Actes et paroles/Pendant l’exil/1853 Anniversaire de la révolution polonaise







III


VINGT-TROISIÈME ANNIVERSAIRE

DE LA RÉVOLUTION POLONAISE


29 novembre 1853, à Jersey.



Proscrits, mes frères !


Tout marche, tout avance, tout approche, et, je vous le dis avec une joie profonde, déjà se font jour et deviennent visibles les symptômes précurseurs du grand avénement. Oui, réjouissez-vous, proscrits de toutes les nations, ou, pour mieux dire, proscrits de la grande nation unique, de cette nation qui sera le genre humain et qui s’appellera République universelle. — Réjouissez-vous ! l’an dernier, nous ne pouvions qu’invoquer l’espérance ; cette année, nous pouvons presque attester la réalité. L’an dernier, à pareille époque, à pareil jour, nous nous bornions à dire : l’Idée ressuscitera. Cette année, nous pouvons dire : l’Idée ressuscite !

Et comment ressuscite-t-elle ? de quelle façon ? par qui ? c’est là ce qu’il faut admirer.

Citoyens, il y a en Europe un homme qui pèse sur l’Europe ; qui est tout ensemble prince spirituel, seigneur temporel, despote, autocrate, obéi dans la caserne, adoré dans le monastère, chef de la consigne et du dogme, et qui met en mouvement, pour l’écrasement des libertés du continent, un empire de la force de soixante millions d’hommes. Ces soixante millions d’hommes, il les tient dans sa main, non comme des hommes, mais comme des brutes, non comme des esprits, mais comme des outils. En sa double qualité ecclésiastique et militaire, il met un uniforme à leurs âmes comme à leurs corps ; il dit : marchez ! et il faut marcher ; il dit : croyez ! et il faut croire. Cet homme s’appelle en politique l’Absolu, et en religion l’Orthodoxe ; il est l’expression suprême de la toute-puissance humaine ; il torture, comme bon lui semble, des peuples entiers ; il n’a qu’à faire un signe, et il le fait, pour vider la Pologne dans la Sibérie ; il croise, mêle et noue tous les fils de la grande conspiration des princes contre les hommes ; il a été à Rome, et lui, pape grec, il a donné le baiser d’alliance au pape latin ; il règne à Berlin, à Munich, à Dresde, à Stuttgart, à Vienne, comme à Saint-Pétersbourg ; il est l’âme de l’empereur d’Autriche et la volonté du roi de Prusse ; la vieille Allemagne n’est plus que sa remorque. Cet homme est quelque chose qui ressemble à l’ancien roi des rois ; c’est l’Agamemnon de cette guerre de Troie que les hommes du passé font aux hommes de l’avenir ; c’est la menace sauvage de l’ombre à la lumière, du nord au midi. Je viens de vous le dire, et je résume d’un mot ce monstre de l’omnipotence : empereur comme Charles-Quint, pape comme Grégoire VII, il tient dans ses mains une croix qui se termine en glaive et un sceptre qui se termine en knout.

Ce prince, ce souverain, puisque les peuples permettent à des hommes de prendre ce nom, ce Nicolas de Russie est à cette heure l’homme véritable du despotisme. Il en est la tête ; Louis Bonaparte n’en est que le masque.

Dans ce dilemme qui a toute la rigueur d’un décret du destin, Europe républicaine ou Europe cosaque, c’est Nicolas de Russie qui incarne l’Europe cosaque. Nicolas de Russie est le vis-à-vis de la Révolution.

Citoyens, c’est ici qu’il faut se recueillir. Les choses nécessaires arrivent toujours ; mais par quelle voie ? c’est là ce qui est admirable, et j’appelle sur ceci votre attention.

Nicolas de Russie semblait avoir triomphé ; le despotisme, vieil édifice restauré, dominait de nouveau l’Europe, plus solide en apparence que jamais, avec le meurtre de dix nations pour base et le crime de Bonaparte pour couronnement. La France, que le grand poëte anglais, que Shakespeare appelle le « soldat de Dieu », la France était à terre, désarmée, garrottée, vaincue. Il paraissait qu’il n’y avait plus qu’à jouir de la victoire. Mais, depuis Pierre, les czars ont deux pensées, l’absolutisme et la conquête. La première satisfaite, Nicolas a songé à la seconde. Il avait à côté de lui, à son ombre, j’ai presque dit à ses pieds, un prince amoindri, un empire vieillissant, un peuple affaibli par son peu d’adhérence à la civilisation européenne. Il s’est dit : c’est le moment ; et il a étendu son bras vers Constantinople, et il a allongé sa serre vers cette proie. Oubliant toute dignité, toute pudeur, tout respect de lui-même et d’autrui, il a montré brusquement à l’Europe les plus cyniques nudités de l’ambition. Lui, colosse, il s’est acharné sur une ruine ; il s’est rué sur ce qui tombait, et il s’est dit avec joie : Prenons Constantinople ; c’est facile, injuste et utile.

Citoyens, qu’est-il arrivé ?

Le sultan s’est dressé.

Nicolas, par sa ruse et sa violence, s’est donné pour adversaire le désespoir, cette grande force. La révolution, foudre endormie, était là. Or, ― écoutez ceci, car c’est grand : ― il s’est trouvé que, froissé, humilié, navré, poussé à bout, ce turc, ce prince chétif, ce prince débile, ce moribond, ce fantôme sur lequel le czar n’avait qu’à souffler, ce petit sultan, souffleté par Mentschikoff et cravaché par Gortschakoff, s’est jeté sur la foudre et l’a saisie.

Et maintenant il la tient, il la secoue au-dessus de sa tête, et les rôles sont changés, et voici Nicolas qui tremble ! ― et voici les trônes qui s’émeuvent, et voici les ambassadeurs d’Autriche et de Prusse qui s’en vont de Constantinople, et voici les légions polonaise, hongroise et italienne qui se forment, et voici la Roumanie, la Transylvanie, la Hongrie qui frémissent, voici la Circassie qui se lève, voici la Pologne qui frissonne ; car tous, peuples et rois, ont reconnu cette chose éclatante qui flamboie et qui rayonne à l’orient, et ils savent bien que ce qui brille en ce moment dans la main désespérée de la Turquie, ce n’est pas le vieux sabre ébréché d’Othman, c’est l’éclair splendide des révolutions !

Oui, citoyens, c’est la révolution qui vient de passer le Danube !

Le Rhin, le Tibre, la Vistule et la Seine en ont tressailli.

Proscrits, combattants de toutes les dates, martyrs de toutes les luttes, battez des mains à cet ébranlement immense qui commence à peine, et que rien maintenant n’arrêtera. Toutes les nations qu’on croyait mortes dressent la tête en ce moment. Réveil des peuples, réveil de lions.

Cette guerre a éclaté au sujet d’un sépulcre dont tout le monde voulait les clefs. Quel sépulcre et quelles clefs ? C’est là ce que les rois ignorent. Citoyens, ce sépulcre, c’est la grande tombe où est enfermée la République, déjà debout dans les ténèbres et toute prête à sortir. Et ces clefs qui ouvriront ce sépulcre, dans quelles mains tomberont-elles ? Amis, ce sont les rois qui se les disputent, mais c’est le peuple qui les aura.

C’est fini, j’y insiste, désormais les négociations, les notes, les protocoles, les ultimatum, les armistices, les plâtrages de paix eux-mêmes n’y peuvent rien. Ce qui est fait est fait. Ce qui est entamé s’achèvera. Le sultan, dans son désespoir, a saisi la révolution, et la révolution le tient. Il ne dépend plus de lui-même à présent de se délivrer de l’aide redoutable qu’il s’est donnée. Il le voudrait qu’il ne le pourrait. Quand un homme prend un archange pour auxiliaire, l’archange l’emporte sur ses ailes.

Chose frappante ! il est peut-être dans la destinée du sultan de faire crouler tous les trônes. (Une voix : Y compris le sien.)

Et cette œuvre à laquelle on contraint le sultan, ce sera le czar qui l’aura provoquée ! Cet écroulement des trônes, d’où sortira la confédération des Peuples-Unis, ce sera le czar, je ne dirai pas qui l’aura voulu, mais qui l’aura causé. L’Europe cosaque aura fait surgir l’Europe républicaine. À l’heure qu’il est, citoyens, le grand révolutionnaire de l’Europe, ― c’est Nicolas de Russie.

N’avais-je pas raison de vous dire : admirez de quelle façon la providence s’y prend !

Oui, la providence nous emporte vers l’avenir à travers l’ombre. Regardez, écoutez, est-ce que vraiment vous ne voyez pas que le mouvement de tout commence à devenir formidable ? Le sinistre sabbat de l’absolutisme passe comme une vision de nuit. Les rangées de gibets chancellent à l’horizon, les cimetières entrevus paraissent et disparaissent, les fosses où sont les martyrs se soulèvent, tout se hâte dans ce tourbillon de ténèbres. Il semble qu’on entend ce cri mystérieux : « Hourrah ! hourrah ! les rois vont vite ! »

Proscrits, attendons l’heure. Elle va bientôt sonner, préparons-nous. Elle va sonner pour les nations, elle va sonner pour nous-mêmes. Alors, pas un cœur ne faiblira. Alors nous sortirons, nous aussi, de cette tombe qu’on appelle l’exil ; nous agiterons tous les sanglants et sacrés souvenirs, et, dans les dernières profondeurs, les masses se lèveront contre les despotes, et le droit et la justice et le progrès vaincront ; car le plus auguste et le plus terrible des drapeaux, c’est le suaire dans lequel les rois ont essayé d’ensevelir la liberté !

Citoyens, du fond de cette adversité où nous sommes encore, envoyons une acclamation à l’avenir. Saluons, au delà de toutes ces convulsions et de toutes ces guerres, saluons l’aube bénie des États-Unis d’Europe ! Oh ! ce sera là une réalisation splendide ! Plus de frontières, plus de douanes, plus de guerres, plus d’armées, plus de prolétariat, plus d’ignorance, plus de misère ; toutes les exploitations coupables supprimées, toutes les usurpations abolies ; la richesse décuplée, le problème du bien-être résolu par la science ; le travail, droit et devoir ; la concorde entre les peuples, l’amour entre les hommes ; la pénalité résorbée par l’éducation ; le glaive brisé comme le sabre ; tous les droits proclamés et mis hors d’atteinte, le droit de l’homme à la souveraineté, le droit de la femme à l’égalité, le droit de l’enfant à la lumière ; la pensée, moteur unique, la matière, esclave unique ; le gouvernement résultant de la superposition des lois de la société aux lois de la nature, c’est-à-dire pas d’autre gouvernement que le droit de l’Homme ; ― voilà ce que sera l’Europe demain peut-être, citoyens, et ce tableau qui vous fait tressaillir de joie n’est qu’une ébauche tronquée et rapide. Ô proscrits, bénissons nos pères dans leurs tombes, bénissons ces dates glorieuses qui rayonnent sur ces murailles, bénissons la sainte marche des idées. Le passé appartient aux princes ; il s’appelle Barbarie ; l’avenir appartient aux peuples ; il s’appelle Humanité !