Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 57-71).

LIVRE QUATRIÈME


CHAPITRE xxvii

une crise

C’était au milieu du mois d’août, à peu près trois semaines après la fête du jour de naissance. La récolte du blé avait commencé dans le nord de notre comté central du Loamshire ; mais la moisson paraissait encore devoir se prolonger par les pluies abondantes qui inondaient le pays et causaient beaucoup de ravages. Les fermiers de Broxton et d’Hayslope n’avaient pas souffert de ces malheurs dans leurs bonnes terres élevées et dans leurs vallées à courants d’eau. Je ne puis affirmer qu’ils fissent assez exception à la règle pour préférer le bien général à leur avantage particulier : d’où vous conclurez qu’ils ne s’attristaient point trop de la rapide élévation dans le prix du pain, aussi longtemps qu’ils conservaient l’espoir de rentrer leur propre blé en bon état. Quelques jours de soleil et de vent sec vinrent confirmer cette espérance.

Le dix-huit août fut l’une de ces journées où le soleil paraît à tous les yeux bien plus brillant après la tristesse précédente. De grandes masses de nuages traversaient rapidement le ciel bleu, et les hautes montagnes arrondies derrière le Château paraissaient animées par leurs ombres fuyantes. Le soleil, caché un instant, reparaissait plus chaud le moment d’après comme une joie retrouvée ; les feuilles encore vertes étaient emportées des haies en tourbillonnant ; autour des fermes on entendait le bruit des portes qui battaient, les pommes tombaient dans les vergers, et les chevaux errants le long des sentiers sur les vertes prairies avaient la crinière flottante. Cette agitation de l’air semblait contribuer au plaisir général, grâce au soleil qui brillait. Une heureuse journée pour les enfants qui couraient et poussaient des cris pour voir si leurs voix domineraient le bruit du vent, et les personnes d’âge mûr étaient aussi de bonne humeur et portées à croire à de plus beaux jours quand il tomberait. Pourvu seulement que le blé ne fût pas assez mûr pour être enlevé des épis et dispersé comme une semence hors de saison !

Dans un jour semblable, une douleur poignante peut toutefois accabler l’homme ; car, s’il est vrai que la nature semble à certains moments chargée de pressentiments pour le sort d’un seul individu, ne paraît-elle pas aussi, dans d’autres, être insouciante ? Il n’est pas une heure qui n’amène de la joie ou du désespoir, pas une matinée resplendissante qui n’apporte quelque nouvelle augmentation aux misères aussi bien que de nouvelles forces au génie et à l’amour. Nous sommes en si grand nombre et nos positions sont si différentes ! Pourquoi s’étonner que la nature offre si souvent un violent contraste avec les grands événements de nos vies ? Nous sommes enfants d’une nombreuse famille, et, comme tels, nous devons apprendre à ne pas espérer que nos parents se préoccupent beaucoup de nos blessures, et nous contenter d’un peu de nourriture et de quelques caresses en nous prêtant mutuellement d’autant plus de secours.

C’était une journée bien occupée pour Adam, qui, dans ces derniers temps, avait fait presque double travail, car il continuait à être contre-maître de Jonathan Burge, jusqu’à ce qu’il trouvât quelqu’un qui pût le remplacer, et Jonathan ne se pressait pas de trouver cette personne. Mais il faisait avec satisfaction ce travail excessif, parce que ses espérances s’étaient ranimées à l’égard d’Hetty.

Chaque fois qu’elle l’avait vu depuis le jour de la fête, elle avait paru faire un effort pour mieux se conduire avec lui, afin de lui faire comprendre qu’elle avait pardonné son silence et sa froideur pendant la danse. Il ne lui avait jamais reparlé du médaillon ; trop heureux qu’elle voulût bien lui sourire, — encore plus heureux d’observer en elle un air plus calme, quelque chose qu’il croyait être le commencement du sérieux et de la tendresse chez une femme. « Ah ! pensait-il et se répétait-il, elle n’a que seize ans ; elle sera assez réfléchie dans peu de temps. Ce sera une fille pour ma mère contre laquelle elle n’aura pas lieu de murmurer, après tout. » Il est vrai qu’il ne l’avait vue que deux fois chez elle depuis le jour de l’anniversaire ; car, un dimanche qu’il avait l’intention d’aller après l’église à la Grand’Ferme, Hetty s’était réunie à la société des domestiques supérieurs du Château et les y avait accompagnés, — presque comme si elle voulait encourager M. Craig. « Elle en vient à trop aimer à être avec ces gens de la société de la femme de charge, remarquait madame Poyser. Pour ma part, je n’ai jamais trop aimé ces domestiques de grandes maisons, ils sont pour la plupart comme les chiens gras des belles dames, qui ne sont bons ni à aboyer ni à faire de la viande de boucherie, mais seulement à faire figure. » Et un autre soir elle était allée à Treddleston pour quelques emplettes, quoique, à la grande surprise d’Adam, il l’eût, en revenant chez lui, vue de loin prendre une direction toute autre que celle de Treddleston. Cependant, quand il s’empressa de l’accoster, elle fut très-accueillante, et l’engagea à entrer avec elle après qu’il l’eût accompagnée jusqu’à la porte de la cour. Elle était allée un peu plus loin dans les champs en revenant de Treddleston, dit-elle, parce qu’elle ne désirait pas encore rentrer ; c’était si agréable d’être hors de la maison, et sa tante faisait toujours tant d’embarras quand elle voulait sortir. « Oh ! entrez avec moi ! » dit-elle, comme il allait lui toucher la main à la porte ; et il ne put résister à cela. Aussi entra-t-il, et madame Poyser se contenta d’une légère remarque sur ce qu’Hetty revenait plus tard qu’on ne l’attendait ; cette jeune fille, qui avait paru tout à fait déconcertée quand il l’avait rencontrée, souriait, parlait et servait chacun avec une promptitude inaccoutumée.

C’était la dernière fois qu’il l’avait vue, et il comptait faire visite à la Ferme le lendemain. Ce jour-là était celui où elle allait au Château coudre avec la femme de chambre ; aussi allait-il faire le plus d’ouvrage possible pour avoir la soirée du lendemain libre.

Adam avait, en fait de travaux à surveiller, quelques légères réparations à la Ferme du Parc, qui avait été occupée jusque-là par Satchell comme receveur ; mais le bruit public disait que le vieux chevalier allait la louer à un homme alerte et en bottes à revers, que l’on avait vu un jour la parcourir à cheval. Le désir seul de trouver un locataire pouvait expliquer les réparations entreprises par le chevalier, quoique à la réunion de samedi soir, chez M. Casson, on eût décidé, tout en fumant la pipe, qu’aucun homme sensé ne prendrait la Ferme du Parc si l’on n’y ajoutait pas un morceau de terre labourable. Quoi qu’il en fût, l’ordre fut donné de faire les réparations avec le plus de rapidité possible, et Adam faisait avancer l’ouvrage pour M. Burge avec son énergie habituelle. Mais ce jour-là, ayant eu de l’occupation ailleurs, il n’était arrivé à la Ferme du Parc que très-tard dans l’après-midi. Il avait alors découvert que quelques vieilles toitures, qu’il croyait pouvoir conserver, avaient cédé. Il était clair qu’on ne pouvait rien faire de bon de cette partie du bâtiment sans l’abattre, et Adam trouva immédiatement dans sa tête un moyen de le reconstruire de manière à en faire une étable commode pour les vaches et les veaux, avec un hangar pour les outils, et cela sans grande dépense de matériaux. Aussi, lorsque les ouvriers furent partis, il s’assit, tira de sa poche son carnet, et s’occupa à esquisser un plan et à faire un devis des dépenses qu’il pût montrer à Burge le lendemain matin pour l’engager à obtenir le consentement du chevalier. Tirer bon parti de tout, quelque minime que cela fût, était toujours un plaisir pour Adam ; il s’assit sur un bloc, son livre appuyé sur un banc de menuisier, sifflant doucement de temps à autre, et penchant la tête avec un sourire, à peine visible, de satisfaction, d’orgueil aussi, car, si Adam estimait un ouvrage bien fait, il aimait aussi à se dire : « J’en suis l’auteur. » Et je crois que les seules personnes qui soient à l’abri de cette faiblesse sont celles qui n’ont aucun travail qu’elles puissent appeler le leur. Il était à peu près sept heures quand il eut terminé et remis sa veste. En jetant un dernier regard autour de lui, il s’aperçut que Seth, qui avait travaillé là dans la journée, avait laissé son panier d’outils. « Bien, ce garçon a oublié ses outils, pensa Adam, et il a de l’ouvrage à faire à l’atelier demain. On n’a jamais vu son pareil pour la distraction ; il laisserait sa tête derrière lui si elle n’était pas attachée sur ses épaules. Enfin, c’est heureux que je les aie vus ; je vais les emporter à la maison. »

Les bâtiments de la Ferme du Parc étaient à une des extrémités du bois, à peu près à dix minutes de marche de l’abbaye. Adam était venu jusque-là sur son poney, comptant le laisser aux écuries en retournant chez lui. Là il rencontra M. Craig, lequel était venu voir le nouveau cheval que le capitaine devait monter pour partir le surlendemain, et M. Craig le retint pour lui dire que tous les domestiques devaient se réunir à la porte de la cour pour souhaiter bon voyage au jeune chevalier. Lorsque Adam entra dans le parc, s’avançant à grands pas avec le panier d’outils sur l’épaule, le soleil était sur le point de se coucher et envoyait horizontalement ses rayons empourprés entre les grands troncs des vieux chênes, jetant à chaque place libre du sol une gloire passagère, qui la faisait ressembler à un joyau tombé sur le gazon. Le vent était maintenant abattu, et il n’y avait plus que la brise suffisante pour agiter les feuilles à pétioles délicats. Toute personne ayant passé la journée assise dans la maison aurait été satisfaite d’une promenade à ce moment ; mais Adam avait été bien suffisamment en plein air pour désirer abréger sa route ; il pensa pouvoir le faire en coupant à travers la Chasse et le bosquet, où il n’était pas entré depuis des années. Il hâta le pas à travers la Chasse, s’avançant hardiment sur les étroits sentiers bordés par les fougères, avec Gyp à ses talons, ne s’arrêtant point à contempler les magnifiques effets du soleil couchant, y pensant à peine une seule fois, sentant cependant sa présence par un certain sentiment de vénération et de bonheur qui se mêlait aux pensées de son active journée de travail. Comment en aurait-il pu être autrement ? Les daims mêmes sentaient son influence et en étaient plus timides.

Bientôt les pensées d’Adam se reportèrent à ce que M. Craig avait dit au sujet d’Arthur Donnithorne, et lui montrèrent soit son départ, soit les changements qui pourraient avoir lieu avant son retour. Puis elles retournèrent en arrière, avec affection, vers les anciennes scènes de camaraderie d’enfance, et s’arrêtèrent sur les bonnes qualités d’Arthur, dont Adam était fier, comme nous le sommes tous des vertus du maître qui nous honore. Un cœur aussi affectueux que celui d’Adam éprouve un grand besoin d’amour et de respect ; son bonheur dépend de ce qu’il peut croire et penser des autres ! Il ne connaissait point un monde idéal de héros passés ; il savait très-peu de la vie des hommes d’un autre temps ; il fallait qu’il trouvât les êtres auxquels il pouvait donner son admiration aimante parmi ceux aux quels il était à même de parler. Ces pensées agréables, au sujet d’Arthur, donnaient une expression plus douce que de coutume à son regard pénétrant ; peut-être est-ce pour cette raison qu’en ouvrant la vieille porte conduisant au bosquet il s’arrêta pour caresser Gyp et lui dire quelques mots de douceur.

Après cette pause, il se remit en marche le long du large sentier qui serpentait au travers du bosquet. Quels superbes hêtres ! Rien ne faisait plus de plaisir à Adam que la vue d’un bel arbre. De même que l’œil du pêcheur est plus perçant en mer, de même les sensations d’Adam se trouvaient plus à l’aise au milieu des forêts qu’à la vue d’autres objets. Il en conservait la mémoire comme un peintre, voyant toutes les raies et nœuds de leur écorce, toutes les courbes et angles de leurs rameaux, et avait souvent calculé exactement la hauteur et la masse d’un tronc en restant debout à le regarder. Il n’est pas étonnant alors que, malgré son désir d’avancer, il ne put s’empêcher d’examiner un singulier grand hêtre qu’il voyait devant lui à un tournant de la route, pour se convaincre que ce n’était point la réunion de deux arbres, mais un seul. Toute sa vie il se rappela ce moment où il contemplait tranquillement le hêtre, comme un homme se rappelle le dernier regard qu’il jeta, au tournant de la route, à la maison où il passa sa jeunesse et qu’il n’a plus revue. Ce hêtre se trouvait au dernier contour du chemin, avant que le bosquet ne se terminât par une arcade de rameaux laissant pénétrer la lumière de l’orient ; et comme Adam s’éloignait de l’arbre pour continuer sa route, ses yeux tombèrent sur deux personnes à environ vingt pas devant lui.

Il resta aussi immobile qu’une statue et presque aussi pâle. Les deux figures étaient en face l’une de l’autre, se tenant les mains ; au moment de se séparer, et comme elles se rapprochaient pour un dernier baiser, Gyp, qui avait couru parmi les broussailles, en sortit, et, les apercevant, fit entendre un aboiement vif. Elles se séparèrent en tressaillant ; l’une se précipita vers la sortie du bosquet, et l’autre, se retournant, marcha avec lenteur et un air d’insouciance du côté d’Adam, qui restait toujours pâle et comme pétrifié, serrant plus fortement le bâton avec lequel il portait le panier d’outils sur son épaule, et regardant approcher cette figure avec des yeux où l’étonnement avait fait place à la fureur.

Arthur Donnithorne avait l’air agité et animé ; il avait essayé de rendre plus supportables ses pénibles pensées en buvant un peu plus de vin qu’à l’ordinaire à son dîner, et était encore passablement sous son influence. Il envisagea donc plus légèrement cette rencontre non désirée avec Adam qu’il ne l’eût fait sans cela. Après tout, il valait mieux que ce fût Adam qui l’eût vu avec Hetty : c’était un individu de bon sens qui n’irait pas en jaser à d’autres. Arthur était sûr de pouvoir tourner la chose en plaisanterie et de l’expliquer facilement. Il s’avançait avec une négligence affectée, le visage animé, en costume soigné du soir, beau linge, ses mains blanches ornées de bagues à moitié enfoncées dans les poches de son gilet, le tout mis en évidence par cette étrange lumière du soir dont s’étaient emparés les légers nuages qui, du zénith, la renvoyaient sur lui à travers les branchages élevés.

Adam restait toujours immobile, le regardant approcher. Il comprenait tout maintenant, le médaillon et ce qu’il avait mis en doute ; une horrible lumière ardente lui montrait les lettres cachées qui changeaient le sens du passé. S’il avait remué un muscle, il se serait inévitablement élancé sur Arthur comme un tigre ; et, dans le conflit d’émotions qui remplirent ces longs moments, il s’était dit qu’il ne s’abandonnerait point à la colère, mais dirait seulement ce qu’il fallait dire. Il restait comme pétrifié par une force invisible, mais cette force était celle de sa propre volonté.

« Eh bien, Adam, dit Arthur, vous avez examiné ces vieux beaux hêtres ? Il ne faut pourtant pas que la hache y touche ; c’est un bosquet sacré. J’ai rattrapé la jolie petite Hetty Sorrel comme je revenais à ma tanière, l’Hermitage, ici près. Elle ne devrait pas retourner chez elle par ce chemin aussi tard. Je l’ai escortée jusqu’à la porte et je lui ai demandé un baiser pour ma peine. Mais il faut que je me retire maintenant, car ce chemin est horriblement humide. Bonsoir, Adam ; je vous verrai demain pour vous dire adieu, vous savez. »

Arthur était trop préoccupé du rôle qu’il jouait lui-même pour s’apercevoir de l’expression de figure d’Adam. Il ne le regardait pas directement, mais portait des yeux indifférents sur les arbres qui l’entouraient, puis souleva un pied pour regarder la semelle de sa botte. Il ne tenait pas à en dire davantage, il avait assez jeté de poussière aux yeux de l’honnête Adam ; et sur ses derniers mots il se mit en marche.

« Arrêtez un peu, monsieur, dit Adam d’une voix forte et impérieuse, et sans se retourner. J’ai un mot à vous dire. »

Arthur s’arrêta avec surprise. Les personnes susceptibles sont plus impressionnées par un changement de ton que par des paroles inattendues, et Arthur avait la susceptibilité d’un naturel à la fois vain et affectueux. Il fut encore plus surpris de voir qu’Adam n’avait pas bougé et lui tournait le dos, comme pour lui ordonner de revenir. Que voulait-il ? Il allait faire quelque chose de sérieux de cette affaire. Au diable l’homme ! Arthur sentit venir sa colère. La disposition à protéger avait toujours son côté faible, et à l’irritation et la peur se mêlait le sentiment qu’un homme auquel il avait montré autant de faveur qu’à Adam n’était pas dans la position de critiquer sa conduite. Cependant il était dominé, comme l’est toujours celui qui se sent dans son tort, par l’homme à la bonne opinion duquel il tient. En dépit de son orgueil et de son mécontentement, il y avait autant de prière que de colère dans sa voix lorsqu’il dit :

« Que voulez-vous dire, Adam ?

— Je veux dire, monsieur, répondit Adam de la même voix sévère et sans s’être retourné, je veux dire, monsieur, que vous ne me trompez point avec vos paroles légères. Ce n’est pas la première fois que vous rencontrez Hetty Sorrel dans ce bosquet, et ce n’est pas la première fois que vous l’embrassez. »

Arthur fut arrêté par le doute de savoir jusqu’à quel point Adam parlait avec certitude ou seulement par simple supposition. Cette incertitude, qui l’empêcha de trouver une réponse prudente, augmenta son irritation, et il dit d’un ton sec :

— Bien, monsieur, et après ?

— Eh bien, alors, au lieu de vous conduire comme l’homme droit et honorable que nous avons tous cru que vous étiez, vous avez joué le rôle d’un être à caractère léger et égoïste. Vous savez aussi bien que moi où cela doit mener, quand un monsieur comme vous embrasse et fait la cour à une jeune fille comme Hetty, et lui fait des présents qu’elle est effrayée que d’autres puissent voir. Je répète que vous jouez le rôle d’un être à caractère égoïste et léger, quoique cela me brise le cœur de parler ainsi, et que j’aimasse mieux avoir perdu ma main droite.

— Laissez-moi vous dire, Adam, dit Arthur en retenant sa colère croissante et essayant de reprendre un ton indifférent, que vous êtes non-seulement diablement impertinent, mais que vous dites des niaiseries. Chaque jolie fille n’est pas aussi ridicule que vous, pour croire que, lorsqu’un monsieur admire sa beauté et s’occupe un peu d’elle, il a des intentions sérieuses à son sujet. Tout homme aime à badiner avec une jolie fille, et toute jolie fille aime qu’on lui fasse la cour. Plus il y a de distance entre eux et moins il y a de danger, car alors il n’est pas probable qu’elle se trompe elle-même.

— Je ne sais ce que vous entendez par badiner, dit Adam, mais, si vous voulez dire par là se conduire auprès d’une femme comme si vous l’aimiez, et cependant ne pas l’aimer, je dis que ce n’est pas la conduite d’un honnête homme, et ce qui n’est pas honnête mène toujours à mal. Je ne suis pas un imbécile et vous non plus, et vous savez mieux que moi ce que vous dites. Vous savez que vous ne pourriez pas rendre publique la manière dont vous vous êtes conduit auprès d’Hetty, sans qu’elle perdît sa réputation et attirât la honte et le malheur sur elle et ses parents. Vos baisers et vos présents ne voulaient rien dire ? Les autres ne croiront point que cela ne signifiât rien, et ne venez pas ajouter qu’elle ne puisse pas se tromper elle-même. Je vous dis que vous avez tellement rempli son esprit de votre pensée, que cela empoisonnera peut-être sa vie, et qu’elle n’aimera jamais un autre homme qui pourrait être pour elle un bon mari. »

Arthur avait senti un soulagement soudain pendant qu’Adam parlait ; il découvrait qu’Adam n’avait aucune connaissance positive de ce qui s’était passé, et qu’il n’y avait point de mal irréparable produit par la malheureuse rencontre de ce soir. Adam pouvait encore être trompé. Le candide Arthur s’était mis dans une situation dont le seul espoir exigeait une succession de mensonges. Cette découverte diminua un peu sa colère.

« Bien, Adam, dit-il d’un ton d’amicale concession, vous avez peut-être raison. Peut-être suis-je allé un peu trop loin en faisant attention à cette jolie petite créature et en lui volant un baiser de temps en temps. Vous êtes un individu si grave et si rigoureux, que vous ne comprenez pas la tentation de semblables bagatelles. Bien certainement que je ne voudrais pour rien au monde être cause de quelque chagrin ou ennui pour elle ou les bons Poyser, si je pouvais l’empêcher. Mais je crois que vous voyez la chose trop sérieusement. Vous savez que je pars immédiatement, ainsi je ne commettrai plus d’erreurs de ce genre. Adieu, souhaitons-nous le bonsoir, — Arthur se retourna pour partir, et ne parlons plus de cela. Toute l’affaire sera bientôt oubliée.

— Non, par Dieu ! » s’écria Adam avec une fureur qu’il ne pouvait plus contenir, jetant à terre son panier d’outils et s’élançant en avant jusqu’à ce qu’il fût en face d’Arthur. Toute sa jalousie et le sentiment de ce qu’il considérait comme une injure personnelle, qu’il avait jusqu’alors essayé de subjuguer, avaient fait irruption et le dominaient. Lequel de nous, dans les premiers moments d’une cruelle agonie, a pu sentir que celui qui nous l’a infligée n’a pas eu l’intention de nous blesser ? Dans notre révolte instinctive contre la douleur, nous redevenons enfants et désirons vivement de pouvoir nous venger. Adam, dans cet instant, ne pouvait que sentir qu’Hetty lui avait été enlevée, enlevée traîtreusement par l’homme auquel il s’était fié. Il était debout en face et tout près d’Arthur, les yeux furieux fixés sur lui, les lèvres pâles et les mains serrées, le ton sévère par lequel il s’était jusque-là efforcé de n’exprimer qu’une juste indignation remplacé par une voix basse et agitée qui semblait le faire trembler en parlant.

« Non, cela ne s’oubliera pas bientôt que vous vous êtes mis entre elle et moi lorsqu’elle aurait pu m’aimer ; cela ne s’oubliera pas bientôt que vous m’avez volé mon bonheur, pendant que je vous croyais mon meilleur ami et un homme au cœur noble pour lequel j’étais heureux de travailler. Vous lui avez donné des baisers sans aucune intention, n’est-ce pas ? Et moi je ne l’ai jamais embrassée de ma vie ; mais j’aurais rudement travaillé pendant des années pour avoir le droit de le faire. Et vous traitez la chose légèrement ! Vous trouvez peu de faire ce qui fait tort aux autres, pourvu que vous ayez votre petit amusement qui ne signifie rien !… Je rejette vos faveurs, car vous n’êtes pas l’homme pour lequel je vous prenais. Je ne vous regarderai plus jamais comme mon ami. J’aimerais mieux que vous fussiez mon ennemi et que vous puissiez m’attaquer ici, où je vous attends, c’est la seule excuse que vous puissiez me faire. »

Le pauvre Adam, en proie à une rage qui ne pouvait trouver d’autre issue, commença par jeter son habit et son bonnet, trop aveuglé par la colère pour remarquer le changement qui s’était opéré chez Arthur pendant qu’il parlait. Les lèvres d’Arthur étaient maintenant aussi pâles que celles d’Adam ; son cœur battait violemment. La découverte de l’amour d’Adam pour Hetty était une secousse qui, pour le moment, éclairait sa conduite et lui montrait l’indignation et la souffrance d’Adam non-seulement comme une conséquence de sa faute, mais l’aggravant encore. Ces paroles de haine et de mépris, — les premières qu’il eût jamais entendues, — lui paraissaient comme des projectiles tranchants lui faisant des blessures ineffaçables. Le refuge des excuses intérieures, qui nous manque rarement, tant que les autres nous respectent, lui fit défaut en cet instant où il se trouvait face à face avec le plus grand mal irrémédiable qu’il eût jamais commis. Il n’avait que vingt et un ans, et, trois mois avant, même bien plus récemment, il pensait avec fierté qu’aucun homme ne serait jamais en droit de lui faire de justes reproches. Sa première impulsion, s’il en eût eu le temps, aurait peut-être été de chercher à se faire pardonner ; mais Adam ne se fut pas plutôt débarrassé de son habit et de son bonnet, qu’il s’aperçut qu’Arthur restait pâle et immobile, les mains encore enfoncées dans les poches de son gilet.

« Comment ! dit-il, vous ne voulez pas vous battre comme un homme ? Vous savez bien que je ne vous frapperai pas tant que vous resterez ainsi.

— Éloignez-vous, Adam, dit Arthur, je ne veux pas me battre contre vous.

— Non, dit Adam avec amertume, vous ne voulez pas vous battre contre moi ; vous pensez que je suis un homme du peuple, auquel vous pouvez faire tort sans en être responsable.

— Je n’ai jamais eu l’intention de vous nuire, dit Arthur, sa colère revenant. Je ne savais pas que vous l’aimiez.

— Mais vous l’aviez fait vous aimer, dit Adam. Vous êtes un homme à double face, je ne croirai plus jamais un mot de ce que vous direz.

— Éloignez-vous, vous dis-je, dit Arthur avec colère, ou nous nous en repentirons tous les deux.

— Non, dit Adam d’une voix convulsive, je jure que je ne m’en irai pas sans me battre avec vous. Avez-vous besoin d’une provocation de plus ? Je vous dirai que vous êtes un lâche et un drôle et que je vous méprise. »

Tout le sang reflua au visage d’Arthur. Sur l’instant sa blanche main droite se ferma et comme un éclair frappa un coup qui renvoya Adam chancelant en arrière. Son sang était aussi en mouvement que celui d’Adam maintenant, et ces deux hommes, oubliant les émotions précédentes, se battaient avec la férocité instinctive de panthères, à la lueur du crépuscule, assombri par les arbres. Le gentilhomme aux mains délicates était un véritable adversaire digne de l’ouvrier, si ce n’est pour la force. L’habileté d’Arthur à parer les coups lui permit de prolonger assez longtemps la lutte. Mais, entre hommes sans armes, la victoire reste au plus fort, quand il n’est pas un maladroit, et Arthur devait succomber sous quelque coup bien appliqué, comme un ressort d’acier est brisé par une barre de fer. Ce coup vint bientôt, et Arthur tomba, la tête enfoncée dans une touffe de fougères, tellement qu’Adam ne pouvait plus distinguer que son corps revêtu de couleur foncée.

Il restait debout dans la pâle lumière, attendant qu’Arthur se relevât. Il était porté maintenant, ce coup décisif où il avait rassemblé toute sa force nerveuse et musculaire, et à quoi bon ? Qu’avait-il fait en se battant ? Satisfait seulement sa propre colère, accompli sa propre vengeance. Il n’avait pas retrouvé Hetty, pas changé le passé ; tout était comme avant, et il déplorait l’inutilité de sa fureur.

Mais pourquoi Arthur ne se relevait-il pas ? Il restait immobile, et le temps paraissait long à Adam… Grand Dieu ! le coup avait-il été trop fort ? Adam frémit à la pensée de sa propre vigueur, lorsque, plein de cette frayeur, il s’agenouilla à côté d’Arthur et souleva sa tête en dehors des fougères. Il n’y avait aucun signe de vie ; les yeux étaient fermés et les dents serrées. L’horreur qui s’empara d’Adam le domina complétement et fortifia sa propre pensée. Il ne sentait rien, si ce n’est que la mort était sur le visage d’Arthur, et qu’il était devant lui sans pouvoir le secourir. Il ne fit aucun mouvement, mais resta à genoux comme l’image du désespoir devant celle de la mort.