Actes et paroles/Depuis l’exil/1877




Depuis l’exil 1876-1885
1877



I

LES OUVRIERS LYONNAIS

Le dimanche 25 mars, une conférence a lieu dans la salle du Château d’Eau pour les ouvriers lyonnais.

Victor Hugo et Louis Blanc y prennent la parole.

Voici le discours de Victor Hugo :

Les ouvriers de Lyon souffrent, les ouvriers de Paris leur viennent en aide. Ouvriers de Paris, vous faites votre devoir, et c’est bien. Vous donnez là un noble exemple. La civilisation vous remercie.

Nous vivons dans un temps où il est nécessaire d’accomplir d’éclatantes actions de fraternité. D’abord, parce qu’il est toujours bon de faire le bien ; ensuite, parce que le passé ne veut pas se résigner à disparaître, parce qu’en présence de l’avenir, qui apporte aux nations la fédération et la concorde, le passé tâche de réveiller la haine. (Applaudissements).

Répondons à la haine par la solidarité et par l’union.

Messieurs, je ne prononcerai que des paroles austères et graves. Avoir devant soi le peuple de Paris, c’est un suprême honneur, et l’on n’en est digne qu’à la condition d’avoir en soi la droiture. Et j’ajoute, la modération. Car, si la droiture est la puissance, la modération est la force.

Maintenant, et sous ces réserves, trouvez bon que je vous dise ma pensée entière.

À l’heure où nous sommes, le monde est en proie à deux efforts contraires.

Un mot suffit pour caractériser cette heure étrange. À quoi songent les rois ? À la guerre. À quoi songent les peuples ? À la paix. (Applaudissements prolongés.)

L’agitation fiévreuse des gouvernements a pour contraste et pour leçon le calme des nations. Les princes arment, les peuples travaillent. Les peuples s’aiment et s’unissent. Aux rois préméditant et préparant des événements violents, les peuples opposent la grandeur des actions paisibles.

Majestueuse résistance.

Les populations s’entendent, s’associent, s’entr’aident.

Ainsi, voyez :

Lyon souffre, Paris s’émeut.

Que le patriotique auditoire ici rassemblé me permette de lui parler de Lyon.

Lyon est une glorieuse ville, une ville laborieuse et militante. Au-dessus de Lyon, il n’y a que Paris. À ne voir que l’histoire, on pourrait presque dire que c’est à Lyon que la France est née. Lyon est un des plus antiques berceaux du fait moderne ; Lyon est le lieu d’inoculation de la démocratie latine à la théocratie celtique ; c’est à Lyon que la Gaule s’est transformée et transfigurée jusqu’à devenir l’héritière de l’Italie ; Lyon est le point d’intersection de ce qui a été jadis Rome et de ce qui est aujourd’hui la France. — Lyon a été notre premier centre. Agrippa a fait de Lyon le nœud des chemins militaires de la Gaule, et ce procédé péremptoire de civilisation a été imité depuis par les routes stratégiques de la Vendée. Comme toutes les cités prédestinées, la ville de Lyon a été éprouvée ; au deuxième siècle par l’incendie, au cinquième siècle par l’inondation, au dix-septième siècle par la peste. Fait que l’histoire doit noter, Néron, qui avait brûlé Rome, a rebâti Lyon. Lyon, historiquement illustre, n’est pas moins illustre politiquement. Aujourd’hui, entre toutes les villes d’Europe, Lyon représente l’initiative ingénieuse, le labeur puissant, opiniâtre et fécond, l’invention dans l’industrie, l’effort du bien vers le mieux, et cette chose touchante et sublime, — car l’ouvrier de Lyon souffre, — la pauvreté créant la richesse. (Mouvement.) Oui, citoyens, j’y insiste, la vertu qui est dans le travail, l’intuition sociale qui connaît et qui réclame sans relâche la quantité acceptable des révolutions, l’esprit d’aventure pour le progrès, ce je ne sais quoi d’infatigable qu’on a quand on porte en soi l’avenir, voilà ce qui caractérise la France, voilà ce qui caractérise Lyon. Lyon a été la métropole des Gaules, et l’est encore, avec l’accroissement démocratique. C’est la ville du métier, c’est la ville de l’art, c’est la ville où la machine obéit à l’âme, c’est la ville où dans l’ouvrier il y a un penseur, et où Jacquard se complète par Voltaire. (Applaudissements.) Lyon est la première de nos villes ; car Paris est autre chose, Paris dépasse les proportions d’une nation ; Lyon est essentiellement la cité française, et Paris est la cité humaine. C’est pourquoi l’assistance que Paris offre à Lyon est un admirable spectacle ; on pourrait dire que Lyon assisté par Paris, c’est la capitale de la France secourue par la capitale du monde. (Bravos.)

Glorifions ces deux villes. Dans un moment où les partis du passé semblent conspirer la diminution de la France, et essayent de détrôner le chef-lieu de la révolution au profit du chef-lieu de la monarchie, il est bon d’affirmer les grandes réalités de la civilisation française, c’est-à-dire Lyon, la ville du travail, et Paris, la ville de la lumière. (Sensation. Bravos répétés.)

Autour de ces deux capitales se groupent toutes nos illustres villes, leurs sœurs ou leurs filles, et parmi elles cette admirable Marseille qui veut une place à part, car elle représente en France la Grèce de même que Lyon représente l’Italie.

Mais élargissons l’horizon, regardons l’Europe, regardons les nations, et, en même temps que nous démontrons la solidarité de nos villes, constatons, citoyens, au profit de la civilisation, tous les symptômes de la concorde humaine.

Ces symptômes éclatent de toutes parts.

Comme je le disais en commençant, à l’heure troublée où nous sommes, les phénomènes inquiétants viennent des rois, les phénomènes rassurants viennent des peuples.

Au-dessous du grondement bestial de la guerre déchaînée il y a sept ans par deux empereurs, au-dessous des menaces de carnage et de dévastation à chaque instant renouvelées, quelquefois même réalisées en partie, témoin l’assassinat de la Bulgarie par la Turquie, au-dessous de la mobilisation des armées, au-dessous de tout ce sombre tumulte militaire, on sent une immense volonté de paix.

Je le répète et j’y insiste, qui veut la guerre ? Les rois. Qui veut la paix ? Les peuples.

Il semble qu’en ce moment une bataille étrange se prépare entre la guerre, qui est la volonté du passé, et la paix, qui est la volonté du présent. (Applaudissements.)

Citoyens, la paix vaincra.

Ce triomphe de l’avenir, il est visible dès aujourd’hui, il approche, nous y touchons. Il s’appellera l’Exposition de 1878. Qu’est-ce en effet qu’une Exposition internationale ? C’est la signature de tous les peuples mise au bas d’un acte de fraternité. C’est le pacte des industries s’associant aux arts, des sciences encourageant les découvertes, des produits s’échangeant avec les idées, du progrès multipliant le bien-être, de l’idéal s’accouplant au réel. C’est la communion des nations dans l’harmonie qui sort du travail. Lutte, si l’on veut, mais lutte féconde ; éblouissante mêlée des travailleurs qui laisse derrière elle, non la mort, mais la vie, non des cadavres, mais des chefs-d’œuvre ; bataille superbe où il n’y a que des vainqueurs. (Longs applaudissements.)

Ce spectacle splendide, il est juste que ce soit Paris qui le donne au monde.

1870, c’est-à-dire le guet-apens de la guerre, a été le fait de la Prusse ; 1878, c’est-à-dire la victoire de la paix, sera la réplique de la France.

L’Exposition universelle de 1878, ce sera la guerre mise en déroute par la paix.

Ce sera la réconciliation avec Paris, dont l’univers a besoin.

La paix, c’est le verbe de l’avenir, c’est l’annonce des États-Unis de l’Europe, c’est le nom de baptême du vingtième siècle. Ne nous lassons pas, nous les philosophes, de déclarer au monde la paix. Faisons sortir de ce mot suprême tout ce qu’il contient.

Disons-le, ce qu’il faut à la France, à l’Europe, au monde civilisé, ce qui est dès à présent réalisable, ce que nous voulons, le voici : les religions sans l’intolérance, c’est-à-dire la raison remplaçant le dogmatisme ; la pénalité sans la mort, c’est-à-dire la correction remplaçant la vindicte ; le travail sans l’exploitation, c’est-à-dire le bien-être remplaçant le malaise ; la circulation sans la frontière, c’est-à-dire la liberté remplaçant la ligature ; les nationalités sans l’antagonisme, c’est-à-dire l’arbitrage remplaçant la guerre (mouvement) ; en un mot, tous les désarmements, excepté le désarmement de la conscience. (Bravos répétés.)

Ah ! cette exception-là, je la maintiens. Car tant que la politique contiendra la guerre, tant que la pénalité contiendra l’échafaud,tant que le dogme contiendra l’enfer, tant que la force sociale sera comminatoire, tant que le principe, qui est le droit, sera distinct du fait, qui est le code, tant que l’indissoluble sera dans la loi civile et l’irréparable dans la loi criminelle, tant que la liberté pourra être garrottée, tant que la vérité pourra être bâillonnée, tant que le juge pourra dégénérer en bourreau, tant que le chef pourra dégénérer en tyran, tant que nous aurons pour précipices des abîmes creusés par nous-mêmes, tant qu’il y aura des opprimés, des exploités, des accablés, des justes qui saignent, des faibles qui pleurent, il faut, citoyens, que la conscience reste armée. ( Applaudissements prolongés.)

La conscience armée, c’est Juvénal terrible, c’est Tacite pensif, c’est Dante flétrissant Boniface, c’est-à-dire l’homme probe châtiant l’homme infaillible, c’est Voltaire vengeant Calas, c’est-à-dire la justice rappelant à l’ordre la magistrature. (Sensation. Triple salve d’applaudissements.) La conscience armée, c’est le droit incorruptible faisant obstacle à la loi inique, c’est la philosophie supprimant la torture, c’est la tolérance abolissant l’inquisition, c’est le jour vrai remplaçant dans les âmes le jour faux, c’est la clarté de l’aurore substituée à la lueur des bûchers. Oui, la conscience reste et restera armée, Juvénal et Tacite resteront debout, tant que l’histoire nous montrera la justice humaine satisfaite de son peu de ressemblance avec la justice divine, tant que la raison d’état sera en colère, tant qu’un épouvantable væ victis régnera, tant qu’on écoutera un cri de clémence comme on écouterait un cri séditieux, tant qu’on refusera de faire tourner sur ses gonds la seule porte qui puisse fermer la guerre civile, l’amnistie ! (Profonde émotion. — Applaudissements prolongés.)

Cela dit, je conclus. Et je conclus par l’espérance.

Ayons une foi absolue dans la patrie. La destinée de la France fait partie de l’avenir humain. Depuis trois siècles la lumière du monde est française. Le monde ne changera pas de flambeau.

Pourtant, généreux patriotes qui m’écoutez, ne croyez pas que je pousse l’espérance jusqu’à l’illusion. Ma foi en la France est filiale, et par conséquent passionnée, mais elle est philosophique, et par conséquent réfléchie. Messieurs, ma parole est sincère, mais elle est virile, et je ne veux rien dissimuler. Non, je n’oublie pas que je parle aux hommes de Paris. La responsabilité est en proportion de l’auditoire. Une seule chose est à la taille du peuple, c’est la vérité. Et dire la réalité, c’est le devoir.

Eh bien, la réalité, c’est que nous traversons une heure redoutable. La réalité, c’est que, si la nuit complète se faisait, il y aurait des possibilités de naufrage. Les crises succèdent aux catastrophes. J’espère cependant.

Je fais plus qu’espérer. J’affirme. Pourquoi ? Je vais vous le dire, et ce sera mon dernier mot.

La marche du genre humain vers l’avenir a toutes les complications d’un voyage de découvertes. Le progrès est une navigation ; souvent nocturne. On pourrait dire que l’humanité est en pleine mer. Elle avance lentement, dans un roulis terrible, immense navire battu des vents. Il y a des instants sinistres. À de certains moments, la noirceur de l’horizon est profonde ; il semble qu’on aille au hasard. Où ? à l’abîme. On rencontre un écueil, l’empire ; on se heurte à un bas-fond, le Syllabus ; on traverse un cyclone, Sedan (mouvement ) ; l’année de l’infaillibilité du pape est l’année de la chute de la France ; les ouragans et les tonnerres se mêlent ; on a au-dessus de sa tête tout le passé en nuage et chargé de foudres ; cet éclair, c’est le glaive ; cet autre éclair, c’est le sceptre ; ce grondement, c’est la guerre. Que va-t-on devenir ? Va-t-on finir par s’entre-dévorer ? En viendra-t-on à un radeau de la Méduse, à une lutte d’affamés et de naufragés, à la bataille dans la tempête ? Est-ce qu’il est possible qu’on soit perdu ? On lève les yeux. On cherche dans le ciel une indication, une espérance, un conseil. L’anxiété est au comble. Où est le salut ? Tout à coup, la brume s’écarte, une lueur apparaît ; il semble qu’une déchirure se fasse dans le noir complot des nuées, une trouée blanchit toute cette ombre, et, subitement, à l’horizon, au-dessus des gouffres, au delà des nuages, le genre humain frissonnant aperçoit cette haute clarté allumée il y a quatre vingts ans par des géants sur la cime du dix-huitième siècle, ce majestueux phare à feux tournants qui présente alternativement aux nations désemparées chacun des trois rayons dont se compose la civilisation future : Liberté, Égalité, Fraternité. (Applaudissements prolongés.)

Liberté, cela s’adresse au peuple ; Égalité, cela s’adresse aux hommes ; Fraternité, cela s’adresse aux âmes.

Navigateurs en détresse, abordez à ce grand rivage, la République.

Le port est là. (Longue acclamation. Cris de : Vive la république ! Vive l’amnistie ! Vive Victor Hugo !)

II

LE SEIZE MAI


I

LA PROROGATION

Le 16 mai 1877, un essai préliminaire de coup d’état fut tenté par M. le maréchal de Mac-Mahon, président de la République. Brusquement il congédia, sur les plus futiles prétextes, le ministère républicain de M. Jules Simon, qui réunissait dans la chambre une majorité de deux cents voix. Le nouveau cabinet, sous la présidence de M. de Broglie, ne fut composé que de monarchistes.

Deux jours après, un décret du président de la République prorogeait le parlement pour un mois.

Aussitôt les gauches des deux chambres tinrent chacune leur réunion plénière et rédigèrent des déclarations collectives adressées au pays.

Dans la réunion des gauches du Sénat, Victor Hugo prit la parole :

Dans quelles circonstances l’événement qui nous préoccupe se produit-il ?

Laissez-moi vous le dire. Deux choses me frappent.

Voici la première :

La France était en pleine paix, en pleine convalescence de ses derniers malheurs, en pleine possession d’elle-même ; la France donnait au monde tous les grands exemples, l’exemple du travail, de l’industrie, du progrès sous toutes les formes ; elle était superbe de tranquillité et d’activité ; elle se préparait à convier tous les peuples chez elle ; elle prenait l’initiative de l’Exposition universelle, et, meurtrie, mutilée, mais toujours grande, elle allait donner une fête à la civilisation. En ce moment-là, dans ce calme fécond et auguste, quelqu’un la trouble. Qui ? Son gouvernement. Une sorte de déclaration de guerre est faite. À qui ? À la France en paix. Par qui ? Par le pouvoir. (Oui ! oui ! — Adhésion unanime.)

La seconde chose qui me frappe, la voici :

Si la France est en paix, l’Europe ne l’est pas. Si au dedans nous sommes tranquilles, au dehors nous sommes inquiets. Le continent prend feu. Deux empires se heurtent en orient ; au nord, un autre empire guette ; à côté du nord, une puissante nation voisine fait son branle-bas de combat. Plus que jamais, il importe que la France, pour rester forte, reste paisible. Eh bien ! c’est le moment qu’on choisit pour l’agiter ! C’est pour le pays l’heure de la prudence ; c’est pour le gouvernement l’heure des imprudences.

Ces deux grands faits, la paix en France, la guerre en Europe, exigeaient tous les deux un gouvernement sage. C’est l’instant que prend le gouvernement pour devenir un gouvernement d’aventure.

Une étincelle suffirait pour tout embraser ; le gouvernement secoue la torche. (Sensation profonde.)

Oui, gouvernement d’aventure. Je ne veux pas, pour l’instant, le qualifier plus sévèrement, espérant toujours que le pouvoir se sentira averti par l’énormité de certains souvenirs, et qu’il s’arrêtera. Je recommande au pouvoir personnel la lecture attentive de la constitution. (Mouvement.)

Il y a là sur la responsabilité plusieurs articles sérieux.

J’en pourrais dire davantage. Mais je me borne à ces quelques paroles. J’ai une fonction comme sénateur et une mission comme citoyen ; je ne faillirai ni à l’une ni à l’autre.

Vous, mes collègues, vous résisterez vaillamment, je le sais et je le déclare, aux empiétements illégaux et aux usurpations inconstitutionnelles. Surveillons plus que jamais le pouvoir. Dans la situation où nous sommes, souvenez-vous de ceci : toute la défiance que vous montrerez au nouveau ministère, vous sera rendue en confiance par la nation.

Messieurs, rassurons la France, rassurons-la dans le présent, rassurons-la dans l’avenir.

La république est une délivrance définitive. Espérance est un des noms de la liberté. Aucun piège ne réussira. La vérité et la raison prévaudront. La justice triomphera de la magistrature. La conscience humaine triomphera du clergé. La souveraineté nationale triomphera des dictatures, cléricales ou soldatesques.

La France peut compter sur nous, et nous pouvons compter sur elle.

Soyons fidèles à tous nos devoirs, et à tous nos droits. (Adhésion unanime. — Applaudissements prolongés.)

II

LA DISSOLUTION

La prorogation d’un mois expirée, le maréchal de Mac-Mahon adresse, le 17 juin, un message au sénat, lui demandant, aux termes de la constitution, de prononcer avec le président de la République, la dissolution de la chambre des députés.

La chambre des députés réplique aussitôt par un ordre du jour déclarant que « le ministère n’a pas la confiance de la nation ». Cet ordre du jour est voté par 363 voix contre 158.

Le 21 juin, les bureaux du sénat se réunissent pour nommer la commission chargée du rapport sur la demande de dissolution.

Dans le quatrième bureau, dont Victor Hugo fait partie, se passe l’incident suivant, rapporté ainsi par le Rappel.

Réunion dans les bureaux du Sénat.

« Il s’est produit, au 4e  bureau, un incident qui a causé une vive émotion.

« M. Victor Hugo fait partie de ce bureau. M. le vicomte de Meaux, ministre du commerce, en fait également partie.

« La discussion s’est ouverte sur le projet de dissolution.

« Après des discours de MM. Bertauld et de Lasteyrie contre le projet et de MM. de Meaux et Depeyre pour, la séance semblait terminée, lorsque M. Victor Hugo a demandé la parole.

« Il a dit :

J’ai gardé le silence jusqu’à ce moment, et j’étais résolu à ne point intervenir dans le débat, espérant qu’une question essentielle serait posée, et aimant mieux qu’elle le fût par d’autres que par moi.

Cette question n’a pas été posée. Je vois que la séance va se clore, et je crois de mon devoir de parler. Je désire n’être point nommé commissaire, et je prie mes amis de voter, comme je le ferai moi-même, pour notre honorable collègue, M. Bertauld.

Cela dit, et absolument désintéressé dans le vote qui va suivre, j’entre dans ce qui est pour moi la question nécessaire et immédiate.

Un ministre est ici présent. Je profite de sa présence, c’est à lui que je parle, et voici ce que j’ai à dire à M. le ministre du commerce.

Il est impossible que le président de la République et les membres du cabinet nouveau n’aient point examiné entre eux une éventualité, qui est pour nous une certitude : le cas où, dans trois mois, la chambre, dissoute aujourd’hui, reviendrait augmentée en nombre dans le sens républicain, et, ce qui est une augmentation plus grande encore, accrue en autorité et en puissance par son mandat renouvelé et par le vote décisif de la France souveraine.

En présence de cette chambre, qui sera à la fois la chambre ancienne, répudiée par le pouvoir personnel, et la chambre nouvelle, voulue par la souveraineté nationale, que fera le gouvernement ? quels plans a-t-il arrêtés ? quelle conduite compte-t-il suivre ? Le président fera-t-il simplement son devoir, qui est de se retirer et d’obéir à la nation, et les ministres disparaîtront-ils avec lui ? En un mot, quelle est la résolution du président et de son cabinet, dans le cas grave que je viens d’indiquer ?

Je pose cette question au membre du cabinet ici présent. Je la pose catégoriquement et absolument. Aucun faux-fuyant n’est possible : ou le ministre me répondra, et j’enregistrerai sa réponse ; ou il refusera de répondre, et je constaterai son silence. Dans les deux cas, mon but sera atteint ; et, que le ministre parle ou qu’il se taise, l’espèce de clarté que je désire, je l’aurai.

« Sur ces paroles, au milieu du profond silence et de l’attente unanime des sénateurs, M. de Meaux s’est levé. Voici sa réponse :

« La question posée par M. Victor Hugo ne pourrait être posée qu’au président de la République, et excède la compétence des ministres. »

« Une certaine agitation a suivi cette réponse. MM. Valentin, Ribière, Lepetit et d’autres encore se sont vivement récriés.

« M. Victor Hugo a repris la parole en ces termes :

Vous venez d’entendre la réponse de M. le ministre. Eh bien ! je vais répliquer à l’honorable M. de Meaux par un fait qui est presque pour lui un fait personnel.

Un homme qui lui touche de très près, orateur considérable de la droite, dont j’avais été l’ami à la chambre des pairs et dont j’étais l’adversaire à l’assemblée législative, M. de Montalembert, après la crise de juillet 1851, s’émut, bien qu’allié momentané de l’Élysée, des intentions qu’on prêtait au président, M. Louis Bonaparte, lequel protestait du reste de sa loyauté.

M. de Montalembert, alors, se souvenant de notre ancienne amitié, me pria de faire, en mon nom et au sien, au ministre Baroche, la question que je viens de faire tout à l’heure à M. de Meaux… (Profond mouvement d’attention.) Et le ministre d’alors fit à cette question identiquement la même réponse que le ministre d’aujourd’hui.

Trois mois après, éclatait ce crime qui s’appellera dans l’histoire le 2 décembre.

« Une vive émotion succède à ces paroles.

« Aucune réplique de M. de Meaux. Exclamations des sénateurs présents.

« Le président du bureau, M. Batbie, fait, tardivement, remarquer que les interpellations aux ministres ne sont d’usage qu’en séance publique ; dans les bureaux, il n’y a pas de ministre ; un membre parle à un membre, un collègue à un collègue ; et M. Victor Hugo ne peut pas exiger de M. de Meaux une autre réponse que celle qui lui a été faite.

« — Je m’en contente ! s’écrie M. Victor Hugo.

« Et les quinze membres de la gauche applaudissent. »
Séance publique du sénat.
12 juin 1877.
Messieurs,

Un conflit éclate entre deux pouvoirs. Il appartient au sénat de les départager. C’est aujourd’hui que le sénat va être juge.

Et c’est aujourd’hui que le sénat va être jugé. (Applaudissements à gauche.)

Car si au-dessus du gouvernement il y a le sénat, au-dessus du sénat il y a la nation.

Jamais situation n’a été plus grave.

Il dépend aujourd’hui du sénat de pacifier la France ou de la troubler.

Et pacifier la France, c’est rassurer l’Europe ; et troubler la France, c’est alarmer le monde.

Cette délivrance ou cette catastrophe dépendent du sénat.

Messieurs, le sénat va aujourd’hui faire sa preuve. Le sénat aujourd’hui peut être fondé par le sénat. (Bruit à droite. — Approbation à gauche.)

L’occasion est unique, vous ne la laisserez pas échapper.

Quelques publicistes doutent que le sénat soit utile ; montrez que le sénat est nécessaire.

La France est en péril, venez au secours de la France. (Bravos à gauche.)

Messieurs, le passé donne quelquefois des renseignements. De certains crimes, que l’histoire n’oublie pas, ont des reflets sinistres, et l’on dirait qu’ils éclairent confusément les événements possibles.

Ces crimes sont derrière nous, et par moments nous croyons les revoir devant nous.

Il y a parmi vous, messieurs, des hommes qui se souviennent. Quelquefois se souvenir, c’est prévoir. (Applaudissements à gauche.)

Ces hommes ont vu, il y a vingt-six ans, ce phénomène :

Une grande nation qui ne demande que la paix, une nation qui sait ce qu’elle veut, qui sait d’où elle vient et qui a droit de savoir où elle va, une nation qui ne ment pas, qui ne cache rien, qui n’élude rien, qui ne sous-entend rien, et qui marche dans la voie du progrès droit devant elle et à visage découvert, la France, qui a donné à l’Europe quatre illustres siècles de philosophie et de civilisation, qui a proclamé par Voltaire la liberté religieuse (protestations à droite, vive approbation à gauche) et par Mirabeau la liberté politique ; la France qui travaille, qui enseigne, qui fraternise, qui a un but, le bien et qui le dit, qui a un moyen, le juste, et qui le déclare, et, derrière cet immense pays en pleine activité, en pleine bonne volonté, en pleine lumière, un gouvernement masqué. (Applaudissements prolongés à gauche. Réclamations à droite.)

Messieurs, nous qui avons vu cela, nous sommes pensifs aujourd’hui, nous regardons avec une attention profonde ce qui semble être devant nous : une audace qui hésite, des sabres qu’on entend traîner, des protestations de loyauté qui ont un certain son de voix ; nous reconnaissons le masque. (Sensation.)

Messieurs, les vieillards sont des avertisseurs. Ils ont pour fonction de décourager les choses mauvaises et de déconseiller les choses périlleuses. Dire des paroles utiles, dussent-elles paraître inutiles, c’est là leur dignité et leur tristesse. (Très bien ! à gauche.)

Je ne demande pas mieux que de croire à la loyauté, mais je me souviens qu’on y a déjà cru. (C’est vrai ! à gauche.) Ce n’est pas ma faute si je me souviens. Je vois des ressemblances qui m’inquiètent, non pour moi qui n’ai rien à perdre dans la vie et qui ai tout à gagner dans la mort, mais pour mon pays. Messieurs, vous écouterez l’homme en cheveux blancs qui a vu ce que vous allez revoir peut-être, qui n’a plus d’autre intérêt sur la terre que le vôtre, qui vous conseille tous avec droiture, amis et ennemis, et qui ne peut ni haïr ni mentir, étant si près de la vérité éternelle. (Profonde sensation. Applaudissements prolongés.)

Vous allez entrer dans une aventure. Eh bien, écoutez celui qui en revient. (Mouvement.) Vous allez affronter l’inconnu, écoutez celui qui vous dit : l’inconnu, je le connais. Vous allez vous embarquer sur un navire dont la voile frissonne au vent, et qui va bientôt partir pour un grand voyage plein de promesses, écoutez celui qui vous dit : Arrêtez, j’ai fait ce naufrage-là. (Applaudissements.)

Je crois être dans le vrai. Puissé-je me tromper, et Dieu veuille qu’il n’y ait rien de cet affreux passé dans l’avenir !

Ces réserves faites, — et c’était mon devoir de les faire, — j’aborde le moment présent, tel qu’il apparaît et tel qu’il se montre, et je tâcherai de ne rien dire qui puisse être contesté.

Personne ne niera, je suppose, que l’acte du 16 mai ait été inattendu.

Cela a été quelque chose comme le commencement d’une préméditation qui se dévoile.

L’effet a été terrible.

Remontons à quelques semaines en arrière. La France était en plein travail, c’est-à-dire en pleine fête. Elle se préparait à l’Exposition universelle de 1878 avec la fierté joyeuse des grandes nations civilisatrices. Elle déclarait au monde l’hospitalité. Paris, convalescent, glorieux et superbe, élevait un palais à la fraternité des nations ; la France, en dépit des convulsions continentales, était confiante et tranquille, et sentait s’approcher l’heure du suprême triomphe, du triomphe de la paix. Tout à coup, dans ce ciel bleu un coup de foudre éclate, et au lieu d’une victoire on apporte à la France une catastrophe. (Vive émotion. — Bravos à gauche.)

Le 15 mai, tout prospérait ; le 16, tout s’est arrêté. On a assisté au spectacle étrange d’un malheur public, fait exprès. (Sensation.) Subitement, le crédit se déconcerte ; la confiance disparaît ; les commandes cessent ; les usines s’éteignent ; les manufactures se ferment ; les plus puissantes renvoient la moitié de leurs ouvriers ; lisez les remontrances des chambres de commerce ; le chômage, cette peste du travail, se répand et s’accroît, et une sorte d’agonie commence. Ce que cette calamité, le 16 mai, coûte à notre industrie, à notre commerce, à notre travail national, ne peut se chiffrer que par des centaines de millions. (Allons donc ! à droite. — Oui ! oui ! à gauche.)

Eh bien, messieurs, aujourd’hui que vous demande-t-on ? De la continuer. Le 16 mai désire se compléter. Un mois d’agonie, c’est peu ; il en demande quatre. Dissolvez la chambre. On verra où la France en sera au bout de quatre mois. La durée du 16 mai, c’est la durée de la catastrophe. Aggravation funeste. Partout la stagnation commerciale, partout la fièvre politique. Trois mois de querelle et de haine. L’angoisse ajoutée à l’angoisse. Ce qui n’était que le chômage sera la faillite ; ruine pour les riches, famine pour les pauvres ; l’électeur acculé à son droit ; l’ouvrier sans pain armé du vote. La colère mêlée à la justice. Tel est le lendemain de la dissolution. (Mouvement.)

Si vous l’accordiez, messieurs, le service que le 16 mai aurait rendu à la France équivaudrait au service vice que rend une rupture de rails à un train lancé à toute vapeur. (C’est vrai !)

Et j’hésite à achever ma pensée, mais il faut, sinon tout dire, au moins tout indiquer.

Messieurs, réfléchissez. L’Europe est en guerre. La France a des ennemis. Si, en l’absence des chambres, dans l’éclipse de la souveraineté nationale, si l’étranger…

(Bruit et protestations à droite. — À gauche : N’interrompez pas ! — M. le président : Faites silence ! — À gauche : C’est à la droite qu’il faut dire cela !)

… Si l’étranger profitait de cette paralysie de la France, si… je m’arrête.

Ici, messieurs, la situation apparaît tellement grave, que nous avons pu voir dans les bureaux du sénat des membres du cabinet faire appel à notre patriotisme et nous demander de ne pas insister.

Nous n’insistons pas.

Mais nous nous retournons vers le pouvoir personnel, et nous lui disons :

La guerre extérieure actuelle ajoutée à la crise intérieure faite par vous crée une situation telle que, de votre aveu, l’on ne peut pas même sonder ce qui est possible. Pourquoi alors faire cette crise ? Puisque vous avez le choix du moment, pourquoi choisir ce moment-ci ? Vous n’avez aucun reproche sérieux à faire à la chambre des députés ; le mot radical appliqué à ses tendances ou à ses actes est vide de sens. La chambre a eu le très grand tort, à mes yeux, de ne pas voter l’amnistie ; mais je ne suppose pas que ce soit là votre grief contre elle. (Sourires à gauche.) La chambre des députés a poussé l’esprit de conciliation et de consentement jusqu’à partager avec le sénat son privilége en matière d’impôts, c’est-à-dire qu’elle a fait en France plus de concessions au sénat que la chambre des communes n’en fait en Angleterre à la chambre des lords. (À gauche : C’est vrai !) La chambre des députés, à part les turbulences de la droite, est modérée, parlementaire et patriote ; seulement il y a entre elle, chambre nationale, et vous, pouvoir personnel, incompatibilité d’humeur ; vous avez, à ce qu’il parait, des théories politiques qui font mauvais ménage avec les théories politiques de la chambre des députés, et vous voulez divorcer. Soit. Mais il n’y a là aucune urgence. Pourquoi prendre l’heure la plus périlleuse ? Dissoudre la chambre en ce moment, c’est désarmer la France. (Mouvement.) Pourquoi ne pas attendre que le conflit européen soit apaisé ? Quand la situation sera redevenue calme, si votre incompatibilité d’humeur ne s’est pas dissipée, si vous persistez dans votre fantaisie théorique, vous nous en reparlerez, et, puisque nous sommes ce qu’en Angleterre on appelle la cour des divorces, nous aviserons. Nous choisirons entre la chambre et vous. Mais rien ne presse, attendez. En ce moment, soyons prudents, et n’ajoutons pas, de gaieté de cœur, à la complication extérieure, déjà très redoutable, une complication intérieure plus redoutable encore. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

Nous disons cela, qui est sage.

Messieurs, une chose me frappe, et je dois la dire : c’est qu’en ce moment, dans l’heure critique où nous sommes, l’esprit de gouvernement est de ce côté (montrant la gauche), et l’esprit de révolution est du côté opposé (montrant la droite). (C’est vrai ! c’est vrai ! à gauche).

En effet, que veut-on de ce côté, du côté républicain ?

Le maintien de ce qui est, l’amélioration lente et sage des institutions, le progrès pas à pas, aucune secousse, aucune violence, le suffrage universel, c’est-à-dire la paix entre les opinions, et l’Exposition universelle, c’est-à-dire la paix entre les nations. Et qu’est-ce que cet ensemble de bonnes volontés tournées vers le bien ? Messieurs, c’est l’esprit de gouvernement. (Applaudissements à gauche.)

Et du côté opposé, du côté monarchique, que veut-on ?

Le renversement de la république, la paix publique livrée à la compétition de trois monarchies, le parti pris pour le pape contre notre alliée l’Italie, la partialité pour un culte allant jusqu’à l’acceptation d’une guerre religieuse éventuelle (Dénégations à droite. — À gauche : Oui ! oui !), et cela à une époque où la France ne peut et ne doit faire que des guerres patriotiques, le suffrage universel discuté, la force rompant l’équilibre de la loi et du droit, la négation de notre législation civile par la revendication catholique ; en un mot, une effrayante remise en question de toutes les solutions sur lesquelles repose la société moderne. (Applaudissements répétés à gauche.) Qu’est-ce que tout cela, messieurs ? c’est l’esprit de révolution. (Oui ! oui ! — Applaudissements.)

J’avais donc raison de le dire : oui, à cette heure, l’esprit de gouvernement est dans l’opposition, et l’esprit de révolution est dans le gouvernement !

Qu’est-ce que la dissolution ?

C’est une révolution possible. Quelle révolution ? La pire de toutes. La révolution inconnue. (Sensation. — Murmures à droite. — Vive adhésion, à gauche.)

Messieurs les sénateurs, croyez-moi. Oui, soyez le gouvernement. Coupez court à cette tentative. Arrêtez net cette étrange insurrection du 16 mai…

(Réclamations à droite ; cris : À l’ordre ! à l’ordre ! — Applaudissements prolongés à gauche. — M. le président : Les applaudissements par lesquels on soutient l’orateur n’empêcheront pas le président de faire son devoir : ce n’est pas assez d’avoir porté contre une partie de cette chambre des accusations d’opinions factieuses, vous appelez un acte qui n’est pas sorti de la légalité un acte révolutionnaire ; le président s’en étonne. — À gauche : Ce sont des préliminaires de révolution ! — M. Valentin : L’avertissement était nécessaire ! — M. le président : Monsieur Valentin, vous n’avez pas la parole ! — À gauche, à M. Victor Hugo : Continuez ! — À droite : Que l’orateur retire le mot « insurrection » ! — À gauche, unanimement : Non ! ne retirez rien ! — L’orateur ne retire rien et continue :)

Ayez, messieurs, une volonté, une grande volonté, et signifiez-la. La France veut être rassurée. Rassurez-la. On l’ébranle. Raffermissez-la. Vous êtes le seul pouvoir que ne domine aucun autre. Ces pouvoirs-là finissent par avoir toute la responsabilité. La chambre relève, de vous, vous pouvez la dissoudre ; le président relève de vous, vous pouvez le juger. Ayez le respect, je dis plus, l’effroi de votre toute-puissance, et usez-en pour le bien. Redoutez-vous vous-mêmes, et prenez garde à ce que vous allez faire. Des corps tels que celui-ci sauvent ou perdent les nations.

Sauvez votre pays. (Sensation. — Vifs applaudissements à gauche.)

Messieurs, la logique de la situation qui nous est faite me ramène à ce que je vous disais en commençant :

C’est aujourd’hui que la grave question des deux chambres, posée par la constitution, va être résolue.

Deux chambres sont-elles utiles ? Une seule chambre est-elle préférable ? En d’autres termes, faut-il un sénat ?

Chose étrange ! le gouvernement, en croyant poser la question de la chambre des députés, a posé la question du sénat. (Mouvement.)

Et, chose non moins remarquable, c’est le sénat qui va la résoudre. (Approbation à gauche.)

On vous propose de dissoudre une chambre. Vous pouvez vous faire cette demande : laquelle ! (Très bien ! à gauche.)

Messieurs, j’y insiste. Il dépend aujourd’hui du sénat de pacifier la France ou de troubler le monde.

La France est aujourd’hui désarmée en face de toutes les coalitions du passé. Le sénat est son bouclier. La France, livrée aux aventures, n’a plus qu’un point d’appui, un seul, le sénat. Ce point d’appui lui manquera-t-il ?

Le sénat, en votant la dissolution, compromet la tranquillité publique et prouve qu’il est dangereux.

Le sénat, en rejetant la dissolution, rassure la patrie et prouve qu’il est nécessaire.

Sénateurs, prouvez que vous êtes nécessaires. (Adhésion à gauche.)

Je me tourne vers les hommes qui en ce moment gouvernent, et je leur dis :

Si vous obtenez la dissolution, dans trois mois le suffrage universel vous renverra cette chambre.

La même.

Pour vous pire. Pourquoi ?

Parce qu’elle sera la même. (Sensation profonde.)

Souvenez-vous des 221. Ce chiffre sonne comme un écho de précipice. C’est là que Charles X est tombé. (Sensation.)

Le gouvernement fait cette imprudence, l’ouverture de l’inconnu.

Messieurs les sénateurs, vous refuserez la dissolution. Et ainsi vous rassurerez la France et vous fonderez le sénat. (Très bien ! à gauche.)

Deux grands résultats obtenus par un seul vote.

Ce vote, la France l’attend de vous.

Messieurs, le péril de la dissolution, ce pourrait être, ou de nous jeter avant l’heure, d’un mouvement éperdu et désordonné, dans le progrès sans transition, et dans ces conditions-là le progrès peut être un précipice ; ou de nous ramener à ce gouffre bien autrement redoutable, le passé. Dans le premier cas, on tombe la tête la première ; dans le second cas, on tombe à reculons. (Applaudissements à gauche, rires à droite.) Ne pas tomber vaut mieux. Vous aurez la sagesse que les ministres n’ont pas. Mais n’est-il pas étrange que le gouvernement en soit là de nous offrir le choix entre deux abîmes ! (Vive émotion.)

Nous ne tomberons ni dans l’un ni dans l’autre. Votre prudence préservera la patrie. On peut dire de la France qu’elle est insubmersible. S’il y avait un déluge, elle serait l’arche. Oui, dans un temps donné, la France triomphera de l’ennemi du dedans comme de l’ennemi du dehors. Ce n’est pas une espérance que j’exprime ici, c’est une certitude. Qu’est-ce qu’une coalition des partis contre la souveraine réalité ? Quand même un de ces partis voudrait mettre le droit divin au-dessus du droit public, et l’autre le sabre au-dessus du vote, et l’autre le dogme au-dessus de la raison, non, une arrestation de civilisation en plein dix-neuvième siècle n’est pas possible ; une constitution n’est pas une gorge de montagnes où peuvent s’embusquer des trabucaires ; on ne dévalise pas la révolution française ; on ne détrousse pas le progrès humain comme on détrousse une diligence. Nos ennemis peuvent se liguer. Soit. Leur ligue est vaine. Au milieu de nos fluctuations et de nos orages, dans l’obscurité de la lutte profonde, quelqu’un qu’on ne terrasse pas est dès à présent visible et debout, c’est la loi, l’éternelle loi honnête et juste qui sort de la conscience publique, et derrière la brume épaisse où nous combattons il y a un victorieux, l’avenir. (Vive sensation. — Applaudissements à gauche.)

Nos enfants auront cet éblouissement. Et, nous aussi, et avec plus d’assurance que les anciens croisés, nous pouvons dire : Dieu le veut ! Non, le passé ne prévaudra pas. Eût-il la force, nous avons la justice, et la justice est plus forte que la force. Nous sommes la philosophie et la liberté. Non, tout le moyen âge condensé dans le Syllabus n’aura pas raison de Voltaire ; non, toute la monarchie, fût-elle triple, et eût-elle, comme l’hydre, trois têtes, n’aura pas raison de la république. (Non ! non ! non ! à gauche.) Le peuple, appuyé sur le droit, c’est Hercule appuyé sur la massue.

Et maintenant que la France reste en paix. Que le peuple demeure tranquille. Pour rassurer la civilisation, Hercule au repos suffit.

Je vote contre la catastrophe.

Je refuse la dissolution.

(Acclamation unanime et prolongée à gauche. — Les sénateurs de gauche se lèvent, et M. Victor Hugo, en regagnant sa place, est chaleureusement félicité par tous ses collègues. — La séance est suspendue.)

RÉPONSE AUX OUVRIERS LYONNAIS

La dissolution est prononcée par 349 voix contre 130.

La nation est résolue, le pouvoir est agressif. Le maréchal de Mac-Mahon, après une revue passée le 1er  juillet, adresse à l’armée un ordre du jour, qui se termine ainsi :

« … Vous m’aiderez, j’en suis certain, à maintenir le respect de l’autorité et des lois dans l’exercice de la mission qui m’a été confiée, et que je remplirai jusqu’au bout. »

Une adresse de remerciement à Victor Hugo pour le discours sur les ouvriers lyonnais avait été votée par le comité d’initiative de Perrache, et envoyée, le 14 juillet, dans un album splendidement relié, contenant les noms de tous les signataires et portant sur la couverture : La Démocratie lyonnaise à Victor Hugo.

Victor Hugo répond :

Paris, 19 juillet 1877.
Mes chers et vaillants concitoyens,

Je reçois avec émotion votre envoi magnifique. J’avais déjà eu un bonheur, faire mon devoir, et le faire pour vous. Ce bonheur, vous le complétez. Je vous remercie.

Je continuerai ; vous vous appuierez sur moi et je m’appuierai sur vous.

L’heure actuelle est menaçante ; le temps des épreuves va recommencer peut-être. Ce que nous avons déjà fait, nous le ferons encore. Nous aussi, nous irons jusqu’au bout.

On nous fait, bien malgré nous, hélas ! une situation périlleuse. Puisqu’il le faut, nous l’acceptons. Quant à moi, je ne reculerai devant aucune des conséquences du devoir. Sortir de l’exil donne le droit d’y rentrer. Quant au sacrifice de la vie, il est peu de chose à côté du sacrifice de la patrie.

Mais ne craignons rien. Nous avons pour nous, citoyens libres de la France libre, la force des choses à laquelle s’ajoute la force des idées. Ce sont là les deux courants suprêmes de la civilisation.

Aucun doute sur l’avenir n’est possible. La vérité, la raison et la justice vaincront, et du misérable conflit actuel sortira, par la toute-puissance du suffrage universel, sans secousse et sans lutte peut-être, la république prospère, douce et forte.

Le peuple français est l’armée humaine, et la démocratie lyonnaise en est l’avant-garde. Où va cette armée ? à la paix. Où va cette avant-garde ? à la liberté.

Hommes de Lyon, mes frères, je vous salue.
LA PUBLICATION
de
L’HISTOIRE D’UN CRIME
1er  octobre 1877 —

Entre les « actes » de Victor Hugo, il faut noter à cette place un de ceux qui furent le plus efficaces et le plus salutaires, — la publication de l’Histoire d’un crime.

Les élections générales avaient été fixées par le gouvernement du 16 mai à la date du 14 octobre.

Le 1er  octobre, l’Histoire d’un crime parut, précédée de ces deux simples lignes :

Ce livre est plus qu’actuel, il est urgent.

Je le publie.

III

LES ÉLECTIONS

Discours pour la candidature de M. Jules Grévy.

Le pouvoir personnel s’était affirmé, dans les discours et manifestes du président de la république, par des paroles imprudentes : « Mon nom… ma pensée… ma politique… ma volonté. »

Le 12 octobre, avant-veille des élections, une réunion électorale eut lieu au gymnase Paz, pour soutenir, dans le neuvième arrondissement de Paris, la candidature de M. Jules Grévy, qui fut élu, le surlendemain, à l’immense majorité de 12,372 voix.

Victor Hugo prit la parole dans cette réunion, et dit :

Messieurs,

Un homme éminent se présente à vos suffrages. Nous appuyons sa candidature.

Vous le nommerez ; car le nommer c’est réélire en lui la chambre dont il fut le président.

Le pays va rappeler cette chambre si étrangement congédiée. Il va la réélire, avec sévérité pour ceux qui l’ont dissoute.

Nommer Jules Grévy, c’est faire réparation au passé et donner un gage à l’avenir.

Je n’ajouterai rien à tout ce qui vient de vous être dit sur cet homme qui réalise la définition de Cicéron : éloquent et honnête.

Je me bornerai à exposer devant vous, avec une brièveté et une réserve que vous apprécierez, quelques idées, utiles peut-être en ce moment.

Électeurs,

Vous allez exercer le grand droit et remplir le grand devoir du citoyen.

Vous allez nommer un législateur.

C’est-à-dire incarner dans un homme votre souveraineté.

C’est là, citoyens, un choix considérable.

Le législateur est la plus haute expression de la volonté nationale.

Sa fonction domine toutes les autres fonctions. Pourquoi ? C’est que c’est de sa conscience que sort la loi. La conscience est la loi intérieure ; la loi est la conscience extérieure. De là le religieux respect qui lui est dû. Le respect de la loi, c’est le devoir de la magistrature, l’obligation du clergé, l’honneur de l’armée. La loi est le dogme du juge, la limite du prêtre, la consigne du soldat. Le mot hors la loi exprime à la fois le plus grand des crimes et le plus terrible des châtiments. D’où vient cette suprématie de la loi ? C’est, je le répète, que la loi est pour le peuple ce qu’est pour l’homme la conscience. Rien en dehors d’elle, rien au-dessus d’elle. De là, dans les états bien réglés, la subordination du pouvoir exécutif au pouvoir législatif. (Vive adhésion.)

Cette subordination est étroite, absolue, nécessaire.

Toute résistance du pouvoir exécutif au pouvoir législatif est un empiétement ; toute violation du pouvoir législatif par le pouvoir exécutif est un crime. La force contre le droit, c’est là un tel forfait que le Dix-huit-Brumaire suffit pour effacer la gloire d’Austerlitz, et que le Deux-Décembre suffit pour engloutir le nom de Bonaparte. Dans le Dix-huit-Brumaire et dans le Deux-Décembre, ce qui a naufragé, ce n’est pas la France, c’est Napoléon.

Si je prononce en ce moment ce nom, Napoléon, c’est uniquement parce qu’il est toujours utile de rappeler les faits et d’invoquer les principes ; mais il va sans dire que ce nom tient trop de place dans l’histoire pour que je songe à le rapprocher des noms de nos gouvernants actuels. Je ne veux blesser aucune modestie. (Bravos et rires.)

Ce que je veux affirmer, et affirmer inflexiblement, c’est le profond respect dû par le pouvoir à la loi, et au législateur qui fait la loi, et au suffrage universel qui fait le législateur.

Vous le voyez, messieurs, d’échelon en échelon, c’est au suffrage universel qu’il faut remonter. Il est le point de départ et le point d’arrivée ; il a le premier et le dernier mot.

Messieurs, le suffrage universel va parler, et ce qu’il dira sera souverain et définitif. La parole suprême que va prononcer l’auguste voix de la France sera à la fois un décret et un arrêt, décret pour la république, arrêt contre la monarchie. (Oui ! oui ! — Applaudissements.)

Quelquefois, messieurs, cela se voit dans l’histoire, les factions s’emparent du gouvernement. Elles créent ce qu’on pourrait appeler des crises de fantaisie, qui sont les plus fatales de toutes. Ces crises sont d’autant plus redoutables qu’elles sont vaines ; la raison leur manque ; elles ont l’inconscience de l’ignorance et l’irascibilité du caprice. Brusquement, violemment, sans motif, car tel est leur bon plaisir, elles arrêtent le travail, l’industrie, le commerce, les échanges, les idées, déconcertent les intérêts, entravent la circulation, bâillonnent la pensée, inquiètent jusqu’à la liberté d’aller et de venir. Elles ont la hardiesse de s’annoncer elles-mêmes comme ne voulant pas finir, et posent leurs conditions. Leur persistance frappe de stupeur le pays amoindri et appauvri. On peut dire de certains gouvernements qu’ils font un nœud à la prospérité publique. Ce nœud peut être tranché ou dénoué : il est tranché par les révolutions ; il est dénoué par le suffrage universel. (Applaudissements.)

Tout dénouer, ne rien trancher, telle est, citoyens, l’excellence du suffrage universel.

Le peuple gouverne par le vote, c’est l’ordre, et règne par le scrutin, c’est la paix.

Il faut donc que le suffrage universel soit obéi. Il le sera. Ce qu’il veut est voulu d’en haut. Le peuple, c’est la souveraineté ; la France, c’est la lumière. On ne parle en maître ni au peuple, ni à la France. Il arrive quelquefois qu’un gouvernement, peu éclairé, semble oublier les proportions ; le suffrage universel les lui rappelle. La France est majeure ; elle sait qui elle est, elle fait ce qui convient ; elle régit la civilisation par sa raison, par sa philosophie, par sa logique, par ses chefs-d’œuvre, par ses héroïsmes ; elle a la majesté des choses nécessaires, elle est l’objet d’une sorte de contemplation des peuples et il lui suffit de marcher pour se montrer déesse. Qui que nous soyons, mesurons nos paroles quand nous avons l’immense honneur de lui parler. Cette France est si illustre que les plus hautes statures s’inclinent devant elle. Devant sa grandeur, les plus grands demeurent interdits. Montesquieu hésiterait à lui dire : « Ma politique », et, certes, Washington n’oserait pas lui dire : « Ma volonté ». (Rires approbatifs.)

Citoyens, le suffrage universel vaincra. Le nuage actuel s’évanouira. La France donnera ses ordres, et n’importe qui obéira. Je ne fais à personne l’injure de douter de cette obéissance. La victoire sera complète. Dès à présent nous sommes pleins de pensées de paix, et nous sentons quelque pitié. Nous ne pousserons pas notre victoire jusqu’à ses limites logiques, mais le triomphe du droit et de la loi est certain. L’avenir vaincra le passé ! (Assentiment unanime.)

Citoyens, ayons foi dans la patrie. Ne désespérons jamais. La France est une prédestinée. Elle a charge de peuples, elle est la nation utile, elle ne peut ni décliner ni décroître, elle couvre ses mutilations de son rayonnement. À l’heure qu’il est, sanglante, démembrée, rançonnée, livrée aux factions du passé, contestée, discutée, mise en question, elle sourit superbement, et le monde l’admire. C’est qu’elle a la conscience de sa nécessité. Comment craindrait-elle les pygmées, elle qui a eu raison des géants ? Elle fait des miracles dans l’ordre des idées, elle fait des prodiges dans l’ordre des événements ; elle emploie, dans sa toute-puissance, même les cataclysmes à fonder l’avenir ; et — ce sera mon dernier mot — oui, citoyens, on peut tout attendre de cette France qui a su faire sortir du plus formidable des orages, la révolution, le plus stable des

gouvernements, la république. (Applaudissements prolongés.)

III

ANNIVERSAIRE DE MENTANA

La lettre suivante, adressée par Victor Hugo au municipe de Rome, a été lue à la cérémonie funèbre de l’anniversaire de Mentana :

Versailles, 22 novembre 1877.

Un fils de la France envoie un salut aux fils de l’Italie. Mentana est une des hontes de Louis Bonaparte et une des gloires de Garibaldi. La fraternité des peuples proteste contre ce délit de l’empire, qui est un deuil pour la France.

Pour nous français, l’Italie est une patrie aussi bien que la France, et Paris, où vit l’esprit moderne, tend la main à Rome, où vit l’âme antique. Peuples, aimons-nous.

Paix aux hommes, lumière aux esprits.

IV

LE DÎNER D’HERNANI

Victor Hugo, touché de l’accueil fait par la presse unanime de toutes les opinions à la reprise d’Hernani, offrait, le 11 décembre 1877, au Grand-Hôtel, un dîner aux journalistes, et en même temps aux comédiens qui jouaient Hernani.

Victor Hugo avait à sa droite Mlle Sarah Bernhardt, et à sa gauche M. Perrin, administrateur général de la Comédie-Française.

En face de Victor Hugo était son petit-fils Georges, à droite duquel étaient Émile Augier, et à gauche M. Ernest Legouvé.

À la droite de Victor Hugo, après Mlle Sarah Bernhardt, étaient : MM. Émile de Girardin, Paul Meurice, Théodore de Banville, Maubant, Leconte de Lisle, Arsène Houssaye, Duquesnel, Henri de Pène, Alphonse Daudet, Blowitz, du Times, La Rounat, Jean-Paul Laurens, etc.

À sa gauche après M. Perrin, étaient : MM. Auguste Vacquerie, Paul de Saint-Victor, Bapst, Adrien Hébrard, Philippe Jourde, Texier, Grenier, Duportal, Magnier, Monselet, Émile Deschanel, Ernest Lefèvre, I. Rousset, Pierre Véron, Crawford, du Daily News, etc.

À la droite de Georges Hugo, après M. Émile Augier : MM. Worms, Caraguel, de Biéville, Hostein, de La Pommeraye, Larochelle, Calmann Lévy, Louis Ulbach, Catulle Mendès, etc.

À sa gauche, après M. Ernest Legouvé : MM. Lockroy, Spuller, Mounet-Sully, Ritt, Alexandre Rey, Émile Bayard, etc.

Le dîner a commencé à neuf heures. La table, dressée en fer à cheval et adossée à la cheminée monumentale de la salle du Zodiaque, occupait tout l’espace de la vaste rotonde, splendidement illuminée. Un admirable massif de plantes exotiques se dressait dans l’espace réservé du fer à cheval.

Au dessert, Victor Hugo s’est levé ; un profond silence s’est aussitôt établi. D’une voix émue, et qui pourtant se faisait entendre jusqu’aux extrémités de la salle, Victor Hugo a dit :

Je demande à mes convives la permission de boire à leur santé.

Je suis ici le débiteur de tous, et je commence par un remerciement. Je remercie de leur présence, de leur concours, de leur sympathique adhésion, les grands talents, les nobles esprits, les généreux écrivains, les hautes renommées qui m’entourent. Je remercie, dans la personne de son honorable directeur, ce magnifique théâtre national auquel se rattache, par ses deux extrémités, un demi-siècle de ma vie. Je remercie mes chers et vaillants auxiliaires, ces excellents artistes que le public tous les soirs couvre de ses applaudissements. (Bravos.)

Je ne prononcerai aucun nom, car il faudrait les nommer tous. Pourtant (Victor Hugo se tourne vers Mlle Sarah Bernhardt), permettez-moi, madame, une exception que votre sexe autorise. Je dis plus, commande.

Vous venez de vous montrer non seulement la rivale, mais l’égale des trois grandes actrices, Mlle Mars, Mme Dorval, Mlle Favart, qui vous ont précédée dans ce rôle de doña Sol.

Je vais plus loin ; j’ai le droit de le dire, moi qui ai vu, hélas ! la représentation de 1830 (Rires d’approbation), vous avez dépassé et éclipsé Mlle Mars. Ceci est de la gloire ; vous vous êtes vous-même couronnée reine, reine deux fois, reine par la beauté, reine par le talent.

Victor Hugo se penche et baise la main de Mlle Sarah Bernhardt en disant :

Je vous remercie, madame ! (Vifs applaudissements.)

Messieurs, qu’est-ce que cette réunion ? c’est une simple fête toute cordiale et toute littéraire ; ces fêtes-là sont toujours les bienvenues, même et surtout dans les jours orageux et difficiles.

Il ne sera pas dit ici une seule parole qui puisse faire une allusion quelconque à une autre passion que celle de l’idéal et de l’absolu, dont nous sommes tous animés.

Nous sommes dans la région sereine. Nous nous rencontrons sur le calme sommet des purs esprits. Il y a des orages autour de nous, il n’y en a pas en nous. (Applaudissements.)

Il est bon que le monde littéraire jette son reflet lumineux et sans nuage sur le monde politique. Il est bon que notre région paisible donne aux régions troublées ce grand exemple, la concorde, et ce beau spectacle, la fraternité. (Triple salve d’applaudissements.)

Je comptais m’arrêter ici, mais vos applaudissements m’encouragent à continuer ; je dirai donc quelques mots encore.

Messieurs, à mon âge, il est rare qu’on n’ait pas, qu’on ne finisse pas par avoir une idée fixe. L’idée fixe ressemble à l’étoile fixe ; plus la nuit est noire, plus l’étoile brille. (Sensation.)

Il en est de même de l’idée. Mon idée m’apparaît avec d’autant plus d’éclat que le moment est plus ténébreux. Cette idée fixe, je vais vous la dire : — C’est la paix.

Depuis que j’existe, dès les commencements de ma jeunesse jusqu’à cet achèvement qui est ma vieillesse, je n’ai jamais eu qu’un but, la pacification ; la pacification des esprits, la pacification des âmes, la pacification des cœurs. Mon rêve aurait été : plus de guerre, plus de haine ; les peuples uniquement occupés de travail, d’industrie, de bien-être, de progrès, la prospérité par la tranquillité. (Mouvement. Applaudissements.)

Ce rêve, quelles que soient les épreuves passées ou futures, je le continuerai, et je tâcherai de le réaliser sans me lasser jamais, jusqu’à mon dernier souffle.

Corneille, le vieux Corneille, le grand Corneille, se sentant près de mourir, jetait cette superbe aspiration vers la gloire, ce grand et dernier cri, dans ce vers :

Au moment d’expirer, je tâche d’éblouir.

Eh bien ! messieurs, si l’on avait droit de parler après Corneille, et s’il m’était donné d’exprimer mon vœu suprême, je dirais, moi :

Au moment d’expirer, je tâche d’apaiser.


(Applaudissements prolongés, profonde émotion.)

Telle est, messieurs, la signification, tel est le sens, tel est le but de cette réunion, de cette agape fraternelle, dans laquelle il n’y a aucun sous-entendu, aucun malentendu. Rien que de grand, de bon, de généreux. (Salve d’applaudissements. — Oui ! oui !)

Nous tous qui sommes ici, poètes, philosophes, écrivains, artistes, nous avons deux patries, l’une la France, l’autre l’art. (Vifs applaudissements.)

Oui, l’art est une patrie ; c’est une cité que celle qui a pour citoyens éternels ces hommes lumineux, Homère, Eschyle, Sophocle, Aristophane, Théocrite, Plaute, Lucrèce, Virgile, Horace, Juvénal, Dante, Shakespeare, Rabelais, Molière, Corneille, Voltaire… (Cri unanime : — … Victor Hugo !)

Et c’est une cité moins vaste, mais aussi grande, celle que nous pouvons appeler notre histoire nationale, et qui compte des hommes non moins grands : Charlemagne, Roland, Duguesclin, Bayard, Turenne, Condé, Villars, Vauban, Hoche, Marceau, Kléber, Mirabeau. (Applaudissements répétés.)

Eh bien, mes chers confrères, mes chers hôtes, nous appartenons à ces deux cités. Soyons-en fiers, et permettez-moi de vous dire, en buvant à votre santé, que je bois à la santé de nos deux patries : — À la santé de la grande France ! et à la santé du grand art !

Plusieurs salves d’applaudissements ont suivi le discours de Victor Hugo. Tous les convives étaient debout, saluant et acclamant le poète.

M. Émile Perrin s’est alors levé et a dit :

Messieurs,

Puisque cet honneur m’est réservé de répondre à l’hôte illustre qui nous a conviés, puisque je dois prendre la parole après la voix que vous venez d’entendre, devant vous, messieurs, qui représentez ici une des gloires de notre pays, une de ses forces les plus expansives, l’art dramatique en France, vous, ses auteurs, ses interprètes et ses juges, permettez-moi de parler au nom de la Comédie-Française. C’est au nom de tout ce qui constitue notre maison, au nom de ses souvenirs, de son présent, de son avenir, au nom de ses grands poètes qui ont fondé son existence et formé son patrimoine, au nom de cette longue suite d’artistes célèbres qui sont les ancêtres et les conseillers de ceux d’aujourd’hui, que je vous demande, messieurs, de porter ce toast à M. Victor Hugo. (Applaudissements.)

De cette vie si prodigieusement remplie, je ne veux ici retenir qu’un jour ; dans cette œuvre immense si multiple, si fortement mêlée à l’art de notre temps qu’elle en semble, à elle seule, l’expression vivante (bravos), je ne veux ici relever qu’une date.

Le 25 février 1830, il y aura bientôt quarante-huit ans, la Comédie-Française avait l’honneur de représenter pour la première fois Hernani. Un demi-siècle a passé sur cette œuvre d’abord si passionnément contestée et qui souleva tant de tempêtes. Aujourd’hui, elle est entrée dans la région sereine des chefs-d’œuvre. Elle est devenue classique à son tour, car la postérité a commencé pour elle, et la voilà à mi-chemin de son premier centenaire (Applaudissements.) Dans cinquante ans, aux jours des glorieux anniversaires, on jouera Hernani comme on joue le Cid et les Horaces. Ils sont tous trois d’une même famille, frères par la mâle fierté des sentiments, frères par l’incomparable splendeur du langage. (Bravos prolongés.)

Dans cinquante ans, messieurs, bien peu de nous pourront avoir le bonheur d’applaudir Hernani. Mais une génération nouvelle se chargera de ce soin ; elle s’y empressera comme ses aînées, et son cœur battra comme le nôtre, animé du même enthousiasme, de la même ardeur.

En portant ce toast à Victor Hugo, à l’auteur d’Hernani, je bois,

messieurs, à l’immortelle jeunesse du génie… (Bravos.)

M. de Biéville a pris ensuite la parole :

Très cher et très illustre poète,

C’est comme le plus ancien des critiques dramatiques que quelques-uns de mes confrères m’ont fait l’honneur de me désigner pour vous porter un toast.

Quel chemin nous avons fait depuis le jour mémorable de la première représentation d’Hernani ! Alors, cher grand poète, vous comptiez déjà d’ardents admirateurs parmi les critiques dramatiques, mais vous y trouviez aussi d’ardents détracteurs ; aujourd’hui, l’admiration nous a tous gagnés.

Au nom de la critique dramatique, je bois à l’auteur d’Hernani, au plus grand poëte de ce siècle, au fondateur de la liberté dramatique au Théâtre-Français. (Applaudissements.)

M. Théodore de Banville s’est levé à son tour, et, tourné vers M. Victor Hugo, lui a dit, avec une émotion qui se communiquait à tout l’auditoire :

Maître,

Depuis bien longtemps, on ne compte plus vos chefs-d’œuvre. Cependant, vous en avez fait un aujourd’hui qui passe tous les autres : c’est d’avoir assemblé cent cinquante parisiens animés d’une même pensée. On dit qu’en ces temps troublés nous ne nous entendons sur rien ; c’est une erreur, puisque nous n’avons tous qu’une seule âme pour fêter et acclamer votre gloire. Le génie a cela de divin, entre autres choses, qu’il aplanit les obstacles, fond les dissentiments, et emporte les esprits dans son sillon de lumière.

Oui, vous nous unissez tous dans un même sentiment de reconnaissance et de fierté, car c’est grâce à vous que la France est elle-même vis-à-vis de l’étranger, et que, douloureusement blessée, elle reste encore victorieuse. Elle le sera toujours, puisqu’elle porte à son front la clarté de l’idée, et qu’il faut bien la suivre, si l’on ne veut pas marcher dans la nuit noire. Elle a toujours eu ce privilège de ravir par l’intelligence, d’entasser les merveilles, et de faire croire à ses miracles à force de miracles. C’est en quoi, Maître, vous la représentez parfaitement, car vous avez stupéfait l’envie et l’admiration elle-même, par le prodige d’une création inépuisable, qui foisonne comme les feuilles de la forêt et les étoiles du ciel. L’univers est encore ébloui de votre dernière œuvre, que déjà vous l’avez oubliée depuis longtemps et que vous nous étonnez par une œuvre nouvelle. Ayant encore le frisson lyrique des Contemplations, nous sommes enchantés et charmés par la flûte des Chansons des rues et des bois.

Nous écoutons avidement le romancier, l’historien, le douloureux avocat des Misérables, quand mille poèmes nouveaux s’éveillent, ouvrant leurs ailes d’aigle ; et, après avoir offert au monde cette Légende des Siècles qui semble ne pouvoir jamais être égalée, vous réalisez ce fait inouï de lui donner une sœur qui la surpasse, et de vous montrer chaque jour pareil et supérieur à vous-même. Et ce qui fait la force de ce grand Paris que vous adorez, de cette France dont vous êtes l’orgueil, c’est qu’ils vous suivent, vous comprennent, et que, si haut que vous montiez, leur âme est à l’unisson de la vôtre. Le peuple qui se presse à Hernani jette dans la caisse du théâtre plus d’argent qu’elle n’en peut tenir, et, comprenant en artiste les beautés du poème, témoigne ainsi qu’il y a entre vous et lui une solidarité complète. Votre génie est son génie, et c’est pourquoi j’exprime la pensée de tous en confondant nos plus chers espoirs dans ce double vœu : Vive la France ! vive Victor Hugo !

Ce discours a été interrompu presque à chaque phrase par les applaudissements de la salle entière.

M. Henri de La Pommeraye s’est fait applaudir à son tour en portant ce simple toast qui a fait fondre en larmes de joie le petit Georges : « Aux petits-enfants de Victor Hugo ! » Et ce cri cordial a bien terminé cette fête cordiale.