Achim d’Arnim
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 296-332).
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ACHIM D'ARNIM




II.


DRAMES ROMANTIQUES ET POPULAIRES.





Au théâtre comme dans le roman, il a été dans la destinée d’Arnim de marquer ses tentatives d’un double caractère, d’accomplir une intime alliance entre une fantaisie profondément individuelle et un respect inaltérable du génie et de la tradition germaniques. Celui qui n’accepterait comme représentant l’art dramatique en Allemagne que l’école dont Goethe et Schiller sont restés les chefs illustres s’exposerait à ne comprendre parfaitement ni quelques-unes des plus belles œuvres d’Arnim, ni même toute une famille d’écrivains oubliés, qui, bien avant les auteurs d’Egmont et de don Carlos, prétendirent donner à l’Allemagne un théâtre national. Arnim a fréquenté cette famille, il a tenu commerce avec ces productions bizarres qui, au XVIe et au XVIIe siècle, trouvaient dans les plus humbles classes du peuple allemand un public empressé. Avant d’évoquer quelques-uns des drames les plus remarquables de l’auteur d’Isabelle d’Égypte, il convient donc de parcourir un peu le chemin qu’a suivi Arnim lui-même, et de n’arriver à lui qu’en traversant ce groupe des écrivains allemands du XVIIe siècle, dont le vieil André Gryphius personnifie si nettement les qualités et surtout les défauts.

C’est au commencement du XVIIe siècle, en effet, que la scène allemande s’ouvrit pour la première fois à des tentatives plus sérieuses que les farces populaires ou les moralités dialoguées des âges précédens. Une troupe de comédiens parcourait alors l’Allemagne, jouant les pièces des contemporains de Shakspeare et celles de Shakspeare lui-même. Cette compagnie était composée de jeunes Allemands du comptoir de la Hanse à Londres, lesquels, en rapportant dans leur pays les pièces les plus en vogue d’un répertoire étranger, tentaient tout simplement une de ces spéculations théâtrales comme il s’en est tant vu depuis. Cette fois la spéculation réussit on ne peut mieux : les rois, les électeurs, les villes libres se disputèrent à prix d’or les heureux histrions, qui durent bientôt livrer à l’impression ce fameux répertoire, objet d’un si universel enthousiasme. Un premier volume parut d’abord sous ce titre agréablement diffus : Comédies et tragédies anglaises, ou choix des plus belles pièces, tant comiques que tragiques, sans excepter les facéties et joyeusetés, qui, traduites de l’anglais en allemand, ont, par l’aimable tour de l’invention aussi bien que par l’intérêt historique du drame, charmé les cours des rois et des électeurs, non moins que les villes libres anséatiques. Elles paraissent aujourd’hui imprimées pour la première fois. À ce premier volume un second succéda bientôt, puis enfin un troisième, par lequel l’ouvrage fut complété. Tels qu’ils sont, ces trois volumes, publiés en 1610, contiennent à peu près toutes les origines du théâtre allemand, et forment une sorte de compendium où les générations n’ont pas cessé de venir puiser l’une après l’autre. Des soixante-dix pièces environ qui composent l’Opus Theatricum d’un poète de ce temps, Ayrer[1], il n’en est pas dix, comédies, tragédies ou farces, qui ne se rattachent par le sujet ou les personnages à quelque invention de ce répertoire, à quelqu’un des motifs dramatiques importés d’Angleterre par ces aventureux comédiens. Ce sont eux aussi qui, selon toute vraisemblance, introduisirent en Allemagne le Faust de Marlowe, quoiqu’en général les marionnettes revendiquent l’honneur d’avoir naturalisé en Allemagne la légende de Faust. Cela du reste revient au même, le génie dramatique de l’Angleterre ayant également, et vers la même époque, modifié le répertoire des marionnettes allemandes, qui, régénérées en quelque sorte physiquement et moralement, eurent à dépouiller, comme on dit, le vieil homme, grâce aux ingénieux perfectionnemens apportés dans leur mécanisme.

L’année où mourut Shakspeare, Andréas Gryphius vint au monde, tête de savant qu’un vague rayon de poésie éclaire par intervalle, et qui s’avisa de traduire à la scène les Grecs et les Romains, avec lesquels ses études de latiniste le mettaient en rapport. La tragédie antique vue à travers Sénèque, un mélange du théâtre de Shakspeare et des mystères du moyen âge, ici est le procédé dramatique de cet étrange précurseur, qui, si Goethe fut le Corneille de la scène allemande, en a été, lui, le Garnier. De nos jours, l’école romantique a repris divers sujets traités par Gryphius, entre autres cette amoureuse histoire de Cardenio et Celinde, empruntée dans l’origine à une nouvelle espagnole de Montalban, et qu’Arnim intercale en manière d’épisode dans son étrange comédie épique intitulée Halle et Jérusalem. Les Arméniens, la Mort de Papinien, Catherine de Géorgie, comment nommer tous les chefs-d’œuvre de Gryphius ?

J’en ai de violens, j’en ai de pitoyables.

Ce que dit dans Polyeucte cet excellent Félix de ses propres sentimens s’appliquerait à merveille aux innombrables pièces du dramaturge allemand. Il en a en effet de violentes où l’on voit, comme dans Catherine de Géorgie, l’héroïne écorchée vive au cinquième acte, et il en a de pitoyables, comme celle qui nous représente le roi Charles Ier d’Angleterre aux prises avec le bourreau. Gryphius a aussi transporté sur la scène allemande une version du Songe d’une nuit d’été, qui arrivait à lui défigurée par deux ou trois arrangemens successifs. On a quelque peine à comprendre comment une pareille comédie, enlevée ainsi du cadre poétique qui la relève et l’ennoblit, put réussir devant un public peu ou point au courant du répertoire anglais, et qui, partant, n’entendait rien aux allusions et aux parodies dont elle abonde. Néanmoins le succès fut très grand, en dépit, peut-être même, hélas ! faut-il le dire ? à cause des suppressions, corrections et transpositions du barbare arrangeur. Se figure-t-on le Songe d’une nuit d’été sans Titania ? Gryphius a payé d’un trait ce personnage ; il est vrai qu’en revanche il en ajoute plus d’un auquel Shakspeare n’avait point pensé, nommément ce fameux Pickelhaering, acteur indispensable de la farce allemande, et qu’un poète du bon temps se garderait fort d’omettre.

On le voit, c’est au génie dramatique de la vieille Angleterre qu’il faut s’adresser pour avoir le secret des origines du théâtre en Allemagne. La France eut certes aussi son influence sur cette partie de la littérature germanique, et je ne pense pas que personne au-delà du Rhin cherche à le contester ; mais cette influence vint plus tard, et s’exerça surtout, chez certains grands esprits que leur sens critique entraînait involontairement vers l’éclectisme. Les romantiques, plus naïvement poètes, plus religieusement inspirés, se bornèrent à remonter en ligne directe le cours des traditions nationales, cherchant l’avenir dans le passé. Tandis que Goethe traduisait Voltaire et Diderot, tandis que Schiller, multipliant les essais de côté et d’autre, allait du drame bourgeois à la tragédie antique avec chœurs, d’Intrigue et Amour à la Fiancée de Messine, l’école nouvelle, à qui suffisait un seul enthousiasme, se contentait de retrouver Shakspeare, de le découvrir en quelque sorte. Ses recherches si actives sur les origines de l’art national y conduisaient tout droit. Toutefois il arriva à quelques-uns de s’arrêter, chemin faisant, autour des vieux maîtres du terroir, et sans tenir compte d’une imitation qui avait cherché ses modèles au-delà de Shakspeare, de prendre les copies d’Ayrer ou de Gryphius pour des originaux. Pour ma part, quand je vois inscrits en tête d’une pièce de ce temps ces trois mots, très souvent reproduits : nach altem Deutschen, c’est-à-dire, d’après une ancienne pièce allemande, je sais que penser de cette épigraphe, et que ce prétendu vieil allemand est tout bonnement du vieil anglais.

Arnim, à ce point de vue, doit beaucoup au répertoire publié dans les trois volumes de 1610, et très souvent ce sont les précurseurs de Shakspeare qui lui fournissent les emprunts qu’il croit faire à Gryphius. Je me hâte d’ajouter que ces emprunts, quels qu’ils soient, ne sauraient affecter qu’une partie du théâtre d’Arnim, la partie la moins littéraire sans doute, mais non la moins curieuse, et sur laquelle je reviendrai, celle des Possen ou farces romantiques dans le goût populaire, car pour ses grandes conceptions il ne relève que de Shakspeare et de l’histoire nationale. C’est par ce caractère que se recommande particulièrement une de ses créations les plus puissantes, l’Auerhahn (le Coq de bruyère), oiseau rare, dit-on, et sur la trace duquel on aimera sans doute à nous suivre, car on fera ainsi le tour du monde du poète.

Avant d’aborder le domaine de l’imagination, il faut cependant parcourir la chronique de Thuringe, et nous verrons mieux ensuite quel parti Arnim a su tirer des plus héroïques figures qui s’y rencontrent Louis II, né vers 1129, était encore sous la tutelle de sa mère lorsque l’empereur Konrad III sanctionna ses titres et sa dignité de landgrave de Thuringe. D’un naturel doux et clément, mais fort enclin au plaisir, Louis grandissait étranger à toute préoccupation politique, ne demandant qu’à s’amuser et à bien vivre. Or, pendant ce temps, que faisaient les seigneurs ses feudataires ? Ils opprimaient le pauvre peuple et l’écrasaient d’impôts. En vain de toutes parts s’élevaient les murmures, en vain les plaintes éclataient : ni les murmures, ni les plaintes n’arrivaient aux oreilles de Louis, qui, tantôt courant le monde à la recherche des aventures, tantôt endonjonné dans son château de la Wartbourg, ne savait rien des misères de ses sujets, non plus que de l’orage qui déjà grondait parmi eux contre lui et ses vassaux. Les choses en étaient à ce point, lorsqu’un soir le landgrave, s’étant égaré à la chasse, vint frapper seul et sans escorte à la hutte d’un forgeron de Ruhla, village situé dans la montagne, aux environs d’Eisenach. Et comme à la vue de cet homme d’armes le forgeron fronçait le sourcil : « Je suis, lui dit Louis, un veneur de la suite du landgrave, j’ai perdu mon chemin, la nuit est noire en diable, et je vous demande un gîte pour moi et mon cheval jusqu’à demain. » Le forgeron, à ces mots, devint plus sombre, et d’une voix sourde où frémissait l’accent d’une haine concentrée : « Fi ! murmura-t-il, comment osez-vous prononcer un pareil nom sans vous essuyer la bouche aussitôt ? L’hospitalité, je vous la donne, mais point, croyez-le bien, en faveur de qui vous la réclamez, Menez votre cheval à l’écurie, vous y trouverez de la paille pour vous étendre, car chez nous autres, pauvres gens, il n’y a pas de lit. » — Le landgrave fit comme on lui disait de faire ; mais il eut beau se retourner, le sommeil ne vint pas ; la sentence du forgeron lui travaillait l’esprit. Pendant ce temps, l’artisan s’était remis à l’œuvre, il battait l’enclume à coups redoublés, et s’écriait en maugréant : « Courage donc, Louis, cœur de poule ! endurcis-toi ! endurcis-toi ! » Puis, s’il suspendait quelques instans sa rude besogne, c’était pour raconter à ses compagnons les exactions des nobles et la pitoyable indifférence du landgrave à l’endroit des horribles traitemens infligés par eux au peuple. « Honte, poursuivait-il en plongeant le fer dans l’eau pour le durcir, à qui voudrait vivre sous un pareil maître, incapable de maintenir ses grands vassaux ! l’un pille votre maison, l’autre vous prend votre fille, un troisième vous ouvre la veine en manière de plaisanterie pour vous barbouiller la figure avec votre propre sang ! Ventre-Dieu ! Louis, cœur de poule ! endurcis-toi ! et tâche enfin de te montrer à nous ici que ce fer que nous battons ! »

Or Louis entendit tout, et la leçon, — soit qu’elle vint d’une âme naïve et simple, frémissant sous le coup d’une récente injure, soit, comme certains chroniqueurs le prétendent, qu’elle fut malicieusement adressée à qui de droit, — la leçon ne fut point perdue. Au jour naissant, Louis remercia son hôte et s’éloigna ; mais combien en quelques heures il s’était transformé ! Une nuit avait suffi pour changer la nature accommodante et bénigne du landgrave, et faire du roseau flexible une verge de fer. À dater de cette époque, Louis fut intraitable et devint pour ses grands vassaux un si terrible justicier, que ceux-ci entreprirent de briser sa puissance. Au premier signal du soulèvement, Louis lève une armée dont tant de malheureux délivrés par lui s’empressent de grossir les rangs, et c’est avec ces hommes altérés de représailles qu’il fond sur les révoltés, pille leurs territoires, rase leurs burgs et les emmène eux-mêmes prisonniers. « Infâmes, leur dit-il, vous tremblez pour vos têtes ; rassurez-vous, elles seront épargnées, bien que vous ayez mérité cent fois la mort ! Je vous réserve un autre châtiment. » Là-dessus il les conduit dans un champ, et choisissant entre eux les plus coupables, les attelant à la charrue, il se met à labourer le sol avec ce bétail humain, qu’il chasse devant lui à coups de fouet jusqu’à ce que la terre soit pleinement retournée. Le landgrave fit ensuite entourer ce champ de pierres et le libéra de toute redevance. Aujourd’hui encore, on montre, à Freiburg-sur-l’Unstrut, cette place fameuse, qui a conservé le nom de Champ des Nobles. Les prisonniers châtiés de la sorte eurent à prêter un nouveau serment au landgrave. On devine dans quelles conditions ils s’y résignèrent ; aussi Louis, se tenant sur ses gardes, revêtit à cette occasion une cuirasse de fer qu’il portait toujours, et d’où lui est venu son surnom dans l’histoire.

Nulle existence plus que celle du personnage dont je parle n’offre cette union de la légende et de l’histoire dont s’accommoda de tout temps le drame populaire. Avec les élémens romantiques qui la composent, la vie de Louis le Ferré devait tenter un poète, et c’était bien là un sujet digne d’inspirer le génie d’Arnim. Le Coq de bruyère est la vie de Louis le Ferré, mise en action dans le style de ces drames populaires où la légende et l’histoire se confondent. À coup sûr on ne doit point s’attendre à rencontrer ici l’idéal des tragédies de Goethe et de Schiller. Les caractères sont brutalement accusés, et l’action s’enchaîne et se dénoue bien moins par les habiles combinaisons de l’art que par ce que j’appellerai la force des choses. Peu de souci du détail, plus d’élan poétique et de spontanéité que de réflexion ; mais en revanche, dans l’ensemble, je ne sais quelle grandeur fruste et sauvage, quelle impétuosité, quelle furie de touche. De vastes horizons largement peints, des masses dramatiquement disposées, le fracas musical de l’opéra dans la tragédie, une peinture à fresque emportée de main de maître, ici est le théâtre d’Arnim, théâtre, je le répète, plus voisin de Shakspeare que de Goethe et de Schiller, et qui, depuis le choix du sujet jusqu’au style du dialogue, réunit, selon moi, toutes les conditions du genre populaire, je dirais du mélodrame, n’était l’idée anti-littéraire que provoque chez nous ce mot d’une signification néanmoins très vraie et très caractéristique. Au reste, l’analyse de cette histoire romantique intitulée le Coq de bruyère et de nombreuses citations de cette œuvre, aujourd’hui encore si peu connue des Allemands eux-mêmes, nous semblent les meilleurs argumens à donner, et le lecteur nous saura gré de les produire en abondance.

I. – LE COQ DE BRUYERE.

Nous sommes en 1140, Louis II, plus communément désigné sous le nom de Louis Ier, parce qu’il fut le premier landgrave de Thuringe, vient de mourir à la Wartbourg. Outre les trois fils et les quatre filles que l’histoire lui reconnaît, le vieux landgrave a laissé plusieurs bâtards. Ottnit, Franz et Albert, frères naturels du nouveau maître de la Thuringe, sont encore en possession du château de Marbourg, et s’attendent d’un moment à l’autre à voir arriver le landgrave, incertains du traitement que celui-ci leur réserve. Cette scène est caractéristique. Dès l’exposition, les rôles s’y dessinent, car ces bâtards, enfans du même père, sont nés de femmes différentes, et si chez Franz et Albert de grossiers instincts se manifestent, on sent tout de suite chez Ottnit la trempe d’un héros. Vous devinez à son premier aspect un de ces personnages qui, dans ces drames de l’histoire auxquels la fatalité préside, sont appelés à faire revivre en eux les races destinées à périr.


(Une vaste salle du château de Marbourg ; Franz est assis devant une table et déjeune.)

« FRANZ. — Aussi longtemps que mon père a vécu, j’ai souhaité d’être mon propre maître ; aujourd’hui me voilà libre, et je ne sais que devenir. (Entre Ottnit, son arbalète dans une main, et portant de l’autre un coq de bruyère qu’il vient de tuer.)

« OTTNIT. — Vois, frère, un coq de bruyère ! Vive Dieu ! c’est avoir du bonheur, le premier qu’on ait encore vu dans la contrée ! à peine l’aube commençait à poindre, l’ivresse d’amour le tenait si fort qu’il n’y voyait goutte ; il s’est laissé surprendre. Je veux planter à mon bonnet ses plus belles plumes, (A part.) Mieux encore, les offrir à Jutta, ma bien-aimée, pour qu’elle en orne les feuillets de son missel.

« FRANZ. — Quel goût a cet oiseau ? Est-ce bon à manger ?

« OTTNIT. — Bon à manger ! Que m’importe ? Quelle heure est-il ?

« FRANZ. — l’horloge vient de sonner quelque chose, mais si lentement que, pendant qu’elle sonnait, j’ai oublié ce qu’elle sonnait.

« OTTNIT. — Paresseux ! voilà tantôt cinq heures que je bats la forêt, et je te retrouve à peine habillé !

« FRANZ. — Celui qui dort ne pèche pas. D’ailleurs je ne sais que faire de mon temps. L’air du matin avec sa fraîcheur me fait bâiller, et quand je suis là tout seul à déjeuner, les jambes étendues sous la table, il me semble qu’à force de m’étirer, mes membres s’allongent. (Entre Albert, enveloppé d’une ample robe de chambre. Il se parle à lui-même et s’assied dans le fauteuil de l’aïeul.)

« ALBERT. — Ouf ! huit heures ! l’heure à laquelle j’aidais mon père à s’habiller. Avec quelle bonhomie, quand il était content, il me donnait les croûtes du son pain qu’il ne pouvait plus mordre ! Hélas ! maintenant j’ai sa défroque pour me vêtir, son fauteuil pour me prélasser, et quand je me suis mis dans ses chausses, quand je me suis assis dans son fauteuil, tout ce qu’il me disait me revient. Tiens ! il me semble que je l’entends : « Approche ici, mon enfant ; tu es jeune, toi, et moi je suis vieux et caduc, réchauffe à ton souffle mes pauvres mains que le vent d’hiver a glacées. » Hi ! hi ! hi ! (Il pleure.)

« FRANZ. — Bon ! encore des bêtises ! Que diantre ! les uns s’en vont, les autres viennent ! D’ailleurs qu’avons-nous tant perdu à la mort de notre bon vieux père ? ne sommes-nous pas libres désormais ? ne sommes-nous pas les maîtres de céans ?

« OTTNIT. — Nous, libres ! nous, les maîtres de céans ! lorsqu’à chaque minute notre sire Henri peut survenir, Henri le Ferré[2], m’entends-tu bien ? et nous chasser comme de simples garçons de ferme qu’on envoie à la charrue ! Les bâtards, il faut en convenir, sont une race à part et faite pour dérouter l’opinion d’un chevalier. Nous ne sommes en effet ni chair ni poisson, ni jour ouvrier ni dimanche. Même alors qu’il vous offense, on aime son frère légitime : vis-à-vis d’un étranger, à défaut d’affection, on conserve encore certaines bienséances qui sont les lois de la chevalerie ; mais le malheur veut qu’aux yeux de Henri, notre frère, nous ne soyons ni des étrangers, ni des parens. Bien plus, nous nous appelons ses frères et nous pourrions être ses fils, et nos cœurs s’ouvrent à la vie que déjà sa tête a grisonné au milieu des travaux et des périls.

« FRANZ. — Sa tête a grisonné, dis-tu ? J’aimerais pourtant à le voir.

« OTTNIT. — Et que lui diras-tu quand il viendra ?

« FRANZ. — Belle question ! Je n’y ai point songé encore. D’ordinaire ce que j’ai à dire me pousse sur les lèvres à l’instant comme une folle ivraie qui vient sans qu’on la sème.

« OTTNIT. — Tremble qu’à ton tour il ne te traite en mauvaise herbe et ne t’arrache impitoyablement du sol natal.

« ALBERT. — Quant à moi, j’avise que nous devons aller au-devant de lui sans trop d’humilité ni d’arrogance, et lui dire avec un regard loyal et une franche et bonne étreinte que nous sommes disposés à l’aimer tous trois comme un père !

« FRANZ. — Pas mal, et voici comme je poursuivrai : « Maître Henri, soyez le bienvenu sous notre toit. Ça, quelles nouvelles nous apportez-vous ? Mettez-vous à votre aise. Pour moi, j’ai coutume de me déboîter après une longue course à cheval ; faites comme si vous étiez chez vous. »

« ALBERT. — Et que répondra maître Henri à cela ?

« OTTNIT. — Monsieur le bélitre, dira-t-il, je n’ai que faire de vos complimens ; ce château m’appartient, et votre place est à l’écurie.

« FRANZ. — Qu’est-ce là, mon prince ? Je crois que tu te gausses de moi, parce que ma mère n’était qu’une fille de campagne. Et la tienne, s’il vous plaît, qu’était-elle donc ? Une espèce d’aventurière qui a fini par se jeter dans un puits, — tandis que ma mère, à moi, vit encore, et qu’elle a épousé messire Jost, un homme qui a du bien.

« OTTNIT. — Si ma mère s’est jetée dans un puits, c’est du désespoir qu’elle eut de voir ton père s’amouracher d’une servante. Maintenant pas un mot de plus, si tu ne veux que je… C’était un rude et singulier père que le nôtre.

« ALBERT. — Ne dis pas de mal du père ! Quand vous parlez ainsi tous deux, vous pensez qu’il n’est plus au milieu de nous, parce qu’il est mort. Eh bien ! figurez-vous que le bailli l’a vu en personne, et pas plus tard qu’hier sur le midi, marchant dans le jardin et détachant la mousse des arbres du bout de son bâton. Le bailli en a pris si grand’peur, qu’il s’est sauvé à toutes jambes.

« FRANZ. — Le bailli est un vieux poltron et un rève-creux.

« ALBERT. — C’est possible. Il n’en est pas moins vrai que depuis cette aventure, chaque fois qu’on marche dans le corridor, il me semble entendre les pas de feu notre père.

« OTTNIT. — Quelqu’un vient, on dirait en effet son pas.

« FRANZ. — Si c’est lui, que je sois le premier à lui donner le bonjour ! »

Franz se trompait, et lorsqu’il s’élance vers le seuil les bras ouverts, croyant aller au-devant du spectre aimé de son vieux père, c’est contre l’armure de fer du landgrave Henri qu’il se heurte. Henri entre accompagné de son neveu Günther. Pour donner libre cours à sa haine si longtemps refoulée, il n’a pas attendu d’être en présence de ses frères ; la seule vue du château qu’ils habitent a suffi pour remuer en lui l’antique levain des récriminations. C’est l’injure et la menace à la bouche qu’il aborde ses hôtes et prélude à leur expulsion.

« HENRI. — Que faites-vous dans ce château ?

« OTTNIT. — Monseigneur n’ignore pas que son père était aussi le nôtre, et que la volonté de notre père fut que nous eussions après sa mort la garde de ce château, où sa tendresse nous avait rassemblés de son vivant. »

Cette réponse ne désarme pas Henri, et les bâtards seront éloignés du château, malgré cet appel à la volonté dernière du vieux landgrave, qui a voulu, avant de mourir, pourvoir à la destinée de ces enfans de sa vieillesse. Bientôt cependant le chancelier et les membres de la cour se présentent pour prêter au nouveau souverain le serment de foi et hommage, et Henri apprend d’eux, à n’en pas douter, que ces bâtards qu’il vient de renvoyer ignominieusement ont à réclamer chacun une part de son héritage.

« HENRI LE FERRÉ au chancelier. — Cette volonté dont vous êtes le dépositaire, pouvez-vous m’en exposer les termes ?

« LE CHANCELIER. — Hélas ! monseigneur, je ne sais si je dois… Tout ce que je puis dire, c’est que les bornes de vos états sont très circonscrites, et que le landgrave confère par cet acte la plupart de vos grands domaines à ses enfans du côté gauche.

« HENRI. — En vérité, mon digne chancelier ! Et sans doute aussi je dois pourvoir à ce que ces domaines se trouvent dans les meilleures conditions : les burgs bien remplis de soldats et de vivres, les coffres largement fournis d’espèces, les armoires de vaisselle d’or, les écuries de chevaux, et les étables de bétail ?

« LE CHANCELIER. — Telle est sa volonté suprême.

« HENRI. — Et pour enrichir leurs celliers, ne donnerai-je point aussi mes plus vieux vins ? Et quand ils dormiront, ces chers petits anges, n’aurai-je point à me tenir là pour chasser les mouches ?

« LE CHANCELIER. — Revenez à vous, monseigneur, et songez aux biens immenses que vous a ménagés l’économie de votre père ; pensez aussi que ces enfans furent l’unique consolation de ses derniers jours !

« HENRI. — et moi, n’étais-je rien pour lui ? N’y avait-il donc que le vice pour lui enseigner le chemin de l’amour paternel, et pourquoi m’a-t-il dès mes jeunes ans éloigné de sa présence, livrant ma vie à tous les hasards, à tous les expédiens de la guerre, devenue pour moi un métier, une sorte de gagne-pain, quand elle aurait dû n’être qu’un passe-temps chevaleresque ? Parce qu’il avait contraint ma mère à entrer dans son lit par violence, était-ce une raison pour haïr l’enfant de ce lit ? Oh ! que de calamités et de misères cet homme n’a-t-il pas amoncelées sur le passé, sur le présent, sur l’avenir ! Ses arrogans décrets me font prendre en horreur ceux-là que j’aurais pu chérir comme des frères, s’il les eût confiés à ma générosité. Non, je ne me dessaisirai pas pour eux de ces domaines ! Par la mort-Dieu ! qu’ils y renoncent ! J’aimerais mieux les donner à l’église ! »


Ce testament néfaste qui, dans le cœur de Henri le Ferré, ravive tant de récriminations et de haines, l’empereur l’a sanctionné, les princes de sa famille l’ont reconnu ; impossible d’y rien changer ! Aussi quelle fureur et quels blasphèmes ! « Cher neveu, dit-il à Günther, veille qu’après ma mort je sois enseveli loin de mon père, car je sens que là où repose mon père, il ne saurait y avoir de paix pour moi, et dans ce château où il a vécu pèse une atmosphère de colère, de discorde et de scandale qui me suffoque. » Mais nous ne sommes encore qu’au début, et d’autres articles de l’acte posthume du premier landgrave vont révéler de bien plus infernales dispositions. Henri le Ferré a trois enfans, deux fils et une fille, Henri, Othon et Jutta. L’implacable aïeul, après avoir de son vivant retenu ces enfans loin de leur père, après les avoir élevés, selon que leur naturel y semblait incliner davantage, — celui-ci, l’aîné, pour les ordres, — celui-là, le cadet, pour les armes, — a voulu encore régler du fond de son tombeau la destinée de Jutta, et sa volonté suprême est qu’elle épouse Ottnit. Par ses soins, les deux jeunes gens se sont connus, lui-même a ménagé ces premières entrevues, lui-même a présidé à leurs fiançailles, et si bien arrangé toute chose que déjà les cœurs ont parlé. À de si abominables desseins, Henri le Ferré refuse d’abord de croire. À mesure qu’on avance, les termes du testament deviennent de plus en plus outrageans. Marié en secret avec la mère d’Ottnit, le vieux landgrave, avec l’assentiment des princes de sa famille et la sanction de l’empereur, a reconnu à cet enfant tous les droits d’un fils légitime, et cette décision, Ottnit seul l’ignore, son père ayant voulu éviter de lui offrir par là un sujet de s’estimer au-dessus des bâtards ses frères.

Les transports de sa colère un moment apaisés, Henri demande ses enfans. Othon paraît d’abord, Othon, le fier, l’aventureux jeune homme dont les instincts guerriers, opposés à la vocation mystique de son frère aîné, ont amené l’aïeul à intervertir en sa faveur l’ordre de succession, privilège que Henri va se refuser à reconnaître, dût-il, pour rétablir les droits héréditaires, faire violence à la nature. Dès les premiers mots que le fils échange avec son père, l’ombre du vieux landgrave semble sortir du sol pour se dresser entre eux. « Quelle joie de vous revoir ! s’écrie Othon en s’élançant dans les bras de Henri ; quand la voix du sang ne me dirait pas qui vous êtes, comment pourrais-je m’y tromper lorsque vous ressemblez tant à notre aïeul de bienheureuse mémoire, et qui s’en est allé là-haut sans avoir la consolation de vous embrasser comme je fais ! — Silence ! répond Henri, ne prononce jamais ce nom devant moi ; j’ai peu de temps, es-tu disposé à m’obéir ? » Et là-dessus il dicte à Othon ses volontés imprescriptibles. » Mon père destinait votre frère à la vie monastique, et selon ces projets vous deviez, vous, régner après moi ; mais votre frère est l’aîné et ne saurait renoncer au droit qu’il tient de sa naissance. Vous allez donc, dès aujourd’hui, vous rendre à Cologne pour vous y livrer à des études qui vous conduiront infailliblement aux plus hautes dignités de l’église. » Othon résiste, il met en avant ses goûts et ses habitudes. « Autant, s’écrie-t-il, vaudrait me dire d’apprendre à coudre et à filer comme une femme. » Henri demeure inexorable. D’ailleurs la vie du cloître n’est point telle qu’on se l’imagine ; il y a aussi moyen de s’amuser dans la docte et belle Cologne, et la théologie n’exclut ni la chasse ni l’amour. Ainsi s’écoule la jeunesse, puis viennent les dignités : on est évêque, électeur, et la part qu’on a dans les grandes affaires de ce monde ne le cède en rien à l’influence qu’exercent les hommes de guerre. « J’ai veillé à ce que ton escarcelle fût bien garnie ; prends mon cheval noir, mon arbalète, et chemin faisant tâche de te divertir de ton mieux. Ah ! ce beau pays du Rhin ! le cœur me bat rien que d’y penser, et j’envie ton bonheur. »

Cependant une procession sort du cloître voisin bannières déployées ; quel est ce jeune homme pâle et fluet qui s’avance en chantant des psaumes, un missel dans ses mains allongées, et dont les traits émaciés respirent l’ardeur extatique des têtes de Giotto ? Arrivé à la porte du burg, il se détache de ses compagnons, qui s’inclinent respectueusement devant lui, et monte l’escalier du pas timide d’une vierge. Horreur et désespoir ! dans ce novice encapuchonné, dans ce moinillon couvert de scapulaires, Henri reconnaît l’aîné de ses fils, l’héritier naturel et légitime de sa couronne. On se figure avec quelle explosion de colère et de brutale raillerie le landgrave accueille ce rejeton abâtardi d’une longue race de guerriers, et combien ce tempérament soldatesque est peu fait pour comprendre cette physionomie candide et tendre, cette âme angélique et suave, que le moindre reproche émeut jusqu’aux larmes : douce et mélancolique fleur qu’un talon de fer va broyer ! La seule vue de cet Eliacin pudibond inspire au grossier landgrave des plaisanteries d’un cynisme ici que le pauvre enfant n’en rougit même pas.


« HENRI LE FERRE ; — Ça, mon fils, puisque fils il y a, car ta mère m’a toujours dit que tu l’étais, et je ne suppose point qu’elle eût quelque raison de me tromper,.., ça, mon fils, je te trouve pâle et d’une mine à faire peur. Il te faut de l’exercice, les processions vont trop lentement ; la prière non plus ne te vaut rien, et je te veux payer à beaux deniers une douzaine de sacristains pour marmotter les patenôtres, loin du maigre et des abstinences ! Le bon vin et les belles filles, suis-moi ce régime, et tu verras comme on devient par là robuste et joufflu ! En attendant, tu quittes le cloître et vas me dépouiller sur l’heure ces accoutremens ridicules. La vraie robe de chœur des chevaliers, c’est une colle de mailles, seul équipage qu’il te soit permis d’endosser pour défendre la cause de Dieu.

« HENRI (son fils). — Hélas ! mon père, c’est une dure loi que vous me faites de me contraindre à renoncer à tout ce qui était la paix et le contentement de ma vie ; mais, puisque vous l’ordonnez, il ne me reste qu’à obéir, et sans doute, Dieu m’enverra les forces nécessaires pour la tâche nouvelle qui m’est imposée. »


Resté seul avec le jeune comte Günther, en faveur de qui le sombre landgrave a disposé de la main de sa fille, le fils de Henri le Ferré se met en devoir de complaire aux volontés de son père ; mais que deviendra, au milieu des intrigues, des passions, des voluptés de ce monde, cette nature chaste et séraphique vouée au recueillement de la prière, aux solitaires méditations du cloître ? Ah ! plutôt que de se résigner à hurler avec les loups dévorons, plutôt que de consentir à se mêler au tumulte du carnage, l’agneau sans tache tendra sa gorge au couteau fatal et tombera, victime expiatoire des iniquités d’autrui. Günther veut épouser Jutta, Henri lui promet de parler à sa sœur. Dès les premiers mots que le timide enfant balbutie pour engager sa sœur à épouser Günther, Jutta l’arrête par une de ces confidences catégoriques qui déconcertent les plus résolus. Jutta aime Ottnit, le fils de son aïeul, Ottnit le bâtard, celui-là même que nous avons vu tout à l’heure expulsé par Henri le Ferré du manoir paternel. Sous les yeux du vieux landgrave, qui favorisait cette union, les deux jeunes gens se sont juré de vivre l’un pour l’autre ; Ottnit est errant et malheureux, Jutta n’a désormais qu’une pensée, aller rejoindre dans son exil le jeune héros qu’elle considère comme son époux. Mais par quel moyen tromper la vigilance des sentinelles ? Comment sortir du burg ? sous quel déguisement ? La robe monacale que le jeune clerc a quittée, pour revêtir l’armure de Günther, est restée là ; résolument Jutta s’en empare, et son frère, d’abord épouvanté d’une si audacieuse tentative, finit par y prêter la main. Au spectacle de la douleur de Jutta, de ses larmes et de son désespoir, l’extatique enfant se trouble, et sans plus songer à la responsabilité qu’il assume sur sa tête, oubliant tout à l’idée de voir souffrir un être qu’il chérit, il se fait innocemment l’auxiliaire de cette coupable escapade, dont il aura bientôt à rendre un compte terrible à son père.


« Qu’ai-je fait ? que dira Günther ? et mon père, que dira-t-il ? J’ai trahi à tous deux leur confiance. O Seigneur, ayez pitié de moi ! (Regardant par la fenêtre.) La voilà qui s’enfuit au galop de son cheval ; d’une main, elle se cramponne à la selle, tandis qu’à tous les vents flottent les plis de sa robe. Vainement je m’efforce de la rappeler ; elle court au-devant du monde, et derrière elle monte un nuage de poussière qui déjà la dérobe à mes yeux. Fuite criminelle que je n’ai point à me reprocher, Dieu le sait, mais dont j’ai mérité la peine ! — Quelle paix au dehors ! comme tout est calme et souriant ! Les oiseaux chantent sur leurs nids, le ciel brille d’un bleu si pur ! et les arbres étendent jusqu’à cette fenêtre leurs rameaux verts et parfumés. Tout entiers à leur éclosion printanière, ils ne pensent guère à ce qu’ils deviendront, et si leur bois servira plus tard à former la planche d’un cercueil, l’image d’un saint ou la hampe d’une lance. O sainte mère de Dieu, si jamais tu agrées ma prière, daigne protéger la fugitive et l’envelopper du manteau de ta grâce. »


Mais bientôt se répand dans le burg la nouvelle du départ de Jutta ; le clairon d’alarme retentit ; des archers sont lancés à sa poursuite : Günther accourt tout effaré, et sur ses pas se précipite le landgrave en proie aux convulsions de la fureur.


« HENRI, (Il entre haletant, éperdu) Eh bien ! avoue-t-il vers quel endroit elle a fui ?

« GUNTHER. — Il prétend n’en rien savoir. [Exit)

« HENRI LE FERRE. — Tu n’en sais rien, lâche entremetteur ! monstre qui viens de trahir mon sang, tu n’en sais rien ! Avoue-le, misérable, ou tu es mort ! (Il tire son épée.)

« LE FILS DU LANDGRAVE. — Mon père, par les saintes plaies du Christ, je vous le jure, j’ignore le chemin qu’elle a pris ; J’ignore les lieux où sa fuite se dirige.

« HENRI LE FERRE. — Qui a donné la robe ? qui a fourni le manteau et le capuchon sous lesquels ma fille s’est échappée ?

« LE FILS DU LANDGRAVE. — Moi, mon père, moi ; je m’en accuse.

« HENRI LE FERRE. — Et sans doute tu comptais qu’elle s’en servirait pour aller au bal masqué ? Ah ! tu trembles, maintenant que tu te vois découvert. Vilain singe habitué à grimacer des oremus, serpent que j’ai réchauffé dans mon sein, c’est pour le coup que je t’arracherai du sol comme une mauvaise herbe ! Retiens bien ceci, misérable : quiconque a senti le poids de mon bras s’appesantir sur lui dans ma colère est à jamais renié par moi. (Il le frappe de son épée.) »


Cette première rage assouvie, Henri s’éloigne comme un homme ivre, comme un insensé, ne se doutant pas même de l’acte exécrable qu’il vient de commettre ; la brute féroce quitte la place, laissant sur le carreau l’infortunée victime qui mourrait sans secours, si le chancelier, survenu à la dernière minute, et qui a vu tomber le pauvre enfant, ne s’approchait pour l’assister.


« LE CHANCELIER. — Mon prince ! mon cher fils ! oh ! parlez ! Au nom de Dieu, parlez ! Le sang ruisselle de vos tempes, emportant votre vie dans ses flots.

« LE FILS DU LANDGRAVE. — Merci, digne vieillard. Vous voyez la cause, vous, et me la révélez. J’ignorais pourquoi mes forces m’abandonnaient ainsi. Hélas ! dans cette horrible angoisse de ma terreur, je n’avais rien senti et ne me doutais point que la mort fût si proche. Mon malheureux père ! vous le lui cacherez, n’est-ce pas ? Écoutez, je veux me confesser à vous comme si vous étiez un prêtre, mais à une condition, c’est que ce déplorable secret qui me pèse tant, une fois que je vous l’aurai transmis, vous me le rendrez scellé du sceau de votre absolue discrétion, pour que je l’emporte avec moi dans le tombeau. Que jamais mon père ne sache qu’il a versé mon sang, et n’oubliez point que de chaque parole imprudente que vous laisseriez échapper, je vous demanderais compté au tribunal de Dieu !

« LE CHANCELIER. — Quelle main a répandu ce sang, quelle main ouvrit cette blessure, j’atteste que de ma bouche aucun ne l’apprendra. Je me tairai, mais je vous vengerai : ainsi l’ordonne mon devoir de membre de la sainte Vehme.

« LE FILS DU LANDGRAVE. — Par pitié, point de vengeance ! J’ai mérité mon sort ; moi seul ai tout perdu par ma coupable étourderie ; c’est moi qui donnai à ma sœur les vêtemens sous lesquels elle a fui, et quand mon père a tiré l’épée contre moi, il ne voulait que me châtier. Dans la sévérité se manifeste l’amour du père ; celui de l’enfant se montre dans la patience et la résignation. Vous vous tairez, n’est-ce pas, mon ami ? Donnez-moi votre main, tenez sécrète l’histoire de ce malheureux événement ; dites que je souffrais depuis longtemps d’un mal intérieur, et que le saisissement de cette vie nouvelle, l’ennui de me voir ainsi arraché à la solitude du cloître et à la prière a seul causé ma mort.

« LE CHANCELIER. — Dieu me donne la force de garder au fond de mon cœur cet affreux mystère ! Je te jure que jamais, du moins par ma volonté, il ne sera révélé au monde ; mais j’en dois la confidence au tribunal secret.

« LE FILS DE LANDGRAVE. — Merci, mon père, et maintenant il ne me reste plus qu’une prière. Je sens que je m’affaiblis ; si je meurs sans les saints sacremens, mon âme flottera ballottée entre l’enfer et le ciel.

« LE CHANCELIER. — Je cours appeler le chapelain du château.

« LE FILS DU LANDGRAVE. — Hélas ! il n’est plus temps. Ne vous éloignez pas, de grâce, ne me quittez pas ; il me semble que si ce regard fidèle venait à me manquer, je perdrais tout espoir et tout amour. J’avais fait vœu de me rendre, à Colonne en pèlerinage au tombeau des saints rois. Ce vœu, mon digne ami, promettez-moi de l’accomplir à ma place. Priez pour moi et pour mon père, et dépensez à faire dire des messes pour le repos de mon âme ce petit trésor, fruit de mes épargnes, que je vous confie. Déjà le monde s’obscurcit et se trouble, et mes yeux, pour trouver la lumière, ont besoin de regarder au dedans de mon âme. Adieu ! portez-moi vers la fenêtre afin que ma vue se repaisse une dernière fois de cette belle verdure, taillez mon cercueil dans ces arbres, que leurs fleurs servent à tresser ma couronne, ou plutôt, non ! les oiseaux chantent si volontiers sur leurs branches ! Laissez-moi mourir seul et vous contentez de m’ensevelir à leur ombre, là où nulle fleur ne pousse, où nulle branche ne verdoie, et que rien à cause de moi ne soit dérangé de sa place ! Dieu vous protège, vous, mon père, ma sœur et mes frères ! Je me sens si calme, si heureux ! Jésus, Maria… (Il meurt.) »


Je ne sais si je me trompe, mais cette fin douce et résignée du pauvre enfant si impitoyablement immolé m’apparaît comme un des plus mélancoliques épisodes de la poésie, et quant à l’ensemble lumineux et suave de cette figure, je ne pourrais mieux définir le sentiment qu’il m’inspire qu’en disant que Fra-Beato la revendiquerait pour augmenter d’un séraphin de plus la légion céleste de ses blonds adolescens aux longues mains ornées de lis et de palmes, aux mystiques profils chaperonnés de nimbes d’or. Aimable et souriante apparition, aussitôt évanouie qu’entrevue, fragile sensitive qui se froisse au contact d’un gantelet de fer ! La force brute écrasant la faiblesse et l’innocence, le loup égorgeant la brebis, c’est là sans doute une bien vieille histoire et qui ne date point seulement du moyen âge ; mais jamais, selon moi, le symbole ne fut rendu sous des couleurs plus poétiques, et la plume d’Arnim, pour l’idéal et l’ingénu, vaut ici le pinceau de l’ange de Fiesole.

Au second acte, c’est sur les bords du Rhin, dans les états du prince de Clèves, que nous retrouvons l’un après l’autre nos personnages. Il va sans dire que de l’étrangeté de ces allées et venues, du merveilleux de ces combinaisons, non plus que des invraisemblances de toute espèce à travers lesquelles le drame s’achemine, on n’en saurait beaucoup tenir compte. N’oublions pas qu’il ne s’agit point, ici d’une pièce de théâtre dans les conditions ordinaires, mais d’une chronique mise en action. Faire revivre le moyen âge allemand dans la rudesse épique de ses mœurs et la naïveté de ses croyances, marier l’histoire à la légende, le réel à la fantaisie, voilà, je le répète, le but que se propose Arnim, usant en ceci du large procédé d’un peintre de fresques, et fort disposé d’ailleurs à passer condamnation sur l’inexpérience de certains détails, si l’effet poétique est atteint.

En promettant à son père d’aller à Cologne étudier la théologie et revêtir le froc, Othon a promis plus qu’il ne lui était donné de tenir. À peine sur la route, ses instincts guerriers le reprennent ; un daim lancé part dans la clairière, il l’abat d’un trait ; survient le chasseur furieux qui lui demande compte de son audace, il tue le chasseur, et le voilà menant la vie errante d’un braconnier et parcourant un chemin qui chaque jour le rapproche plus de la potence que de Cologne la Sainte. Ce beau manège dure depuis tantôt deux mois, lorsqu’un matin il débarque sur le territoire du prince de Clèves, en compagnie d’un jeune clerc qu’il a recueilli dans son esquif pendant la tempête. Comment dans ce gentil adolescent qui vient chercher asile à la cour d’Elisabeth, fille du duc de Clèves sa parente, le farouche Othon ne reconnaît-il pas sa sieur Jutta ? — Il faut, pour s’expliquer ce mystère assez étrange, se rappeler que les deux jeunes gens, élevés à distance l’un de l’autre, ne se sont pas vus depuis des années. Tout à coup du haut de la tour des Cygnes résonne un appel de fanfares : « Qu’est cela ? s’écrie Othon. — Singulière demande, » répond une jeune fille qui cueille des fleurs pour la fête, et qui apprend à Othon l’origine de ce tir, institué en souvenir d’un héros des légendes, d’un archer qui, ayant mérité par son adresse la main de l’héritière du duché de Clèves, a disparu le jour même fixé pour la cérémonie du mariage. Ce tir annuel, dont le prix est un baiser donné au vainqueur par la fille du duc régnant, a pour but de ramener le merveilleux tireur qu’on n’a jamais revu. Dès qu’Othon connaît la récompense promise, il quitte Jutta pour courir au lieu de la fête, tandis que la jeune fille, toujours sous son déguisement de clerc, va se présenter à la princesse Elisabeth et lui fait connaître son nom : « Par grâce ne me repoussez pas, je ne suis point ce que vous croyez, mais une pauvre jeune fille de maison souveraine, Jutta de Thuringe, votre parente, échappée des états de son père, et s’il vous faut une preuve, voyez cette chaîne d’or que tout enfant je reçus de vous lorsque jadis vous vîntes à la Wartbourg avec votre père ! » Après les premiers épanchemens, on songe à trouver un moyen pour introduire au château la belle fugitive sans mettre le vieux duc de Clèves dans la confidence de son équipée. On convient donc que la jeune fille gardera ses habits d’emprunt et passera pour un novice, frère de l’une des dames de la suite d’Elisabeth, ce qui permettra à Jutta de Thuringe d’habiter aux alentours des appartemens de la princesse. À ce moment, les fanfares retentissent, de nouveaux cris de joie éclatent de toutes parts ; Othon a gagné le prix du tir : « Vive Othon, le roi des archers ! » Le duc de Clèves, entouré de ses chevaliers, de sa cour, de son peuple, décerne la couronne d’or ; mais il est une récompense mille fois plus précieuse, à laquelle Othon ne saurait maintenant renoncer. Elisabeth, troublée par le regard souverain du héros, cherche à s’éloigner, le duc la retient, insistant pour que le programme de la fête soit accompli loyalement, et le baiser solennel est donné, baiser fatal qui porte jusqu’au fond du cœur de la princesse l’étincelle d’une flamme inconnue dont lui-même, Othon, ignorait naguère le secret, et qui va désormais le posséder tout entier. Frémissante, éperdue, Elisabeth s’enfuit, fugit ad salices ; Othon reste comme sous l’enchantement d’un songe qui vient de lui révéler sa destinée ; mais son extase est bientôt troublée. Jutta, qui passe toujours pour un jeune novice, est présentée au duc sous le nom de frère Hyacinthe. Elle porte une couronne, gage d’amitié que lui a donné la princesse Elisabeth. À cette vue, Othon sent la jalousie le mordre au cœur. Cet enfant vers lequel l’attirait tantôt quelque sympathie lui devient tout à coup odieux. Plus de doute, c’est un rival, et le voilà s’ingéniant à se créer des fantômes. « On dit que les amoureux de cette sorte ne déplaisent point aux femmes, quant à moi, je ne puis souffrir celui-là. Je le hais à penser qu’il va voir Elisabeth à chaque heure, loger dans le voisinage de ses appartemens, tandis que moi, confondu dans la valetaille !… » Ainsi sa colère s’exalte, sa fureur, concentrée d’abord, tend à se faire jour. Quand Jutta va pour s’éloigner avec la cour, il fond sur elle, et l’étreignant de son poignet de fer : « Pas un mot, pas un mouvement. Cette couronne ! vite, donne-la-moi ; en échange de ces fleurs, je te donnerai ma couronne d’or. Mais il me la faut à l’instant, car elle m’appartient, et serait-elle suspendue aux cornes de la lune, j’irais l’y chercher ! »


« JUTTA. — Bon Dieu ! que de menaces ! Eh ! prenez, prenez ; qui vous la dispute ? Je ne l’ai ni demandée ni méritée ; vous pouvez la mettre à côté de votre couronne d’or que vous avez si bien gagnée, et dont, moi, je n’ai que faire.

« OTHON. — Eh quoi ! tu ne sais pas mieux la défendre ? quand pour un pareil gage j’eusse appelé au combat toute la chevalerie, quand pour un pareil gage on me verrait aller nu-pieds jusqu’au saint sépulcre ! Merci, mon doux enfant, merci ! Laisse que je t’embrasse, Hyacinthe, et reçois en échange ce riche bandeau !

« JUTTA. — Non, de par tous les saints ! je ne prendrai pas cette couronne, glorieux prix de votre adresse. C’est pour le coup, mon maître, que tous les archers se moqueraient de moi.

« OTHON. — Eh bien ! tu la déroberas à leurs yeux ; mais prends-la, je le veux. N’échauffe point de nouveau ma colère par ta résistance ; prends, ou je la jette dans le Rhin.

« JUTTA. — Non ! non ! Vous êtes fou, et je sens que la peur me talonne. (Elle s’enfuit et disparaît.)

« OTHON. — Prends-la donc, toi, vieux Rhin, et qu’elle orne les blanches tresses ! (Il jette la couronne dans le Rhin.)


Cependant le duc a enrôlé Othon parmi ses fauconniers. Quelques semaines après le jour du tir, Othon, son filet sur le dos, son sifflet d’argent pendu au cou, poursuit un matin sous les ombres du parc les bouvreuils et les chardonnerets, quand des pas furtifs glissent dans l’herbe humide ; un léger frémissement des branches trahit une présence aimée : c’est Elisabeth, échappée avant l’aube à sa couche inquiète, et qu’amène justement à cette place ce hasard bénévole, toujours ingénieux à rapprocher les cœurs épris. La scène qui résulte de cette entrevue, on la connaît d’avance : éternelle variation d’un motif qui ne vieillit pas. On se rappelle Roméo et Juliette dans les jardins de Vérone, Arnold et Mathilde sur les glaciers du Ruth ; c’est la même scène et la même chanson, avec cette différence qu’ici la musique me semble être de Weber, tant le romantisme s’exhale à vives bouffées de ce gracieux épisode qui se joue en pleine nature, entre le daim matinal épiant au loin le son du cor et le coucou des bois modulant sa complainte.

Soudain une voix lugubre et solennelle retentit dans les profondeurs de la forêt : « Faites pénitence, car le jour du jugement est proche ! » À cette morne alerte, les deux amans se séparent. Quel hôte sinistre vient ainsi jeter son appel discordant au milieu des harmonies d’une matinée de printemps ? Qui donc ose parler de pénitence au sein de cette nature qui prêche la joie et le bonheur de vivre par l’explosion de ses mille concerts ? Ce pèlerin à la longue-barbe, à la haute stature, courbée par l’âge et les épreuves, ce vieillard qui s’avance promenant comme Jérémie le deuil et les larmes sur ses pas, c’est le chancelier de Thuringe, c’est Henri de Hombourg, celui qui fut témoin du meurtre commis par le père sur son fils, et qui, en recueillant les derniers soupirs de la pauvre victime, lui jura de se rendre à Cologne et d’aller prier pour son âme sur le tombeau des trois rois : vœu sacré qu’il accomplit maintenant. Le chancelier a bientôt reconnu le fils de son maître, il va instruire Othon des événemens survenus à la Wartbourg, et par lesquels il se trouve appelé à la couronne, lorsque tout à coup le duc de Clèves apparaît au bout d’une allée. « Chut ! s’écrie en s’éloignant le fils du landgrave, et souvenez-vous, jusqu’à ce que je vous explique ce mystère, qu’il n’y a point ici de prince de Thuringe, mais tout simplement Othon l’archer. »

Le duc de Clèves a vu de sa fenêtre la scène qui vient de se passer, et son premier mouvement est d’interroger le pèlerin sur les titres, noms et qualités du personnage devant lequel il tombait à genoux tout à l’heure. Le chancelier de Hombourg commence par éluder la question, mais son altesse n’est point homme à se payer de vaines défaites. « N’essayez pas de me tromper davantage, poursuit le prince, je vous ai vu de cette fenêtre verser des larmes de joie et vous prosterner à ses pieds en le retrouvant ; or ce n’est point ainsi qu’on se salue entre égaux, et à moins que cet archer ne soit un saint, ce que je ne puis guère supposer… Et vous-même, plus je vous examine, plus il me semble vous reconnaître, bien qu’à vrai dire mon grand âge m’ait quelque peu brouillé avec les physionomies. Parlez, qui êtes-vous ? » Henri de Hombourg se nomme et raconte au duc de Clèves les récens désastres qui ont frappé la maison de ses maîtres, la mort tragique du fils aîné du landgrave, ainsi que la disparition de Jutta et d’Othon que l’on croit perdus, sur quoi le vieux prince, l’interrompant : « Très bien, mon digne compère, je n’ai pas besoin d’en apprendre davantage, et votre joie vous a trahi. Oui, faites l’étonné ! Je vous dis, moi, que je sais maintenant tout ce que je voulais savoir, et que l’archer Othon n’est autre que le second fils de votre maître. »

« LE CHANCELIER. — Quelle idée, monseigneur ! qui pourrait vous porter à croire ?… A coup sûr je n’ai rien dit qui…

« LE DUC DE CLEVES. — Je vous répète que je ne me trompe pas, et que bien lui en prend d’être ce qu’il est, car tout à l’heure, à cette même place, je l’ai surpris causant avec ma fille sur un ton de familiarité criminelle. Déjà ma main avait armé mon arc, et la flèche allait frapper au cœur cet arrogant vassal ; c’est alors que vous êtes survenu, et que les marques de déférence que vous lui prodiguiez m’ont fait suspendre son châtiment.


« LE CHANCELIER. — Je vois qu’il est inutile de prolonger le mensonge. Oui, prince, Othon est l’héritier du trône ; il aime votre fille et veut tenter la fortune de l’amour sans rien devoir à l’éclat de son rang ni à la gloire de ses aïeux. Pardonnez-lui, monseigneur.

« LE DUC DE CLEVES. — Eh ! que parlez-vous de pardonner ? Othon est le meilleur archer qu’on renomme, et je crois, Dieu me damne ! que je lui donnerais ma fille si c’était l’unique moyen de le garder auprès de moi. Je ne connais pas d’homme qui me plaise davantage, et si le ciel n’eût pris soin de le pourvoir d’un royaume ; il serait de trempe à s’en conquérir un avec son arc. Et puis quelle vaillante mine ! quel grand air ! Il faudrait, sur mon âme, n’avoir point d’yeux, et je me flatte que ma fille en a. Elle d’ordinaire si altière, si indifférente, croiriez-vous que je l’ai vue s’émouvoir à ses discours et rougir en lui parlant ? Or vous devez savoir ce que cela vent dire, vous mon maître, qui, si je m’en souviens, étiez dans votre temps un joyeux compère. »


Les choses ainsi posées, il ne reste plus qu’à s’assurer du consentement du landgrave, qui par la plus heureuse rencontre se trouve justement dans le voisinage. Henri le Ferré, sous le coup des remords qui l’obsèdent, a entrepris, lui aussi, son pèlerinage à Cologne la sainte. Il est donc convenu que le chancelier s’en ira au plus vite rejoindre le landgrave son maître et lui faire part des projets du duc de Clèves, projets que cet humoristique vieillard prétend voir se réaliser dès le lendemain même. Or, tandis que tout s’arrange à souhait pour l’accomplissement de ses plus doux vœux, que devient Othon l’archer ? Othon court les bois à la recherche du coq de bruyère, oiseau rare et presque introuvable en ces contrées, et dont notre hardi chasseur se propose de régaler les hôtes de la fête. Le voilà donc à travers les torrens et les broussailles, lancé à la poursuite du royal gibier qu’il traque avec une frénésie qu’augmente encore son désespoir amoureux, car instruit des noces qui se préparent au château, il ne se doute pas que c’est à lui que la main d’Elisabeth est destinée. Leurré de place en place par le cri décevant de son insaisissable proie, il arrive jusqu’à la limite du parc et s’arrête épuisé sous un grand chêne qui fait face aux appartemens de la jeune princesse.


« OTHON. — La rage de l’amour m’aveugle, les oreilles me tintent ; il me semble ouïr au loin des musiques de fête et voir passer la fiancée ! En attendant, la nuit est noire en diable ! Quelle damnée chasse à travers ces bois inconnus ! N’importe, si folle que soit l’entreprise, elle irrite la fièvre de mes sens, et je suis sûr au moins que ma fureur ne s’allanguira pas d’ici jusqu’à l’aube prochaine ! Ou je me trompe, ou l’oiseau que je chasse n’est pas loin, mélancolique oiseau dont la plainte amoureuse me déchire le cœur ! Tout à l’heure je l’ai vu se lever au clair de lune, sa plume laissait derrière elle un sillon de phosphore, et sa voix avait comme des vibrations humaines ; mais pendant que je traversais le bac du moulin, la lune s’est voilée, et maintenant tout est silencieux, tout est sombre, et je n’entends plus que les coassemens des grenouilles du Rhin et le cri monotone des grillons de la plaine auxquels se mêlent çà et là les battemens d’ailes des oiseaux de basse-cour effarés par l’approche du renard qui rode. Où suis-je ? Il me semble que cette obscurité même où je marche ne m’est pas inconnue. Bientôt la nuit s’éclaircira, car le vent commence à souffler et les nuages se dispersent. Bon ! voilà l’écusson d’argent qui reparaît ; je ne sais qui me tient de lui décocher une flèche qui le clouerait du moins pour longtemps à l’azur du ciel ! Oui, je me reconnais : ce grand arbre isolé, ces massifs de fleurs, cette pelouse, c’est là que mes lèvres ont effleuré sa joué, et que mon amour a forcé son amour au point que ses yeux semblaient enhardir mon courage ! Et dire qu’on vient me l’arracher ! Hypocrite vieillard ! avec quel mystère et quelle hâte il a mené son œuvre afin de la séduire par surprise ! Mais patience ; on compte sans un hôte qui se charge de creuser dans la froide terre le lit nuptial du fiancé !… Qu’entends-je ? Ah ! le coq de bruyère ! Enfin je l’aperçois. Bon ! maintenant il quitte la branche et saute sur le balcon de ma maîtresse. Qu’a-t-il donc à regarder ainsi dans son alcôve avec des yeux embrasés de convoitise ? Est-ce une hallucination ? Ma tête se perd ! Il faut que je sois le jouet d’un infernal sortilège ; n’a-t-on pas vu des enchanteurs se changer en oiseaux ? Si c’était un rival ! Oh ! je ne le tuerai pas ! On dit que cet oiseau, quand l’amour le fascine, oublie ses instincts sauvages, et qu’alors les chasseurs peuvent l’approcher jusqu’à le saisir avec la main. Teutons l’épreuve. »


Ici s’offre une scène dont à coup sûr je n’oserais répondre devant un public français, mais que dans le milieu romantique qui l’encadre le poète de Cymbeline ne désavouerait pas. En proie au double démon de l’amour et de la chasse, Othon grimpe dans l’arbre et déjà touche à l’extrémité de la branche qui avoisine le balcon d’Elisabeth, lorsque soudain il s’arrête stupéfait. Dans cette chambre où son œil plonge par la fenêtre restée ouverte aux tièdes brises de la nuit, le royal archer aperçoit la fille du duc de Clèves mollement endormie sur sa couche, et à côté d’elle, la main dans sa main, sa tête adolescente noyée dans les blonds cheveux d’Elisabeth, — Hyacinthe, le jeune clerc, celui-là même que nous avons vu exciter chez Othon de si jaloux transports à propos d’une couronne de fleurs donnée par la princesse ! Après de tendres confidences échangées au clair de lune, Jutta et Elisabeth ont cédé au sommeil, elles reposent enlacées à la lueur d’une lampe d’albâtre. — Othon, que la fureur met hors de lui, s’élance sur le balcon. À ce bruit, Elisabeth et Jutta se réveillent épouvantées ; la lampe tombe, en un moment l’alarme est dans le château, et tout le monde arrive avant que le poignard du féroce archer se soit teint du sang de ses victimes. Le duc de Clèves, le chancelier de Hombourg, le landgrave Henri le Ferré, se précipitent sur les pas l’un de l’autre, et de rapides explications viennent à propos couper court aux catastrophes. Othon reconnaît sa sœur dans Jutta, laquelle de son côté tombe aux pieds du landgrave son père, qui d’abord fronce le sourcil et finit par se laisser fléchir à l’endroit de la folle escapade. Othon épousera Elisabeth, princesse de Clèves ; Jutta, princesse de Thuringe, épousera Ottnit, ce fidèle amant cause de ses pérégrinations romanesques ; ici est le vœu de tous.

Par malheur les combinaisons de l’amour ne sont pas celles du destin, et rassérénée pour un instant, l’atmosphère soudain s’assombrit de nouveau. Si Dieu n’a pas permis à l’aveugle jalousie d’Othon d’accomplir son crime, la terrible scène qui vient de se passer a produit sur Elisabeth une commotion foudroyante. Aux sinistres éclairs de ce poignard, dont la lame a effleuré son sein, qu’empourprent quelques gouttelettes de sang, — collier de rubis sur l’albâtre, — la timide jeune fille a senti les ressorts de la vie se briser en elle. Évanouie et se voyant au moment de rendre l’âme, elle s’est donnée tout entière à la Vierge, et ce vœu tacite qu’elle a prononcé au fond de sa conscience, dans le crépuscule de l’être et du non-être, lui revient au cœur et à l’esprit lorsque ses sensations se réveillent. Vainement Othon implore pitié, vainement le vieux duc de Clèves joint ses larmes paternelles aux sanglots du fongueux amant : la douce et chaste jeune fille ne se laisse toucher ni par le désespoir ni par les remontrances, et sans amertume comme sans regrets appareils, le sourire des anges sur les lèvres, prend au milieu de ses compagnes le chemin du cloître, où désormais Dieu seul aura les confidences de cette âme de sensitive mortellement froissée au premier souffle des passions. En véritable héros du moyen âge, Othon se décide alors à échanger la vie des armes contre l’austérité monastique, et la grâce opérant son miracle, il ressaisit spontanément ce froc que l’inexorable volonté de son père, le landgrave au cœur de fer, fut naguère impuissante à lui faire endosser. Henri le Ferré survient au moment où les portes du sanctuaire viennent de se refermer sur Elisabeth, et où l’aventureux archer a fait serment d’entrer sur ses traces dans la voie du Seigneur.


« HENRI. — Que signifient ces chants lugubres ? Pour qui tinte cette cloche ? (Des jeunes filles descendent en pleurant les marches de l’église.) Dites-moi, vous autres, que se passe-t-il donc ?

« UNE JEUNE PILLE. — Belle et noble princesse ! renoncer ainsi au monde et à ses pompes ; quant à moi, je n’aurais pas ce courage, et pourtant je ne suis ni princesse, ni belle !

« HENRI. — Là, répondrez-vous ? Quelqu’un est-il mort céans ?

« UNE DEMOISELLE. — Elisabeth, la fille du duc de Clèves, prend le voile et se fiance à Jésus-Christ notre Seigneur !

« HENRI. — Me prend-on pour un enfant, et se moque-t-on de moi ? Elisabeth au cloître, quand l’heure va sonner de son mariage avec, mon fils ! (Passe le duc de Clèves) Ah ! c’est vous, Hubert ; pourquoi ces larmes ? Serait-ce vrai ?

« LE DUC. — Ne m’interrogez pas, mes dernières forces s’éteignent ; voilà donc mes états destinés à tomber en des mains étrangères ! O sainte fille, prie pour ton pauvre père. (Il s’éloigne.) »


À ce nouveau coup, le landgrave, demeure consterné, et quand il apprend que l’unique fils qui lui reste a résolu de se faire moine, que cet Othon, qui tout à l’heure, par son mariage avec Elisabeth, semblait devoir joindre le duché de Clèves à la couronne de Thuringe, renonce au monde dans un accès de mélancolie amoureuse, l’idée de la fatalité qui pèse sur sa maison s’empare décidément de son esprit et ne le quitte plus. Ainsi de ses deux fils, l’un, doux et timide enfant, a péri par sa main ; l’autre, naguère plein de fougue chevaleresque et de la trempe des héros, va s’enterrer vivant dans un cloître. Et sa fille, en qui désormais reposent les suprêmes espérances de son sang, sa fille aime un bâtard, Ottnit, l’odieux rejeton d’un père dont ce cœur de fer ne se lasse pas de blasphémer la mémoire ! Une antique tradition, accréditée parmi les populations superstitieuses de la Thuringe, raconte que l’un des ancêtres d’Henri, le comte Asprian, dont l’existence fantastique se perd dans la nuit des âges, étant devenu fou sur ses vieux jours par passion de vénerie, abandonna sa couronne à son fils aîné et s’en alla vivre dans les taillis de la forêt. Bientôt on n’entendit plus parler de lui ; le bruit courut qu’il était mort et que son âme avait passé dans le corps d’un oiseau des buis, d’un miraculeux coq de bruyère que de loin en loin les gardes-chasse avisaient en quelque épais fourré, et qui, doué de la parole humaine, entamait avec eux, au clair de lune, du haut de son perchoir, des conversations souverainement judicieuses, si bien qu’à dater de ce jour il fut défendu de tirer sur les coqs de bruyère, et que de génération en génération s’établit la croyance que la destinée de la maison de Thuringe était attachée à l’existence du fabuleux volatile dont la mort entraînerait fatalement la ruine de cette race illustre. Or, pressentiment terrible ! la veille au soir, en retrouvant sa fille, le landgrave a vu briller à la toque de Jutta la plume mordorée d’un de ces oiseaux superbes, et sa fille lui a répondu que c’était un présent d’Ottnit, qui, dans une de ses chasses, avait abattu la royale proie. Cette sombre coïncidence lui montre de plus en plus, dans l’époux que Jutta s’est choisi, l’antagoniste que la fatalité oppose à sa dynastie, le rameau vivace que le sort (sa haine se refuse à prononcer le nom de Dieu) tient en réserve pour féconder la souche foudroyée de sa descendance ! « Ainsi j’aurais vécu pour rien, ainsi je ne serais qu’une misérable poupée dont l’aveugle destin tient le fil ! Quand j’étais enfant et qu’on me disait une histoire, je voulais toujours en savoir la fin dès le commencement. Rien, à mon sens, ne marche assez vite. Croule donc, rocher qui menace ma race, écrase mon corps sous tes débris, et qu’après moi règne Othon ! qu’il règne uniquement pour me venger ! »

La nuit est devenue plus sombre ; tout à coup des pas glissent sous la feuillée ; au tressaillement de sa rage, Henri croit deviner la présence d’Ottnit, et l’épée à la main il se dirige à tâtons vers le bruit. Qu’importent les ténèbres ? les lueurs sinistres de l’acier éclaireront toujours assez la place du combat. « Qui vive ? s’écrie le landgrave d’une voix sourde et dont il s’efforce de déguiser l’accent, qui vient ainsi dans l’ombre braconner sur les terres de mon maître le seigneur de Clèves ? Par tous les diables de l’enfer, je la lui garde bonne ! »

Or celui qui s’entend provoquer de la sorte n’est pas Ottnit, comme on le suppose, mais le propre fils du landgrave, Othon, que la fatalité pousse au-devant de l’épée meurtrière. Quand une race doit tomber, la terre s’entrouvrirait plutôt pour l’engloutir. Dans le prétendu garde-chasse du duc de Clèves, Othon ne reconnaît pas son père ; il est vrai qu’il pourrait se nommer, mais un motif secret l’en empêche. Au moment où cette brusque interpellation arrive à son oreille, l’infortuné jeune homme allait escalader les murs du cloître d’Elisabeth, vers qui le ramène irrésistiblement la violence d’une passion qui désormais a prévalu contre les plus fermes desseins. Sur la menace de Henri, Othon dégaine ; on se cherche, on se trouve, on se heurte. Au milieu des ténèbres, un duel s’engage, duel acharné, féroce, qui se termine par la mort d’Othon. Le père a tué son fils, et c’est au moment où sa victime expire que la vérité apparaît dans toute son horreur aux yeux de cet Atride du moyen âge, deux fois teint du sang de ses enfans !

« HENRI. — Que là où mon épée rencontrera ton épée, soit la place du combat ! (Ils croisent le fer.)

« OTHON. — Trêve aux amours ! trêve aux souffrances ! Dans l’ivresse du combat, aux éclairs de l’acier, tout s’évanouit comme aux lueurs de l’aube nouvelle.

« HENRI. — Bien frappé ! Je crois, Dieu me damne, que ma haine, sur ce terrain de mort, se change en estime. Je n’ai jamais rencontré si vaillant adversaire. Même chez les bâtards se retrouve le sang des aïeux.

« OTHON. — Patience ! Tes aïeux, tu ne vas pas tarder à les rejoindre. Qui de nous d’ailleurs sait quel est son père ?

« HENRI. — Tiens, pare ce coup, c’est le bon !

« OTHON. — En effet, je suis touché ! Mais, crois-le bien, tu ne m’aurais pas atteint si mon pied n’eût pas glissé dans le sang ! Qui a vaincu ?

« HENRI. — La mort !

« OTHON. — Oui, la mort ! de l’air, j’étouffe ! Ah ! Elisabeth ! Elisabeth !

« HENRI. — Que divagues-tu d’Elisabeth ?

« ELISABETH, apparaissant derrière les grille de sa cellule – Quel bruit d’épées trouble la sainte solitude de ces lieux ? Une voix connue a prononcé mon nom. Est-ce vous, âmes des trépassés, qui flottez dans les vents ? Que la paix du Seigneur vous accompagne !

« OTHON. — C’est Othon qui t’appelle avec le dernier souffle de sa vie. Ame sainte, prie Dieu pour lui, et veille qu’on lui creuse une fosse dans ce voisinage ; il l’aimait tant, qu’il n’a pu résister au désir de te le dire une dernière fois. La mort le guettait sous la croisée ! Ame sainte, âme chérie, adieu !

« ELISABETH, étendant vers lui la croix. — Que ce signe divin efface dans ton cœur toute image terrestre ! la paix du ciel soit avec toi ! (Othon meurt, Elisabeth tombe évanouie sur le carreau de sa cellule.)

« HENRI. — Othon ! Othon ! Il expire sans connaître la main forcenée qui vient de le frapper aveuglément. Malheurl j’ai tué ma race, je suis le bourreau de mes enfans, et ce que j’ai conquis de mes mains, les biens que j’héritai de mes aïeux, aujourd’hui vont échoir en partage à cet Ottnit, objet de ma haine et de toutes mes malédictions. Oh ! ma race ! oh ! mes enfans ! Avec la raison qui me revient commencent mes tortures. Enfer, éteins la flamme intérieure qui m’obsède. Malheur ! malheur ! malheur ! [Il expire.) »


Les destins sont accomplis, la race condamnée a cessé d’être. Henri le Ferré et ses deux fils morts tous les trois, Ottnit arrive au trône. Ottnit épousera Jutta, et de cette union que la Providence bénissait, et contre laquelle vainement a lutté l’implacable landgrave, une souche nouvelle sortira. — Cependant les portes du couvent s’ouvrent, une longue file de religieuses voilées et portant des cierges s’avance processionnellement en chantant le Dies iroe. On enlève les cadavres des deux champions illustres, et tandis que le cortège s’achemine au bruit des cloches vers les caveaux funèbres, un salut triomphal s’élève de la multitude en l’honneur d’Ottnit proclamé landgrave de Thuringe.

Tel est ce drame, qui, malgré de graves imperfections, atteint parfois à des beautés d’un ordre supérieur, et dont tous les personnages portent l’empreinte tragique du temps. Si je me suis complu longuement dans cette analyse, si j’ai cru devoir citer beaucoup, c’est que cette œuvre, jusqu’ici l’une des plus ignorées d’Arnim, me semble, parmi ses pièces de théâtre, celle qui résume le mieux ses qualités et ses défauts. Peut-être n’aurai-je réussi qu’à donner une idée de ses défauts, qui sont en général beaucoup plus faciles que les beautés à faire passer dans une langue étrangère. Quoi qu’il en soit, ma conviction reste la même, et si je consens à dire comme les Espagnols : Excusez les fautes de l’auteur, c’est à la condition qu’on admirera ses grandes qualités, plus nombreuses ici que partout ailleurs. « Arnim, disait Wilhelm Grimm, m’a toujours fait l’effet d’un homme qui, s’interrompant tout à coup au milieu d’une conversation grave et sensée, vous quitterait subitement pour s’en aller au fond des bois se retrouver seul avec ses idées. » Ce mot a du vrai et peint bien les inégalités de cet âpre génie. Souvent le verre est trop petit et le vin déborde, d’autres fois il est trop grand et le vin n’arrive plus qu’à la moitié du cristal qu’il devait remplir ; mais la liqueur pourprée, à quelque dose qu’on la mesure, ne perd jamais son goût naturel et réconfortant. Les réserves de la critique faites, et pour ne considérer que l’ensemble de l’œuvre, on n’imagine pas une peinture plus vigoureuse de ces époques semi-héroïques, semi-barbares, un tableau plus puissant que cette large ébauche, où se retrouvent accusés d’une main de maître, de la main de Shakspeare dans Macbeth, les grands traits caractéristiques de ces races destinées a périr, et qui, soit qu’il s’agisse de l’antiquité ou des temps modernes, se meuvent toujours dans un milieu plus ou moins obscur, comme si la nuit historique, la nuit cimmérienne, pouvait seule convenir à ce duel immense qu’elles livrent à la destinée sur le seuil des âges !


II. – HALLE ET JERUSALEM. – LE THEATRE POPULAIRE.

Les drames d’Arnim s’adressent à la masse, au peuple, à ce sens de la poésie et du vrai qui veille éternellement au cœur des multitudes, et que les grands esprits sont toujours certains d’avoir pour auxiliaires dans leur lutte contre la routine et l’empire du faux. Qu’on se figure ce qu’était devenu, vers l’époque où Arnim écrivait l’Auerhahn, le public prétendu littéraire, et de quelles niaiseries sentimentales il faisait son régal. Le règne de la queue (en France nous disons perruque) avait mis en fuite la poésie pour introduire à sa place je ne sais quel pédantisme sermonneur qui s’évertuait à prêcher la morale à la société la plus dissolue. L’histoire et la religion n’existaient plus, pour ainsi dire, que dans la forme, et pour ne pas avoir à s’occuper de Dieu, on l’avait relégué dans une sphère à part, tout à fait en dehors de la nature, où sa présence aurait plus ou moins gêné tout le monde. Maintenant, qu’au sein d’une telle misère quelques généreux esprits aient rêvé de meilleurs jours ; qu’en se tournant, les uns vers le passé, les autres vers l’avenir, ils soient tombés dans une entière contradiction avec leur temps, on ne saurait voir là qu’une simple conséquence des faits, et le romantisme en tout ceci faisait cause commune avec Schelling renversant le système des catégories et proclamant la vie universelle, absolue, avec Schleiermacher retrouvant dans le sentiment religieux les vrais principes du christianisme, avec Fichte évoquant de sa voix de tonnerre l’idée de liberté et d’indépendance nationale.

D’après les nombreux extraits que j’ai cités, d’après la peinture que j’ai essayé de donner de son génie, on peut se faire une idée de la manière dont Arnim comprenait le théâtre, de l’éloignement profond, incalculable qu’il se sentait pour le langage conventionnel, la fausse sentimentalité et les formules bourgeoises des auteurs dramatiques de profession. Remuer des idées, voilà en somme sa grande affaire ; que d’autres passent leur vie à en polir une seule, lui répand à pleines mains tantôt cailloux grossiers, tantôt diamans et topazes ; à nous de ramasser et de choisir. À cette classe d’œuvres impossibles à tous les points de vue, et qui, tout en fourmillant d’admirables beautés, ne trouveront jamais qu’un public excessivement restreint, se rattache Halle et Jérusalem, ébauche originale et puissante, qu’Arnim intitule plaisamment une tragédie en deux comédies. Halle et Jérusalem, à pareille affiche on ne saurait guère se méprendre, et nous devinons d’avance à quels bizarres conflits d’idées nous allons assister. Le moyen âge et l’heure présente, les étudians tapageurs des universités allemandes et les pèlerins en terre-sainte, le monde réel et le monde mystique, — on entrevoit du premier coup tout le tableau ; mais ce dont nul ne se rendra compte avant d’avoir curieusement étudié l’ouvrage en ses moindres parties, c’est du grand art avec lequel ces élémens si dissemblables sont mêlés et fondus, de l’harmonie singulière qui règne dans ce tissu de sons qui paraîtraient devoir s’exclure.

C’est la fameuse histoire de Cardenio et Celinde, déjà chantée en Allemagne par Gryphius, qui, reprise à nouveau par Arnim, forme le nœud de cette composition. Ahasvérus, le Juif errant, dont, par des combinaisons qu’il serait trop long de raconter ici, la destinée se trouve mêlée à celle des deux jeunes gens, les accompagne dans leur aventureuse et romanesque traversée de Halle au saint sépulcre. Les premières scènes nous offrent la peinture vraie et pittoresque de la vie des universités en Allemagne. Libertins rêveurs et duellistes, joyeux garnemens, hanteurs de tripots, piliers de tavernes, vous les voyez aller, venir, fumer, boire, faire l’amour, philosopher, se battre, se tuer, que c’est une joie, un délire, un vacarme à en avoir les oreilles assourdies et la cervelle troublée ! Du sein de cette mascarade humaine, reproduite à la manière de Callot, une figure pâle et dédaigneuse se détache. À ce noble front que la pensée a marqué de son empreinte, à ce regard où brille la flamme languissante d’une passion éternellement inassouvie, à ce sillon que l’ironie a creusé aux deux coins de sa bouche, à cet air à la fois hautain et mélancolique, vous reconnaissez Cardenio, le jeune professeur, que tout le monde admire et craint. Mélange de Faust et de Charles Moor, a vingt ans Cardenio a touché le néant de la science et de l’amour, et ce qui survit en lui seulement, c’est un insatiable besoin de domination, une sainte fureur de se poser partout en redresseur de torts, de mener une guerre incessante, acharnée, contre toutes les petites misères de ce monde, et de poursuivre ce rêve de liberté qui pousse le héros du drame de Schiller à se faire brigand. Toujours l’épée à la main, toujours en humeur de pourfendre son homme sur la moindre contradiction, Cardenio vous tue le joueur avec lequel il se prend de querelle autour du tapis vert tout aussi bien que l’infortuné rationaliste qui a le mauvais goût de lui rompre en visière dans la discussion. Quelle ardeur inquiète, quelle fiévreuse angoisse, quelle incapacité d’apaisement une semblable nature doit apporter dans ses rapports avec les femmes, on le comprend de reste. Olympie et Celinde, la vertu naïve et froide et la vierge folle qui rachète par le martyre de l’amour les impuretés du passé, se le disputent alternativement jusqu’à ce qu’il cède enfin à un insurmontable besoin de conversion et de retour sur lui-même.

J’ai dit qu’Arnim avait emprunté aux trois volumes du répertoire anglais de 1680 divers motifs déjà traités et variés par Gryphius ; mais c’est principalement dans ces petites pièces, dans les Possen, que le cas se présente. Ici j’ajoute un mot sur le genre que les romantiques appelaient populaire ; populaire, entendons-nous, beaucoup plus par la tendance des poètes que par l’initiative d’en bas, et qui, tout en adoptant les mœurs des scènes inférieures, tout en parlant la langue traditionnelle du clown, du Pickelhaering ou du Pierrot, s’efforçait de conserver en soi quelque littérature. On a beaucoup discouru chez nous sur la pantomime et les funambules, de spirituels excentriques ont même cru entrevoir des mondes de sublimité

Dans ce sac ridicule où Pierrot s’enveloppe.

Ce qu’il y a de certain, c’est que de tout temps les poètes se sont préoccupés de cette forme de l’art. Ne rions pas trop, c’en est une, et il y a certes là quelque chose à faire. Plusieurs en ont eu l’instinct, plusieurs ont tenté, mais sans trop réussir que je sache, et leurs essais isolés en ce genre, qui devaient exclusivement s’adresser au peuple, ont fini par devenir le partage de quelques rares lettrés. Quant à Léandre, Colombine, Cassandre et Pierrot, ils ont continué, la routine aidant, à s’appliquer, après comme avant, de gros baisers sur la joue et d’énormes coups de pied dans l’échine, et le mieux tant rêvé par les esprits d’élite, les conditions nouvelles que la critique et l’esthétique ne cessaient pas de proclamer indispensables, tout cela finalement n’a servi qu’à procurer des habits neufs à la troupe. Lorsqu’on a eu taillé une souquenille au vieux Cassandre, une jupe de satin plus courte à Colombine, il s’est trouvé qu’on avait fait pour l’art à peu près tout ce qu’il y avait à faire. Et cependant, comme on aimerait à voir se produire sur une de ces scènes prétendues populaires certains échantillons du petit répertoire d’Arnim, de ce théâtre de marionnettes et d’ombres chinoises dont on sent qu’une main de poète fait mouvoir les ressorts ! J’indiquerai, pour citer un exemple, l’aimable boutade intitulée la Pierre philosophale, qui ne demanderait que le lustre et les violons pour tenir gaiement sa place en pareil lieu. — Cassandre a épousé Colombine, et bien lui en cuit, car l’infortuné bonhomme est, dès le lendemain de ses noces, à concevoir les doutes les plus affligeans sur la vertu de sa frivole et pimpante moitié.

L’alouette qui s’éveille
Dans le buisson
Fredonne à l’aube vermeille
Une chanson.

Et moi, comme l’alouette,
Je veux chanter
À mon amoureux qui guette
Pour m’écouter.

Ainsi parle Colombine, qui ne veut remplir aucun soin du ménage, et court la prétantaine avec Léandre sous les charmilles du jardin, laissant mourir sur pied les tulipes du vieux botaniste, trop malheureux pour pouvoir arroser lui-même ses précieuses fleurs. « Depuis ce damné jour de mon mariage, je ne vois partout qu’insulte et raillerie ; les épis me semblent des doigts qui me montrent quand je passe, et les oiseaux, de mauvais plaisans qui me sifflent. J’enrage, mon esprit s’enfonce de plus en plus dans un abîme, et j’aimerais peut-être mieux la certitude que le doute. On parle partout dans le pays d’un sorcier fameux que le diable assiste : je vais le trouver de ce pas, afin qu’il me dise mon fait. » Voilà donc le seigneur Cassandre sur la route ; mais l’amour, qui devine tout, a pris par la traverse, et Léandre, arrivé le premier, endosse la robe et la perruque de l’alchimiste. Il tient gravement tête à son visiteur, qui dès l’abord se sent pénétré d’admiration.


« CASSANDRE, à part. — C’est là certes un savant homme. (Haut.] Comment se fait-il que vous m’appeliez par mon nom ? Il me semble que c’est la première fois de votre vie que vous me voyez en face.

« LÉANDRE. — Il ne faut point que cela vous étonne. Nous auires sorciers, nous avons des signes certains pour connaître le nom des gens et les accidens que l’avenir leur réserve.

« CASSANDRE. — Ainsi vous avez vu du premier coup que l’on m’appelait Cassandre ?

« LÉANDRE. — Tout comme si vous le portiez écrit sur votre, front. Il nous suffit d’entendre tousser un homme pour savoir que penser de lui, et je me souviens d’avoir fait pendre un voleur sur un simple accès de toux qui le prit comme je traversais la place… Toussez un peu, je vous prie…

« CASSANDRE. — Hum ! hum ! hum !

« LEANDRE. — Vous êtes un excellent homme, et sans une certaine humeur jalouse qui vous tient, on vous supporterait encore.

« CASSANDRE. — Tant de science me confond, et je me sens sur le point de tomber à vos genoux.

« LÉANDRE. — De grâce, modérez ce beau zèle ! Vous êtes ici dans un lieu plein d’enchantemens, et si par malheur il vous arrivait de mettre un pied dans ce cercle magique, le diable vous sauterait à la gorge sans qu’il me fût possible de l’empêcher.

« CASSANDRE. — Que veut dire ceci ? Comment donc craignez-vous le diable, vous qui prétendez être son maître ? (à part.) Voilà une question qui va furieusement l’embarrasser, je suppose.

« LÉANDRE. — Il ne faut pas non plus toujours s’en tenir à la lettre… Il est écrit : « l’homme est le maître de la femme, » et vous savez mieux que tout autre qu’il n’en est pas souvent ainsi. »


Après avoir mis le prétendu sorcier au courant de ses infortunes conjugales, Cassandre finit par lui demander s’il n’aurait pas sous la main quelque moyen magique de savoir ce qui se passe au logis pendant son absence, sur quoi le docteur Léandre, se souvenant de l’anneau de Gygès, passe au doigt de sa pauvre dupe une topaze qu’il suffit, dit-il, de se poser sur le front pour prendre à l’instant même l’air et la mine de la personne à qui l’on pense et dont il vous plaît de tenir la place. Muni du précieux talisman, maître Cassandre revient chez lui, et la première figure qu’il aperçoit devant sa porte est ce damoiseau de Léandre, en bel habit de taffetas, et qui se promène de l’air d’un homme attendant l’heure du berger. « Corbleu, se dit le jaloux, l’occasion s’offre belle, et je ne suis pas fâché d’éprouver un peu ce qu’il faut croire de la vertu de cette pierre. » À ces mots, il lève lentement le bras, et fait, du plus beau sérieux du monde, miroiter l’anneau magique au-dessus de son front. Léandre n’a garde de manquer à son rôle, et, dès qu’il aperçoit le vieux, feint aussitôt de se troubler et de perdre contenance.


« LÉANDRE. — Ai-je donc la berlue ? et la porte de cette maison est-elle de cristal pour me renvoyer ainsi ma ressemblance au nez ? Mon père ne m’a point fait double, que je sache, et voilà une illusion qui me lorgne d’un air bien impertinent. Il y a là-dessous quelque maléfice. Çà, mon cher, ne me direz-vous pas qui vous êtes ?

« CASSANDRE. — Mais, comme vous, un joyeux compagnon qui ne demande qu’à trouver le vin bon, les femmes jolies et les maris absens.

« LÉANDRE. — Et peut-on savoir où vous demeurez ?

« CASSANDRE. — Dans la maison voisine, et, si vous êtes un loyal camarade, vous viendrez sur-le-champ me faire raison d’une bouteille de vin vieux qui sort de la cave du docteur Cassandre.

« LEANDRE. — Un digne homme que je respecte, et dont je ne souffrirai pas qu’on parle mal en ma présence.

« CASSANDRE (à part). Ce garçon-là s’exprime bien.

« LEANDRE (d’un air troublé). Mais votre nom, monsieur, votre nom !

« CASSANDRE. — Il est vrai ; j’oubliais de vous dire mon nom : je m’appelle Léandre.

« CASSANDRE. — Traître ! dites donc Belzébuth ! A l’aide ! au voleur ! je suis ruiné ! je suis mort ! où me cacher ? où fuir ? Mon visage n’est plus à moi, et le diable m’a volé mon nom ! »


Ravi de son expérience et ne doutant plus du pouvoir qu’il a de se transformer désormais à volonté, le bonhomme accoste sa femme, et continue autour d’elle le personnage de Léandre, s’efforçant de la presser de ses galanteries, et se promettant in petto de se démasquer si d’aventure il lui arrivait de trop bien réussir sous sa mine d’emprunt ; mais dame Colombine est une rusée commère, une fine mouche qui n’a pas besoin qu’on lui donne le mot, et la mystification va gaiement son train.


« COLOMBINE. — Oser me conter de pareilles sornettes, à moi, la femme de monsieur Cassandre ! Retire-toi, coquin, ou je crie au scandale. En vérité, le joli merle pour me faire oublier mon devoir ! A d’autres, pendard, à d’autres ! J’aime mon pauvre mari, tout vieux qu’il est, et tu perdrais ton temps et ta peine dans ma maison.

« CASSANDRE. — Quelle femme je possède là ! J’avoue que je n’aurais point cru être aimé de la sorte.

« COLOMBINE (revenant avec un bâton). Ah ! drôle, je te retrouve ! Tiens, voilà pour ta visite, voilà pour tes baisers d’hier et pour ceux d’aujourd’hui, (Elle le frappe.) Tiens, coquin ! tiens ! tiens !

« CASSANDRE. — Aie ! aie ! aie ! (Bas.) Jamais coups de bâton ne m’ont fait tant de plaisir à recevoir, et je les aime autant que des caresses. »


En attendant, le bois vert daube sur sa carcasse, et le faux Léandre estime que, s’il ne veut être rompu vif, il est grand temps pour lui de rentrer dans son personnage ordinaire. — Écoute, femme, s’écrie-t-il en mettant l’anneau magique dans sa poche, ici que tu me vois, je suis un grand sorcier. Regarde un peu, qui suis-je maintenant ?


« COLOMBINE. — Eh pardine ! quel autre que mon pauvre Cassandre ! un vieux compère appuyé sur sa canne, un crâne tout pelé recouvert d’une barrette de velours, un dos voûté où pend un habit de damas jaune, dont les paremens à ramages se rejoignent sur un ventre plus creux qu’un nid de linottes en été. Oh ! les gentilles fleurs du tissu, comment peuvent-elles s’épanouir sur ce cœur glacé qui ne bat plus que pour marquer les lentes pulsations de l’existence ! Oh ! les jolis oiseaux, comment peuvent-ils chanter en cet hiver de la vie et de l’amour ! et pour soutenir tout ce triste échafaudage d’os caducs, deux petites jambes fluettes qui tremblottent comme des saules plantés d’hier ! »


Le bonhomme avoue qu’il ne manque pas une ligne au portrait ; de plus en plus ravi d’aise, il renouvelle à tout venant son expérience, et quand Léandre égaré, pâle, les cheveux en désordre, jouant le trouble et le désespoir de Pierre Schlemil, à qui le diable a pris son ombre, reparaît pour dire avant de mourir un suprême adieu à ses amis, l’honnête Géronte ne peut se défendre d’un mouvement de compassion au récit de sa misère. Tout penaud d’avoir inquiété le repos d’un si brave homme, il s’empresse de confesser le stratagème qui lui a si bien réussi, et de jeter à l’eau, comme Polycrate, la merveilleuse pierre à laquelle il doit la certitude désormais imperturbable d’être le moins trompé des Sganarelles.

Presque toutes les petites pièces d’Arnim s’inspirent du vieux répertoire allemand. Celle-ci, dans Ayrer, s’appelle la Reine de Chypre, et le théâtre anglais en contient la première trace. C’est donc presque toujours à d’anciens sujets remis en œuvre que nous avons affaire, et pour l’esprit, le style, la bonne grosse verve comique, le contingent qu’apporte le poète en ces manipulations souvent très ingénieuses ne laisse pas d’avoir son mérite. Le Siège d’Oppenheim et la Délivrance du Wesel sont aussi de fort curieux tableaux de genre, où l’histoire intervient, quoique discrètement, et comme il sied à de pareils ouvrages, lesquels, s’adressant à la foule, doivent nécessairement subordonner le fait historique, que tout le monde ignore, au fait humain, dont chacun de nous trouve dans sa conscience l’instinctive révélation.


III. – LE ROMANTISME EN ALLEMAGNE. – QUELLE PART Y PRIT ARNIM.

Le mouvement romantique, lorsqu’il éclata en Allemagne de 1798 à 1812, était si bien l’expression des idées et des besoins du temps, que son action se fit sentir dans toutes les branches de la science et de l’art. Sans prétendre écrire son histoire, je voudrais, à propos des tentatives littéraires d’Arnim, indiquer ici quelques points généraux, insister en passant sur quelques traits caractéristiques.

Issu de la réflexion et de la science, comment nier l’influence rétroactive que le romantisme exerça à son tour sur la science, de plus en plus poussée vers le naïf et la tradition populaire, de plus en plus entraînée vers le domaine de l’imagination ? Le symbolisme de Görres et de Creutzer, les investigations des frères Grimm, non moins que les tendances d’Arnim et de Brentano, procèdent du romantisme, auquel se rattachent aussi les retours de Schelling vers Jacob Bœhm, et tant de généreux efforts pour fonder une philosophie du christianisme. Prédilections d’artiste, raisons de sentiment ! Il y avait, je le sais, chez tous ces beaux esprits plus d’esthétique et de théorie que de vraie foi, plus d’élan vers la spéculation elle symbole que de conviction dogmatique et de piété. En un mot c’étaient, pour la plupart, d’excellens catholiques, à cela près qu’ils ne pratiquaient pas. Je dis la plupart, car il y en eut dans le nombre que leur romantisme conduisit droit au sanctuaire. Je veux parler de Clément Brentano, qui se fit moine, de Zacharias Werner, qui regrettait qu’il n’y eût pas dans la langue un seul et même substantif pour signifier ces deux choses selon lui synonymes, l’art et la religion, et qui, indigne de voir ses amis Scldeiermacher et Tieck continuer à faire des vers après comme avant, leur tourna le dos brusquement. Je veux parler surtout de Novalis, dont ce serait le cas de citer une belle page, omise dans les œuvres complètes, et que je trouve dans un fragment publié en 1799. « C’étaient de splendides et glorieux temps, écrit, en parlant du moyen âge et non sans quelque fougue ultra-monaine, le chantre inspiré de Henri d’Ofterdinqen, l’Europe alors ne formait qu’un seul pays chrétien ; partout la religion, partout un grand intérêt commun, partout l’autorité ! Aussi, n’insisté-je pas sur la valeur d’institutions dont les bienfaits sont assez démontrés par le développement organique des facultés les plus diverses, par la suprême perfection qu’il fut donné à chaque individu d’atteindre dans la science et dans les arts. Malheureusement, pour ce règne de Dieu sur la terre, l’humanité n’était point mûre, il s’écroula ! Et nous eûmes cette insurrection que l’histoire appelle le protestantisme. Aujourd’hui, au lendemain de la révolution française, au sortir de cette crise universelle de renouvellement, les temps sont venus d’une résurrection fondamentale, et pour quiconque a l’instinct de l’histoire, un pareil fait ne saurait être douteux. La religion enfante dans l’anarchie ; du sein de la destruction, elle élève sa tête glorieuse, et crée un nouveau monde. Nous n’en sommes encore qu’aux préludes, mais ces préludes annoncent au clairvoyant une nouvelle histoire, une nouvelle humanité : le souriant hyménée d’une église jeune avec un Dieu d’amour Les forces temporelles ne sauraient désormais se remettre en équilibre d’elles-mêmes, la religion seule peut régénérer l’Europe. Un christianisme approprié à la vie humaine, un christianisme fait homme, telle fut l’antique foi catholique ; sa présence continuelle dans la vie, son amour de l’art, sa profonde humanité, l’inviolabilité de ses mariages, son infinie compassion, son culte de la pauvreté, de l’obéissance, du devoir, tous ces signes évidemment caractéristiques d’une religion vraie renferment les principes fondamentaux de son organisation nouvelle. Il faut que l’église véritable se constitue, et nous verrons alors naître ces temps d’éternelle paix où la moderne Jérusalem sera la métropole du monde ! »

La réaction religieuse devait naturellement faire cause commune avec la réaction politique, et le romantisme eut son publiciste dans Adam Müller, qui du haut de sa chaire de Dresde reprochait, en 1803, à la politique et à la critique de son temps de n’être qu’une abstraction, alors qu’elles pouvaient exercer une influence immédiate si puissante sur l’état de l’Allemagne. Adam Müller, Frédéric de Schlegel, Achim d’Arnim et Frédéric de Hardenberg (Novalis) accomplirent donc à cette période de restauration une œuvre en tout semblable à celle que M. de Chateaubriand entreprit chez nous vers la même époque, et je retrouve dans le Génie du Christianisme beaucoup de ce dilettantisme religieux qu’on reprochait aux romantiques allemands. Pauvres romantiques ! quelles guerres terribles n’eurent-ils pas à soutenir et contre l’esprit de l’antiquité classique, représenté par Goethe, et contre l’esprit du présent, dont ils combattaient à outrance les tendances révolutionnaires ! Goethe, qui, dans l’occasion, touchait assez volontiers à leur élément, mais qui détestait au fond tout ce monde de visionnaires et de somnambules, Goethe appelle le romantisme une période de talens forcés. » Un corps naturellement bien constitué, mais que travaille une maladie incurable, » voilà comme en quatre mots il décrit Henri de Kleist. Au sujet d’Arnim, la sentence affecte le même laconisme ; c’est la critique littéraire réduite à la simple rubrique d’une note de pédagogue : « naturel, féminin ; substance, chimérique, contenu, sans consistance ; composition, molle ; forme, flottante ; effet, illusoire[3]. » Son Essai sur le dilettantisme peut également passer pour un manifeste à l’adresse des romantiques. « Ce qui manque surtout au dilettante, c’est la faculté architecturale dans l’acception élevée du mot, cette force pratique qui crée, ordonne et constitue ; il n’en a qu’une sorte de pressentiment, et s’abandonne corps et âme à son sujet, qui l’entraîne, le domine, alors qu’il en devrait au contraire être le maître. » Mais Goethe, dans ces oracles qu’il rend contre le romantisme, juge les choses au seul point de vue de l’homme, du poète, et se contente de battre en brèche, avec quelque animosité pourtant, ces prétendues extravagances auxquelles répugne son calme et froid tempérament. Quant aux principes par lesquels ce mouvement se rattachait à la politique, l’illustre penseur, à quelques réserves près, les goûtait trop lui-même pour leur faire une guerre bien acharnée. Ce noble soin devait échoir à d’autres qui, naturellement plus doués de ce fameux sens de l’avenir que le poète de Weimar, ne pouvaient manquer de tomber à bras raccourcis sur cette légion de cerveaux creux et d’âmes enivrées du mysticisme de l’art. « Les romantiques détestaient la révolution, écrit M. Robert Prutz, parce qu’elle les troublait dans leur quiétude ; les princes la détestaient, parce qu’elle les troublait dans leurs possessions. Les romantiques voulaient le moyen âge, parce qu’il est poétique ; les princes le voulaient, parce que le moyen âge est l’âge d’or des rois. Les romantiques voulaient la stabilité des trônes par amour pour la stabilité ; les princes la voulaient par amour pour leurs trônes mêmes. Entre les deux partis, c’était l’égoïsme qui servait de trait d’union[4]. »

Ce qu’il y a de certain, c’est que cette période, incontestablement l’une des plus brillantes de la poésie allemande, a toujours été fort impopulaire au-delà du Rhin, et que, pour médire de cet aimable passé, les poètes du présent et les républicains de l’avenir semblent s’être donné le mot. Que signifie pourtant ce mauvais vouloir entêté, cette aigreur atrabilaire de certains esprits contre une école dont il faut bien, en dernière analyse, qu’ils s’avouent les disciples ? Spéculerait-on par hasard sur cette ignorance où nous vivons des vrais maîtres, ignorance qui ne pourrait cesser qu’aux dépens de cette espèce d’originalité qu’on s’arroge ? Le malheur des romantiques, c’est d’avoir, comme on dit, trop remué d’idées et d’avoir par là trop intéressé de gens à nier leur existence. Tel qui passe, aux yeux des générations nouvelles, pour un talent plein d’invention leur doit le meilleur de son bagage, et certes, à ce compte, ce n’est point être si malhabile que de faire pleuvoir sur eux le sarcasme et de représenter leurs œuvres comme un obscur fatras dont les honnêtes gens ne sauraient trop se tenir loin. Étonnons-nous ensuite qu’Arnim soit si peu connu ! Il y a en Allemagne tout un monde pour qui ce grand poète n’est et ne sera jamais que le mari de Bettina, laquelle avait sans doute accaparé tout le génie de la communauté ! Et ce que je ne pardonne pas à la sœur de Clément Brentano, c’est de n’avoir jamais rien fait pour redresser l’opinion du public sur ce point, de n’avoir jamais élevé la voix pour que justice pleine et entière fût enfin rendue à qui de droit. Arnim au contraire ne cessait de parler à tout propos du génie de sa femme, et son enthousiasme là-dessus ne connaissait pas de bornes. « On n’imagine point, écrit une spirituelle contemporaine, Mme Helmine de Chezy, qui avait beaucoup vu le jeune ménage aux heureux momens de la lune de miel, on n’imagine point quel zèle fougueux, quel feu chevaleresque il mettait à proclamer la supériorité de sa femme, dont il s’accusait indigne par les qualités du cœur et de l’esprit, ce qui ne laissait pas de m’amuser légèrement, moi qui les avais connus dès les premiers jours de leur mutuelle tendresse, et qui savais l’amour brûlant et passionné de Bettina pour Arnim à cette époque. Comment faisait ce beau feu, cette ardeur virginale, pour s’accorder avec la correspondance avec Goethe, c’est à Bettina elle-même de l’expliquer, si elle le trouve bon et si la chose lui parait convenable. Toujours est-il qu’Arnim, âgé de vingt ans environ, était alors une des plus nobles et des plus agréables figures qui se puissent rencontrer. L’élévation de son intelligence, la pureté de ses mœurs, la sérénité de son âme étaient à l’unisson. Il avait à la fois la beauté physique et la beauté morale, et tout respirait en lui cette franchise et ce calme d’une jeunesse qu’aucune souillure n’a profanée. Ses premières poésies furent assez mal accueillies de la critique ; peut-être, en effet, pour la forme et la couleur y avait-il trop sacrifié un goût de la nouvelle école. Schlegel, avec lequel il était pourtant fort lié, ne vit même rien dans ces débuts qui annonçât une vocation poétique, sentence dont Arnim appela bientôt, avec quel succès chacun le sait ! Achim d’Arnim est devenu un poète national, et ses œuvres, mieux appréciées avec le temps, pénétreront de jour en jour davantage dans le cœur du peuple. »

Ces poésies d’Arnim, jugées trop romantiques, et qui, aux yeux de ses meilleurs amis, ne révélaient pas un poète, n’étaient autres que les Révélations d’Ariel. Né à Berlin le 17 janvier 1781, Arnim comptait à peine, lorsqu’il les écrivit, dix-huit ans, et déjà, avant de publier ces vers jugés trop romantiques par les romantiques eux-mêmes, il avait débuté dans le monde de la science par sa Théorie sur les phénomènes de l’électricité, imprimée à Halle en 1798. Ses longs voyages à travers l’Allemagne le mirent en communication habituelle avec le peuple des villes et des campagnes, dont il sut saisir et reproduire les différens types dans leurs variétés particulières. Si, comme on l’a dit, le peuple est le maître de langue par excellence, ce fut à son école qu’Arnim alla s’instruire et colligea tant de précieux élémens de poésie rassemblés dans le Knaben Wunderhorn[5] ; puis vinrent successivement ses divers volumes de nouvelles, ses romans et ses drames, dont le recueil parut en 1813. Il s’en faut toutefois que ces publications aient vu le jour à des distances régulières. Achim d’Arnim était d’un naturel trop impressionnable, d’une organisation trop susceptible aux fréquens orages qui bouleversaient l’atmosphère de son pays, pour pouvoir vaquer tranquillement à des travaux littéraires pendant la terrible période qui s’étend en Allemagne de 1806 à 1813. En ces jours de misères et d’affliction publique, l’écrivain disparut complètement pour ne laisser survivre que le gentilhomme qui ne connaissait plus d’autres préoccupations que celles de la patrie et du foyer. À la paix seulement, et lorsqu’il se sentit tout à fait rassuré à l’endroit de cette nationalité allemande, objet d’un si pieux enthousiasme, Arnim reprit la plume et publia les Kronenvaechter en 1817. Ce fut là son dernier ouvrage, il négligea même de l’achever. À dater de ce moment, il renonça aux lettres et se retira dans sa terre de Wiepelsdorf, où il vécut quelques années encore en country gentleman, et mourut d’une subite attaque de paralysie le 21 février 1831.

À défaut du caractère trop souvent bizarre et peu accessible de ses compositions, ces quelques détails biographiques suffiraient pour faire comprendre comment la popularité lui a toujours manqué. Écrivain à bâtons rompus, poète, mais seulement aux heures de rêverie et d’inspiration, et quand tous ses devoirs de société et de famille lui permettaient de l’être, Arnim n’avait rien en soi de l’homme de lettres tel qu’on se le représente, rien de cet esprit de suite et d’application qui commande le succès. La littérature ne fut jamais pour lui une carrière, mais tout simplement un noble exercice des facultés de l’intelligence, le goût et la fantaisie d’un honnête homme qui ne demande à l’étude que les jouissances de l’étude, et qui serait le premier à s’étonner si on venait lui dire que la fortune et la renommée lui seront données par surcroît. Je ne parle pas de ces misérables pratiques de camaraderie, alors comme aujourd’hui en usage dans le monde des lettres, et dont il va sans dire qu’il se tint constamment éloigné. Même parmi les romantiques, il vécut à l’écart, et ces alliés sur lesquels il aurait dû naturellement compter, lui trouvant sans doute trop d’indépendance, ne l’adoptèrent jamais qu’avec certaines réserves. Tieck, le garde-note de la communauté, ne parle jamais d’Arnim qu’incidemment, et quand par hasard il le cite, c’est pour l’appeler du bout des lèvres M. d’Arnim. Or on sait ce que signifie en pareil cas ce style de cérémonie. Tous ces motifs réunis compliquaient singulièrement pour nous la tâche du critique et du biographe, Arnim n’ayant pour ainsi dire laissé de trace nulle part, si ce n’est dans ses œuvres, lesquelles dorment ça et là dispersées sous la poussière des bouquinistes de Berlin et de Francfort. Aussi était-ce une vraie joie, dans nos promenades, de les retrouver, et avec elles souvent d’autres productions de cette période si féconde en beaux esprits trop oubliés aujourd’hui. Le nom d’Arnim, quoi qu’on en pense, ne saurait demeurer englouti dans l’abîme du temps. L’Allemagne y reviendra, car nul poète n’a mieux connu la fibre populaire. Pour moi, c’est ce caractère profondément humain qui me le fait aimer. Même en ses fantaisies les plus bizarres et ses plus folles divagations, vous retrouvez vestige d’un noble cœur, plein de compassion pour les souffrances de ses semblables, de sympathies pour leurs misères, et vous vous rappelez involontairement cette tradition si connue de tous les forestiers de la vieille Allemagne, et qui dit que toute balle porte, alors que nous l’avons d’avance trempée dans notre propre sang.


Henri Blaze de Bury.

  1. Jacob Ayrer, notaire et procureur à Nuremberg, et dont la période dramatique s’étend de 1610 à 1620. L’œuvre de ce poète est un progrès sur celle de Hans Sachs, bien qu’Ayrer se contente d’imiter le vieux théâtre anglais, auquel il emprunte son clown, qu’il reproduit dans toutes ses pièces, et qui deviendra ce fameux Jahn, personnage célèbre dans les Possen (farces) du théâtre populaire allemand.
  2. Pourquoi ce nom de Henri attribué au second landgrave de Thuringe, lorsque le personnage qu’Arnim va mettre en scène s’appelait Louis ? Il y a ici une erreur historique ou peut-être simplement quelqu’un de ces caprices trop familiers au poète, et qui semblent n’avoir d’autre but que de dérouter le lecteur. Il est vrai, — et c’est la seule explication d’une telle méprise, — qu’on pourrait croire qu’Arnim a confondu Louis le Ferré, second landgrave de Thuringe, avec un landgrave de Hesse, du nom de Henri, et qui parait également avoir porté ce sobriquet ; mais, quand on y pense, il ne saurait y avoir le moindre doute sur l’identité du héros. C’est bien à Louis II de Thuringe, dit Louis le Ferré, que nous avons affaire. À défaut des traits généraux du caractère, on en aurait la preuve dans certaines anecdotes rapportées textuellement dans le drame, celles du forgeron de Ruhla par exemple et des seigneurs attelés à la charrue, anecdotes dont la chronique n’a jamais fait honneur qu’au personnage dont il s’agit.
  3. Voyez Goethe, Würdigung’s Tabelle der poetischen Production der letzten Zeiln b. 32, s. 449.
  4. Voyez M. R. Prutz, Vorlesungen über die Litteratur der Gegenwart, s. 169.
  5. 2 volumes, Heidelberg, 1806.