Action socialiste/La réforme du baccalauréat


Action socialiste, première série
(p. 90-97).

LA RÉFORME DU BACCALAURÉAT

« La Dépêche » du Jeudi 7 août 1890

On n’est occupé, depuis plusieurs semaines, qu’à réformer le baccalauréat. Le ministre de l’Instruction publique a proposé un nouveau système au conseil supérieur qui en a adopté certaines parties et rejeté d’autres. Il n’est pas démontré que le baccalauréat nouveau modèle fonctionne ; car le ministère de l’Instruction publique ne se passionnera pas probablement beaucoup pour une œuvre qui n’est plus la sienne et qui n’exprime plus que très imparfaitement sa pensée première, et quelques-unes des innovations adoptées se heurteront, dans la pratique, à des résistances sérieuses.

Je ne parle pas ainsi pour le livret scolaire ; je crois, somme toute, qu’il pourra rendre des services et entrer dans nos mœurs. On sait de quoi il s’agit : il y a toujours, dans tout examen, une part de hasard ; il y a quelques mauvais élèves qui sont reçus, parce qu’ils font mieux ce jour-là que d’habitude ; il y a quelques bons élèves qui échouent. Cela est beaucoup plus rare qu’on ne le dit ; j’ai été professeur de lycée, et c’étaient mes bons élèves qui étaient reçus, et je sais qu’aujourd’hui, sauf quelques accidents inévitables réparés d’habitude à un second examen, il en est partout ainsi ; il n’est pas mauvais, pourtant, de permettre aux candidats de produire au jury un livret où seront inscrites leurs notes et leurs places durant les trois années, je crois, qui précèdent l’examen.

Le ministre demandait que le jury fût tenu de résumer l’impression résultant pour lui de l’étude du livret en une note ; le livret des bons élèves leur eût ainsi assuré d’emblée un certain nombre de points qui auraient corrigé l’insuffisance accidentelle de leurs copies. En fait, le baccalauréat eût été ainsi la combinaison d’un examen et d’un certificat d’études. Le conseil supérieur a décidé qu’il n’y aurait pas de note spéciale pour le livret scolaire et que le jury d’examen en tiendrait simplement compte pour l’admissibilité. Au fond, cela peut revenir au même dans la pratique, car, si le jury d’examen tient réellement compte du livret d’examen, c’est comme si le livret était représenté par une note. Or, lorsqu’un livret scolaire dressé et produit dans les conditions légales établira qu’un élève, depuis trois ans, est toujours dans les dix premiers sur 60 ou 70 élèves, il est impossible que le jury n’en tienne pas compte. Bien mieux, le ministre, en demandant une note spéciale pour le livret, fixait un maximum à cette note, et ainsi dans le baccalauréat l’examen ne disparaissait pas dans le certificat d’études. Au contraire, avec la forme vague adoptée par le conseil supérieur, il est permis à un jury de tenir du livret scolaire un si grand compte qu’en fait l’examen proprement dit ne soit plus que l’accessoire ; voilà ce qu’on gagne à rester dans le vague et l’équivoque. Quoi qu’il en soit, on peut considérer, dès maintenant, le livret scolaire comme une institution existante.

Les journaux réactionnaires, surtout l’Autorité et le Soleil, mènent grand tapage là-dessus : ils prétendent que le livret scolaire est dirigé contre l’enseignement secondaire libre. Aujourd’hui, disent-ils, les examinateurs ne savent pas de quel établissement sortent les candidats et ils ont ainsi pour tous, d’où qu’ils viennent, d’un lycée de l’État, ou d’un petit séminaire ou d’une maison religieuse quelconque, une impartialité forcée ; avec le livret scolaire, chaque élève aura en quelque sorte son état civil et les candidats des établissements libres seront fauchés. — C’est pitié de lire de pareils raisonnements. Je suppose un instant que l’institution du livret scolaire soit excellente, indispensable, qu’elle ait pour effet certain de prévenir des accidents fâcheux, de donner aux élèves laborieux des garanties auxquelles ils ont droit ; faudrait-il donc leur refuser ces garanties sous prétexte que cela peut déplaire à quelques établissements libres ? Cela revient à dire que l’État n’est plus maître de son propre enseignement : certains conservateurs, sous couleur de liberté, refusent de soumettre les établissements privés à certains règlements d’équité établis par l’État et prétendent asservir l’État aux convenances des établissements privés.

D’ailleurs, il faut un étrange excès de mauvaise foi pour contester l’excès d’impartialité des juges universitaires. M. de Cassagnac va jusqu’à dire que les prêtres ou les religieux qui passent leurs examens sont obligés de se déguiser en civils ; il n’a qu’à demander aux abbés et aux prêtres qui passent en robe devant nos Facultés s’ils ne rencontrent pas toujours auprès de leurs juges l’équité et même, si j’ose dire, une recherche de courtoisie.

Si les examinateurs voulaient favoriser les élèves de l’État au détriment des autres, ils n’auraient nul besoin du livret scolaire ; rien ne leur est plus facile que d’avoir par académie la liste des candidats appartenant aux lycées et collèges de l’État. Passe encore pour l’Autorité, qui ne regarde jamais aux questions et se contente de gros mots ; mais le Soleil, qui connaît l’Université et qui se pique de modération, est inexcusable. Il s’est rencontré ceci : c’est qu’aux derniers examens du baccalauréat, à Toulouse, ce sont les élèves des établissements religieux qui ont mis spontanément en pratique, à leur profit, le livret scolaire ; il y a deux candidats dont j’ignorais absolument la provenance et qui m’ont dit au cours de l’examen, pour s’assurer ma bienveillance, qu’ils avaient le prix de philosophie dans deux des établissements religieux les plus connus de la région.

Ce ne sont pas des griefs d’ordre politique que l’on peut élever contre le livret scolaire, mais bien quelques objections d’ordre pédagogique. Il est évident que les notes données aux élèves et les places obtenues par eux auront une valeur variable aux yeux des examinateurs selon la force d’enseignement des divers établissements, qu’ils soient publics ou privés. Cette appréciation exigera certainement beaucoup de tact ; mais la chose n’est point impossible, car la valeur générale des copies dans chaque établissement fournira un contrôle et une mesure pour les notes individuelles. Il y aura là pour tous les établissements d’instruction un stimulant nouveau ; chacun d’eux sera intéressé, pour ses candidats, à avoir le coefficient moral le plus élevé.

Il doit être bien entendu d’ailleurs que, en aucun cas, le livret scolaire ne pourra être un obstacle pour les jeunes gens. Lorsque le ministre proposait d’évaluer ce livret scolaire par une note pouvant varier de zéro à sept, il établissait par là même, de façon péremptoire, que ce qui pouvait arriver de pis à un livret mauvais, c’était de ne pas compter du tout. Le livret ne pouvait jamais avoir une valeur négative. Un bon livret apportait des points au candidat ; un mauvais livret ne lui en retirait pas.

Je crains qu’ici encore la rédaction très vague du conseil supérieur n’autorise des juges rigoureux à user d’un mauvais livret contre les candidats. Ce serait tout à fait fâcheux et inique, car il se peut qu’un jeune homme eût été pendant des années ou paresseux ou étourdi ou incapable, et que soudain il soit transformé par un sentiment plus vif du devoir ou de son intérêt, par une crise de conscience ou de santé ; faire peser sur lui indéfiniment ce passé mauvais dont il se dégage par un acte de volonté serait commettre une injustice ; ce serait aussi empocher tout relèvement et river les mauvais élèves à leur nullité ou à leur paresse ; il faut donc que le livret scolaire soit un ami et qu’il ne puisse jamais devenir un ennemi.

Parmi les réformes votées par le conseil supérieur, il y en a une qui est dès maintenant très populaire auprès des candidats et des familles : c’est celle qui déclare que l’admissibilité une fois obtenue est définitivement acquise au candidat. Jusqu’ici, lorsqu’un candidat admissible à l’écrit était refusé à l’examen oral, son admissibilité elle-même ne comptait plus ; il était obligé, s’il se représentait, de subir de nouveau les épreuves écrites, et il pouvait à un second examen n’être même pas admissible. Le conseil supérieur vient de décider que tout candidat admissible une fois n’aurait plus ensuite qu’à subir les épreuves orales.

Je ne trouve pas que ce système soit excellent pour les études ni très équitable ; car, si un candidat admissible à l’écrit est refusé ensuite à l’examen oral, il y a des chances bien sérieuses pour que son succès à l’examen écrit soit accidentel, et on est en droit d’exiger de lui un nouvel effort et une nouvelle épreuve complète. Et puis, je suppose un candidat de rhétorique admissible en juillet et refusé en juillet et en novembre : il est obligé de recommencer sa rhétorique, mais, étant dispensé pour le mois de juillet suivant de l’examen écrit, il n’attachera plus aucun intérêt aux exercices écrits qui sont le fond de la classe de rhétorique ; il sera dans la classe comme s’il n’y était pas, ce qui est fâcheux pour lui et pour la classe.

Il n’y a là pour les jeunes gens qu’un bénéfice apparent, et, à mon sens, cette innovation leur est plutôt défavorable, car, s’ils ne sont plus stimulés par les nécessités de l’examen à faire sérieusement leurs devoirs, leur livret scolaire s’en ressentira et ils perdront ainsi pour l’épreuve orale qu’il leur reste à subir une partie de leurs chances.

De plus, il y a bien des candidats dont les compositions sont à la limite, ou plutôt un peu au-dessous de la limite ; il arrive cependant qu’on les déclare admissibles en disant : « Nous les reverrons à l’examen oral, où ils répondront peut-être mieux. » C’est une sorte de crédit qu’il sera impossible de leur ouvrir quand l’admissibilité sera acquise en une fois pour toujours : les concessions à perpétuité coûtent toujours plus cher. Ainsi, les épreuves écrites, ayant une valeur indéfinie, deviendront par là même plus redoutables. De même, pour les candidats qui n’auront plus à subir en une session que les épreuves orales, celles-ci prendront l’importance de l’examen complet : l’examinateur voudra s’assurer nécessairement si le candidat n’a pas profité de sa dispense d’admissibilité pour ne rien faire pendant un an, et les épreuves orales à leur tour seront plus difficiles.

Aujourd’hui, l’écrit et l’oral forment un ensemble où il y a place, dans l’intérêt des candidats, à des compensations et à des atténuations ; le nouveau système fait en réalité des épreuves écrites et des épreuves orales deux baccalauréats distincts. Je crois qu’on le trouvera dans la pratique beaucoup plus rigoureux que l’autre ; d’autant plus qu’avec le livret scolaire l’admissibilité acquise une première fois figurerait parmi les bons antécédents du candidat.