PERSONNAGES

Achille

Patrocle

Briseis

Lydie

Ajax

Ulysse

Phoenix

Arbate


ACTE I



Scène I


BRISEIS, LYDIE.


LYDIE.

Nous vous revoyons donc, heureuse Briséis !
L’injuste Agamemnon, pour venger son pays
Vous rendant au héros à qui vous sûtes plaire,
Croit que vous fléchirez d’un seul mot sa colère.

BRISEIS.

Moi ! le vouloir fléchir ! Lydie, y pensez-vous ?
Moi, troubler le repos qu’il doit à son courroux !
Il a quitté par là l’intérêt des Atrides,
Par là laissé de Mars les fureurs homicides ;
Et lorsque, seul en paix, il voit même les dieux
En mortels attaquer et défendre ces lieux,
J’irai de leurs débats le rendre la victime !
Il servira les Grecs qui souffrent qu’on l’opprime !
Non, Lydie ; épargnons des jours si précieux.
Agamemnon m’a fait enlever à

ses yeux :
Qui du camp s’en est plaint ? On s’est tu ; ce silence,
Si Briséis est crue, aura sa récompense.

LYDIE.

Achille le jura dès votre enlèvement.

BRISEIS.

C’est à moi d’avoir soin qu’il tienne son serment.
Le sort ne m’aura point contre lui pour complice
Contentons-nous qu’Ajax, Phoenix, avec Ulysse,
Députés par les Grecs, implorent son secours ;
Nous-mêmes n’allons pas précipiter ses jours.
Vous savez quel destin l’attend sur ces rivages.

LYDIE.

Je ne m’arrête point à tous ces vains présages ;
On les rendra menteurs par quelque prompt départ.
Les Grecs sont-ils point las d’assiéger ce rempart ?
Quand se proposent-ils de revoir leur patrie ?

BRISEIS.

Je ne sais ; et ces soins n’ont occupé ma vie
Que pour le prince seul qui fait mon souvenir.
Des soucis de l’État c’est trop s’entretenir ;
Ne songeons qu’à nos vœux. Que fait, que dit Achille ?
Lorsque j’étais absente, a-t-il été tranquille ?
Vous parlait-il de moi ? que vous en a-t-il dit ?
Me puis-je flatter d’être encore en son esprit ?
Et Patrocle ? Sans doute il est toujours fidèle.
Je vous trouve, du moins, toujours charmante et belle.

LYDIE.

Que ce soit mon mérite ou la faveur des Cieux,
Patrocle jusqu’ici me voit des mêmes yeux ;
L’hymen serait déjà garant de sa constance ;
Mais, comme Achille doit y joindre sa présence,
A son

retour en Grèce il veut qu’il soit remis.
Admirez qu’en amants changeant nos ennemis,
L’un et l’autre a changé son esclave en maîtresse.
Vous et moi nous étions le butin de la Grèce.
Le partage étant fait, l’un et l’autre vainqueur
S’en vint mettre à nos pieds sa fortune et son cœur ;
Achille vous aima ; Patrocle aima Lydie.

BRISEIS.

J’ai sujet en un point de vous porter envie ;
Vous possédez entier le cœur de votre amant ;
Achille est occupé de son ressentiment ;
Sa gloire et sa grandeur sont encor mes rivales.
Tant que nous le verrons sur ces rives fatales,
Je craindrai pour ses jours. Vous voyez qu’au danger,
En me rendant à lui, l’on veut le rengager.
Que les enfants des dieux vendent cher aux mortelles
L’honneur de quelques soins, bien souvent peu fidèles !
Souvent il vaudrait mieux qu’un cœur de moindre prix
De nos frêles beautés se rencontrât épris
On le posséderait entier et sans alarmes ;
Au lieu que je crains tout, tantôt l’effort des armes,
Tantôt mon peu d’attraits, tantôt l’ambition ;
Et l’on n’est point d’un roi toute la passion.

LYDIE.

Vous l’êtes de celui qui joint, par sa naissance,
Au sang qu’il tient des dieux la suprême puissance.
S’il se venge et s’il veut exercer son courroux,
Le seul motif en est l’amour qu’il a pour vous.
De votre enlèvement il poursuit la vengeance.
Il eût dissimulé peut-être une autre offense
Mais, ne vous ayant plus, aussitôt il fit voir
Qu’en vous seule il faisait consister son devoir,

Qu’il vous sacrifiait l’intérêt de la Grèce,
Qu’enfin la gloire était moins que vous sa maîtresse.

BRISEIS.

Je l’avoue, et je crains peut-être sans sujet ;
Mais qui pourrait avoir un cœur moins inquiet ?

LYDIE.

Vous, si vous vous savez connaître un peu vous-même
Vos vœux sont soutenus d’un mérite suprême.
Si vous savez donner à ces biens tout leur prix,
Votre amant vous devra, quoique fils de Thétis.
Nous descendons de rois : notre sang nous rend dignes
De l’hymen des héros même les plus insignes.
Je n’ai point oublié ce sang : imitez-moi ;
Croyez qu’un demi-dieu vous peut garder sa foi
Il me l’a confirmé cent fois en votre absence.



Scène II


Achille, Briséis, Lydie


ACHILLE, à Lydie.

Je le viens confirmer encore en sa présence.

BRISEIS.

On vous croyait, Seigneur, par Ulysse occupé.

ACHILLE.

Pour vous voir un moment je me suis échappé.

LYDIE.

Je le vais arrêter, et veux que mon adresse
Vous donne le loisir de voir votre princesse.


Scène III


Achille, Briséis


ACHILLE.

Oui, Madame, je prends tous les dieux pour témoins
Que vous seule avez fait mes pensers et mes soins.
Je sais mal employer l’ordinaire langage
Des douceurs qu’à l’amour on donne en apanage ;
Mais croyez, au défaut d’un entretien flatteur,
Que ma bouche en dit moins qu’il n’en est dans mon cœur.

BRISEIS.

Vous en dites assez, Seigneur ; je suis contente,
Et n’osais me flatter d’une si douce attente.
Car que suis-je ? les Grecs m’ont ravi mes états
Il ne m’est plus resté que de faibles appas.
Ai-je droit de prétendre, esclave et malheureuse,
Que, d’une ardeur constante autant que généreuse,
Un prince tel que vous daigne me consoler,
Et qu’au titre d’épouse il veuille m’appeler ?
Vos promesses, Seigneur, et cet excès de gloire
Font que je n’oserais en douter, ni le croire.

ACHILLE.

C’est me connaître mal que d’en pouvoir douter.
Vos traits n’ont plus besoin de me solliciter ;
Le seul devoir le fait, je hais les cœur frivoles
Mes principales lois sont mes simples paroles.
Vous vous dites esclave ; et de qui ? d’un amant.
C’est moi qui suis lié par les nœuds du serment.
Reposez-vous sur eux, attendez sans alarmes :
J’aurai devant les yeux ce serment et vos charmes.
Mon choix sera sans doute approuvé par Thétis ;
Mais son amour pour moi, l’honneur d’être son fils,

Mes états, vos conseils, votre intérêt, Madame,
Arrêtent de mon cœur l’impatiente flamme.
J’ai voulu prévenir par un hymen secret
Un doute et des soupçons que je souffre à regret.
Vous avez refusé ces marques de mon zèle ;
L’hymen vous est suspect sans pompe solennelle.
J’y consens : nous verrons vos parents et les miens ;
Je reprendrai des Grecs vos états et vos biens ;
Ce fer m’en est garant.

BRISEIS.

Ah ! Seigneur, que la Grèce
Possède en paix mes biens, qu’elle en soit la maîtresse
Je n’en estime qu’un ; vous l’allez hasarder !
Vous disposez de vous sans me le demander !
Je vous plais sans états ; qu’importe d’être reine ?

ACHILLE.

Vous l’êtes : plaire ainsi, c’est être souveraine.
La beauté, dont les traits même aux dieux sont si doux,
Est quelque chose encor de plus puissant que nous.
Tout vous doit assurer de ma persévérance ;
N’allez point d’un hymen corrompre l’espérance.
Que si vous ne pouvez vous vaincre là-dessus,
Dès demain…

BRISEIS.

Non, Seigneur.

ACHILLE.

Je ne vous presse plus
Attendons ; mais tâchez au moins d’être tranquille

BRISEIS.

Est-ce une chose, hélas ! à nos cœur si facile ?

ACHILLE.

Vous-même, vous voulez qu’on diffère ce jour.

BRISEIS.

Seigneur, ne cherchez point de raison dans l’amour.
J’en dis trop ; cet aveu vous déplaira peut-être.
Mais quoi ! j’ai beau rougir, mon cœur n’est plus le maître.
Ce que l’on sent pour vous ne se peut étouffer
Achille ne saurait à demi triompher.
Souffrez qu’après ces mots Briséis se retire.
Ne vous lassez-vous point de les entendre dire ?
Ma rougeur me confond : je sors donc ; aussi bien
Ulysse va venir, et je ne craindrais rien !

Patrocle. entre..

Résistez à son art, opposez-lui ma flamme ;
Opposez-lui, du moins, la fierté de votre âme.
Que vous importe-t-il qu’on venge Ménélas ?
Songez à vos parents, à vos destins, hélas !
Aux miens qui les suivront. J’ai pour tout artifice
Les pleurs que vous voyez : pourront-ils moins qu’Ulysse ?
Employrai-je des traits moins sûrs de vous toucher ?
Adieu, Seigneur ; gardez un courroux qui m’est cher.



Scène IV


Achille, Patrocle


ACHILLE.

Quelque fierté qu’on ait, quelque serment qu’on fasse,
Patrocle, il faut aimer. Tu me croyais de glace ;
Achille te semblait devoir tout dédaigner :
Tu vois, ainsi qu’un autre il s’est laissé gagner.
J’aime, je suis touché, je fais gloire de l’être ;
L’heure enfin est venue où, loin d’agir en maître,
En héros qui partout veut être le vainqueur,

ACHILLE.

Je me rends, et connais les faiblesses d’un cœur.

PATROCLE.

N’appelez

point faiblesse un tribut légitime.
Vous, vous justifier ! aimer donc est-ce un crime ?
Seigneur, vous me semblez toujours fils de Thétis.
Loin les cœur qui se sont de l’amour garantis !
S’il en est. Quoi ! les dieux vous serviront d’exemples !
La beauté dans l’Olympe aura trouvé des temples,
Et vous serez honteux de lui sacrifier !
C’est bien plutôt matière à se justifier.
Votre princesse a tout, je vois tout dans la mienne ;
Et soit que de leurs traits mon esprit s’entretienne,
Soit qu’il regarde aussi leur amour, leur vertu
(Car l’un n’est point par l’autre en leurs cœurs combattu),
J’en prise la conquête ; une telle victoire
Ne rend point votre cœur infidèle à la gloire.

ACHILLE.

Voici d’autres combats qui me sont apprêtés.
De quel air vient à nous le chef des députés !
Vois son port, ses regards.

PATROCLE.

Tout parle dans Ulysse.
Ajax le suit. Que l’un découvre d’artifice !
L’autre agit sans détours.



Scène V


Ulysse, Ajax, Achille


ULYSSE.

Vous me voyez, Seigneur,
Plus encor comme ami que comme ambassadeur.
Vous souvient-il des lieux où, sous un mol ombrage,
On faisait, malgré vous, languir votre courage ?

De nymphes entouré, vous perdiez vos beaux jours.
Thétis d’un vain danger laissait passer le cours.
Je vous vis ; j’approchai sous un habit de femme
De l’amour des hauts faits je vous enflammai l’âme.
On vous y vit courir : ce fut par mon moyen.
Je ne viens point ici vous reprocher ce bien :
Je ne viens que vous rendre, avec dons, la princesse,
Au nom du fier Atride et de toute la Grèce.
Ne laisserez-vous point fléchir votre courroux ?
Faut-il que nos transports durent autant que nous ?
Jusqu’au départ, du moins, suspendez vos querelles.
Songez que d’actions mémorables et belles
Vous perdez ; car chez vous vaincre et combattre est un.
Vous n’êtes pas de ceux qui n’ont qu’un sort commun
Contents pour le remplir d’une seule victoire,
Par le devoir, sans plus, ils marchent à la gloire.
Le monde attend de vous de plus puissants efforts.
Si vous ne voulez pas séjourner chez les morts,
Par de nouveaux dangers distinguez-vous des hommes.
Hector en a semé la carrière où nous sommes.
Nous ne les cherchons plus : ils nous viennent trouver.
Ilion, qui bornait ses vœux à se sauver,
S’est rendu l’attaquant : cette superbe ville
Prétend brûler nos nefs en présence d’Achille.
Vous verrez vos amis sur la terre étendus,
Les dieux troyens vainqueurs, les dieux grecs confondus,
Cette Troie à son tour plaignant notre misère.
Voilà, voilà, Seigneur, des sujets de colère.

ACHILLE.

Vous n’êtes pas réduits encore à cet état.

ULYSSE.

Et le faut-il attendre ? Est-il de potentat,

De simple Grec qui pût se plaire en sa patrie,
Voyant de notre nom la gloire ainsi flétrie ?

ACHILLE.

Si l’intérêt des Grecs est d’employer mon bras,
Pourquoi d’Agamemnon ne se plaignent-ils pas ?
Quand ce chef a payé de mépris leurs services,
N’ai-je pas condamné tout haut ses injustices ?
Princes, je ne sais point trahir mes sentiments
Rappelez dans vos cœur ses mauvais traitements,
Vous verrez que chacun a sujet de se plaindre.
Endurez, j’y consens ; rien ne doit vous contraindre
Je vous laisse venger le faible Ménélas.
En servant toutefois ces deux frères ingrats,
Est-il, princes, est-il de Grec qui se dût taire ?
J’ai fait éclat pour tous, je veux encor le faire.

ULYSSE.

Ah ! ne rappelez point les déplaisirs passés.
Je veux qu’Agamemnon nous ait tous offensés ;
Il faut n’y plus songer, et que notre mémoire
Se charge du seul soin d’acquérir de la gloire.

ACHILLE.

Est-ce en le redoutant qu’on espère en trouver ?
La gloire est pour lui seul, il sait nous l’enlever.

ULYSSE.

Évitons donc au moins la honte et l’infamie ;
Empêchons, s’il se peut, que la Grèce ne die :
« Je suis mère féconde en enfants malheureux ;
J’ai formé des héros, Troie a triomphé d’eux.
Réduite à les revoir sans lauriers en leurs villes,
Je ne souffrirai plus qu’ils quittent ces asiles,
Qu’ils laissent leur foyer, et cherchent aux combats
Un renom que les dieux ne leur accordent pas. »

AJAX.

Je saurai m’excepter de cette obscure vie,
Et veux vaincre ou mourir aux champs de la Phrygie ;
Moi vivant, un berger ne sera point chez soi
Tranquille possesseur de l’épouse d’un roi.
J’aurai des compagnons à punir cet outrage ;
Vous verrez plus d’un chef tenir même langage.
D’un même esprit que tous, Seigneur, soyez porté.
Nous nous sommes ligués contre cette cité ;
Si quelque Grec se plaint, qu’on remette la peine
A des temps où les dieux auront fait rendre Hélène.
Vous les aurez alors contre vos ennemis,
Et, si vous me mettez au rang de vos amis,
Si vous trouvez qu’Ajax ait assez de vaillance,
Moi-même je vous veux aider dans la vengeance
Aidez-nous dans ce siège, appuyez nos efforts.
Ces murs pris ou laissés, les miens et moi, pour lors
Nous vous servirons tous contre un prince coupable.

ACHILLE.

Le fier Agamemnon n’est pas si redoutable
Mon bras y suffira, comme il a cru le sien
Capable de dompter sans moi le mur troyen.
Votre offre cependant, Seigneur, doit me confondre.

AJAX.

Ce n’est pas encor là comme il faut nous répondre.
Nous verra-t-on venger un tel affront sans vous ?

ACHILLE.

Sans moi : qui touche-t-il qu’un malheureux époux ?
L’union n’était pas si grande en nos provinces
Que nous dussions tous suivre en esclaves ces princes.

AJAX.

En esclaves ! nous, rois ! dites en compagnons.

Tenons-nous de leur main les lieux où nous régnons ?
Le sang d’Atrée a-t-il du pouvoir sur le nôtre ?
Sommes-nous dépendants, vous ni moi, d’aucun autre ?
Ulysse voudrait-il qu’on dît qu’étant forcé
Il a de ses pareils l’intérêt embrassé ?
Non, sans doute.

ULYSSE.

Il fallait venger nos diadèmes.
L’affront fait à ces rois retombait sur nous-mêmes.
J’entrai dans leur parti de mon pur mouvement ;
Rien ne m’y contraignit qu’un juste sentiment.
Cette même raison vous donna même envie :
Est-elle autre aujourd’hui que dix ans l’ont suivie ?
Nous nous sommes enfin à poursuivre engagés
Laisserons-nous des murs si longtemps assiégés,
Des murs qui pour jamais aux princes de la Grèce
Seraient un monument de honte et de faiblesse ?

AJAX.

Après dix ans d’assauts, s’il nous les faut quitter,
Quels peuples ne viendront chez nous nous insulter ?

ACHILLE.

Quand j’ai lieu de me plaindre, on ne me convainc guères.
Ce que vous alléguez en faveur de ces frères,
L’un d’eux, à mon égard, le détruit aujourd’hui
Je veux bien vous payer de raisons et non lui.

ULYSSE.
à Ajax.

Seigneurs, laissons à part les disputes frivoles !

à Achille.

Et vous, fils de Thétis, écoutez mes paroles.
Vous croyez que ce chef pour unique raison
N’a que de réparer l’honneur de sa maison,

Qu’aussitôt contre vous il reprendra sa haine ?
Vous en allez juger par ce qui nous amène.
Rempli des qualités qui vous font estimer,
Ce prince recommence encore à vous aimer.
Il ne tiendra qu’à vous d’unir vos deux familles
Nous vous offrons l’hymen de l’une de ses filles.
Toutes ont des appas : il vous promet le choix,
Et pour dot sept cités, dignes d’autant de rois ;
Cardamyle, la moindre, abonde en pâturages.

ACHILLE.

D’autres seraient flattés par de tels avantages ;
Pour moi, je les méprise, et je ne veux le nom
D’ami, ni d’allié du fier Agamemnon.
Qu’il garde ses cités, ses présents, et sa fille ;
On ne me verra point entrer dans sa famille ;
Non, même s’il m’offrait sept empires divers,
Non, quand on m’offrirait en dot tout l’Univers.

AJAX.

Vit-on jamais colère à la vôtre pareille ?

ULYSSE.

Pensez-y, croyez-nous ; que la nuit vous conseille.

ACHILLE.

Le conseil en est pris.

AJAX.

L’est-il ? Nous vous laissons.

ULYSSE.

Peut-être Briséis appuyra nos raisons,
Et, sur le cœur d’Achille étant toute-puissante,
Du respect de nos chefs sera reconnaissante.


ACTE II


Scène I


Phoenix, Achille


PHOENIX.

Dois-je croire, Seigneur, qu’Ulysse ait vainement
Essayé d’adoucir votre ressentiment ?
On dit plus : vous partez, votre flotte nous quitte.
Les Grecs n’ont, après tout, rien fait qui le mérite.
Mais vos amis ! mais moi ! car Phoenix en ceci
Prétend avoir à part ses intérêts aussi.
Je vous ai dans mes bras porté dès votre enfance.
Quand vous eûtes passé ce temps plein d’innocence,
Une jeunesse ardente exigeait d’autres soins ;
Je les pris ; avec fruit : vos faits en sont témoins.
Le succès de ces soins devrait, en récompense,
Donner à mes conseils chez vous plus de créance ;
C’est le prix que j’en veux. Peut-être vous croyez
Par quelque amour pour moi me les avoir payés.
Il est vrai, vous m’aimiez pendant votre jeune âge
Aujourd’hui j’en demande un nouveau témoignage.
Ceux que vous m’en donniez, quand d’un air gracieux,
Enfant, vous ne tourniez que sur moi seul vos yeux,
Ceux que j’en recevais, lorsque votre jeunesse,
En ne me cachant rien, me comblait d’allégresse,
Ne me suffisent pas aujourd’hui que je vois
De ce fatal courroux les Grecs se prendre à moi.
«

Que ne lui donnait-il une humeur moins farouche ? »
Voilà ce que l’on dit d’une commune bouche ;
Et de tous les malheurs prêts à tomber sur nous,
C’est votre gouverneur qu’on accuse, et non vous.

ACHILLE.

Je n’ai point oublié vos soins ni votre zèle
J’en conserve dans l’âme un souvenir fidèle ;
Mais ne prétendez pas que, contre mon honneur,
L’amour que j’ai pour vous me fléchisse le cœur.
Si vous en attendiez de pareils témoignages,
Vous deviez m’enseigner à souffrir les outrages.
L’avez-vous fait ?

PHOENIX.

Seigneur, j’ai fait ce que j’ai dû ;
Et vous n’avez que trop à mes vœux répondu.
J’approuve la fierté ; mais enfin, les injures
Se peuvent réparer : elles ont leurs mesures.

ACHILLE.

Un cœur comme le mien ne leur en peut donner.

PHOENIX.

Il le doit : la grandeur consiste à pardonner ;
Jamais ce sentiment n’a de gloire flétrie.
Je ne vous voulais point alléguer la patrie,
Me flattant d’un crédit que je devrais avoir,
Et voulant sur votre âme essayer mon pouvoir ;
Je dédaignais aussi les adresses d’Ulysse,
Honteux qu’il nous fallût employer l’artifice.
Sans ce secours les Grecs vous parlent par ma voix
Nous venons, disent-ils, implorer vos exploits,
Seigneur ; ils nous sont dus, et nos propres exemples
Ont accru la valeur qui vous promet des temples.

ACHILLE.

Je ne dois qu’à vous seul. En vain devant les yeux
On me met du public l’intérêt spécieux.
Comme si Sparte était la Grèce tout entière !
Les lieux où Ménélas a reçu la lumière,
Ceux encore où l’on voit ces frères obéis,
Ont eu part à l’outrage, et non point mon pays.
Cependant j’accourus pour eux à cette guerre ;
Pour eux je vins chercher la mort en cette terre,
Je n’avais nul sujet de haïr les Troyens :
Pâris m’a-t-il ravi mes amours ni mes biens ?
Agamemnon l’a fait ; c’est Argos, c’est Mycène,
Qui devraient ressentir les effets de ma haine.
Laissons-les : leur monarque est encor trop heureux
Que je n’apporte ici nul obstacle à ses vœux.
A l’entour de ces murs je vous laisse combattre ;
Les dieux les ont bâtis ; nous voulons les abattre !

PHOENIX.

Ces mêmes dieux les ont à périr condamnés.
Et puis, cette raison qu’à tort vous me donnez,
S’il faut vous en parler sans que l’on dissimule,
Dans le cœur des humains jette peu de scrupule.
Enfin, quand ces raisons ne vous pourraient toucher,
Songez au long repos qu’on peut vous reprocher.
Lorsque chacun de nous à l’envi se signale,
Que les soldats ont même une ardeur sans égale,
Achille est dans sa tente, et donne à Briséis
Les moments qu’il devrait donner à son pays.

ACHILLE.

Phoenix, je vous arrête ; on sait quel est Achille.
Qu’il aime, et qu’en sa tente il demeure tranquille,

Tout est égal ; j’ai trop établi mon renom :
Je l’étendrai plus loin. Je veux qu’Agamemnon
Me satisfasse enfin, non point par des paroles ;
Ses excuses, ses dons, ses offres sont frivoles.
Aussitôt qu’Ilion sera pris ou laissé,
Il verra ce que c’est de m’avoir offensé.
Que tous vos chefs unis embrassent sa défense,
J’en ferai d’autant plus éclater ma vengeance.
Quiconque entreprendra d’entrer dans nos débats
Attirera sur soi ma colère et mon bras.

PHOENIX.

Qu’entends-je ? à quel excès monte votre colère !
Vous ! attaquer la Grèce ! une seconde mère !
O Destins ! quels forfaits ont mérité ces maux ?
Nous rejetterez-vous en d’éternels travaux ?
Bienheureux Ilion, nous te portons envie :
Tu ne vois point les tiens déchirer leur patrie.
Puisse Phoenix mourir, dès qu’on t’aura vaincu !
Après ce que j’entends, Seigneur, j’ai trop vécu.
Je m’en retourne au camp.

ACHILLE.

Quoi ! si tôt ? Ah ! mon père,
Avez-vous en horreur un fils qui vous révère ?
Je pars demain, venez honorer notre cour.
Accordez-moi, du moins, le reste de ce jour.
A l’entour de ces murs tout est calme et tranquille ;
Je n’entends aucun bruit au camp, ni dans la ville
L’aurore est avancée ; Hector eût pris ce temps,
S’il eût voulu sortir avec ses combattants.
Aux fatigues de Mars donnez quelque relâche ;
Demain vous reprendrez cette pénible tâche…
Mais que nous veut Patrocle ? Il accourt…


Scène II


Patrocle, Phoenix, Achille


PATROCLE.

Les Troyens
Ont laissé de leurs murs la garde aux citoyens ;
Leurs guerriers vont sortir pour finir la querelle.

PHOENIX.

Adieu, mon fils ; je vais où le danger m’appelle.
Plût aux Dieux que ce fût seulement par devoir !
Vous venez d’y mêler encor le désespoir.

ACHILLE.

Ah ! mon père…

PHOENIX.

Est-ce à moi qu’un nom si doux s’adresse ?
On m’attend : nous allons combattre pour la Grèce ;
C’est à vous de nous suivre, ou de m’abandonner.
Vous n’avez qu’un moment à vous déterminer.

{{didascalie| Phoenix sort.



Scène III


Achille, Patrocle, Arbate


ACHILLE.

Dis-moi, me plains-je à tort ? L’enlèvement d’Hélène
Occupe jusqu’aux dieux après dix ans de peine,
Celui de Briséis est encore à venger.
Maintiendrai-je un parti qui me laisse outrager ?
Non. Phoenix toutefois m’a touché, je l’avoue ;
Mais que faire ? Un démon de nos pensers se joue.

Contre les Phrygiens j’employais mes efforts ;
Les dieux ont dans mon cœur jeté d’autres transports
Car, après tout, j’exerce un courroux légitime.
La plupart de nos chefs ont beau m’en faire un crime,
L’affront dont leur parti veut être satisfait
Importe beaucoup moins que le tort qu’on m’a fait.
Qu’ils achèvent sans moi l’entreprise de Troie !
Tant qu’ils soient sur le point de devenir sa proie,
Qu’Agamemnon l’avoue, et qu’Ilion ait mis
Dans le dernier malheur mes derniers ennemis,
En présence des dieux je le proteste encore,
Mon bras refusera le secours qu’on implore.
Allons dans nos états attendre ce moment ;
Nous serons aujourd’hui spectateurs seulement.

PATROCLE.

Vous le pouvez, ces champs sont pleins de vos trophées
Il n’est point d’actions qui n’en soient étouffées.
Pour moi, me siérait-il de n’être que témoin
D’un combat dont je sais que ma gloire a besoin ?
Je n’ai point assez fait ; mon cœur doit se le dire.
Ce n’est pas que Patrocle aux premiers rangs aspire ;
Toutefois… ! Mais que sert enfin de souhaiter ?
Pour survivre à soi-même, il faut exécuter.
Des ombres du commun le favori d’Achille,
Confondu chez les morts, suivre la tourbe vile !
Permettez-lui, Seigneur, de se rendre aujourd’hui
Digne de l’amitié que vous avez pour lui.

ACHILLE.

Va, ton projet est beau : non que ta renommée
Parmi les nations ne soit déjà semée ;
Tu peux dès à présent ne mourir qu’à demi
Je me fais un honneur de t’avoir pour ami.

Suis pourtant ton dessein : je te loue, et moi-même
Je me dois applaudir du choix de ce que j’aime.
Patrocle et Briséis consolent mes chagrins :
Veuillent les dieux unir quelque jour nos destins !
Cependant, songe à toi dans cette âpre carrière
Je ne suis pas le seul qui t’en fais la prière ;
Tes jours touchent encor d’autres cœurs que le mien
Reviens victorieux du combat ; mais reviens.

PATROCLE.

Le sort en est le maître, il faut le laisser faire.
Qu’on soit dans les combats prudent ou téméraire,
On tombe également ; et souvent le danger
S’acharne sur celui qui veut se ménager.
Mais le danger n’est pas ce qu’il faut qu’on regarde :
La dépouille d’Hector vaut bien qu’on se hasarde.

ACHILLE.

Ami, pourquoi ce choix ? Qui t’oblige aujourd’hui,
Parmi tant de guerriers, de n’en vouloir qu’à lui ?

PATROCLE.

Quoi ! son bras tous les jours aux Grecs se fera craindre,
Tous les jours nous aurons de nouveaux morts à plaindre,
Vous absent, sur lui seul chacun aura les yeux,
Et je le pourrai voir sans en être envieux !
Lui seul, de ces remparts empêchera la prise !

ACHILLE.

Ami, te dis-je encor, laisse cette entreprise.
Ce n’est pas que je mette en doute ta vertu ;
Mais connais-tu cet homme, enfin, le connais-tu ?

PATROCLE.

Oui, Seigneur, je me jette en un péril extrême ;
Mais je prétends aussi me connaître moi-même.

On m’a vu quelquefois affronter des guerriers :
Aujourd’hui que j’aspire à de nouveaux lauriers,
Chercherai-je Pâris ?

ACHILLE.

Qui te le dit ? Tu passes
De la terreur des Grecs aux âmes les plus basses.

PATROCLE.

Donnez-moi votre armure, Hector me cherchera.

ACHILLE.

J’en doute ; mais sur toi chacun s’attachera.

PATROCLE.

Elle redoublera ma force et mon courage.

ACHILLE.

Si tu crois en pouvoir tirer quelque avantage,

à Arbate.

Je te l’accorde. Arbate, il faut la lui donner.

Arbate. sort.

à Patrocle.

Prends garde, encor un coup, de trop t’abandonner.
Pousse les Phrygiens, redouble leurs alarmes ;
Ne te va point aussi jeter seul dans leurs armes ;
Deviens, pour ton ami, ménager de tes jours ;
Si tu ne l’es pour moi, sois-le pour tes amours,
Sois-le enfin ; c’est à moi d’en répondre à Lydie.
Notre commun bonheur va rouler sur ta vie.

PATROCLE.

Mes jours sont-ils si chers, Seigneur, et savez-vous
Si l’on vous avoûra d’un sentiment si doux ?
Je me flatte pourtant. Protégez ce que j’aime.
Nous avons à Lydie ôté le diadème ;
J’aidai les conquérants à lui ravir ses biens
Mort ou vif, je la veux récompenser des miens.
Tout est en votre main : tenez-lui lieu de frère.

ACHILLE.

Tu t’en acquitteras toi-même.

PATROCLE.

Je l’espère.
Quel que soit le démon dont ce mur s’appuiera,
Vous me regarderez, et cela suffira.
Je reviendrai tantôt mettre aux pieds de Lydie
Le succès glorieux d’une action hardie ;
Sinon, votre devoir est de la consoler.

ACHILLE.

Patrocle, embrasse-moi ! je ne puis te parler.
La voici. Ton dessein, sans doute, est connu d’elle ;
Arbate l’aura dit.



Scène IV.


Lydie, Achille, Patrocle.


LYDIE.

Ami, quelle nouvelle !
Que vient-on de m’apprendre ! Hé quoi ! sans mon congé
Vous vous êtes, Patrocle, au combat engagé.

ACHILLE.

Je le laisse avec vous : faites agir, Madame,
Tout ce que vous avez de pouvoir sur son âme.

LYDIE.

En ai-je assez ? Hélas !

ACHILLE.

Essayez : j’ai tout dit.
Voyez si vous aurez sur lui plus de crédit
Qui résiste à l’ami se rend à la maîtresse.

Achille. sort.


Scène V


Patrocle, Lydie


LYDIE.

Voilà donc votre amour ! C’est là cette tendresse
Que vous me promettiez, après qu’on m’eut ôté
Biens et sceptre, enfin tout, jusqu’à la liberté ?
Quand Achille s’en vint désoler notre terre,
Si quelqu’un signala son nom dans cette guerre,
Ce fut vous. L’oserai-je à ma honte avouer ?
Je cherchai dans mes maux matière à vous louer.
Aux dépens de mon cœur vous vous fîtes connaître
Ce me fut un plaisir de vous avoir pour maître,
Je ne regrettai point ce que j’avais perdu.
Je l’aurais refusé, si l’on me l’eût rendu.
Et vous, cruel, et vous, pour toute récompense,
Vous mettez avec moi votre gloire en balance !
Vous ne l’y mettez point ; j’ai pour vous moins d’appas ;
Cependant on a vu que je n’en manque pas’
Avant que d’être ici comme esclave emmenée,
Les monarques voisins briguaient mon hyménée ;
Tous me vinrent offrir leur aide en mes malheurs.
Je les vis tous périr, sans leur donner des pleurs ;
Je fis des vœux pour vous, ingrat, contre moi-même.

PATROCLE.

Que ces rois sont heureux ! mourir pour ce qu’on aime !
Mériter doublement de vivre en l’avenir !

LYDIE.

Je vous demande moins, et ne puis l’obtenir.
Ne me préférez plus un fantôme de gloire ;
Après m’avoir conquise, est-il quelque victoire

Qu’un cœur ambitieux ne doive dédaigner ?
Ne vous suffit-il pas d’avoir su me gagner ?
Considérez l’état où je serais réduite,
Si ce combat avait une funeste suite.

PATROCLE.

Achille vous serait toujours un protecteur.

LYDIE.

Achille est de mes maux le principal auteur ;
Et vous, par ce discours vous offensez Lydie
Qu’ai-je besoin, sans vous, de conserver ma vie ?
Si le destin me veut à ce point affliger,
Les enfers me sauront contre tous protéger.

PATROCLE.

Madame, au nom des dieux, cessez de me confondre.
Voici ce que je puis en deux mots vous répondre :
Plût aux dieux qu’il fallût mettre mon sang pour vous !
Le trépas n’aurait rien qui ne me semblât doux.
Mille fois en un jour demandez-moi ma vie,
Vous serez avec joie aussitôt obéie :
Je ne préfère point ma gloire à vos attraits ;
Du déshonneur, sans plus, j’appréhende les traits
Vous y devez pour moi vous-même être sensible.
On s’en va renverser ce mur inaccessible :
Verrai-je, pour un jour, tous mes jours diffamés ?
Vous me haïriez lors autant que vous m’aimez
Quand vous le souffririez, je me dois satisfaire.

LYDIE.

Va, de tels sentiments ne me sauraient déplaire.
J’ai voulu t’émouvoir ; mais, si je l’avais fait,
Je m’en applaudirais peut-être avec regret.
Rien ne presse : jouis encor de ma présence,
Tes projets sont remplis de trop d’impatience

Je te laisse à l’honneur sacrifier ce jour :
Mais tu me dois aussi quelques moments d’amour.

Voyant entrer.

Le Ciel nous les envie ; Arbate te vient dire
Que tout est prêt, que tout à ta gloire conspire ;
Peut-être à mon malheur.

PATROCLE.

Madame, espérons mieux.

LYDIE.

Avant que de courir à ces funestes lieux,
Approche, et tends la main ; celle-ci t’est donnée
Pour gage des douceurs d’un fidèle hyménée.
Te voici mien, Patrocle, et tu n’es plus à toi
Sois avare d’un sang que je prétends à moi.
J’entends déjà le bruit des premières alarmes
Allons, mes propres mains te vêtiront tes armes.
Promets-moi, tout au moins, de modérer ton cœur.

PATROCLE.

Je vous promets de vaincre, après cette faveur.