Actes et paroles/Pendant l’exil/1856







I


Le 25 mai 1856, comme il commençait à s’installer dans son nouvel exil de Guernesey, Victor Hugo reçut de Mazzini, alors à Londres, ces deux lignes :

« Je vous demande un mot pour l’Italie.

« Elle penche en ce moment du côté des rois. Avertissez-la et redressez-la. »

« G. Mazzini. »


Le 1er juin, les journaux anglais et belges publièrent ce qu’on va lire :

« Nous recevons de Joseph Mazzini cet appel à l’Italie, signé Victor Hugo :



À L’ITALIE


Italiens, c’est un frère obscur, mais dévoué qui vous parle. Défiez-vous de ce que les congrès, les cabinets et les diplomaties semblent préparer pour vous en ce moment. L’Italie s’agite, elle donne des signes de réveil ; elle trouble et préoccupe les rois ; il leur paraît urgent de la rendormir. Prenez garde ; ce n’est pas votre apaisement qu’on veut ; l’apaisement n’est que dans la satisfaction du droit ; ce qu’on veut, c’est votre léthargie, c’est votre mort. De là un piège. Défiez-vous. Quelle que soit l’apparence, ne perdez pas de vue la réalité. Diplomatie, c’est nuit. Ce qui se fait pour vous, se trame contre vous.

Quoi ! des réformes, des améliorations administratives, des amnisties, le pardon à votre héroïsme, un peu de sécularisation, un peu de libéralisme, le code Napoléon, la démocratie bonapartiste, la vieille lettre à Edgar Ney, récrite en rouge avec le sang de Paris par la main qui a tué Rome ! voilà ce que vous offrent les princes ! et vous prêteriez l’oreille ! et vous diriez : contentons-nous de cela ! et vous accepteriez, et vous désarmeriez ! Et cette sombre et splendide révolution latente qui couve dans vos cœurs, qui flamboie dans vos yeux, vous l’ajourneriez ! Est-ce que c’est possible ?

Mais vous n’auriez donc nulle foi dans l’avenir ! vous ne sentiriez donc pas que l’empire va tomber demain, que l’empire tombé, c’est la France debout, que la France debout, c’est l’Europe libre ! Vous, italiens, élite humaine, nation mère, l’un des plus rayonnants groupes d’hommes que la terre ait portés, vous au-dessus desquels il n’y a rien, vous ne sentiriez pas que nous sommes vos frères, vos frères par l’idée, vos frères par l’épreuve ; que l’éclipse actuelle finira subitement pour tous à la fois ; que si demain est à nous, il est à vous ; et que, le jour où il y aura dans le monde la France, il y aura l’Italie !

Oui, le premier des deux peuples qui se lèvera fera lever l’autre. Disons mieux ; nous sommes le même peuple, nous sommes la même humanité. Vous la république romaine ; nous la république française, nous sommes pénétrés du même souffle de vie ; nous ne pouvons pas plus nous dérober, nous français, au rayonnement de l’Italie que vous ne pouvez vous soustraire, vous italiens, au rayonnement de la France. Il y a entre vous et nous cette profonde solidarité humaine d’où naîtra l’ensemble pendant la lutte et l’harmonie après la victoire. Italiens, la fédération des nations continentales sœurs et reines, et chacune couronnée de la liberté de toutes, la fraternité des patries dans la suprême unité républicaine, les Peuples-Unis d’Europe, voilà l’avenir.

Ne détournez pas un seul instant vos yeux de cet avenir magnifique. La grande solution est proche ; ne souffrez pas qu’on vous fasse une solution à part. Dédaignez ces offres de marche en avant petit à petit, tenus aux lisières par les princes. Nous sommes dans le temps de ces enjambées formidables qu’on appelle révolutions. Les peuples perdent des siècles et les regagnent en une heure. Pour la liberté comme pour le Nil, la fécondation, c’est la submersion.

Ayons foi. Pas de moyens termes, pas de compromis, pas de demi-mesures, pas de demi-conquêtes. Quoi ! accepter des concessions, quand on a le droit, et l’appui des princes, quand on a l’appui des peuples ! Il y a de l’abdication dans cette espèce de progrès-là. Non. Visons haut, pensons vrai, marchons droit. Les à peu près ne suffisent plus. Tout se fera ; et tout se fera en un pas, en un jour, en un seul éclair, en un seul coup de tonnerre. Ayons foi.

Quand l’heure de la chute sonnera, la révolution, brusquement, à pic, de son droit divin, sans préparation, sans transition, sans crépuscule, jettera sur l’Europe son prodigieux éblouissement de liberté, d’enthousiasme et de lumière, et ne laissera au vieux monde que le temps de tomber.

N’acceptez donc rien de lui. C’est un mort. La main des cadavres est froide, et n’a rien à donner.

Frères, quand on est la vieille race d’Italie, quand on a dans les veines tous les beaux siècles de l’histoire et le sang même de la civilisation, quand on n’est ni abâtardi ni dégénéré, quand on a su retrouver, le jour où on l’a voulu, tous les grands niveaux du passé, quand on a fait le mémorable effort de la constituante et du triumvirat, quand, pas plus tard qu’hier, car 1849 c’est hier, on a prouvé qu’on était Rome, quand on est ce que vous êtes, en un mot, on sent qu’on a tout en soi ; on se dit qu’on porte sa délivrance dans sa main et sa destinée dans sa volonté ; on méprise les avances et les offres des princes, et l’on ne se laisse rien donner par ceux à qui l’on a tout à reprendre.

Rappelez-vous d’ailleurs ce qu’il y a de taches de boue et de gouttes de sang sur les mains pontificales et royales.

Rappelez-vous les supplices, les meurtres, les crimes, toutes les formes du martyrologe, la bastonnade publique, la bastonnade en prison, les tribunaux de caporaux, les tribunaux d’évêques, la sacrée consulte de Rome, les grandes cours de Naples, les échafauds de Milan, d’Ancône, de Lugo, de Sinigaglia, d’Imola, de Faenza, de Ferrare, la guillotine, le garrot, le gibet ; cent soixante-dix-huit fusillades en trois ans, au nom du pape, dans une seule ville, à Bologne ; le fort Urbain, le château Saint-Ange, Ischia ; Poerio n’ayant d’autre soulagement que de changer sur ses membres la place de ses chaînes ; les proscripteurs ne sachant plus le nombre des proscrits ; les bagnes, les cachots, les oubliettes, les in-pace, les tombes !

Et puis, rappelez-vous votre fier et grand programme romain. Soyez-lui fidèles. Là est l’affranchissement ; là est le salut.

Ayez toujours présent à l’esprit ce mot hideux de la diplomatie : l’Italie n’est pas une nation, c’est un terme de géographie.

N’ayez qu’une pensée, vivre chez vous de votre vie à vous. Être l’Italie. ― Et répétez-vous sans cesse au fond de l’âme cette chose terrible : Tant que l’Italie ne sera pas un peuple, l’italien ne sera pas un homme.

Italiens, l’heure vient ; et, je le dis à votre gloire, elle vient par vous. Vous êtes aujourd’hui la grande inquiétude des trônes continentaux. Le point de la solfatare européenne d’où il se dégage en ce moment le plus de fumée, c’est l’Italie.

Oui, le règne des monstres et des despotes, grands et petits, n’a plus que quelques instants, nous sommes à la fin. Souvenez-vous-en, vous êtes les fils de cette terre prédestinée pour le bien, fatale pour le mal, sur laquelle jettent leur ombre ces deux géants de la pensée humaine, Michel-Ange et Dante ; Michel-Ange, le jugement ; Dante, le châtiment.

Gardez entière et vierge votre mission sublime.

Ne vous laissez ni amortir, ni amoindrir.

Pas de sommeil, pas d’engourdissement, pas de torpeur, pas d’opium, pas de trêve. Agitez-vous, agitez-vous, agitez-vous ! Le devoir pour tous, pour vous comme pour nous, c’est l’agitation aujourd’hui, l’insurrection demain.

Votre mission est à la fois destructive et civilisatrice. Elle ne peut pas ne point s’accomplir. N’en doutez pas, la providence fera sortir de toute cette ombre une Italie grande, forte, heureuse et libre. Vous portez en vous la révolution qui dévorera le passé, et la régénération qui fondera l’avenir. Il y a en même temps, sur le front auguste de cette Italie que nous entrevoyons dans les ténèbres, les premières rougeurs de l’incendie et les premières lueurs de l’aube.

Dédaignez donc ce qu’on semble prêt à vous offrir. Prenez garde et croyez. Défiez-vous des rois ; fiez-vous à Dieu.


Victor Hugo.


Guernesey, 26 mai 1856.




II


LA GRÈCE


À M. ANDRÉ RIGOPOULOS



L’envoi de votre excellent journal me touche vivement. C’est du fond du cœur que je vous en remercie. Je le lis avec un profond intérêt.

Continuez l’œuvre sainte dont vous êtes un des vaillants ouvriers ; travaillez à l’unité des peuples. L’esprit de l’Europe doit planer aujourd’hui et remplacer dans les âmes l’antique esprit des nationalités. C’est aux nations les plus illustres, à la Grèce, à l’Italie, à la France, qu’il appartient de donner l’exemple. Mais d’abord et avant tout il faut qu’elles redeviennent elles-mêmes, il faut qu’elles s’appartiennent ; il faut que la Grèce achève de rejeter la Turquie, il faut que l’Italie secoue l’Autriche, il faut que la France déchire l’empire. Quand ces grands peuples seront hors de leurs linceuls, ils crieront : Unité ! Europe ! Humanité !

C’est là l’avenir. La voix de la Grèce sera une des plus écoutées. Les hommes comme vous sont dignes de la faire entendre. Un des premiers, il y a bien des années déjà, j’ai lutté pour l’affranchissement de la Grèce ; je vous remercie de vous en souvenir.

La Grèce, l’Italie, la France ont porté tour à tour le flambeau. Maintenant, dans le grand dix-neuvième siècle, elles doivent le passer à l’Europe, tout en en gardant le rayonnement. Devenons, individus et peuples, de moins en moins égoïstes, et de plus en plus hommes. Criez : Vive la France ! pendant que je crie : Vive la Grèce !

Je vous félicite, vous, compatriote d’Eschyle et de Périclès, qui luttez pour les principes de l’humanité. Il est beau d’être du pays de la lumière et d’y porter le drapeau de la liberté.

Je vous serre cordialement la main.


Victor Hugo.


Guernesey, 25 août 1856.