le même Maître et nous aspirons aux mêmes dons ; et je ne serais jamais un mari qui pût mettre obstacle à l’œuvre à laquelle Dieu vous a appelée. Je serais votre protecteur et votre appui à la maison et au dehors, et vous auriez plus de liberté que maintenant, car vous êtes obligée de travailler pour vivre, tandis que je suis assez fort pour travailler pour deux. »

Une fois que Selh eut commencé à exprimer ses vœux, il continua avec ardeur et presque avec précipitation, dans la crainte que Dinah ne prononçât quelque parole décisive, avant qu’il eût donné toutes les raisons qu’il avait préparées. Ses joues s’empourprèrent, ses yeux, d’un bleu doux et gris, se remplirent de larmes, et sa voix tremblait en arrivant à la dernière phrase. Ils avaient atteint un de ces passages très-étroits entre deux hautes pierres, qui font l’office de barrière dans le Loamshire, et Dinah s’arrêtant, se tourna vers Seth, et lui dit avec un accent tendre, mais d’une voix calme et claire :

« Seth Bede, je vous remercie de votre affection pour moi, et si je pouvais regarder aucun homme plus que comme un frère en Christ, je crois que ce serait vous. Mais mon cœur n’est pas libre pour me marier. Cela est bon pour d’autres femmes ; c’est une grande bénédiction d’être épouse et mère ; mais « laissez faire à chacun suivant les dons que Dieu lui a répartis et suivant la tâche que le Seigneur lui a confiée. » Dieu m’a donné une mission pour les autres, non afin d’avoir pour moi-même des joies et des tristesses, mais pour me réjouir avec ceux qui sont dans la joie et pour pleurer avec ceux qui pleurent. Il m’a destinée à annoncer sa parole et il a considérablement protégé mon œuvre. Ce ne serait que sur une indication très-manifeste que je pourrais quitter les frères et sœurs de Snowfield qui ne possèdent qu’une bien petite part des biens de ce monde ; c’est un endroit où il y a si peu d’arbres qu’un enfant pourrait les compter, et où la vie est dure aux pauvres gens en hiver. Il m’a été donné de venir en aide, de consoler, de fortifier ce petit troupeau et de rappeler bien des égarés ; et mon âme est pleine de ces choses de mon lever à mon coucher. Ma vie est trop courte, et l’ouvrage que Dieu m’a donné trop grand, pour que je puisse songer à me créer une maison dans ce monde. Je n’ai point fermé l’oreille à vos paroles, Seth, car, lorsque j’ai vu que vous me donniez votre amour, j’ai pensé que ce pouvait être dans les desseins de la Providence de changer mon genre de vie, et que nous pourrions être associés dans cette bonne œuvre ; alors j’ai soumis cette question au Seigneur. Mais chaque fois que j’ai essayé de fixer mon esprit sur le mariage et sur notre union, d’autres pensées me sont toujours venues ; c’était le souvenir des moments où je priais près des malades et des mourants, ou des heures fortunées que j’ai passées à prêcher, lorsque mon cœur était plein d’amour et que la parole m’était donnée en abondance. Et lorsque j’ai ouvert la Bible pour y chercher une direction, je suis toujours tombée sur quelque parole qui m’enseignait où se trouvait mon œuvre. Je crois à ce que vous dites, Seth, que vous chercheriez à être un aide et non un obstacle à mon travail ; mais je vois que notre mariage n’est pas dans la volonté de Dieu ; il dirige mon cœur d’un autre côté. Je désire vivre et mourir sans mari et sans enfants. Il me semble qu’il n’y a point place dans mon âme pour des inquiétudes sur moi-même, tant il a plu à Dieu de remplir abondamment mon cœur de compassion pour les souffrances des pauvres gens qui lui appartiennent. »

Seth était incapable de répondre, et ils continuèrent à marcher en silence. Enfin, comme ils étaient tout près de l’entrée de la cour, il lui dit :

« Eh bien, Dinah, je chercherai de la force pour supporter et souffrir comme si je voyais Celui qui est invisible. Mais je sens maintenant combien ma foi est faible, et lorsque vous serez partie, je ne pourrai plus prendre plaisir à aucune chose. C’est, en vérité, plus que l’amour qu’on a pour une femme que je ressens pour vous, car je serais heureux sans que vous m’épousiez, si je pouvais aller vivre à Snowfield, près de vous. J’espérais que cet entraînement si puissant que Dieu m’a mis au cœur était une direction pour tous deux ; mais il paraît que ce n’est qu’une épreuve pour moi. Peut-être je vous aime plus qu’on ne doit aimer la créature, car souvent je ne puis m’empêcher de dire de vous ce que dit l’hymne :

Si dans l’ombre profonde elle brille à mes yeux,
Pour moi l’aurore est commencée.
Mon âme sait trouver, à son éclat radieux,
L’étoile du matin précédant la journée.

« Sans doute j’ai tort, et il faut que je sois mieux conseillé. Mais seriez-vous mécontente, fâchée contre moi, si les choses s’arrangeaient de manière à ce que je quitte ce pays pour aller vivre à Snowfîeld ?

— Non, Seth, mais je vous engage à attendre patiemment et à ne pas quitter à la légère votre pays et vos proches. Ne faites rien sans une direction précise du Seigneur. C’est une contrée froide et stérile, qui ne ressemble en rien à ce pays de Goshen auquel vous avez été habitué. Nous ne devons point nous presser de décider et choisir à la hâte notre propre lot ; nous devons attendre qu’il nous soit clairement assigné.

— Mais me permettriez-vous de vous écrire une lettre, Dinah, s’il y avait quelque chose que je désirasse vous dire ?

— Oui, certainement ; faites-moi savoir s’il vous arrive quelque circonstance pénible. Vous aurez toujours place dans mes prières. »

Ils avaient atteint les portes de la cour, et Seth dit : « Je ne veux pas entrer, Dinah ; ainsi, Dieu vous garde ! » Il s’arrêta et eut un moment d’hésitation après qu’elle lui eût donné la main, puis il ajouta : « On ne peut savoir si vous ne verrez point les choses différemment par la suite, et si je puis conserver l’espérance que votre manière de penser ne change un jour.

— Laissons cela, Seth. Il est bon de ne vivre qu’un moment à la fois, comme je l’ai lu dans un des livres de M. Wesley. Ce n’est point à vous ou à moi de former des plans. Nous n’avons rien d’autre à faire que d’obéir et avoir confiance. Adieu. »

Dinah lui serra la main avec un regard triste et affectueux, et franchit la porte, tandis qu’il se retournait pour reprendre lentement le chemin de sa demeure.

Mais au lieu de s’y rendre directement, il préféra faire le tour des champs qu’il venait de traverser avec Dinah ; et je crois que son mouchoir de toile bleue reçut bien des larmes avant qu’il eût compris qu’il était temps de ramener sur son visage le calme et la fermeté pour rentrer chez lui. Il n’avait que vingt-trois ans et venait d’apprendre ce que c’est d’aimer, — aimer avec cette adoration qu’un honnête jeune homme éprouve pour une femme qu’il sent être d’une nature plus élevée et meilleure que lui. Un amour de cette espèce se confond facilement avec le sentiment religieux. Qu’un tel amour est saint et profond ! qu’il soit pour une femme ou pour un enfant, ou même qu’il vienne de notre enthousiasme pour les admirables manifestations du génie artistique. Émus par des caresses ou des mots tendres, attirés par une imposante architecture ou le calme majestueux de belles statues, entraînés par le charme des puissantes symphonies de Beethoven, toujours nous sentons que ces beautés émanent d’un sentiment divin. L’âme débordée devient silencieuse et s’élance au delà de son objet. Ce don béni a été trop fréquemment le partage des humbles de la terre, pour que nous éprouvions quelque surprise de le trouver dans l’âme d’un modeste charpentier méthodiste, il y a cinqualité ans, alors que survivait encore le reflet du temps de Wesley et de ses disciples ; temps d’exaltation religieuse où ceux qui se dévouaient pour porter aux pauvres le divin message se nourrissaient des baies d’églantier et des fruits sauvages des haies de Cornwall.

Ce reflet est depuis longtemps évanoui, et le tableau que nous offre maintenant le méthodisme n’est plus celui d’hommes rudes et de femmes au cœur navré, réunis sur la pente d’une colline ou à l’ombre des forêts par une même foi. Une foi bien élémentaire encore, mais qui reportait leurs pensées aux temps primitifs, qui élevait leur imagination au-dessus des mesquines préoccupations de leur misérable existence et qui remplissait leurs âmes du sentiment d’une présence divine, compatissante, douce comme la chaude haleine du printemps à l’infortuné sans asile. Il se peut aussi que, pour quelques-uns de mes lecteurs, le mot méthodisme ne puisse vouloir dire autre chose qu’une réunion vulgaire dans quelque ruelle où d’hypocrites charlatans prêchent à un auditoire de bas étage, éléments constituant le méthodisme aux yeux de bien des gens du grand monde.

Ce serait à tort ; car je ne puis dire que Seth et Dinah fussent autre chose que des méthodistes, — pas, à la vérité, de ce type moderne qui lit les revues trimestrielles et assiste au service divin dans d’élégantes chapelles ; mais de ceux qui l’étaient à la vieille mode. Ils croyaient aux miracles actuels, aux conversions instantanées, aux révélations par songes et visions, et cherchaient les directions divines en ouvrant la Bible au hasard.

Ils avaient une manière littérale d’interpréter les Écritures, manière fort peu sanctionnée par les commentateurs en renom, et je ne saurais dire que leur langage fût correct ni leur éducation libérale. Toutefois, — si j’ai bien compris l’histoire religieuse, — la foi, l’espérance et la charité, ne se trouvent pas toujours unies en raison directe de la science exégétique, et il est possible, grâce au ciel, de trouver la noblesse du cœur jointe à des théories erronées. Le morceau de lard cru, que la simple Molly retranche de sa faible provision pour le porter à l’enfant malade de sa voisine, afin d’arrêter son mal, peut n’être qu’un triste et inefficace remède ; mais le généreux entraînement qui l’a poussée à ce don a un rayonnement bienfaisant qui ne sera point perdu.

En conséquence, nous avons de la peine à croire que Seth et Dinah soient au-dessous de notre sympathie, quelque accoutumés que nous soyons à pleurer sur les infortunes plus extraordinaires d’élégantes héroïnes et de héros montés sur de fougueux coursiers, et emportés eux-mêmes par des passions plus fougueuses encore.

Le pauvre Seth n’avait monté un cheval qu’une seule fois en sa vie, lorsqu’il était petit garçon et que M. Jonathan Burge l’avait pris en croupe, lui disant de se tenir ferme. Au lieu d’éclater en apostrophes de furieuses accusations contre Dieu et la destinée, il prend la résolution, en se dirigeant vers sa demeure, à la clarté solennelle des étoiles, d’avoir moins de penchant à faire sa propre volonté, et de vivre davantage pour les autres, comme le fait Dinah.