De l’Académie — Réception de M. le Comte Molé



DE L’ACADÉMIE.

RÉCEPTION DE M. LE COMTE MOLÉ.

De très bonne heure, et presque au lendemain de son institution, il s’est fait des épigrammes contre l’Académie ; elles venaient de ceux même qui en ont été et de ceux qui n’en pouvaient pas être. Il y a eu les épigrammes que j’appellerai innocentes et gaies, comme celles des poètes épicuriens Chapelle et Lainez au XVIIe siècle, comme ensuite celles de Piron. Il y a eu les traits plus violens et même envenimés comme ceux que Chamfort, tout académicien et lauréat d’académie qu’il était, aiguisa, tailla, assembla en faisceau, pour en faire un instrument de mort aux mains de Mirabeau, qui devait frapper le coup. Et pourtant l’Académie a subsisté, a revécu du moins, et sans trop se modifier encore ; elle a peu dévié de l’esprit de sa fondation, elle y est revenue dès qu’elle a pu ; elle a même gardé de son prestige, et le mot de d’Alembert dans son ingénieuse préface des Éloges, qui répond d’avance à tout, reste parfaitement vrai : « L’Académie française dit-il, est l’objet de l’ambition secrète ou avouée de presque tous les gens de lettres, de ceux même qui ont fait contre elle des épigrammes bonnes ou mauvaises, épigrammes dont elle serait privée pour son malheur, si elle était moins recherchée. »

Montesquieu, Boileau lui-même, Charles Nodier, avaient commis bien des irrévérences contre le corps ou contre les membres immortels, et ils en ont été ; et chose plaisante ! quand on est une fois de l’Académie, on fait comme tout académicien ; avec plus ou moins de bonne grace, on remercie de même, on est flatté de même, on est plus ou moins conquis. Nous verrons bien pour M. Hugo.

À ceux qui, jeunes, débutent par l’attaquer, par la dédaigner, l’Académie, qui n’est pas une personne jeune, mais d’âge moyen, et qui ne meurt pas, peut répondre : J’attendrai. Cette fièvre d’audace et de propre bonheur, cette ébullition, ce rien qu’on appelle la jeunesse se passe, et l’attaquant, s’il a quelque valeur et s’il cherche dans la société toute la place à laquelle il peut prétendre, commence un jour à lorgner de loin l’Académie. S’il est vrai, comme l’a dit d’Alembert encore, que l’écrivain isolé soit une espèce de célibataire, il vient un âge où les plus intrépides célibataires commencent à ne pas trouver absurde de se marier. Pour un mariage avec l’Académie, il n’est jamais trop tard. Et l’Académie vous voit venir, et elle sourit, et elle triomphe ; et dans sa malice (car elle en a, jamais de colère), elle vous fait dire plus d’une fois : Repassez.

L’Académie, en un mot, répond parfaitement à un certain changement d’âge dans les esprits littéraires. À vingt ans, quand on est novateur et révolutionnaire, on donne en plein dans le Chamfort. À quarante, pour peu qu’on s’écoute sincèrement, on commence à pencher au d’Alembert.

Quel est, quel peut être le rôle de l’Académie dans notre temps ? Comment peut-elle se donner toute l’importance qui lui est permise et que plusieurs lui contestent ? Est-elle surtout un ornement littéraire, et doit-elle se borner, en général, à n’être que cela ? Graves questions toujours agitées, et assez inutilement par ceux qui sont hors de l’Académie. Dès qu’on y entre, on salue, on s’asseoit et l’on n’en parle plus. Mais il est un point que j’oserai croire plus essentiel qu’aucun, et pour lequel il n’y a aucune innovation à demander ; j’en parlerai donc ; il ne s’agit pas du Dictionnaire. C’est que dans ce temps de mœurs littéraires si mauvaises et si gâtées, en ce temps de grossièreté où la littérature, ce qu’on ose appeler ainsi, trop souvent imite la rue et n’en a pas la police, il importe que l’Académie reste un lieu où la politesse, l’esprit de société, les rapports convenables et faciles, une transaction aimable ou du moins suffisante, la civilisation enfin en littérature, continuent et ne cessent jamais de régner. Il importe que l’Académie redevienne ou reste autant que possible une compagnie.

Des coteries, de tout temps il y en a eu au sein de l’Académie. C’est malgré une coterie qu’y entrait La Bruyère, lequel s’en est si fort souvenu dans la préface de son discours de réception. Mais ces petits groupes très mobiles, et formés d’ordinaire à l’encontre d’une seule personne, n’avaient rien de persistant ; ce n’étaient pas des partis. Au XVIIIe siècle, en avançant, les oppositions intestines devinrent plus marquées, plus régulières : les évêques et le parti encyclopédique se disputaient plus ou moins ouvertement les nominations. La pièce, tout-à-fait parricide, de Chamfort, en 90, en éclatant, nous révèle tout ce qu’il y avait de haines sourdes qui couvaient entre confrères[1]. Pendant les dix ou quinze années de révolution qui suivirent, le parti philosophique était le maître à l’institut, dans les diverses sections ; je ne sais s’il y fut aussi intolérant qu’on l’a dit quelquefois ; les autres, en petit nombre, s’y montraient certainement assez hargneux. Sous la restauration, il y eut coup d’état dès l’abord et installation d’une majorité politique au sein de l’Académie plus que restaurée. Cette espèce de domination non littéraire, avec d’heureux intervalles pourtant, se prolongea jusqu’au renversement du ministère Villèle : c’est cette réduction, cette sujétion de l’Académie à un parti politique qui est, avant toutes choses, à éviter. La modération de la révolution de juillet a tourné l’écueil, et, bien qu’elle ait rempli l’Académie de ses personnages, ç’a été à des titres bien patens et sans idée aucune d’asservissement ou d’exclusion. Ainsi il n’y a plus de parti politique faisant loi à l’Académie. L’élection de M. Hugo vient de rompre toute reprise de coalition littéraire exclusive, si toutefois cela méritait ce nom. L’important, c’est que l’Académie soit libre dans ses choix, qu’elle les fasse aussi balancés, aussi imprévus, aussi étendus que possible, et sans s’interdire même les gens de lettres proprement dits, spéciaux, isolés, célibataires obstinés jusque-là, et qui, à ce titre, ont marqué un peu vivement. Chacun a ses torts. Ceux qui ne se sont occupés toute leur vie que des lettres, ne peuvent avoir que des torts et des peccadilles littéraires, et ils en ont nécessairement, à moins d’être et d’avoir été toujours des sujets exemplaires, ce qui, on en conviendra, est la pire des choses en littérature.

Après cela, que l’Académie tempère, qu’elle entremêle, qu’elle espace et distance (sont-ce des mots académiques ?) les gens de lettres par des choix d’une littérature moins sociaIe, et par toutes les sortes de variétés que présentent, dans une société comme la nôtre, les applications publiques de la parole : à la bonne heure ! l’Académie est un salon ; pour qu’il reste le premier de tous, à de certains jours, il faut qu’il n’y manque aucune des formes et des distinctions possibles du langage. Et puis, qu’on ne l’oublie pas, plus de la moitié des académiciens de tout temps ont été des grands seigneurs, des évêques, des maréchaux de France de père en fils, de ces membres, comme disait le digne et ingénieux d’Alembert, que la compagnie avait plutôt reçus qu’adoptés. Mais, va-t-on s’écrier, on a aboli tout cela ; non point, s’il vous plaît ; vous retombez dans l’illusion de Chamfort ; on n’a point aboli, on a transformé tout cela. Il n’y a plus de grands seigneurs à l’Académie, reçus à ce titre et sur un mot du roi. Le temps est loin en effet, où le duc de Villars s’y voyait nommé pour succéder à son père le maréchal, lequel en était pour la victoire de Denain. En 1738, le marquis de Saint-Aulaire, le spirituel ancêtre du très légitime académicien d’hier, avait, comme directeur de l’Académie, à recevoir le duc de La Trémoille qui n’y avait d’autre titre que ses hautes qualités et fonctions à la cour. Mais il se trouvait, par bonne fortune, que le père de ce duc de La Trémoille, avait épousé la petite-fille de Mme de La Fayette, l’auteur de la Princesse de Clèves, et le nouvel académicien, arrière-petit-fils de M. de La Fayette par sa mère, se pouvait dire de la sorte petit-neveu (à la mode académique) de la Princesse de Clèves et de Zaïde. M. de Saint-Aulaire, en homme d’esprit et de ressource, ne manqua pas de le lui dire : « Pouvaient-elles mieux s’acquitter (les lettres) de ce qu’elles devaient elles-mêmes à cette femme incomparable, dont le nom, qui s’est perdu dans votre maison, fut encore moins fameux par les grands hommes qui l’ont porté…, que par les deux chefs-d’œuvre immortels ?… » Et il se jette, en finissant, sur Castor et Pollux, comme Simonide. On est bien loin de ce temps-là. Mais, encore une fois, il y a eu transformation plutôt que destruction à l’Académie, et les hautes fonctions, les services rendus à l’état dans la carrière publique, sont et seront toujours des indications pour les choix, pourvu qu’il s’y joigne à l’appui un accompagnement, un prétexte littéraire, ou un retentissement d’éloquence.

La société est faite ainsi, elle a ses raisons. Si littérateur qu’on soit ou qu’on se fasse, je ne saurais y voir un grand inconvénient. Le danger pour l’Académie, si danger il y avait, ne viendrait jamais de quelques hommes distingués et lettrés du monde politique ; il viendrait des gens de lettres médiocres s’attroupant en bloc, se coalisant ou se déchirant. Si, par grand hasard et malheur, un Trissotin se glissait dans l’Académie, oh ! pour Dieu ! qu’il n’y ait du moins jamais de Vadius ; ou si Vadius s’y trouvait installé sans qu’on sût comment, pour Dieu ! alors qu’on n’y reçoive jamais Trissotin. Échapper toujours aux ridicules littéraires, c’est beaucoup, c’est difficile pour un corps ; mais surtout ne jamais donner accès aux vices littéraires, voilà le possible et l’essentiel. Les vices littéraires sont ce qu’il y a au monde de plus bas et de plus vil ; la littérature actuelle en abonde. Je conçois que l’Académie mette du temps et grande réserve à trier.

Pour les gens de lettres eux-mêmes, s’ils en valent la peine, il n’est pas sans profit d’attendre la fin de l’épreuve et de n’arriver à l’Académie qu’un peu sur le tard. Le mieux est d’avoir fourni auparavant tout ce qu’on peut en plein air, avec ses coudées franches. Même dans les plus beaux jours du passé académique, de bien illustres, il est flatteur de se le dire, sont entrés tard et bien tard : Boileau, La Fontaine, Voltaire :

Et j’avais cinquante ans quand cela m’arriva.

Une compagnie d’honnêtes gens, aimant les lettres, y arrivant, y revenant de bien des côtés, se plaisant à en causer dans leur âge mûr, ou sur leurs vieux jours, s’y réconciliant, s’il le faut, et croisant sur un même point, sur un mot de vocabulaire, des pensées d’origine bien diverse, ainsi je me figure la réunion de famille et le tous-les-jours de l’Académie.

En face du public, c’est autre chose, c’est la distribution bien entendue de revenus assez considérables, la dispensation de certaines récompenses littéraires, la provocation à de certains travaux ou exercices plus ou moins bien choisis. Il y a enfin dans l’Académie le grand corps de l’état, je passe et m’incline.

Un des hommes qui ont caché et enterré le plus d’esprit sous le plus d’érudition, Gabriel Naudé, assistant à la fondation des Académies d’Italie et de France, a dit qu’elles étaient des bals, que les bons esprits y allaient comme les belles femmes au bal, pour y passer leur temps agréablement et pour s’y montrer. Je ne sais si Richelieu, qui aimait tant les ballets, et qui savait qu’on les aime en France, a pensé à cela en fondant l’Académie française ; mais il se trouve que c’est assez vrai. Oui, on y peut voir parfois des bals de beaux esprits, bals parés, brillans, très courus. Plus jeune on aimait mieux un autre bal, plus frivole certainement, plus sérieux aussi, demandez à Roméo. Les beaux esprits, les délicats, en avançant, se mettent à convoiter ce dernier bal commode, riant, honoré. On a tout vu, on a assez dit. On est un peu las de la vie, du festin, non pas assez pour quitter la table ; c’est le dessert. « Je ne sors point, si ce n’est pour aller un peu à l’Académie, afin que cela m’amuse, » disait La Fontaine. En autre saison, ne lui en voulez pas, il eût mieux aimé aller au bois sous la coudrette, même seul, pour dormir parmi le thym et la rosée.

L’Académie française, entre toutes les autres, est la seule qui ait gardé le privilège de donner des bals, ou pour parler moins légèrement, de vraies fêtes. C’en est une toutes les fois qu’elle a à recevoir un nom connu, célèbre. C’en était une l’autre jour et très brillante. Bien des points de vue s’y joignaient. Il y avait jouissance de société, il y avait caractère public et sérieux hommage : un prélat mort, un homme d’état considérable qui le remplaçait, et qu’on nous permette d’ajouter, un homme aimable.

Je ne dirai pas, je ne sous-entendrai pas un mot de politique dans tout ceci, je me hâte de le déclarer, même s’il m’arrivait, par mégarde, de me risquer à toucher au discours de M. Dupin. Pas un mot de politique, ceci seulement : quand on est bien persuadé (et c’est peut-être fort triste) que l’art de gouverner les hommes n’a pas dû changer malgré nos grands progrès, et que, moyennant ou nonobstant les divers appareils plus ou moins représentatifs et soi-disant vrais, au fond cet art, ce grand art, et le premier de tous, de mener la société à bien, de la conserver d’abord, de l’améliorer et de l’agrandir s’il se peut, ne se pratique jamais directement avec succès qu’en vertu de certains résultats secrets d’expérience très rigoureux, très sévères dans leur équité, très peu optimistes enfin, on en vient à être, non indifférent, mais assez indulgent pour les oppositions de systèmes plus apparentes que réelles, et à accorder beaucoup, au moins quand on n’est que simple amateur, à la façon : je rentre, on le voit, en pleine littérature.

Parmi les hommes d’état qui ont paru en première ligne dans nos affaires depuis dix ans, il en est plusieurs qui se sont fait bien des titres de gravité, de vertu, d’éloquence ; il en est deux que j’ai toujours involontairement rapprochés par le contraste et aussi par de certaines ressemblances dans l’effet produit. M. Thiers est certainement un homme de la toute nouvelle société ; M. Molé devient chaque jour un des plus rares représentans de l’ancienne. Ils appartiennent, au moins depuis quelques années, à des systèmes opposés et qui se sont combattus ; l’origine de leurs idées semblait les destiner à se combattre bien plus nettement encore. Les habitudes, les applications de leur parole, ou sobre et proportionnée, ou abondante et féconde, en font des orateurs des plus distincts. Eh bien ! l’un et l’autre pourtant, à l’aide ou des saillies ou des nuances de cette parole, l’un et l’autre de plus ou moins loin et tous les deux de près, arrivent à produire un effet analogue de persuasion facile, de séduction aisée. Ils agréent chacun dans sa forme : on a, si on l’osait dire, du goût pour eux. Un certain charme d’orateur ou de causeur est bien quelque chose à noter le jour où l’on parle d’académie.

Je disais tout à l’heure que le rôle le plus indiqué de l’Académie en ce moment était de maintenir, au milieu de la ruine des procédés et à travers les violations courantes du droit des gens dans les lettres, une certaine politesse, une conciliation dans son sein, une douceur enfin de civilisation à l’aide de ce qui en a été toujours considéré comme l’expression et la fleur. En portant son choix sur M. Molé, qu’a-t-elle fait, sinon de se donner l’élu que lui aurait offert en tout temps, et lorsque la chose comme le nom existait le plus, la société française elle-même ?

M. Molé, au début de son discours, a parlé avec modestie, avec émotion, des jours de son enfance et des enseignemens littéraires réguliers qui, a-t-il dit, lui ont manqué. « Vous, les maîtres de l’art d’écrire et de la parole, la chaîne des temps n’a pas été interrompue pour vous ; avant d’exceller vous-mêmes, vous avez appris. Ceux qui vous ont précédés dans la carrière y ont dirigé vos premiers pas… Vous ne sentez peut-être pas assez vous-mêmes tout le prix de ces biens que vous avez reçus ; croyez-en celui qui les regrettera jusque dans sa vieillesse, et dont l’enfance sans protection, sans guide, n’eut de leçons que celles du malheur. » — On s’étonnait un jour devant M. d’Andilly que son très jeune frère, le docteur Arnauld, au sortir des écoles, eût pu produire en français un livre aussi bien écrit que celui de la Fréquente Communion. « Mais il me semble, répliqua M. d’Andilly un peu fièrement, qu’il n’avait pour cela qu’à parler la langue de sa maison. » À la modestie de M. Molé, on aurait pu répondre quelque chose de tel. S’il n’eut pas les écoles, il eut la famille. Et quant au fond, il ne sera pas sans intérêt ici de parler de ces leçons du malheur qu’il a touchées d’un mot.

Son père, président au parlement de Paris, n’avait point émigré ; après un voyage à Bruxelles, où son fils, âgé alors de dix ans, l’accompagnait, il était rentré en France dans le délai accordé par la loi. Mais bientôt, mis en arrestation par mesure générale avec les principaux habitans du faubourg Saint-Germain, il faillit être enveloppé dans les massacres de septembre. C’est alors que commença cette rude et forte éducation des choses pour le jeune Mathieu Molé, âgé de onze ans. Il s’agissait de sauver son père, il fallait pénétrer aux sections, solliciter les meneurs, les intéresser, arracher un ordre de délivrance. Cette première fois le jeune enfant l’obtint ; il vit son père tiré vivant du sein du massacre et ramené à l’hôtel Molé aux applaudissemens du même peuple mobile qui, la veille, l’aurait insulté, et qui le lendemain le verra mourir. Le jeune homme ne se doutait pas qu’il avait déjà beaucoup appris. Il avait déjà trouvé, par piété filiale, dans ses journées passées aux sections, quelque chose de l’art d’aborder, de deviner, de manier les hommes.

Son père ne tarda pas à être ressaisi par la loi des suspects ; compris ensuite dans la mise en jugement du parlement de Paris, il allait monter à l’échafaud. Cette fois, les sollicitations, les efforts désespérés du jeune homme ne purent rien : il passait sa vie à épier à la sortie quelques membres du tribunal ou de la Convention, quelque ancienne connaissance, telle que Hérault de Séchelles, qu’il avait vu chez son père. Rien n’y fit. Son père mourut. Le lendemain de l’exécution, sa mère, sa famille et lui, fils unique, étaient mis hors de l’hôtel Molé, et dépouillés de tout, à la lettre, par confiscation nationale. Il avait treize ans à peu près, et il dut devenir l’unique soutien des siens pendant quelques années. La détresse des premiers mois fut inexprimable. Sa précocité acheva de s’y développer ; sa nature offrait alors, à ce qu’il paraît, un caractère méditatif qui s’est dérobé depuis sous le positif des affaires et la bonne grace du monde.

Robespierre tomba : le jeune témoin assistait aux séances de la Convention qui amenèrent sa chute. C’était un cours de rhétorique parlementaire très forte, ou même de philosophie de l’histoire, qui en valait bien un autre. La discussion de l’adresse pourrait bien après ne paraître qu’un jeu. Il recueillit de tout cela des impressions profondes, ineffaçables, de ces impressions qui ne devraient jamais être séparées de l’histoire, et sans lesquelles elle n’est que froide et morte, toujours plus ou moins menteuse. Et on ne la comprend, l’histoire, que quand on la revivifie avec ces impressions devinées, ressaisies dans le passé, à l’aide de celles que nous éprouvons nous-mêmes dans le présent.

Au moment de pire souffrance, un volume de Bernardin de Saint-Pierre tomba sous la main du jeune homme ; il n’avait rien lu ; ce fut comme un rayon consolateur qui vint luire à ses yeux et lui révéler un monde nouveau. Un peu plus tard, ayant trouvé un petit emploi qui l’envoyait à une vingtaine de lieues de Paris, il y lut les ouvrages de Richardson ; mais son trouble intérieur, loin de s’en apaiser, s’en accroissait encore. Un brave capitaine, homme instruit, lui conseilla de sortir de ce vague douloureux par des études précises, et s’offrit de lui enseigner les mathématiques. Le jeune homme s’y appliqua aussitôt et y réussit singulièrement. Les jours et une partie des nuits suffisaient à peine à son zèle. De retour à Paris, il put suivre les cours de l’école, alors libre, qui menait aux ponts-et-chaussées, aux mines, aux armes savantes, et il y rencontrait, comme camarade, celui qui fut le général Bernard, et dont l’éloge l’a ramené à ce touchant souvenir. De tout le discours de M. Dupin, j’aime à me rappeler un mot qui aurait semblé parfait, s’il avait été moins accompagné : « Vous avez fait comme nous, monsieur, vous avez commencé. » — Cependant les temps étaient devenus meilleurs ; la société entière renaissait. La Harpe, au Lycée, rouvrait son cours ; les acteurs français, sortis de prison, rendaient la vie aux chefs-d’œuvre. On se retrouvait, on vivait. Ce fut un moment unique pour tous ; que n’était-ce pas pour ceux qui y arrivaient dans le flot montant et l’aurore de leur propre jeunesse !

On croit trop que la société, la civilisation, sont des choses inhérentes à l’homme, impérissables, et comme éternelles. Réfléchissez un peu : à chaque révolution, à chaque calamité sociale un peu longue, quelle interruption notable en tout se fait aussitôt sentir ! et combien il faudrait peu de chose pour l’intercepter, pour l’éteindre, cette civilisation dont on est si sûr, aux lieux même où elle paraît le plus brillante ! La société, a-t-on dit, est une invention d’Orphée ; mais il convient d’y veiller, de l’entourer d’un entretien perpétuel, Sous peine d’avoir à la réinventer encore.

À ce moment de renaissance, aux environs de 1800, M. Molé, qui avait retrouvé toutes les relations naturelles de sa famille, y joignit des amitiés littéraires illustres et toutes particulières. Fontanes, rentré de son exil de fructidor, se liait étroitement avec lui ; M. Joubert, dont on sait de belles pensées et dont les œuvres plus complètement recueillies ne tarderont pas à paraître, voyait dans le jeune homme sérieux le confident peut-être le plus ouvert à ses subtiles et fines délicatesses. M. de Bonald s’y mêlait ; M. de Châteaubriand, enfin, venait couronner le cercle de cette intimité d’alors, autour de Mme de Beaumont. Les Mémoires consacreront un jour cette société de la rue Neuve-du-Luxembourg.

En entendant l’autre jour à l’Académie M. Molé, il me semblait reconnaître une teinte marquée de cette époque qui se réfléchissait dans son discours ; c’était un certain accent de doctrines religieuses, sociales, conservatrices, réparatrices. L’abbé Émery y avait bien la louange qu’on lui donnait en ce temps-là. L’académicien parlait entre M. de Châteaubriand et M. Royer-Collard. Et nul doute que c’était le souvenir de ces années de jeune union, qui avait ramené là M. de Châteaubriand, malgré son absence de dix ans à ces sortes de solennités.

Un ouvrage de M. Molé se rapporte à ce moment qui précéda son entrée dans la carrière publique. Il fit paraître en 1806, sans nom d’auteur, des Essais de Morale et de Politique, qu’appuyèrent fort ses amis, Fontanes notamment dans le Journal de l’Empire. Beaucoup de gens aujourd’hui vous parlent à l’oreille de cet ouvrage et l’incriminent sur ouï-dire ; la plupart seraient fort étonnés, s’ils le lisaient, d’y trouver un écrit tout de forme métaphysique et de déduction abstraite, d’un dogmatisme ingénieux, mais assez difficile et obscur. Le livre donne du respect pour la jeune intelligence qui l’a conçu. On sent que l’auteur a causé beaucoup avec M. de Bonald, et qu’aussi il a étudié les mathématiques. Mais, si mûr qu’il fût alors, il ne l’était pas encore assez pour paraître simple. Je conjecturerais que les résultats de l’expérience de l’homme politique sont devenus, depuis, d’autant plus positifs qu’il ne les formule jamais.

La seconde édition des Essais de Morale et de Politique (1809) contenait de plus une Vie de Mathieu Molé, où se mêlent avec convenance, à une manière nette et tout-à-fait saine, quelques traits d’imagination et de sentiment : « Pendant que Troie était en flammes, écrit l’auteur en commençant, peu de gens ont imité le pieux Énée ; pour moi, moins heureux que lui, je n’ai pu sauver mon père, mais je ne me suis jamais séparé de mes dieux domestiques. » Les dernières pages offrent quelque chose de méditatif, une sorte de reflet détourné, mais sensible, du jeune contemporain de René : « Au terme de sa carrière, dit-il de son grand aïeul, on ne vit point se réveiller en lui ces regrets si ordinaires aux vieillards. Il n’éprouva pas le besoin d’aller goûter dans la retraite le souvenir de ses sacrifices. Il ignora cette sorte de rêverie des derniers jours que produisent les illusions détruites, et qui console de tout ce qui échappe par le plaisir d’en être détrompé. Exempt d’infirmités et de mélancolie, comme un ouvrier robuste, vers la fin de sa tâche, il s’endormit. »

En cette renaissance de toutes choses, on reprenait quelques anciens livres oubliés ; Balzac redevint de mode un instant ; on en publia des pensées, on en causait beaucoup. Il semblait que la société voulût refaire par lui sa rhétorique. Un jour, à Champlâtreux, comme la conversation roulait sur cet auteur, M. Molé, qui l’avait sous la main, l’ouvrit, le commenta : plus d’un auditeur en a gardé le souvenir, comme d’une agréable leçon.

Balzac et sa rhétorique ne venaient, pour M. Molé, que tard, après l’étude de la société, des hommes, des mathématiques, après l’école des choses. Il ne lui en est resté, dans le style et dans la parole, que l’indispensable. Son expression comme orateur est surtout simple. Il s’est fait, dans les luttes parlementaires dernières où il a paru se surpasser, un genre à lui qui n’a rien d’ambitieux et qui persuade. Au milieu des grands éclats et des torrens d’éloquence de tant d’orateurs rivaux, il a trouvé sa veine à part. Ces joutes brillantes des princes de la parole ne sont-elles pas un pur jeu et en pure perte ? demandait-on un jour devant lui ; et il répondait que la plus grande originalité serait encore celle-ci : un honnête homme venant dire simplement et clairement des choses sensées. J’appuie cet amendement proposé à l’antique définition de l’orateur.

Ce tact, cette justesse délicate qu’il n’a cessé de garder sur des scènes plus passionnées, ne pouvait lui manquer au sein de l’Académie, où il est permis d’en faire preuve à loisir. Je ne relèverai que quelques traits du discours çà et là. On a fort applaudi et l’on goûte de nouveau à la lecture cette parole de moraliste sur l’indulgence : « Pour moi, je le confesse, le résultat d’une longue suite de jours, qui ne sont pas sans souvenirs, n’aura pas été uniquement de rendre mes convictions d’autant plus inébranlables, mais aussi, mais surtout de m’apprendre que l’indulgence, dont on se vante, a encore des rigueurs que n’aurait pas une complète justice. »

De simples mots ont produit un effet au passage : « Voilà, me dit-il un jour (en parlant de l’abbé Émery), voilà la première fois que je rencontre un homme doué d’un véritable pouvoir sur les hommes, et auquel je ne demande aucun compte de l’usage qu’il en fera. » Ce me dit-il un jour a fait mouvement ; il s’agissait de Napoléon. Les hommes qui ont causé avec Napoléon deviennent rares. M. Molé est un de ceux avec qui il a le plus causé, et de tout ; car ce que Napoléon avait peut-être encore de plus remarquable, c’était l’esprit, l’audace et la verve de l’esprit. Les Souvenirs entièrement écrits de M. Molé en rendront plus tard fidèle témoignage.

L’orateur, à un endroit, a très bien caractérisé et loué le style uni et limpide de M. de Beausset, qui réfléchit quelque chose de ce dix-septième siècle dont il parcourt l’histoire. On a comparé aussi les nombreuses et agréables citations que fait M. de Beausset des écrivains du grand siècle, à des îles verdoyantes et fraîches qui ornent le courant du récit et s’y prolongent encore par leurs ombres. On est loin de là. C’est Byron, je crois, qui a dit du style d’Hazlitt qu’il ressemblait à une irruption de petite vérole. Presque tous les styles modernes sont dans ce cas, plus ou moins gravés. La parole lisse, unie, polie, quand on la retrouve, en tire du charme.

M. Molé a parlé avec élévation et sentiment de la conduite de M. de Quélen durant le choléra, et de son sermon à Saint-Roch pour les orphelins de ce fléau : « Serait-il vrai, messieurs, qu’il y eût pour tous les hommes dont la vie mérite qu’on la raconte, un moment, une journée, où ils arrivent au plus haut qu’il leur soit donné d’atteindre, où ils sentent, au plus intime comme au plus profond de leur ame, une sainte estime d’eux-mêmes qui ne saurait être surpassée ? » S’il est en effet, au milieu des luttes et des travaux de la vie active, tel jour méritoire où l’homme se sent le plus lui-même, il est aussi, pour quelques-uns, dans l’honorable loisir qui suit le combat et dans l’arrière-saison éclairée, tel jour de retour où la vie retrouve toute sa grace. Je me figure que c’était là l’autre fois un de ces jours doux et ornés qui comptent dans une vie.


Sainte-Beuve.
  1. Cette pièce est d’ailleurs des plus piquantes pour l’esprit. Chamfort s’égaie bien vivement de l’homme de lettres célibataire de d’Alembert ; il commente très drôlement ce mot : « L’homme de lettres qui tient à l’Académie donne des ôtages à la décence ; » mais, si malin que fût Chamfort, n’était-il pas un peu bonhomme et crédule quand il disait : « Nous arrivons à la troisième fonction académique, les complimens aux rois, reines, princes, princesses ; aux cardinaux, quand ils sont ministres, etc. Vous voyez, messieurs (l’ouvrage est sous forme de discours), par le seul énoncé, que cette partie des devoirs académiques est diminuée considérablement, vos décrets ne laissant plus en France que des citoyens. » — Le monde me fait parfois l’effet d’une très bonne montre ; on fait tout pour la gâter et la déranger ; mais, pour peu qu’on la laisse quelque temps dormir tranquille, elle revient d’elle-même au bon point.