Actes et paroles/Pendant l’exil/1852 Banquet polonais







IV


BANQUET POLONAIS


ANNIVERSAIRE DE LA RÉVOLUTION DE POLOGNE


29 novembre 1852.



Proscrits de Pologne,


Vous prononcez mon nom au milieu de cette fête, destinée à honorer vos grandes luttes. Vous me faites appel. Je me lève.

Cette solennité m’est chère. Elle m’est chère doublement, et savez-vous pourquoi, citoyens ? ce n’est pas seulement parce qu’elle rappelle à nos mémoires votre héroïque réveil de 1830, c’est aussi, c’est surtout parce qu’elle glorifie une révolution, au jour, presque à l’heure où la servitude vote l’empire.

Oui, ceci me plaît, ceci me convient. Cette communion, à laquelle j’assiste, cette communion de la France exilée et de la Pologne proscrite dans un illustre souvenir, dans une date mémorable, a le haut caractère d’un acte de foi. Oui, citoyens, c’est au moment où il semble que les cercueils se ferment qu’il faut affirmer la vie.

Qu’aujourd’hui, ici, dans cette île, à l’instant où, en France, on salue empereur le bandit du 2 décembre, que vos voix généreuses, que vos paroles inspirées, que vos chants patriotiques répondent, comme un écho de la conscience humaine, à ces acclamations infâmes !

Et maintenant, permettez-moi de me recueillir en présence de la date qui nous rassemble et que je vois inscrite sur ce mur.

La Pologne ! le 29 novembre 1830 ! quelle nation ! quel anniversaire ! Citoyens, aujourd’hui, tout au travers de cet amas énorme de contrats exécrables qui constituent ce que les chancelleries appellent le droit public actuel de l’Europe, au milieu de ces brocantages de territoires, de ces achats de peuples, de ces ventes de nations, au milieu de ce tas odieux de parchemins scellés de tous les sceaux impériaux et royaux qui a pour première page le traité de partage de 1772 et pour dernière page le traité de partage de 1815, on voit un trou, un trou profond, terrible, menaçant, une plaie béante qui perce la liasse de part en part. Et ce trou, qui l’a fait ? le sabre de la Pologne. En combien de coups ? en un seul. Et quel jour ? le 29 novembre 1830.

Le 29 novembre 1830, la Pologne a senti que le moment était venu d’empêcher la prescription de sa nationalité, et ce jour-là, elle a donné ce coup de sabre effrayant.

Depuis, ce sabre a été brisé. L’ordre, on a dit ce mot hideux, l’ordre a régné à Varsovie ! Ce peuple, qui était un héros, est redevenu un esclave et a repris sa souquenille de galérien. Des princes dignes du bagne ont remis à la chaîne ce forçat digne de l’auréole.

Ô polonais, vous avez presque le droit de vous tourner vers nous, fils de l’Europe, avec amertume. Mon cœur se serre en songeant à vous. Le traité de 1772, perpétré et commis à la face de la France, en pleine lumière de la philosophie et de la civilisation, dans ce plein midi que Voltaire et Rousseau faisaient sur le monde, le traité de 1772 est la grande tache du dix-huitième siècle comme le 2 décembre est la grande honte du dix-neuvième. Pendant toute une longue période historique, ― et je n’ai pas attendu ce jour pour le dire, je le rappelais le 19 mars 1846 à l’assemblée politique dont je faisais partie, ― depuis les premières années de Henri II jusqu’aux dernières années de Louis XIV, la Pologne a couvert le continent, périodiquement épouvanté par la crue formidable des turcs. L’Europe a vécu, a grandi, a pensé, s’est développée, a été heureuse, est devenue Europe derrière ce boulevard. La barbarie, marée montante, écumait sur la Pologne comme l’océan sur la falaise, et la Pologne disait à la barbarie comme la falaise à l’océan : tu n’iras pas plus loin. Cela a duré trois cents ans.

Quelle a été la récompense ? Un beau jour, l’Europe, que la Pologne avait sauvée de la Turquie, a livré la Pologne à la Russie. Et, aveuglement qui est un châtiment ! en commettant un crime, l’Europe ne s’est pas aperçue qu’elle faisait une sottise. La situation continentale avait changé ; la menace ne venait plus du même côté. Le dix-huitième siècle, préparation en toute chose du dix-neuvième, est marqué par la décroissance du sultan et par la croissance du czar. L’Europe ne s’était pas rendu compte de ce phénomène. Pierre Ier, et son rude précepteur Charles XII, avaient changé la Moscovie en Russie. Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, la Turquie s’en allait, la Russie arrivait. La gueule ouverte désormais, ce n’était plus la Turquie, c’était la Russie. Le rugissement sourd qu’on entendait ne venait plus de Stamboul, il venait de Pétersbourg. Le péril s’était déplacé, mais la Pologne était restée. Chose frappante, elle était providentiellement placée aussi bien pour résister aux russes que pour repousser les turcs. Cette situation étant donnée, en 1772, qu’a fait l’Europe ? La Pologne était la sentinelle. L’Europe l’a livrée. À qui ? à l’ennemi.

Et qui a fait cette chose sans nom ? les diplomates, les cervelles politiques du temps, les hommes d’état de profession. Or, ce n’est pas seulement ingrat, c’est inepte. Ce n’est pas seulement infâme, c’est bête.

Aujourd’hui, l’Europe porte la peine du crime. À son tour, le cadavre de la Pologne livre l’Europe à la Russie.

Et la Russie, citoyens, est un bien autre péril que n’était la Turquie. Toutes deux sont l’Asie ; mais la Turquie était l’Asie chaude, colorée, ardente, la lave qui met le feu, mais qui peut féconder ; la Russie est l’Asie froide, l’Asie pâle et glacée, l’Asie morte, la pierre du sépulcre qui tombe et ne se relève plus. La Turquie, ce n’était que l’islamisme ; c’était féroce, mais cela n’avait pas de système. La Russie est quelque chose d’autrement redoutable, c’est le passé debout, qui s’obstine à vivre et à épouser le présent. Mieux vaut la morsure d’un léopard que l’étreinte d’un spectre. La Turquie n’attaquait qu’une forme de civilisation, le christianisme, forme dont la face catholique est déjà morte ; la Russie, elle, veut étouffer toute la civilisation d’un coup et à la fois dans la démocratie. Ce qu’elle veut tuer, c’est la révolution, c’est le progrès, c’est l’avenir. Il semble que le despotisme russe se soit dit : j’ai un ennemi, l’esprit humain.

Je résume ceci d’un mot. Après les turcs, la Grèce a survécu ; l’Europe ne survivrait pas après les russes.

Ô polonais, je vous le dis du fond de l’âme, je vous admire. Vous êtes les aînés de la persécution. Cette coupe d’amertume où nous buvons aujourd’hui, nous y trouvons la trace de vos lèvres. Vous portez les chevrons de l’exil. Vos frères sont en Sibérie comme les nôtres sont en Afrique. Bannis de Pologne, les proscrits de France vous saluent.

Nous saluons ton histoire, peuple polonais, bon peuple ! Lève la tête dans ton accablement. Tu es grand, gisant sur le fumier russe. Ô Job des nations, tes plaies sont des gloires.

Nous saluons ton histoire et l’histoire de tous les peuples qui ont souffert et qui ont lutté.

Cette réunion, cette date auguste, 29 novembre 1830, évoquent à nos yeux tous les grands souvenirs révolutionnaires, tous les grands hommes libérateurs, et, dans notre reconnaissance religieuse et profonde, nous convions Kosciuszko, Washington, Bolivar, Botzaris, tous les vaillants lutteurs du progrès, tous les glorieux martyrs de l’idée, à ces saintes agapes de la proscription. Ici, dans cette salle, est-ce qu’il ne vous semble pas comme à moi les voir au-dessus de nos têtes ? Est-ce qu’il n’y a pas là, autour de cette date splendide, comme une nuée lumineuse où ces triomphateurs, nos vrais ancêtres, nous apparaissent et nous sourient ? Regardez-les, contemplez-les comme moi, ces transfigurés ! Eux aussi ont souffert. Au jour mystérieux qui sort de la tombe, ceux qui n’étaient que des hommes deviennent des demi-dieux, et les couronnes d’épines qui faisaient saigner le front des vivants se changent en couronnes de lauriers et font rayonner le front des fantômes.

Citoyens, cinq nations sont ici représentées, la Pologne, la Hongrie, l’Allemagne, l’Italie et la France, cinq nations illustres devant le genre humain, aujourd’hui couchées dans la fosse.

Les hommes de despotisme en frémissent de joie. Leur joie a tort. Je ne me lasserai jamais de le redire, quoique assassinées, ces grandes nations ne sont pas mortes. Les tyrans, qui n’ont pas d’âme, ne savent pas que les peuples en ont une.

Quand les tyrans ont scellé sur un peuple la pierre du tombeau, qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils croient avoir enfermé une nation dans la tombe, ils y ont enfermé une idée. Or, la tombe ne fait rien à qui ne meurt pas, et l’idée est immortelle. Citoyens, un peuple n’est pas une chair ; un peuple est une pensée ! Qu’est-ce que la Pologne ? c’est l’indépendance. Qu’est-ce que l’Allemagne ? c’est la vertu. Qu’est-ce que la Hongrie ? c’est l’héroïsme. Qu’est-ce que l’Italie ? c’est la gloire. Qu’est-ce que la France ? c’est la liberté. Citoyens, le jour où l’indépendance, la vertu, l’héroïsme, la gloire et la liberté mourront, ce jour-là, ce jour-là seulement, la Pologne, l’Allemagne, la Hongrie, l’Italie et la France seront mortes.

Ce jour-là, citoyens, l’âme du monde aurait disparu.

Or, l’âme du monde, c’est Dieu.

Citoyens, buvons à l’idée qui ne meurt pas ! buvons aux peuples qui ressuscitent !