Abrégé de la vie des peintres et Traité du peintre parfait/I/Remarques & Eclaircissemens sur la précédente Idée
Remarques & Eclairciſſemens ſur la précédente Idée.
CHAPITRE PREMIER.
DU GENIE.
Es hommes ont beau travailler
pour ſurmonter les obſtacles qui les
empêchent d’atteindre à la perfection,
s’ils ne ſont nez avec un talent particulier
pour les Arts qu’ils ont embraſſez,
ils ſeront toûjours dans l’incertitude
d’arriver à la fin qu’ils ſe propoſent. Les
régles de l’Art & les exemples des autres
peuvent bien leur montrer les moyens
d’y parvenir : mais ce n’eſt point aſſez
que ces moyens ſoient ſurs, il faut encore
qu’ils ſoient faciles & agréables.
Or cette facilité ne ſe rencontre que dans ceux, qui avant de s’inſtruire des régles, & de voir les Ouvrages d’autruy, ont conſulté leur inclination, & ont examiné s’ils étoient attirez par une lumiére intérieure à la profeſſion qu’ils vouloient ſuivre. Car cette lumiére de l’eſprit, qui n’eſt autre choſe que le Génie, nous montrant toûjours le chemin le plus court & le plus facile, nous rend infalliblement heureux, & dans les moyens, & dans la fin.
Le Génie eſt donc une lumière de l’eſprit, laquelle conduit à la fin par des moyens faciles.
C’eſt un préſent que la Nature fait aux hommes dans le moment de leur naiſſance, & quoy qu’elle ne le donne ordinairement que pour une choſe en particulier, elle eſt quelquefois aſſez libérale pour le rendre général dans un ſeul homme. On en a vû pluſieurs de cette ſorte, & ceux qui ſont aſſez heureux pour avoir reçû cette plénitude d’influences, font avec facilité tout ce qu’ils veulent faire, & c’eſt aſſez pour eux de s’appliquer pour réüſſir. Il eſt vray que le Génie particulier n’étend pas ainſi ſon pouvoir ſur toutes ſortes de connoiſſances : mais il pénétre ordinairement plus avant dans celle qui eſt de ſa domination.
Il faut donc du Génie, mais un Génie éxercé par les régles, par les réfléxions, & par l’aſſiduité du travail. Il faut avoir beaucoup vû, beaucoup lû & beaucoup étudié pour diriger ce Génie, & pour le rendre capable de produire des choſes dignes de la poſterité.
Cependant comme le Peintre ne peut, ni voir, ni étudier toutes les choſes qui ſeroient à ſouhaiter pour la perfection de ſon Art, il eſt bon qu’il ſe ſerve ſans ſcrupule des études d’autruy.
CHAPITRE II.
Qu’il eſt bon de ſe ſervir des études d’autruy ſans aucun ſcrupule.
L n’eſt pas poſſible de bien répréſenter
les objets, non ſeulement qu’on
n’a point vûs, mais qu’on n’a point deſſinez.
Si un Peintre n’a point vû de
Lion, il ne ſçauroit peindre un Lion ;
& s’il en a vû, il ne peut répréſenter
cet animal qu’imparfaitement à moins
qu’il ne l’ait deſſiné ou peint d’après
Nature, ou d’aprés l’Ouvrage d’un autre.
Sur ce pied on ne doit pas blâmer un Peintre, qui n’ayant jamais vû ni étudié l’objet qu’il a à repréſenter, ſe ſert des études d’un autre, plutôt que de faire de ſon caprice quelque choſe de faux : il eſt néceſſaire enfin qu’il ait ſes études, ou dans ſa mémoire, ou dans ſon porte-feüille ; les ſiennes, dis-je, ou celles d’autruy.
Aprés que le Peintre a rempli ſon eſprit de la vûë des belles choſes, il y ajoûte ou diminuë ſelon ſon goût & ſelon la portée de ſon jugement : & ce changement ſe fait en comparant les Idées de ce qu’on a vû, & en choiſiſſant ce que l’on en trouve de bon. Raphaël, par exemple, qui dans ſa jeuneſſe n’avoit chez le Pérugin ſon Maître que les Idées des Ouvrages de ce Peintre, les ayant enſuite comparez avec ceux de Michelange & avec l’Antique, a choiſi ce qui luy a ſemblé de meilleur, & s’eſt fait un Goût épuré, tel que nous le voyons dans ſes Ouvrages.
Le Génie ſe ſert donc de la mémoire comme d’un vaſe où il met en réſerve les Idées qui ſe préſentent ; il les choiſit avec l’aide du jugement, & en fait un magaſin dont il ſe ſert dans l’occaſion : il en tire ce qu’il y a mis, & n’en peut tirer autre choſe. C’eſt ainſi que Raphaël a tiré de ſon magaſin, (pour me ſervir de ce mot) les hautes Idées qu’il a priſes de l’Antique, de même qu’Albert & Lucas ont tiré du leur les Idées Gottiques que la pratique de leur tems & la nature de leur païs leur avoient fourni.
Un homme qui a du Génie peut inventer un ſujet en général : mais s’il n’a fait l’étude des objets particuliers, il ſera embaraſſé dans l’execution de ſon Ouvrage, à moins qu’il n’ait recours aux études que les autres en ont faites.
Il eſt même fort vray-ſemblable que ſi un Peintre n’a, ni le tems, ni la commodité de voir la Nature, & qu’il ait un beau Genie, il pourra étudier d’aprés les Tableaux, les Deſſeins, & les Eſtampes des Maîtres qui ont ſû choiſir les beaux endroits, & les mettre en œuvre avec intelligence ; tel, par exemple, qui voudra faire du Païſage, & qui n’aura jamais vû, ou qui n’aura pas aſſez obſervé les païs propres à être peins par leur bizarrerie, ou par leur agréement, fera trés-bien de profiter des Ouvrages de ceux qui ont étudié ces païs-là, ou qui ont repréſenté dans leurs païſages des effets extraordinaires de la Nature. Il pourra regarder les productions de ces habiles Peintres, comme s’il regardoit la Nature, & les faire ſervir dans la ſuite à inventer quelque choſe de luy-même.
Il trouvera même deux avantages en étudiant d’abord d’aprés les Ouvrages les habiles Maîtres : Le premier eſt, qu’il verra la Nature débaraſſée de beaucoup le choſes qu’on eſt obligé de rejetter quand on la copie : le ſecond eſt, qu’il apprendra par là à faire un bon chois de la Nature, à n’en prendre que le beau, & à rectifier ce qu’elle a de défectueux. Ainſi un Génie bien réglé & ſoûtenu de la Téorie, ſert à mettre utilement en uſage, non ſeulement ſes Etudes propres, mais encore celles des autres.
Leonard de Vinci a écrit que les taches qui ſe trouvent ſur un vieux mur, formans des Idées confuſes de différens objets, peuvent exciter le Génie, & l’aider à produire. Quelques-uns ont crû que cette propoſition faiſoit tort au Génie, ſans en donner de bonnes raiſons. Il eſt certain cependant que ſur un tel mur, ou ſur telle autre choſe maculée, non ſeulement il y a lieu de concevoir des Idées en général, mais chacun en conçoit de différentes ſelon la diverſité des Génies, & que ce qui ne s’y voit que confuſément, ſe débroüille & ſe forme dans l’eſprit ſelon le Goût de celuy en particulier qui la regarde. En ſorte que l’un voit une Compoſition belle & riche & les objets conformes à ſon Goût, parce que ſon Genie eſt fertile & ſon Goût bon ; & l’autre n’y voit au contraire rien que de pauvre & de mauvais Goût, parce que ſon Génie eſt froid, & ſon Goût mauvais.
Mais de quel caractére que ſoient les eſprits, chacun peut trouver ſur cet objet de quoy exciter ſon imagination, & produire quelque choſe qui luy appartienne. L’imagination s’échauffant ainſi peu à peu, ſe rendra capable par la vûë de quelques figures, d’en concevoir un grand nombre, & d’enrichir la ſcene de ſon ſujet par quelques objets indécis qui y donneront lieu. Il pourra même facilement arriver que l’on enfantera par ce moyen des idées extraordinaires, qui d’ailleurs ne ſeroient pas venuës dans l’eſprit.
Ainſi ce que dit Leonard de Vinci ne fait aucun tort au Génie, il peut au contraire ſervir à ceux qui en ont beaucoup, comme à ceux qui n’en ont gueres. J’ajoûterois ſeulement à ce que dit cet Auteur : Que plus on a de Génie, & plus on voit de choſes dans ces ſortes de taches ou de lignes confuſes.
CHAPITRE III.
DE LA NATURE.
A Nature n’eſt pas ſeulement détournée
par les accidens qui ſe rencontrent
dans ſes productions actuelles :
mais encore par les habitudes que contractent
les choſes produites. On peut donc conſidérer les actions de la Nature
de deux maniéres, ou lorſqu’elle agit
elle-même de ſon bon gré, ou lorſqu’elle
agit par habitude au gré des autres.
Les actions purement de la Nature, ſont celles que les hommes feroient, ſi dés leur enfance on les laiſſoit agir ſelon leur propre mouvement ; & les actions d’habitude & d’éducation, ſont celles que les hommes font en conſéquence des inſtructions & des exemples qu’ils ont reçûs. De celles-cy il y en a autant que de Nations différentes, & elles ſont tellement mêlées parmi les actions purement naturelles, qu’il eſt à mon ſens tres-difficile d’en connoître la différence. C’eſt néanmoins ce que les Peintres doivent tâcher de faire, car ils ont ſouvent des ſujets à traiter, où ils doivent ſuivre la pure Nature, ou en tout, ou en partie. Il eſt bon qu’ils n’ignorent pas les actions différentes dont les principales Nations ont revêtu la Nature : mais comme leur différence vient de quelque affectation, qui eſt un voile qui déguiſe la vérité, la principale étude du Peintre doit être de débroüiller & de connoître en quoy conſiſte le vray, le beau & le ſimple de cette même Nature, laquelle tire toutes ſes beautez & toutes ſes graces du fond de ſa pureté & de ſa ſimplicité.
Il eſt viſible que les anciens Sculpteurs ont recherché cette ſimplicité naturelle, & que Raphaël a puiſé dans leurs Ouvrages avec le bon Goût, celle qu’il a répanduë dans ſes figures. Mais quoy que la Nature ſoit la ſource de la Beauté, l’Art, dit-on communément, la ſurpaſſe ; pluſieurs Auteurs en ont parlé dans ces termes, & c’eſt un Problême qu’il eſt bon de réſoudre.
CHAPITRE IV.
En quel ſens on peut dire que l’Art eſt au deſſus de la Nature.
A Nature doit être conſidérée de
deux maniéres, ou dans les objets
particuliers, ou dans les objets en général,
& en elle-même. La Nature eſt ordinairement
défectueuſe dans les objets
particuliers, dans la formation deſquels
elle eſt, comme nous venons de dire,
détournée par quelques accidens contre
ſon intention, qui eſt toûjours de faire
un Ouvrage parfait. Mais ſi on la conſidere
en elle-même dans ſon intention &
dans le général de ſes productions, on
la trouvera parfaite.
C’eſt dans ce général que les anciens Sculpteurs ont puiſé la perfection de leurs Ouvrages, & d’où Polycléte a tiré les belles proportions de la Statuë qu’il fit pour la poſterité, & qu’on appella la Régle. Il en eſt de même des Peintres. Les effets avantageux de la Nature leur ont donné envie de les imiter, & une expérience heureuſe a réduit peu à peu ces mêmes effets en Préceptes. Ainſi ce n’eſt pas d’un ſeul objet, mais de pluſieurs que les Régles de l’Art ſe ſont établies.
Si l’on compare l’Art du Peintre, qui a été formé ſur la Nature en général, avec une production particuliére de cette même Nature, il ſera vray de dire que l’Art eſt au deſſus de la Nature : mais ſi on le compare avec la Nature en elle-même, qui eſt ſon modéle, cette propoſition ſe trouvera fauſſe.
En effet, à bien conſidérer les choſes, quelque ſoin que les Peintres ayent pris juſqu’icy d’imiter cette Maîtreſſe des Arts, on trouvera qu’elle leur a laiſſé encore beaucoup de chemin à faire pour arriver juſqu’à elle, & qu’elle contient une ſource de beautez qu’ils n’épuiſeront jamais. C’eſt ce qui fait dire que dans les Arts on apprend encore tous les jours, parce que l’expérience & les réflexions découvrent ſans ceſſe quelque choſe de nouveau dans les effets de la Nature, qui ſont ſans nombre & toûjours différens les uns des autres.
CHAPITRE V.
De l’Antique.
N apelle de ce mot tous les Ouvrages
de Peinture, de Sculpture,
& d’Architecture qui ont été faits tant
en Egypte qu’en Gréce & en Italie depuis
le tems d’Alexandre le Grand juſqu’à
l’invaſion des Gots, qui par leur fureur
& leur ignorance firent périr tous
les beaux Arts. Le mot d’Antique néanmoins
eſt plus particuliérement en uſage
pour ſignifier les Sculptures de ces tems-là,
tant Statuës & bas Reliefs, que Médailles
& Pierres gravées. Tous ces Ouvrages
ne ſont pas également bons : mais
dans les médiocres même, il y a un
certain caractére de beauté qui fait que
les Connoiſſeurs les diſtinguent des Ouvrages
modernes.
Ce n’eſt pas de ces Sculptures modernes que l’on entend parler icy, c’eſt des Sculptures Antiques les plus parfaites, & que l’on ne regarde qu’avec étonnement. Les anciens Auteurs les ont miſes au deſſus de la Nature, & ne loüoient la beauté des hommes qu’autant, qu’elle avoit de conformité avec les belles Statuës.
[1] Uſque ab ungulo ad capillum ſummum eſt feſtiviſſima.
Eſt ne ? Conſidera : vide ſignum pictum pulchrè videris.
Je pourrois citer une infinité d’autoritez des Anciens, pour prouver ce que j’avance, mais pour ne rien répéter, je renvois le Lecteur à ce que j’ay dit touchant l’Antique dans le Commentaire ſur l’Art de Peinture de Charles-Alfonſe du Freſnoy, & je me contenteray de rapporter icy ce que diſoit un Peintre moderne, qui avoit beaucoup pénétré dans la connoiſſance de l’Antique, c’eſt le fameux Pouſſin : Raphaël, diſoit-il, eſt un Ange comparé aux autres Peintres ; c’eſt un Aſne comparé aux Auteurs des Antiques. L’expreſſion eſt un peu forte : je me ſerois contenté de dire que Raphaël eſt autant au deſſous des Anciens : que les Modernes ſont au deſſous de luy, mais j’examineray cette penſée plus exactement dans la vie de Raphaël.
Il eſt certain que peu de perſonnes ſont capables de découvrir toute la fineſſe qui eſt dans les Sculptures Antiques ; parce qu’il faut pour cela un eſprit proportionné à ceux des Sculpteurs qui les ont faites, & que ces hommes avoient le Goût ſublime, la Conception vive, & l’Exécution éxacte & ſpirituelle. Ils ont donné à leurs Figures des proportions conformes à leur caractére, & ont déſigné les Divinitez par des contours plus coulans, plus élégans, & d’un plus grand Goût que ceux des hommes ordinaires. Ils ont fait un chois épuré de la belle Nature, & ils ont éxcellemment remédié à l’impuiſſance où la matiére qu’ils employoient, les mettoit de tout imiter.
Le Peintre ne ſçauroit donc mieux faire que de tâcher à pénétrer l’éxcellence de ces Ouvrages, pour connoître mieux la pureté de la Nature, & pour deſſiner plus doctement & plus élégamment. Néanmoins comme il y a dans la Sculpture pluſieurs choſes qui ne conviennent point à la Peinture, & que le Peintre a d’ailleurs des moyens d’imiter la Nature plus parfaitement, il faut qu’il regarde l’Antique comme un Livre qu’on traduit dans une autre Langue dans laquelle il ſuffit de bien rapporter le ſens & l’eſprit, ſans s’attacher ſervilement aux paroles.
CHAPITRE VI.
Du grand Goût.
’On a vû dans la définition que j’ay
donnée du grand Goût par rapport
aux Ouvrages de Peinture, qu’il ne s’accommode
point des choſes ordinaires.
Or le médiocre ne ſe peut ſouffrir tout
au plus que dans les Arts qui ſont néceſſaires
à l’uſage ordinaire, & non dans
ceux qui n’ont été inventez que pour
l’ornement du monde & pour le plaiſir.
Il faut donc dans la Peinture quelque
choſe de grand, de piquant & d’éxtraordinaire,
capable de ſurprendre, de plaire
& d’inſtruire, & c’eſt ce qu’on appelle
le grand Goût : c’eſt par luy que les
choſes communes deviennent belles, &
les belles, ſublimes & merveilleuſes ;
car en Peinture le grand Goût, le Sublime
& le Merveilleux ne ſont que la
même choſe : le langage en eſt muet à
la vérité, mais tout y parle.
CHAPITRE VII.
De l’Eſſence de la Peinture.
Ous avons dit que la Peinture
étoit un Art, qui par le moyen
du Deſſein & de la Couleur, imite ſur
une ſuperficie plate tous les objets viſibles.
C’eſt ainſi à peu prés que la définiſſent
tous ceux qui en ont parlé, &
perſonne ne s’eſt aviſé juſqu’aujourduy
de trouver à redire à cette définition.
Elle contient trois parties, la Compoſition,
le Deſſein, & le Coloris, qui font
l’Eſſence de la Peinture, comme le
Corps, l’Ame, & la Raiſon font l’Eſſence
de l’Homme. Et de même que ce n’eſt
que par ces trois derniéres parties que
l’Homme fait paroître pluſieurs propriétez
& pluſieurs convenances qui ne ſont
pas de ſon Eſſence, mais qui en ſont
l’ornement,
comme par éxemple, les
Siences & les Vertus : tout de même
auſſi ce n’eſt que par les parties eſſentielles
de ſon Art que le Peintre fait connoître
une infinité de choſes qui relévent
le prix de ſes Tableaux, quoy qu’elles
ne ſoient point de l’Eſſence de la
Peinture ; telles ſont les propriétez d’inſtruire
& de divertir. Sur quoy l’on peut
faire cette queſtion aſſez conſidérable.
CHAPITRE VIII.
Si la fidélité de l’Hiſtoire eſt de l’Eſſence de la Peinture.
L paroît que la Compoſition, qui eſt
une partie eſſentielle de la Peinture,
comprend les objets qui entrent dans
l’Hiſtoire, & qui en font la fidélité, que
par conſéquent cette fidélité doit être
eſſentielle à la Peinture, & que le Peintre
eſt dans la derniére obligation de s’y
conformer.
A quoy on répond, que ſi la fidélité de l’Hiſtoire étoit eſſentielle à la Peinture, il n’y auroit point de Tableau où elle ne dût ſe rencontrer : Or il y a une infinité de beaux Tableaux qui ne répréſentent aucune Hiſtoire ; comme ſont les Tableaux Allégoriques, les Païſages, les Animaux, les Marines, les Fruits, les Fleurs, & pluſieurs autres qui ne ſont qu’un effet de l’imagination du Peintre.
Il eſt vray cependant que le Peintre eſt obligé d’être fidéle dans l’Hiſtoire qu’il répréſente, & que par la recherche curieuſe des circonſtances qui l’accompagnent, il augmente la beauté & le prix de ſon Tableau ; mais cette obligation n’eſt pas de l’Eſſence de la Peinture, elle eſt ſeulement une bien-ſéance indiſpenſable, comme la Vertu & la Sience le ſont dans l’Homme. Et de même que l’homme n’en eſt pas moins Homme pour être ignorant & vicieux ; le Peintre n’en eſt pas moins Peintre pour ignorer l’Hiſtoire. Et s’il eſt véritable que les Vertus & les Siences ſont les ornemens des Hommes, il eſt auſſi trés-certain que les Ouvrages des Peintres ſont d’autant plus eſtimables qu’ils font paroître de fidelité dans les ſujets hiſtoriques qu’ils répréſentent ; ſuppoſé d’ailleurs qu’il n’y manque rien de l’imitation de la Nature, qui eſt leur Eſſence.
Ainſi un Peintre peut être fort habile dans ſon Art, & fort ignorant dans l’Hiſtoire. Nous en voyons preſque autant d’éxemples qu’il y a de Tableaux du Titien, de Paul Veronéſe, du Tintoret, des Baſſans, & de pluſieurs autres Vénitiens qui ont mis leur principal ſoin dans l’Eſſence de leur Art ; c’eſt-à-dire dans l’imitation de la Nature, & qui ſe ſont moins appliquez aux choſes acceſſoires qui peuvent être ou n’être point, ſans que l’Eſſence en ſoit altérée. Il ſemble que ce ſoit dans ce ſens que les Curieux regardent les Tableaux des Peintres que je viens de nommer, puiſqu’ils les achétent au poids de l’or, & que ces Ouvrages ſont du nombre de ceux qui tiennent le premier rang dans leurs Cabinets.
Il eſt ſans doute que ſi cette Eſſence dans les Tableaux des Peintres Vénitiens avoit été accompagnée des ornemens qui en relévent le prix, je veux dire de la fidélité de l’Hiſtoire & de la Chronologie, ils en ſeroient beaucoup plus eſtimables : mais il eſt certain auſſi que ce n’eſt que par cette Eſſence que les Peintres doivent nous inſtruire, & que nous devons chercher dans leurs Tableaux l’imitation de la Nature préférablement à toutes choſes. S’ils nous inſtruiſſent, à la bonne heure, s’ils ne le font pas, nous aurons toûjours le plaiſir d’y voir une eſpece de création qui nous divertit, & qui met nos paſſions en mouvement.
Que ſi je veux apprendre l’Hiſtoire, ce n’eſt point un Peintre que je conſulteray, il n’eſt Hiſtorien que par accident ; mais je liray les Livres qui en traitent expreſſément, & dont l’obligation eſſentielle n’eſt pas ſeulement de raconter les faits, mais de les raconter fidélement.
Cependant on ne prétend pas icy excuſer un Peintre en ce qu’il eſt mauvais Hiſtorien, car l’on eſt toûjours blâmable de faire mal ce que l’on entreprend. Si un Peintre ayant à traiter un ſujet hiſtorique, ignore les objets qui doivent entrer dans ſa Compoſition pour la rendre fidéle, il doit ſoigneuſement s’en inſtruire, ou par les Livres, ou par le moyen des Sçavans ; & l’on ne peut nier que la négligence qu’il apportera en cela ne ſoit inéxcuſable. J’en éxcepte néanmoins ceux qui ont peins des ſujets de dévotion, où ils ont introduits des Saints de différens tems & de différens païs, non pas de leur chois, mais par une complaiſance forcée pour les perſonnes qui les faiſoient travailler, & dont la trop grande ſimplicité ne leur permettoit pas de faire réflexion ſur les choſes acceſſoires qui peuvent contribuer à l’ornement de la Peinture.
L’Invention, qui eſt une partie eſſentielle de cet Art, conſiſte ſeulement à trouver les objets qui doivent entrer dans un Tableau, ſelon que le Peintre ſe l’imagine, faux ou vrais, fabuleux ou hiſtoriques. Et ſi un Peintre s’imaginant qu’Aléxandre fût vêtu comme nous le ſommes aujourd’huy, & qu’il repréſentât ce Conquérant avec un Chapeau & une Perruque comme font les Comédiens, il feroit ſans doute une choſe trés-ridicule, & une faute trés-groſſiére : mais cette faute ſeroit contre l’Hiſtoire, & non pas contre la Peinture ; ſuppoſé d’ailleurs que les choſes répréſentées le fuſſent ſelon toutes les Régles de cet Art.
Mais quoy que le Peintre répréſente la Nature par Eſſence, & l’Hiſtoire par Accident, cet Accident ne luy doit pas être de moindre conſidération que l’Eſſence, s’il veut plaire à tout le monde, & ſur tout aux gens de Lettres, & à ceux, qui conſidérant un Tableau plûtôt par l’eſprit que par les yeux, font principalement conſiſter ſa perfection à répréſenter fidélement l’Hiſtoire, & à exprimer les paſſions.
CHAPITRE IX.
Des Idées imparfaites de la Peinture.
L y a peu de perſonnes qui ayent une
Idée bien nette de la Peinture, j’y
comprens les Peintres mêmes, dont pluſieurs
mettent toute l’Eſſence de leur
Art dans le Deſſein, & d’autres ne la
ſont conſiſter que dans la Couleur. La
plûpart des perſonnes qui ont à ſoûtenir
dans le monde un caractére ſpirituel,
& entr’autres les gens de Lettres, ne
conçoivent d’ordinaire la Peinture que par l’Invention, & comme un pur effet
de l’imagination du Peintre. Ils éxaminent
cette Invention, ils en font l’anatomie,
& ſelon qu’elle leur paroît plus
ou moins ingénieuſe, ils louënt plus ou
moins le Tableau, ſans en conſidérer
l’effet, ni à quel dégré le Peintre a porté
l’imitation de la Nature. C’eſt dans
ce ſens que Saint Auguſtin dit que la
connoiſſance de la Peinture & de la Fable
eſt ſuperfluë, quoy que dans le même
endroit ce Pére louë les Siences profanes.
C’eſt en vain pour ces ſortes de perſonnes que Titien, Géorgien & Paul Veronéſe ſe ſont épuiſez, & qu’ils ont pris tant de peine pour porter ſi loin l’imitation de la Nature, & que les habiles Peintres regardent leurs Ouvrages, & les conſeillent comme les Exemplaires les plus parfaits. C’eſt inutilement qu’on leur fait voir des Tableaux, puiſque les Eſtampes correctes pourroient ſuffire pour éxercer leur jugement, & pour remplir l’étenduë de leur connoiſſance.
Je reviens à Saint Auguſtin, & je dis que s’il avoit eu la véritable Idée de la Peinture, qui n’eſt autre que l’imitation du vray, & qu’il eût fait réfléxion que par cette imitation on peut élever en mille façons le cœur des Fidéles à l’Amour Divin, il auroit fait le Panégyrique de ce bel Art avec d’autant plus de chaleur qu’il étoit luy-même trés-ſenſible à tout ce qui peut porter à Dieu.
Un autre Pére avoit une Idée de la Peinture plus juſte, c’eſt Saint Grégoire de Nice, qui aprés avoir fait une déſcription du Sacrifice d’Abraham, dit ces paroles : J’ay ſouvent jetté les jeux ſur un Tableau qui repréſente ce ſpectacle digne de pitié, & je ne les ay jamais retirez ſans larmes, tant la Peinture à ſu répréſenter la choſe, comme ſi elle ſe paſſoit effectivement.
CHAPITRE X.
Comment les reſtes de l’Idée imparfaite de la Peinture ſe ſont conſervez depuis ſon rétabliſſement dans l’eſprit de pluſieurs.
’Ay fait voir cy-deſſus que l’Eſſence
de la Peinture conſiſtoit dans une fidéle
imitation, à la faveur de laquelle
les Peintres pourraient inſtruire & divertir
ſelon la meſure de leur Génie.
J’ay parlé enſuite des fauſſes Idées de la
Peinture, & je tâcheray dans ce Chapitre de montrer comment ces Idées imparfaites
ſe ſont gliſſées juſqu’à nous.
La Peinture comme les autres Arts n’a été connuë que par le progrés qu’elle a fait dans l’eſprit des hommes. Ceux qui commencérent à la renouveller en Italie, & qui par conſéquent n’en pouvoient avoir que de foibles Principes, ne laiſſérent pas de s’attirer de l’admiration par la nouveauté de leurs Ouvrages ; & à meſure que le nombre des Peintres s’augmenta, & que l’émulation leur donna des lumiéres, les Tableaux augmentérent de prix & de beauté, il ſe forma des Amateurs & des Connoiſſeurs, & les choſes étant venuës à un certain point, on commença à croire qu’il étoit comme impoſſible que le Pinceau pût faire rien de plus parfait que ce qu’on admiroit dés ces tems-là.
Les grans Seigneurs viſitoient les Peintres, les Poëtes chantoient leurs loüanges, & dés l’an 1300. Charles I. Roy de Naples, paſſant par Florence, alla voir Cimabué, qui étoit en réputation ; & Côme de Médicis étoit tellement charmé des Ouvrages de Philippe Lippi, qu’il mit tout en uſage pour vaincre la bizarrerie & la pareſſe de ce Peintre, afin d’en avoir des Tableaux.
Cependant il eſt aiſé de juger par les reſtes de ces premiers Ouvrages, que la Peinture de ce ſiécle-là étoit trés-peu de choſe, ſi nous la comparons à celle que nous voyons aujourd’huy de la main des bons Maîtres. Car non ſeulement les parties qui dépendent de la Compoſition & du Deſſein n’étoient pas encore aſſaiſonnées du bon Goût, qui leur eſt venu depuis : mais celle du Coloris étoit abſolument ignorée, & dans la Couleur des objets en particulier, qu’on appelle Couleur Locale, & dans l’intelligence du Clair-obſcur, & dans l’harmonie du tout-enſemble. Il eſt vray qu’ils employoient des Couleurs, mais la route qu’ils tenoient en cela étoit triviale, & ne ſervoit pas tant à répréſenter la vérité des objets, qu’à nous en faire reſſouvenir.
Dans cette ignorance du Coloris, où les Peintres avoient été élevez, ils ne concevoient pas le pouvoir de cette partie enchantereſſe, ni à quel degré elle étoit capable de faire monter leurs Ouvrages. Ils ne juroient encore que ſur la parole de leurs Maîtres, & n’étant occupez qu’à s’aplanir le chemin qu’on leur avoit montré, l’Invention & le Deſſein faiſoit toute leur étude.
Enfin aprés pluſieurs années, le bon Génie de la Peinture ſuſcita de grans Hommes dans la Toſcane, & dans le Duché d’Urbain, qui par la ſolidité de leur Eſprit, par la bonté de leur Génie, & par l’aſſiduité de leurs Etudes, élevérent les Idées des connoiſſances qu’ils avoient reçûës de leurs Maîtres, & les portérent à un degré de perfection, qui fera l’admiration de la Poſtérité.
Ceux à qui on eſt principalement redevable de cette perfection, ſont, Léonard de Vinci, Michelange, & Raphaël : mais ce dernier, qui s’eſt élevé au deſſus des autres, a aquis tant de parties dans ſon Art, & les a portées à un dégré ſi haut, que les grandes loüanges qu’on luy en a données, ont fait croire que rien ne luy manquoit, & ont fixé en ſa Perſonne toute la perfection de la Peinture.
Comme il eſt néceſſaire dans la Profeſſion de cet Art de commencer par le Deſſein, & qu’il eſt conſtant que la ſource du bon Goût & de la Correction ſe trouve dans les Sculptures Antiques & dans les Ouvrages de Raphaël qui en ont tiré leur plus grand mérite, la plûpart des jeunes Peintres ne manquent pas d’aller à Rome pour y étudier, d’en rapporter du moins l’eſtime générale des Ouvrages qu’on y admire, & de la tranſmettre à tous ceux qui les écoûtent. C’eſt ainſi qu’un grand nombre de Curieux & d’Amateurs de la Peinture ont conſervé ſur la foy d’autruy, ou ſur l’autorité des Auteurs cette prémiére Idée qu’ils ont reçûë ; ſavoir, que toute la perfection de la Peinture étoit dans les Ouvrages de Raphaël.
Les Peintres Romains ſont auſſi demeurez la plûpart dans cette opinion, & l’ont inſinuée aux Etrangers, ou par l’amour de leur païs, ou par la négligence pour le Coloris qu’ils n’ont jamais bien connu, ou par la préférence qu’ils donnérent aux autres parties de la Peinture, leſquelles étant en grand nombre les occupent le reſte de leur vie.
On ne s’étoit donc attaché juſques-là qu’à ce qui dépend de l’Invention & du Deſſein : & quoy que Raphaël ait inventé trés-ingénieutement, qu’il ait deſſîné d’une Correction & d’une Elégance achevée, qu’il ait éxprimé les paſſions de l’ame avec une force & une grace infinie, qu’il ait traité ſes ſujets avec toute la convenance & toute la nobleſſe poſſible, & qu’aucun Peintre ne luy ait diſputé l’avantage de la primauté dans le grand nombre des parties qu’il a poſſédées ; il eſt conſtant néanmoins qu’il n’a pas pénétré dans le Coloris aſſez avant pour rendre les objets bien vrais & bien ſenſibles, ni pour donner l’Idée d’une parfaite imitation.
C’eſt pourtant cette imitation & cette ſenſation parfaite qui fait l’eſſentiel de la Peinture, comme je l’ay fait voir. Elle vient du Deſſein & du Coloris ; & ſi Raphaël & les habiles de ſon tems n’ont eu cette derniére partie qu’imparfaitement, l’Idée de l’Eſſence de la Peinture qui vient de l’effet de leurs Ouvrages, doit être imparfaite, auſſi-bien que celle qui s’eſt introduite ſucceſſivement dans l’eſprit de quelques perſonnes, d’ailleurs même trés-éclairées.
Les Ouvrages du Titien & des autres Peintres qui ont mis au jour leurs penſées à la faveur d’une fidéle imitation, devroient ce ſemble avoir détruit les mauvais reſtes dont nous parlons, & avoir redreſſé les Idées ſelon que la Nature & la Raiſon l’éxige d’un eſprit juſte. Mais comme la Jeuneſſe, ainſi que nous l’avons dit, n’apporte de Rome à Veniſe qu’un eſprit & des yeux prévenus, & qu’ils ne font pour l’ordinaire dans cette derniére Ville que peu de ſéjour, ils n’y voyent que comme en paſſant les beaux Ouvrages qui pourroient leur donner une juſte Idée, bien loin d’y contracter une habitude du bon Coloris, qui feroit valoir les Etudes qu’ils auroient faites à Rome, & qui les rendroit irréprochables ſur toutes les parties de leur Profeſſion.
Mais ce qui eſt étonnant, c’eſt que certains Curieux qui ont des reſtes de cette fauſſe Idée, & qui étant épris eux-mêmes de la beauté des Tableaux Vénitiens, les payent, comme de raiſon, d’un grand prix, quoy que ces Tableaux n’ayent preſque point d’autre mérite que par l’Idée, que j’ay établie de L’Eſſence de la Peinture.
CHAPITRE XI.
COMPOSITION.
N ne s’eſt ſervi juſqu’icy que du
mot d’Invention pour ſignifier la
prémiére Partie de la Peinture : pluſieurs
l’ont même confonduë avec le Génie,
d’autres avec une fertilité de penſées,
d’autres avec la diſpoſition des objets :
mais toutes ces choſes ſont différentes
les unes des autres. J’ay crû que pour
donner une Idée nette de la prémiére
Partie de la Peinture, il falloit l’appeller
Compoſition, & la diviſer en deux,
l’Invention & la Diſpoſition. L’Invention
trouve ſeulement les objets du
Tableau, & la Diſpoſition les place.
Ces deux Parties ſont différentes à la vérité : mais elles ont tant de liaiſon
entr’elles, qu’on peut les comprendre
ſous un même nom.
L’Invention ſe forme par la lecture dans les ſujets tirez de l’Hiſtoire ou de la Fable : elle eſt un pur effet de l’Imagination dans les ſujets Métaphoriques : elle contribuë à la fidélité de l’Hiſtoire, comme à la netteté des Allégories, & de quelque maniére que l’on s’en ſerve, elle ne doit point tenir en ſuſpend l’Eſprit du Spéctateur par aucune obſcurité. Mais quelque fidéllement ou ingénieuſement que ſoient choiſis les objets qui entrent dans le Tableau, ils ne feront jamais un bon effet, s’ils ne ſont diſpoſez avantageuſement ſelon que l’œconomie & les regles de l’Art le demandent ; & c’eſt le juſte aſſemblage de ces deux Parties que j’appelle Compoſition.
CHAPITRE XII.
DESSEIN.
E bon Goût & la Correction du
Deſſein ſont ſi néceſſaires dans la
Peinture, qu’un Peintre qui en eſt dépourvû
eſt obligé de faire des miracles d’ailleurs pour s’attirer quelque eſtime ;
& comme le Deſſein eſt la baſe & le
fondement de toutes les autres Parties,
que c’eſt luy qui termine les Couleurs
& qui débroüille les objets, ſon élégance
& ſa correction ne ſont pas moins
néceſſaires dans la Peinture que la pureté
du langage dans l’Eloquence.
Les Peintres qui réduiſent par habitude toutes leurs Figures ſous un même air & ſous une même proportion, n’ont jamais bien conçû que la Nature n’eſt pas moins admirable dans la variété que dans la beauté de ſes productions, & que par un mélange diſcret de l’une & de l’autre ils arriveroient à une parfaite imitation.
CHAPITRE XIII.
Des Attitudes.
Ans les Attitudes la Pondération
& le Contraſte ſont fondez dans la
Nature. Elle ne fait aucune action qu’elle
ne faſſe voir ces deux parties, & ſi elle
y manquoit, elle ſeroit, ou privée de
mouvement, ou contrainte dans ſon
action.
CHAPITRE XIV.
Des Expreſſions.
Es Expreſſions ſont la pierre de touche
de l’eſprit du Peintre. Il montre
par la juſteſſe dont il les diſtribuë, ſa pénétration
& ſon diſcernement : mais il
faut le même eſprit dans le Spéctateur
pour les bien apercevoir, que dans le
Peintre pour les bien éxécuter.
On doit conſidérer un Tableau comme une Scéne, où chaque Figure jouë ſon rôlle. Les Figures bien deſſinées & bien coloriées ſont admirables à la vérité : mais la plûpart des gens d’eſprit, qui n’ont pas encore une Idée bien juſte de la Peinture, ne ſont ſenſibles à ces parties, qu’autant qu’elles ſont accompagnées de la vivacité, de la juſteſſe & de la délicateſſe des Expreſſions. Elles ſont un des plus rares talens de la Peinture, & celuy qui eſt aſſez heureux pour les bien traiter, y intéreſſe non ſeulement les parties du viſage, mais encore toutes celles du corps, & fait concourir à l’Expreſſion généralle du ſujet les objets mêmes les plus inanimez, par la maniére dont il les expoſe.
CHAPITRE XV.
Des Extrémitez.
Omme les Extrémitez, c’eſt-à-dire,
la tête, les pieds, & les mains, ſont
plus connues & plus remarquées, que
ce ſont elles qui nous parlent dans les
Tableaux, elles doivent être plus terminées
que les autres choſes, ſuppoſé que
l’action où elles ſeront, les diſpoſent & les
placent d’une manière à être bien vûës.
CHAPITRE XVI.
Des Draperies.
N dit en terme de Peinture, jetter
une Draperie, pour dire habiller
une Figure, & luy donner une Draperie.
Ce mot de jetter me paroît d’autant plus
expreſſif, que les Draperies ne doivent
point être arangées comme les habits
dont on ſe ſert dans le monde : mais
qu’en ſuivant le caractere de la pure Nature,
laquelle eſt éloignée de toute affectation,
les plis ſe trouvent comme par
hazard au tour des membres, qu’ils les faſſent paroître ce qu’ils ſont ; & que par
un artifice induſtrieux ils les contraſtent
en les marquant, & qu’ils les careſſent,
pour ainſi dire, par leurs tendres ſinüoſitez,
& par leur moleſſe.
Les anciens Sculpteurs, qui n’avoient pas l’uſage des différentes Couleurs, parce qu’ils travailloient le même Ouvrage ſur une même matiére, ont évité la grande étenduë des plis, de peur, qu’étant au tour des membres, ils n’attiraſſent les yeux, & n’empêchaſſent de voir en repos le nud de leurs Figures. Ils ſe ſont très-ſouvent ſervis de linges moüillez pour draper, ou bien ils ont multiplié les mêmes plis, afin que cette répétition fît une eſpéce de hachûre, qui par ſon obſcurité, rendit plus ſenſibles les membres qu’elles entourent. Ils ont obſervé cette derniére méthode plus ordinairement dans les Bas-reliefs. Mais dans l’une & dans l’autre maniére dont ils ont traité leurs Draperies, ils ont obſervé un merveilleux ordre de placer les plis.
Le Peintre, qui par la diverſité de ſes Couleurs & de ſes lumiéres, doit ôter l’équivoque des membres d’avec les Draperies, peut bien ſe régler ſur le bon ordre des plis de l’Antique, ſans en imiter le nombre, & peut varier ſes étofes ſelon le caractére de ſes Figures. Les Peintres, qui n’ont point connu la liberté qu’ils avoient en cela, ſe ſont faits autant de tort, en ſuivant les Sculptures Antiques, que les Sculpteurs en voulant ſuivre les Peintres.
La raiſon pour laquelle les plis doivent marquer le nud, c’eſt que la Peinture eſt une ſuperficie plate, qu’il faut anéantir en trompant les yeux, & en ne laiſſant rien d’équivoque. Le Peintre eſt donc obligé de garder cet ordre dans toutes ſes Draperies, de quelque nature qu’elles puiſſent être, fines, ou groſſes, travaillées, ou ſimples ; mais qu’il préfére ſur tout la majeſté des plis à la richeſſe des étofes, qui ne conviennent que dans les Hiſtoires dans leſquelles elle a été, ou pourroit être vrai-ſemblablement employée ſelon les tems & les coûtumes.
Comme le Peintre doit éviter la dureté & la roideur dans les plis, & empêcher qu’ils ne ſentent, comme on dit, le manequin, il doit de même uſer avec prudence des Draperies volantes. Car elles ne peuvent être agitées que par le vent dans un lieu où l’on peut raiſonnablement ſuppoſer qu’il ſouffle ; ou par la compreſſion de l’air, quand la Figure eſt ſuppoſée en mouvement. Ces ſortes de Draperies ſont avantageuſes, parce qu’elles contribuënt à donner de la vie aux Figures par le contraſte : mais il faut bien prendre garde que la cauſe en ſoit naturelle & vrai-ſemblable, & de ne pas faire dans un même Tableau des Draperies volantes de côtez différens, lorſqu’elles ne peuvent être agitées que par le vent, & lorſque la Figure eſt en repos ; défaut dans lequel ſont tombez ſans y penſer pluſieurs habiles Peintres.
CHAPITRE XVII.
Du Païſage.
I la Peinture eſt une eſpece de création,
elle en donne des marques encore
plus ſenſibles dans les Tableaux de
Païſages que dans les autres. On y voit
plus généralement la Nature ſortie de
ſon cahos, & les Elémens plus débroüillez ;
la Terre y eſt parée de ſes différentes
productions, & le Ciel de ſes météores.
Et comme ce genre de Peinture
contient en racourci tous les autres, le
Peintre qui l’éxerce, doit avoir une connoiſſance
univerſelle des parties de ſon
Art. Si ce n’eſt pas dans un ſi grand
détail que ceux qui peignent ordinairement l’Hiſtoire, du moins ſpéculativement
& en général. Et s’il ne termine
pas tous les objets en particulier qui
compoſent ſon Tableau, ou qui accompagnent
ſon Païſage, il eſt obligé du
moins d’en ſpécifier vivement le goût
& le caractére, & de donner d’autant
plus d’eſprit à ſon Ouvrage qu’il ſera
moins fini.
Je ne prétens pas néanmoins exclure de ce talent l’éxactitude du travail, au contraire, plus il ſera recherché, & plus il ſera précieux. Mais quelque terminé que ſoit un Païſage, ſi la comparaiſon des objets ne les fait valoir, & ne conſerve leur caractére, ſi les ſites n’y ſont bien choiſis, ou n’y ſont ſupléez par une belle intelligence du Clair-obſcur, ſi les touches n’y ſont ſpirituelles, ſi l’on ne rend les lieux animez par des Figures, par des Animaux, ou par d’autres objets, qui ſont pour l’ordinaire en mouvement, & ſi l’on ne joint au bon Goût de Couleur & aux ſenſations extraordinaires la vérité & la naïveté de la Nature, le Tableau n’aura jamais d’entrée dans l’eſtime, non plus que dans le Cabinet des véritables Connoiſſeurs.
CHAPITRE XVIII.
De la Perſpective.
Uelque Auteur a dit, que Perſpective
& Peinture étoient la même
choſe, parce qu’il n’y avoit point de
Peinture ſans Perſpective. Quoy que la
propoſition ſoit fauſſe, abſolument parlant,
d’autant que le corps qui ne peut
être ſans ombre, n’eſt pas pour cela la
même choſe que l’ombre ; néanmoins
elle eſt véritable dans ce ſens, que le
Peintre ne peut ſe paſſer de Perſpective
dans toutes ſes opérations, & qu’il ne
tire pas une Ligne, & ne donne pas un
coup de Pinceau qu’elle n’y ait part, du
moins habituellement. Elle régle la meſure
des formes & la dégradation des
Couleurs en quelque lieu du Tableau
qu’elles ſe rencontrent. Le Peintre eſt
forcé d’en connoître la néceſſité, & quoy
qu’il en ait, comme il doit, une habitude
conſommée, il s’expoſera ſouvent à faire
de grandes fautes contre cette ſience, s’il
eſt pareſſeux de la conſulter de nouveau,
du moins dans les endroits plus viſibles,
& de prendre la Régle & le Compas pour
ne rien hazarder, & ne point s’expoſer à
la cenſure.
Michelange a été blâmé pour avoir négligé la Perſpective, & les plus grans Peintres d’Italie ont été tellement perſuadez que ſans elle on ne pouvoit rendre une Compoſition réguliére, qu’ils l’ont voulu ſavoir à fond. On voit même dans quelques Deſſeins de Raphaël, une Echelle de dégradation, tant il étoit régulier ſur ce Point.
CHAPITRE XIX.
COLORIS.
A maniére peu convenable dont pluſieurs
de nos Peintres parloient du
Coloris me fit entreprendre ſa défenſe
par un Dialogue que je fis imprimer il
y a vingt-quatre ans ; & n’ayant rien de
meilleur à dire aujourd’huy que ce qui
eſt contenu dans ce petit Ouvrage, je
prie le Lecteur d’y avoir recours. J’ay
tâché d’y faire voir le mérite du Coloris
& ſes prérogatives le plus nettement
qu’il m’a été poſſible.
CHAPITRE XX.
De l’Accord des Couleurs.
L y a une harmonie & une diſſonance
dans les eſpeces de Couleurs, comme
il y en a dans les tons de lumiére, de
même que dans une Compoſition de
Muſique, il ne faut pas ſeulement que
les Notes y ſoient juſtes, mais encore
que dans l’éxécution les Inſtrumens
ſoient d’accord. Et comme les Inſtrumens
de Muſique ne conviennent pas
toûjours les uns aux autres, par éxemple,
le Luth avec le Haut-bois, ni le
Claveſſin avec la Muzette : de la même
maniére, il y a des Couleurs qui ne
peuvent demeurer enſemble ſans offenſer
la vuë, comme le Vermillon avec les
Verds, les Bleus & les Jaunes. Mais
auſſi comme les Inſtrumens les plus aigus
ſe ſauvent parmi une quantité d’autres,
& font quelquefois un tres-bon
effet ; ainſi les Couleurs les plus oppoſées,
étant placées bien à propos entre
pluſieurs autres qui ſont en union, rendent
certains endroits plus ſenſibles,
leſquels doivent dominer ſur les autres
& attirer les regards.
Titien (comme je l’ay remarqué ailleurs) en a uſé ainſi dans le Tableau qu’il a fait du Triomphe de Baccus, où ayant placé Ariadne ſur un des côtez du Tableau, & ne pouvant pour cette raiſon la faire remarquer par les éclats de la lumiére qu’il a voulu conſerver dans le milieu, luy a donné une Echarpe de Vermillon ſur une Draperie Bleuë, tant pour la détacher de ſon fond, qui eſt déja une mer Bleuë, qu’à cauſe que c’eſt une des principales Figures du ſujet ſur laquelle il veut que l’œil ſoit attiré. Paul Véronéſe dans ſa Nôce de Cana ; parce que le Chriſt, qui eſt la principale Figure du ſujet, eſt un peu enfoncé dans le Tableau, & qu’il n’a pû le faire remarquer par le brillant du Clair-obſcur, l’a vêtu de Bleu & de Vermillon, afin que la vuë ſe portât ſur cette Figure.
CHAPITRE XXI.
Du Pinceau.
E terme de Pinceau ſe prend quelquefois
pour la ſource de toutes les
parties de la Peinture, comme lorſqu’on
dit, que le Tableau de la Transfiguration
de Raphaël eſt le plus bel Ouvrage qui
ſoit ſorti de ſon Pinceau : & quelquefois
il s’entend de l’Ouvrage même, &
l’on dit par éxemple, de tous les Peintres
de l’Antiquité, le plus ſavant Pinceau
eſt celuy d’Apelle. Mais icy le mot
de Pinceau ſignifie ſimplement la façon
extérieure dont il a été manié pour employer
les Couleurs : & lorſque ces mêmes
Couleurs n’ont point été trop agitées,
&, comme on dit, trop tourmentées
par le mouvement d’une main péſante,
& qu’au contraire le mouvement
en paroît libre, promt & léger, on dit
que l’Ouvrage eſt d’un bon Pinceau.
Mais ce Pinceau libre eſt peu de choſe
ſi la tête ne le conduit, & s’il ne ſert à
faire connoître que le Peintre poſſéde
l’intelligence de ſon Art. En un mot le
beau Pinceau eſt à la Peinture ce qu’eſt
à la Muſique une belle voix ; l’un &
l’autre ſont eſtimez à proportion du
grand effet & de l’harmonie qui les accompagne.
CHAPITRE XXII.
Des Licences.
Es Licences ſont ſi néceſſaires,
qu’il y en a dans tous les Arts. Elles ſont contre les Régles à prendre
les choſes à la lettre, mais à les prendre
ſelon l’eſprit, les Licences ſervent
de Régles quand elles ſont priſes bien
à propos. Or il n’y a perſonne de bon
ſens qui ne les trouve à propos, lorſque
l’Ouvrage dans lequel on les employe
fait plus d’effet, & que par leur
moyen le Peintre arrive plus efficacement
à ſa fin, qui eſt d’impoſer à la
vuë. Mars il n’eſt pas donné à tous
les Peintres de les employer utilement.
Il n’y a que les grans Génies qui ſoient
au deſſus des Régles, & qui ſachent
ſe ſervir ingénieuſement des Licences ;
ſoit qu’ils les employent pour l’eſſence
de leur Art, ſoit qu’elles regardent
l’Hiſtoire. Celles-cy méritent plus d’attention,
& l’on en va parler dans l’Article
ſuivant.
CHAPITRE XXIII.
De quelle autorité les Peintres ont répréſenté ſous des Figures humaines les choſes Divines, & celles qui ſont ſpirituelles ou inanimées.
’Ecriture nous parle en pluſieurs endroits des Apparitions de Dieu aux hommes, ou réellement par
le miniſtére des Anges, ou en viſion par
des ſonges & des éxtaſes. Il y a une
belle deſcription de Dieu ſous la forme
d’un Vieillard dans le ſeptiéme Chapitre
de Daniel, verſ. 9. La même Ecriture
nous parle auſſi de pluſieurs Apparitions
d’Anges ſous des formes humaines ; c’eſt
pourquoy l’Egliſe dans le Concile de
Nicée n’a point fait de difficulté de permettre
aux Peintres de répréſenter Dieu le
Pére ſous la forme d’un Auguſte Vieillard,
& les Anges ſous des formes humaines.
Il paroît auſſi que le Peintre eſt en droit de peindre comme vivantes les choſes mêmes inanimées, quand il ne fait en cela que ſuivre l’Idée que l’Ecriture ſainte nous en donne : & le Spéctateur ne doit pas ſe ſcandaliſer facilement quand il voit dans quelques Tableaux des ſujets ſaints mêlez avec quelques fictions Poëtiques, comme ſi les fictions & la Poëſie étoient indiſpenſablement quelque choſe de profane. Le Livre de Job, les Pſeaumes de David & l’Apocalypſe ſont tous Poëtiques & pleins d’expreſſions figurées, ſans comter toutes les Paraboles qui ſont dans le reſte de l’Ecriture. Ainſi, c’eſt ſuivant le Texte ſacré que Raphaël dans le paſſage du Jourdain a peint ſous une Figure humaine ce Fleuve, qui repouſſe ſes eaux du côté de leur ſource. Il eſt autoriſé en cela par l’Ecriture ſainte, qui, pour ſe proportionner à l’intelligence des hommes, a coutume d’exprimer les choſes Divines ſous la figure des choſes humaines, & qui pour l’inſtruction des Fidéles, ſe ſert d’idées & de comparaiſons palpables & ſenſibles. Nous en avons même un paſſage au ſujet des Fleuves, dans le 97e. Pſeaume, où il eſt dit, que les fleuves battront des mains, & que les montagnes treſſailleront de joye en la préſence du Seigneur. Le Peintre qui a la même intention d’inſtruire & d’édifier, ne ſauroit ſuivre un meilleur modéle.
Le Pouſſin, qui dans ſon Tableau de Moïſe trouvé, a tenu la même conduite pour répréſenter le Fleuve du Nil, en a été blâmé par quelques perſonnes, & voicy la raiſon qu’ils en apportent.
Ils diſent qu’il ne faut point mêler les faux Dieux avec les choſes de nôtre Réligion ; que les fleuves ſont de fauſſes divinitez qui étoient adorées par les Païens, leſquelles ne doivent point être introduites dans les Hiſtoires ſaintes : & de plus, qu’il ſuffit au Peintre de répréſenter un fleuve ſimplement, & non en figure.
A quoy il eſt aiſé de répondre, que de la même façon que l’Ecriture ſainte, en introduiſant des fleuves ſous des figures humaines, n’a point eu intention de parler de ceux que les Païens adoroient, & que pouvant s’expliquer naturellement & ſimplement, elle s’eſt néanmoins ſervie d’un ſtile figuré, ſans crainte de ſéduire les Fidéles : tout de même auſſi, le Peintre Chrétien, qui doit imiter l’Ecriture, eſt fort éloigné de vouloir altérer la vérité de l’Hiſtoire, il veut au contraire, en ſe conformant à ſon Original, la faire entendre plus vivement & plus élégamment, non à un Infidéle, mais à un Chrétien comme luy, qui étant prévenu contre les fauſſes divinitez, ne doit point chercher d’autre ſens que celuy de la ſainte Ecriture.
Mais à l’égard des divinitez Païennes qui ſont introduites comme telles, & avec les caractéres qui les font connoître, il y a plus de difficulté à les admettre dans les Compoſitions. De Savans hommes ont agité cette matiére par rapport à la Poëſie, & le Procés en eſt encore à juger. Mais le Peintre, qui n’a pas d’autre langage pour s’exprimer que ces ſortes de figures, bien loin d’être blâmé de s’en ſervir, ſera toûjours applaudi des Savans qui les verront ingénieuſement & prudemment employées.
Car les fauſſes divinitez peuvent être conſidérées de deux manières, ou comme dieux, ou comme figures ſymboliques. Comme dieux, le Peintre ne les peut répréſenter que dans les ſujets purement profanes, où il en eſt queſtion en cette qualité : & comme figures ſymboliques, il peut s’en ſervir avec diſcrétion en toute autre rencontre où il les jugera néceſſaires.
Rubens, qui de tous les Peintres s’eſt le plus ingénieuſement & le plus doctement ſervi de ces ſymboles, comme on le peut voir par le Livre de l’Entrée du Cardinal Infant dans la Ville d’Anvers ; & par les Tableaux de la Galerie de Luxembourg, a été cenſuré par quelques-uns, pour avoir introduit dans ſes Compoſitions ces figures allégoriques, & pour avoir, dit-on, mêlé la fable avec la vérité.
A quoy l’on peut répondre que par l’uſage qu’en a fait Rubens, il n’a point confondu la fable avec la vérité, mais plutôt que pour éxprimer cette même vérité, il s’eſt ſervi des ſymboles de la fable. En effet, dans la Peinture de la Naiſſance de Louïs XIII, il a répréſenté au haut du Tableau ſur des nüées un peu éloignées, Caſtor ſur ſon Cheval aîlé, & à côté Apollon dans ſon Char qui monte en haut, pour marquer que ce Prince eſt né le matin, & que l’accouchement fut heureux.
D’où l’on peut inſérer que le Peintre n’a point eu la penſée de répréſenter des dieux comme dieux, mais ſeulement de peindre Caſtor comme une conſtellation qui rend heureux les événemens, & le Char d’Apollon qui va en haut, pour ſignifier le tems du matin.
Et ſi le Peintre, dans la vuë de s’exprimer, a jugé à propos de répréſenter des divinitez de la fable parmi les figures hiſtoriques, il faut conſidérer ces ſymboles comme inviſibles, & comme n’y étant que par leur ſignification.
C’eſt dans ce ſens que le deuxiéme Concile de Nicée, autoriſé en cela par l’Ecriture, a permis de répréſenter aux yeux des Fidéles Dieu le Pére & les Anges ſous des figures humaines. Car il y auroit encore plus d’inconvénient à peindre les Perſonnes de la ſainte Trinité & ſes Anges, qu’il n’y en a à introduire dans la ſcéne d’un Tableau des divinitez païennes. Et les Chrétiens, étant ſuffiſamment prévenus contre ces apparences, qui ne ſont que pour leur inſtruction, doivent, pour en profiter, entrer dans l’eſprit du Peintre, & les regarder comme n’y eſtant point.
L’autorité de peindre des aîles aux Anges ſe peut tirer de ceux de l’Arche d’Alliance, & du 9e. Chapitre de Daniel v. 21. Mais ces paſſages n’obligent pas à donner indiſpenſablement des aîles aux Anges, puiſqu’il eſt certain qu’ils ont apparu toûjours ſans aîles. Le Peintre néanmoins peut en uſer indifféremment, ſelon que ſon Art, le bon ſens, & l’inſtruction des Fidéles l’éxigeront.
Mais tout ce qui eſt permis n’étant pas toûjours à propos, le Peintre doit uſer avec modération de l’autorité qu’il tire de l’Ecriture ſainte, & prendre garde, qu’en voulant ménager l’avantage de ſon Art, il n’altére la vérité & la ſainteté du ſujet qu’il auroit à traiter.
CHAPITRE XXIV.
Des Figures nües, & où l’on peut s’en ſervir.
Es Peintres & les Sculpteurs qui
ſont fort ſavans dans le Deſſein,
cherchent ordinairement les occaſions
de faire du nud, pour s’attirer de l’eſtime
& de la diſtinction, & en cela ils ſont
très-loüables, pourvû qu’ils demeurent dans les bornes de la vérité de l’Hiſtoire,
de la vrai-ſemblance, & de la modeſtie.
Il y a des ſujets qui ſont plus
favorables à répréſenter du nud les uns
que les autres ; & l’on s’en peut ſervir
par éxemple, dans les Fables, dans la
ſuppoſition des païs chauds, deſquels
nous n’avons point de rélation ſur les
modes, & parmi les Ouvriers des anciens
tems. Caton le Cenſeur, au rapport
de Plutarque, travailloit tout nud
parmi ſes Ouvriers lorſqu’il étoit revenu
du Senat ; & Saint Pierre étoit nud
lorſque Nôtre-Seigneur s’apparut à luy
aprés ſa Réſurrection, & qu’il le trouva
pêchant avec d’autres Apôtres.
On ſe peut encore ſervir du nud dans la répréſentation des ſujets allégoriques, dans celle des dieux & des Héros de l’Antiquité Païenne : & enfin dans les autres rencontres où l’on peut ſuppoſer la ſimple Nature, & où le froid & la malignité ne régnent point. Car les habits n’ont été inventez que pour garantir les hommes du froid & de la honte.
Il y a encore aujourd’huy beaucoup de Peuples qui vont tout nuds, parce qu’ils habitent des païs chauds, où l’habitude les a mis à couvert de l’indécence & de la honte. Enfin la régle générale qu’on doit ſuivre en cela, eſt, comme nous avons dit, qu’il n’y ait rien contre la modeſtie & le vrai-ſemblable.
Les Peintres répréſentent la plûpart de leurs Figures la tête & les pieds nuds, & cela ſe doit toûjours ſelon les loix de la ſimple Nature, qui à l’égard de ces deux parties s’accoûtume facilement à la nudité. Nous en voyons des éxemples, non ſeulement dans les païs chauds, mais encore au milieu des plus froides montagnes des Alpes, où les enſans mêmes vont pieds nuds, l’Eté parmi les pierres & les cailloux, l’Hyver parmi la néige & les glaçons.
Mais ſi on a égard à la vérité de l’Hiſtoire, on trouvera que le nud eſt une licence dont les Peintres ſe ſont mis en poſſeſſion, & de laquelle ils ſe ſervent utilement pour l’avantage de leur Art ; mais auſſi dont ils abuſent aſſez ſouvent. Je n’en éxcepte, ni Raphaël, ni le Pouſſin. Ils ont répréſenté les Apôtres pieds nuds contre ce qui eſt dit formellement dans l’Evangile, où Nôtre-Seigneur leur ordonnant de ne prendre aucune précaution pour leurs habits, leur dit poſitivement de ſe contenter des ſouliers qu’ils avoient aux pieds, ſans en porter d’autres. Et dans les Actes des Apôtres, quand l’Ange délivra Saint Pierre, il luy dit de mettre ſa ceinture, & d’attacher ſes ſouliers : d’où l’on doit inférer qu’ils en avoient ordinairement.
Il en eſt de même de Moïſe, qui dans la viſion du Buiſſon ardent, fut averti de quitter ſes ſouliers, & qui cependant eſt répréſenté par Raphaël pieds nuds dans les autres actions de ſa vie, comme ſi Moïſe n’avoit eu de chauſſure que dans le temps qu’il gardoit les troupeaux de ſon beau-pére. On pourroit rapporter icy quantité d’éxemples où Raphaël & pluſieurs autres Peintres aprés luy ont fait des Figures ſans chauſſure, contre l’Hiſtoire & la vrai-ſemblance.
On remarque que les Sculpteurs Grecs ont fait plus ordinairement des Figures nuës que les Romains : je n’en ſay pas d’autre raiſon, ſinon que les Grecs ont choiſi des ſujets plus convenables au déſir qu’ils avoient de faire admirer la profondeur de leur Sience dans la conſtruction & dans l’aſſemblage des parties du corps humain. Ils répréſentoient dans leurs Statuës plutôt des dieux que des hommes, & dans leurs Bas-reliefs, plutôt des baccanales & des ſacrifices, que des hiſtoires. Les Romains au contraire, qui vouloient par leurs Statuës & par leurs Bas-reliefs tranſmettre à la poſtérité la mémoire de leurs Empereurs, ſe ſont trouvez indiſpenſablement obligez, pour ne rien faire contre l’Hiſtoire, d’habiller leurs Figures ſelon la mode de leurs tems.
CHAPITRE XXV.
De la Grace.
A néceſſité de la Grace dans la Peinture,
généralement parlant, eſt une
choſe qui n’a beſoin d’aucunes preuves.
Il ſe rencontre ſeulement une difficulté
ſur ce point : Savoir ſi cette Grace eſt
néceſſaire dans toutes ſortes de ſujets ;
dans les Combats, comme dans les Fêtes ;
dans les ſoldats, comme dans les
femmes.
Je conclus pour l’affirmative : & la raiſon que j’en donne eſt, que bien que la Grace ſe laiſſe d’abord appercevoir ſur le viſage, ce n’eſt pas néanmoins dans cette ſeule partie qu’elle paroît réſider, elle conſiſte principalement dans le tour que le Peintre ſait donner à ſes objets pour les rendre agréables, même ceux qui ſont inanimez : d’où il s’enſuit que non ſeulement il peut y avoir de la Grace dans la fiérté d’un Soldat, par le tour qu’on aura donné à ſon air & à ſon attitude, mais qu’il y en peut avoir auſſi dans une Draperie ou dans quelqu’autre choſe, par la maniére dont elle ſera diſpoſée.
Aprés cette Idée que je viens de donner du Peintre parfait, & les preuves que j’ay apportées de chacune de ſes parties, il ne reſte plus que d’en faire l’application aux Ouvrages de Peinture, & de les mettre comme dans la balance, non pour en rejetter entiérement ceux qui n’auront pas toutes les qualitez que l’on vient d’établir, mais pour les eſtimer ſelon leur poids.
L’on peut au reſte ſe ſervir de cette même Idée pour juger des Deſſeins des différens Maîtres ; j’entens du dégré de leur bonté. Car pour connoître l’originalité d’un Deſſein, & le nom du Peintre qui en eſt l’Auteur, il eſt comme impoſſible d’en donner des Régles, & difficile d’en parler avec juſteſſe. J’hazarderay néanmoins d’éxpoſer icy ce que j’ay penſé ſur ce ſujet, dans l’eſpérance que cette témérité ſuſcitera dans la ſuite quelque perſonne éclairée, qui redreſſera & qui augmentera le peu que j’en auray dit.
CHAPITRE XXVI.
Des Deſſeins.
Es Deſſeins dont on veut parler icy
ſont les penſées que les Peintres
éxpriment ordinairement ſur du papier
pour l’exécution d’un Ouvrage qu’ils
méditent. On doit encore mettre au
nombre des Deſſeins les Etudes des
grans Maîtres, c’eſt-à-dire, les Parties
qu’ils ont deſſinées d’aprés Nature ;
comme des têtes, des mains, des pieds,
& des Figures entiéres : des Draperies,
des Animaux, des Arbres, des Plantes,
des Fleurs ; & enfin tout ce qui peut
entrer dans la Compoſition d’un Tableau.
Car, ſoit que l’on conſidére un bon
Deſſein, par rapport au Tableau dont
il eſt l’Idée, ou par rapport à quelque
Partie dont il eſt l’Etude, il mérite toûjours
l’attention des Curieux.
Quoy que la connoiſſance des Deſſeins ne ſoit pas ſi eſtimable ni ſi étenduë que celle des Tableaux, elle ne laiſſe pas d’être délicate & piquante, à cauſe que leur grand nombre donne plus d’occaſion à ceux qui les aiment, d’éxercer leur critique, & que l’Ouvrage qui s’y rencontre eſt tout eſprit ; les Deſſeins marquent davantage le caractére du Maître, & font voir ſi ſon Génie eſt vif ou peſant ; ſi ſes penſées ſont élevées ou communes ; & enfin s’il a une bonne habitude & un bon Goût de toutes les parties qui peuvent s’éxprimer ſur le papier. Le Peintre qui veut finir un Tableau, tâche de ſortir, pour ainſi dire, de luy-même, afin de s’attirer les loüanges qu’on donne aux parties dont il ſent bien qu’il eſt dépourvû : mais en faiſant un Deſſein, il s’abandonne à ſon Génie, & ſe fait voir tel qu’il eſt. C’eſt pour cette raiſon que dans les Cabinets des Grans, on y voit non feulement des Tableaux, mais que l’on y conſerve encore les Deſſeins des bons Maîtres.
Cependant il y a peu de Curieux de Deſſeins, & parmi ces Curieux, s’il y en a qui connoiſſent les manières, il y en a bien peu qui en connoiſſent le fin. Les Demi-Connoiſſeurs n’ont point de paſſion pour cette curioſité, parce que ne pénétrant pas encore aſſez avant dans l’eſprit des Deſſeins, ils n’en peuvent goûter tout le plaiſir, & font plus ſenſibles à celuy que donnent les Eſtampes qui ont été gravées avec ſoin d’aprés les bons Tableaux ; cela peut venir auſſi par la crainte d’être trompez, & de prendre, comme il arrive aſſez ſouvent, des Copies pour des Originaux, faute d’éxpérience.
Il y a trois choſes en général à remarquer dans les Deſſeins : la Sience, l’Eſprit, & la Liberté. Par la Sience, j’entens une bonne Compoſition, un Deſſein correct & de bon Goût, avec une loüable intelligence du Clair-obſcur : ſous le terme d’Eſprit, je comprens, l’éxpreſſion vive & naturelle du ſujet en général, & des objets en particulier : & la Liberté, n’eſt autre choſe qu’une habitude que la main a contractée pour éxprimer promtement & hardiment l’Idée que le Peintre a dans l’eſprit : & ſelon qu’il y entre de ces trois choſes dans un Deſſein, il en eſt plus ou moins eſtimable.
Quoy que les Deſſeins libres portent ordinairement beaucoup d’Eſprit avec eux, tous les Deſſeins librement faits ne ſont pas pour cela ſpirituellement touchez ; & ſi les Deſſeins ſavans n’ont pas toûjours de la Liberté, il s’y rencontre ordinairement de l’Eſprit.
Je pourrois nommer icy quantité de Peintres, dont les Deſſeins ont beaucoup de Liberté ſans aucun Eſprit, où dont la main hardie ne produit que des éxpreſſions vagues. J’en pourrois nommer auſſi de fort habiles, dont les Deſſeins paroiſſent eſtantez, quoy que ſavans & ſpirituels ; parce que leur main étoit retenuë par leur jugement, & qu’ils ſe ſont attachez préférablement à toutes choſes, à la juſteſſe de leurs contours, & à l’éxpreſſion de leur ſujet. Mais je croy qu’il eſt mieux de ne nommer perſonne, & d’en laiſſer le jugement aux autres.
On peut dire à la loüange de la Liberté, qu’elle eſt ſi agréable, qu’elle couvre ſouvent, & fait éxcuſer beaucoup de défauts, leſquels on attribuë plutôt à une impétuoſité de veine, qu’à l’inſuffiſance. Mais il faut dire auſſi que la Liberté de main ne paroît preſque plus Liberté, quand elle eſt renfermée dans les bornes d’une grande régularité, encore qu’elle y ſoit effectivement. C’eſt ainſi que dans les Deſſeins de Raphaël les plus arrêtez, il y a une Liberté délicate qui n’eſt bien ſenſible qu’aux yeux ſavans.
Enfin il y a des Deſſeins où il ſe rencontre peu de correction, qui ne laiſſent pas d’avoir leur mérite ; parce qu’il y a beaucoup d’Eſprit & de Caractére. On peut mettre ſous cette eſpéce les Deſſeins de Guillaume Baur, ceux de Rembrant, ceux du Bénédétte, & de quelques autres.
Les Deſſeins touchez & peu finis ont plus d’Eſprit, & plaiſent beaucoup davantage que s’ils étoient plus achevez, pourvû qu’ils ayent un bon Caractére, & qu’ils mettent l’Idée du Spéctateur dans un bon chemin : la raiſon en eſt que l’imagination y ſupplée toutes les parties qui y manquent, ou qui n’y ſont pas terminées, & que chacun les voit ſelon ſon Goût. Les Deſſeins des Maîtres qui ont plus de Génie que de Sience, donnent ſouvent occaſion de faire l’éxpérience de cette vérité. Mais les Deſſeins des Excellens Maîtres, qui joignent la Solidité à un beau Génie, ne perdent rien pour être finis ; auſſi doit-on eſtimer les Deſſeins à meſure qu’ils ſont terminez, ſuppoſé que les autres choſes y ſoient également.
Quoy que l’on doive préférer les Deſſeins dans leſquels il ſe trouve plus de parties, l’on ne doit pas rejetter pour cela ceux où il ne s’en rencontreroit qu’une ſeule, pourvû qu’elle y ſoit d’une maniére à faire voir quelque Principe, ou qu’elle porte avec ſoy une ſingularité ſpirituelle, qui plaiſe, ou qui inſtruiſe.
On ne doit pas non plus rejetter ceux qui ne ſont qu’éſquiſſez, & où l’on ne voit qu’une tres-légére Idée, & comme l’eſſay de l’imagination : parce qu’il eſt curieux de voir de quelle maniére les habiles Peintres ont conçû d’abord leurs penſées avant que de les digérer, & que les éſquiſſes font encore connoître de quelle touche les grans Maîtres ſe ſervoient pour caractériſer les choſes avec peu de trais. Ainſi pour ſatisfaire pleinement à la curioſité, il ſeroit bon d’avoir d’un même Maître des Deſſeins de toutes les façons ; c’eſt-à-dire, non ſeulement de ſa prémiére, ſeconde & derniére maniére, mais encore des éſquiſſes tres-légers, auſſi-bien que des Deſſeins tres-finis. J’avouë cependant que les Curieux, purement ſpéculatifs, n’y trouveront pas ſi-bien leur comte que ceux, qui, ayant auſſi de la pratique manuelle, ſont plus capables de goûter cette curioſité.
Il y a une choſe, qui eſt le Sel des Deſſeins, & ſans laquelle je n’en ferois que peu ou point du tout de cas, & je ne puis la mieux éxprimer que par le mot de Caractére. Ce Caractére donc conſiſte dans la maniére dont le Peintre penſe les choſes, c’eſt le Cachet qui le diſtingue des autres, & qu’il imprime ſur ſes Ouvrages comme la vive image de ſon Eſprit. C’eſt ce Caractére qui remuë nôtre imagination ; & c’eſt par luy que les habiles Peintres, après avoir étudié ſous la Diſcipline de leurs Maîtres, ou d’aprés les Ouvrages des autres, ſe ſentent forcez par une douce violence à donner l’effort à leur Génie, & à voler de leurs propres aîles.
J’excluë donc du nombre des bons Deſſeins ceux qui ſont inſipides, & j’en trouve de trois ſortes. Prémiérement ceux des Peintres, qui, bien qu’ils produiſſent de grandes Compoſitions, & qu’ils ayent de l’éxactitude & de la correction, répandent néanmoins dans leurs Ouvrages une froideur qui tranſit ceux qui les regardent. Secondement, les Deſſeins des Peintres, qui ayant plus de mémoire que de Génie, ne travaillent que par la reminiſcence des Ouvrages qu’ils ont vûs, ou qui ſe ſervent avec trop peu d’induſtrie, & trop de ſervitude de ceux qu’ils ont préſens. Et troiſiémement, ceux des Peintres qui s’attachent à la maniére de leurs Maîtres ſans en ſortir, ni ſans l’enrichir.
La connoiſſance des Deſſeins, comme celle des Tableaux, conſiſte en deux choſes ; à découvrir le nom du Maître, & la bonté du Deſſein.
Pour connoître ſi un Deſſein eſt d’un tel Maître, il faut en avoir vû beaucoup d’autres de la même main avec attention, & avoir dans l’Eſprit une Idée juſte du Caractére de ſon Génie, & du Caractére de ſa Pratique. La connoiſſance du Caractére du Génie demande une grande étenduë, & une grande netteté d’Eſprit pour retenir les Idées ſans les confondre ; & la connoiſſance du Caractére de la Pratique dépend plus d’une grande habitude, que d’une grande capacité : & c’eſt pour cela que les plus habiles Peintres ne ſont pas toûjours ceux qui décident avec plus de juſteſſe en cette matiére. Mais pour connoître ſi un Deſſein eſt beau, & s’il eſt Original ou Copie, il faut avec le grand uſage beaucoup de délicateſſe & de pénétration ; je ne croy pas même qu’on le puiſſe faire ſans avoir outre cela quelque Pratique manuelle du Deſſein, encore peut-on s’y laiſſer ſurprendre.
Il me paroît qu’il eſt aiſé d’inférer de tout ce que l’on vient de lire, que la comparaiſon des Ouvrages de Peinture avec l’Idée que l’on a établie du Peintre parfait, eſt le meilleur moyen pour bien connoître le degré d’eſtime qui leur eſt dû ; mais comme on n’a pas ordinairement un aſſez grand nombre de Tableaux en ſa diſpoſition, ni de Deſſeins aſſez finis pour éxercer ſa critique, & pour s’aquérir en peu de tems une habitude de bien juger, les bonnes Eſtampes pourront tenir lieu de Tableaux ; car à la réſerve de la Couleur Locale, elles ſont ſuſcéptibles de toutes les parties de la Peinture. Et outre qu’elles abrégeront le tems, elles ſont tres-propres à remplir l’Eſprit d’une infinité de connoiſſances. Le Lecteur ne ſera peut-être pas fâché de trouver icy ce qui m’a paru ſur cette matiére.
CHAPITRE XXVII.
De l’utilité des Eſtampes, & de leur uſage.
’Homme naît avec un déſir de ſavoir,
& rien ne l’empêche tant de
s’inſtruire, que la peine qu’il y a d’apprendre,
& la facilité qu’il a d’oublier ;
deux choſes dont la plûpart des hommes
ſe plaignent avec beaucoup de raiſon :
car depuis que l’on recherche les Siences
& les Arts, & que pour les pénétrer
on a mis au jour une infinité de Volumes,
on nous a mis en même tems devant
les yeux un objet terrible & capable
de rebuter nôtre eſprit & nôtre mémoire. Cependant nous avons plus que
jamais beſoin de l’un & de l’autre, ou
du moins, de trouver les moyens de les
aider dans leurs fonctions. En voicy un
tres-puiſſant, & qui eſt une des plus
heureuſes productions des derniers ſiécles.
C’eſt l’invention des Eſtampes.
Elles ſont arrivées dans nôtre ſiécle à un ſi haut degré de perfection, & les bons Graveurs nous en ont donné un ſi grand nombre ſur toutes ſortes de matiéres, qu’il eſt vray de dire qu’elles ſont devenuës les dépoſitaires de tout ce qu’il y a de plus beau & de plus curieux dans le monde.
Leur Origine eſt de 1460. Elle vient d’un nommé Maſo Finiguérra Orfévre de Florence, qui gravoit ſur ces Ouvrages, & qui en les moulant avec du ſouffre fondu, s’apperçût que ce qui ſortoit du moule marquoit dans ſes empreintes les mêmes choſes que la graveure, par le noir que le ſouffre avoit tiré des tailles. Il eſſaya d’en faire autant ſur des bandes d’argent avec du papier humide, en paſſant un rouleau bien uni par deſſus, ce qui luy réüſſit. Cette nouveauté donna envie à un autre Orfévre de la même Ville, nommé Baccio Baldini d’en eſſayer, & le ſuccés luy fit graver pluſieurs planches de l’Invention & du Deſſein de Sandro Botticello ; & ſur ces Epreuves André Manteigne, qui étoit à Rome, ſe mit auſſi à graver pluſieurs de ſes propres Ouvrages.
La connoiſſance de cette Invention ayant paſſé en Flandres, Martin d’Anvers, qui étoit alors un Peintre fameux, grava quantité de Planches de ſon Invention, & en envoya pluſieurs Eſtampes en Italie, leſquelles étoient marquées de cette façon, M. C. Vaſari, dans la Vie de Marc-Antoine en rapporte la plûpart des ſujets, dont il y en a un entr’autres, (c’eſt la Viſion de Saint Antoine) que Michelange, encore fort jeune, trouva d’une Invention ſi extraordinaire, qu’il voulut la colorier. Aprés Martin d’Anvers, Albert Dure commença à paroître, & nous a donné une infinité de belles Eſtampes, tant en bois qu’au burin, qu’il envoya enſuite à Veniſe pour les faire vendre. Marc-Antoine qui s’y trouva pour lors, fut ſi émerveillé de la beauté de ces Ouvrages, qu’il en copia trente-ſix pieces, leſquelles répréſentent la Paſſion de Nôtre-Seigneur : & ces Copies furent reçûës dans Rome avec d’autant plus d’admiration, qu’elles étoient plus belles que les Originaux. Dans ce même tems Ugo du Carpi, Peintre Italien, d’une capacité médiocre, mais d’un Éſprit inventif, trouva par le moyen de pluſieurs Planches de bois la maniére de faire des Eſtampes qui reſſemblaſſent aux Deſſeins de Clair-obſcur. Et quelques années aprés on découvrit l’Invention des Eſtampes à l’eau-forte, que le Parméſan mit auſſitôt en uſage.
Ces prémiéres Eſtampes attirérent par leur nouveauté l’admiration de tous ceux qui les virent, & les habiles Peintres qui travailloient pour la gloire, voulurent s’en ſervir pour faire part au monde de leurs Ouvrages. Raphaël entr’autres employa le burin du fameux Marc-Antoine pour graver pluſieurs de ſes Tableaux & de ſes Deſſeins ; & ces admirables Eſtampes ont été autant de Renommées, qui ont porté le nom de Raphaël par toute la Terre. Depuis Marc-Antoine un grand nombre de Graveurs ſe ſont rendus recommandables, en Allemagne, en Italie, en France, & dans les Païs-Bas, & ont mis au jour, tant au burin, qu’à l’eau-forte une infinité de ſujets de tous genres, Hiſtoires, Fables, Emblêmes, Deviſes, Médailles, Animaux, Païſages, Fleurs, Fruits, & généralement toutes les Productions viſibles de l’Art & de la Nature.
Il n’y a perſonne de quelque Eat & de quelque Profeſſion qu’il ſoit, qui n’en puiſſe tirer une grande utilité : les Théologiens, les Réligieux, les Gens dévots, les Philoſophes, les hommes de Guérre, les Voyageurs, les Géographes, les Peintres, les Sculpteurs, les Architéctes, les Graveurs, les Amateurs des beaux Arts, les Curieux de l’Hiſtoire & de l’Antiquité, & enfin ceux, qui, n’ayant point de profeſſion particuliére que celle d’être honnêtes gens, veulent orner leur Eſprit des connoiſſances qui peuvent les rendre plus eſtimables.
On ne prétend pas que chaque perſonne ſoit obligée de voir tout ce qu’il y a d’Eſtampes pour en tirer de l’utilité, au contraire leur nombre preſque infini & qui préſenteroit tout à la fois tant d’Idées différentes, ſeroit plutôt capable de diſſiper l’Eſprit, que de l’éclairer. Il n’y a que ceux, qui en naiſſant, l’ont apporté d’une grande étenduë & d’une grande netteté, ou qui l’ont éxercé quelque tems dans la vuë de tant de diverſes choſes, qui puiſſent en profiter, & les voir toutes ſans confuſion.
Mais chaque particulier peut choiſir ſeulement des ſujets qui luy ſoient propres, & qui puiſſent, ou rafraîchir ſa mémoire, ou fortifier ſes connoiſſances, & ſuivre en cela l’inclination qu’il a pour les choſes de ſon Goût & de ſa profeſſion.
Aux Théologiens, par éxemple, rien n’eſt plus convenable que les Eſtampes qui regardent la Réligion & les Myſtéres, les Hiſtoires ſaintes, & tout ce qui découvre les prémiers Exercices des Chrêtiens & leur perſécution, les Baſ-reliefs Antiques, qui inſtruiſent en beaucoup d’endroits des Cérémonies de la Réligion Païenne, & enfin tout ce qui a rapport à la nôtre, ſoit ſaint, ſoit profane.
Aux Dévots, les ſujets qui élévent l’Eſprit à Dieu, & qui peuvent l’entretenir dans ſon Amour.
Aux Réligieux, les Hiſtoires ſacrées en général, & ce qui concérne leur Ordre en particulier.
Aux Philoſophes, toutes les Figures démonſtratives qui regardent non ſeulement les expériences de Phiſyque, mais toutes celles qui peuvent augmenter les connoiſſances qu’ils ont des chofes naturelles.
A ceux qui ſuivent les Armes, les Plans & les Elévations des Places de guerre, les Ordres de Batailles, & les Livres de Fortification, dont les Figures démonſtratives font la plus grande partie.
Aux Voyageurs, les Vuës particuliéres des Palais, des Villes, & des lieux conſidérables, pour les préparer aux choſes qu’ils ont à voir, ou pour en conſerver les Idées quand ils les auront vûës.
Aux Géographes, les Cartes de leur Profeſſion.
Aux Peintres, tout ce qui peut les fortifier dans les parties de leur Art ; comme les Ouvrages Antiques, ceux de Raphaël & du Carrache pour le bon Goût, pour la correction du Deſſein, pour la grandeur de maniére, pour le chois des airs de Tête, des paſſions de l’Ame, & des Attitudes : ceux du Corrége pour la grace & pour la fineſſe des expreſſions : ceux du Titien, du Baſſan & des Lombards pour le caractére de la vérité, & pour les naïves éxpreſſions de la Nature, & ſur tout pour le Goût du Païſage : ceux de Rubens pour un caractére de grandeur & de magnificence dans ſes Inventions, & pour l’artifice du Clair-obſcur : ceux enfin, qui, bien que défectueux dans quelque partie, ne laiſſent pas de contenir quelque choſe de ſingulier & d’éxtraordinaire. Car les Peintres peuvent tirer un avantage conſidérable de toutes les différentes maniéres de ceux qui les ont précédez, leſquelles ſont autant de fleurs dont ils doivent ramaſſer, à la maniére des Abeilles, un ſuc, qui, ayant paſſé en leur propre ſubſtance, produira des Ouvrages utiles & agréables.
Aux Sculpteurs, les Statues, les Bas-Reliefs, les Médailles, & les autres Ouvrages Antiques : ceux de Raphaël, de Polydore, & de toute l’Ecole Romaine.
Aux Architéctes, les Livres qui concérnent leur Profeſſion, & qui ſont pleins de Figures démonſtratives de l’Invention de leurs Auteurs, ou copiées d’aprés l’Antique.
Aux Graveurs, un chois de Piéces de différentes maniéres, tant au burin qu’à l’eau-forte. Ce chois leur doit ſervir auſſi pour voir le progrés de la Graveure depuis Albert Dure juſqu’aux Ouvriers de nôtre tems, en paſſant par les Ouvrages de Marc-Antoine, de Corneille Cort, des Carraches, des Sadelers, de Goltius, de Muler, de Voſtermans, de Pontius, de Bolſvert, de Viſcher, & enfin par un grand nombre d’autres que je ne nomme point, qui ont eu un Caractére particulier, & qui par différentes voyes ſe ſont tous efforcez d’imiter, ou la Nature, quand ils ont fait de leur Invention, ou les Tableaux de differentes maniéres, quand ils ont eu pour fin la fidélité de leur imitation. En comparant ainſi l’Ouvrage de tous ces Maîtres, ils peuvent juger leſquels ont mieux entendu la conduite des Tailles, le ménagement de la Lumière, & la valeur des tons par rapport au Clair-obſcur ; leſquels ont sû le mieux accorder dans leur burin la délicateſſe avec la force & l’eſprit de chaque choſe avec l’éxtréme exactitude ; afin que, profitant de ces Lumiéres, ils ayent la loüable ambition d’égaler ces habiles Maîtres, ou de les ſurpaſſer.
Aux Curieux de l’Hiſtoire & de l’Antiquité, tout ce que l’on voit de gravé de l’Hiſtoire Sainte & Profane, & de la Fable ; les Bas-Reliefs Antiques, les Colonnes Trajanne & Antonine, les Livres de Médailles & de Piérres gravées, & pluſieurs Eſtampes qui ont du rapport à la connoiſſance qu’ils veulent s’aquérir, ou ſe conſerver.
A ceux enfin, qui, pour être plus heureux & plus honnêtes gens, veulent ſe former le Goût aux bonnes choſes, & avoir une teinture raiſonnable des beaux Arts, rien n’eſt plus néceſſaire que les bonnes Eſtampes. Leur vue avec un peu de réfléxion les inſtruira promtement & agréablement de tout ce qui peut éxercer la raiſon, & fortifier le jugement. Elles rempliront leur mémoire des choſes curieuſes de tous les tems & de tous les Païs : & en leur apprenant les différentes Hiſtoires, elles leur apprendront les diverſes manières dans la Peinture. Ils en jugeront promtement par la facilité qu’il y a de feüilleter quelques papiers, & de comparer ainſi les Productions d’un Maître avec celles d’un autre : & de cette façon, en épargnant le tems, elles épargneront encore la dépenſe. Car il eſt preſque impoſſible d’amaſſer en un même lieu des Tableaux des meilleurs Peintres dans une quantité ſuffiſante, pour ſe former une Idée complete ſur l’Ouvrage de chaque Maître : & quand avec beaucoup de dépenſe on auroit rempli un Cabinet ſpacieux de Tableaux de différentes maniéres, il ne pourroit y en avoir que deux ou trois de chacune ; ce qui ne ſuffit pas pour porter un jugement bien précis du Caractére du Peintre, ni de l’étenduë de ſa capacité. Au lieu, que par le moyen des Eſtampes, vous pouvez ſur une table voir ſans peine les Ouvrages des différens Maîtres, en former une Idée, en iuger par comparaiſon, en faire un chois, & contracter par cette pratique une habitude du bon Goût & des bonnes manières, ſur tout, ſi cela ſe fait en préſence de quelqu’un qui ait du diſcernement dans ces fortes de choſes, & qui en ſache diſtinguer le bon d’avec le médiocre.
Mais pour ce qui eſt des Connoiſſeurs & des Amateurs des beaux Arts, on ne peut leur rien préſcrire, tout eſt ſoûmis, pour ainſi parler, à l’empire de leur connoiſſance ; ils l’entretiennent par la vuë, tantôt d’une choſe, & tantôt d’une autre, à cauſe de l’utilité qu’ils en reçoivent & du plaiſir qu’ils y prennent. Ils ont entr’autres celuy de voir dans ce qui a été gravé d’après les Peintres fameux, l’origine, le progrés & la perfection des Ouvrages ; ils les ſuivent depuis le Giotto & André Manteigne, juſqu’à Raphaël, au Titien & aux Caraches. Ils éxaminent les différentes Ecoles de ces tems-là, ils voyent en combien de branches elles ſe ſont partagées par la multiplicé des Diſciples, & en combien de façons l’Eſprit humain eſt capable de concevoir une même choſe, qui eft l’Imitation, & que de là font venuës tant de diverſes maniéres, que les Païs les Tems, les Eſprits, & la Nature par leur diverſité nous ont produites.
Entre tous les bons effets qui peuvent venir de l’uſage des Eſtampes, on s’eſt icy contenté d’en rapporter ſix, qui ſeront juger facilement des autres.
Le premier eſt de divertir par l’imitation, & en nous répréſentant par leur Peinture les choſes viſibles.
Le 2e. eſt de nous inſtruire d’une maniére plus forte & plus promte que par la parole. Les choſes, dit Horace, qui entrent par les oreilles prennent un chemin bien plus long, & touchent bien moins que celles qui entrent par les yeux, leſquels ſont des témoins plus ſûrs & plus fidéles.
Le 3e. D’abréger le tems que l’on employeroit à relire les choſes qui ſont échapées de la mémoire, & de la rafraîchir en un coup d’oeil.
Le 4e. De nous répréſenter les choſes abſentes comme ſi elles étoient devant nos yeux, & que nous ne pourrions voir que par des voyages pénibles, & par de grandes dépenſes.
Le 5e. De donner les moyens de comparer pluſieurs choſes enſemble facilement, par le peu de lieu que les Eſtampes occupent, par leur grand nombre, & par leur diverſité.
Et le 6e. De former le Goût aux bonnes choſes, & de donner au moins une teinture des beaux Arts, qu’il n’eſt pas permis aux honnêtes gens d’ignorer.
Ces effets ſont généraux : mais chacun en peut ſentir de particuliers ſelon ſes lumiéres & ſon inclination ; & ce n’eſt que par ces effets particuliers que chacun peut régler la collection qu’il en doit faire.
Car il eſt aiſé de juger, que dans la diverſité des conditions dont on vient de parler, la curioſité des Eſtampes, l’ordre, & le chois qu’il y faut tenir dépendent du Goût & des vuës d’un chacun.
Ceux qui aiment l’Hiſtoire, par éxemple, ne recherchent que les ſujets qui y ſont renfermez, & pour ne laiſſer rien échaper à leur curioſité, ils y tiennent cet ordre, qu’on ne peut aſſez louër. Ils ſuivent celuy des Païs, & des Tems : & tout ce qui regarde chaque Etat en particulier eſt contenu dans un ou dans pluſieurs Porte-feüilles, dans leſquels on trouve :
Prémiérement les Portraits des Souverains qui ont gouverné un Païs, les Princes & Princeſſes qui en ſont deſcendus, ceux qui ont tenu quelque rang conſidérable dans l’Etat, dans l’Egliſe, dans les Armes, dans la Robe : ceux qui ſe ſont rendus recommandables dans les différentes Profeſſions, & les Particuliers qui ont quelque part dans les Evénemens hiſtoriques. Ils accompagnent ces Portraits de quelques lignes d’écriture, qui marquent le caractére de la Perſonne, ſa Naiſſance, ſes Actions remarquables, & le tems de ſa Mort.
2. La Carte générale & les particulières de cet Etat, les Plans & les Elévations des Villes, ce qu’elles enferment de plus conſidérable ; les Châteaux, les Maiſons Royalles, & tous les lieux particuliers qui ont mérité d’être donnez au Public.
3. Tout ce qui a quelque rapport à l’Hiſtoire : comme les Entrées de Ville, les Carouzels, les Pompes Funébres, les Catafalques, ce qui regarde les Cérémonies, les Modes & les Coûtumes ; & enfin toutes les Eſtampes particulières qui ſont hiſtoriques.
Cette recherche qui eſt faite pour un Etat eſt continuée pour tous les autres avec la même ſuite & la même œconomie. Cet ordre eſt ingénieuſement inventé, & l’on en eſt redevable à un Gentilhomme,[2] aſſez connu d’ailleurs par ſon mérite extraordinaire, & par le nombre de ſes Amis.
Ceux qui ont de la paſſion pour les beaux Arts en uſent d’une autre maniére. Ils font des Recueils par rapport aux Peintres & à leurs Eléves. Ils mettent, par éxemple, dans l’Ecole Romaine, Raphaël, Michelange, leurs Diſciples. & leurs Contemporains. Dans celle de Veniſe, Giorgion, le Titien, les Baſſans, Paul Véronéſe, Tintoret, & les autres Vénitiens. Dans celle de Parme, le Corrége, le Parméſan, & ceux qui ont ſuivi leur Goût. Dans celle de Bologne, les Caraches, le Guide, le Dominiquain, l’Albane, Lanfranc, & le Guarchin. Dans celle d’Allemagne, Albert Dure, Holbens, les petits Maîtres, Guillaume Baure, & autres. Dans celle de Flandres, Otho-Vénius, Rubens, Vandeik, & ceux qui ont pratiqué leurs maximes : ainſi de l’Ecole de France, & de celles des autres Païs.
Quelques-uns aſſemblent leurs Eſtampes par rapport aux Graveurs, ſans avoir égard aux Peintres ; d’autres par rapport aux ſujets qu’elles répréſentent, d’autres d’une autre façon, & il eſt juſte de laiſſer à un chacun la liberté d’en uſer ſelon ce qui luy ſemblera plus utile & plus agréable.
Quoy qu’on puiſſe en tout tems & à tout âge tirer de l’utilité de la vuë des Eſtampes, néanmois celuy de la jeuneſſe y eſt plus propre qu’un autre : parce que le fort des enfans eſt la mémoire, & qu’il faut pendant qu’on le peut ſe ſervir de cette partie de l’ame, pour en faire comme un magaſin, & pour les inſtruire des choſes qui doivent contribuer à leur former le jugement.
Mais ſi l’uſage des Eſtampes eſt utile à la Jeuneſſe, il eſt d’un grand plaiſir & d’un agréable entretien à la Vieilleſſe. C’eſt un tems propre au repos & aux réfléxions, & dans lequel, n’étans plus diſſipez par les amuſemens des prémiers âges, nous pouvons avec plus de loiſir goûter les agrémens que les Eſtampes font capables de nous donner ; ſoit qu’elles nous apprennent des choſes nouvelles, ſoit qu’elles nous rappellent les Idées de celles qui nous étoient déjà connuës ; ſoit qu’ayant du Goût pour les Arts, nous jugions des différentes Productions que les Peintres & les Graveurs nous ont laiſſées ; ſoit que n’ayant point cette connoiſſance, nous ſoyons flattez de l’eſpérance de l’aquérir ; ſoit enfin que nous ne cherchions dans ce plaiſir, que celuy d’exciter agréablement nôtre attention par la beauté & par la ſingularité des objets que les Eſtampes nous offrent. Car nous y trouvons les Païs, les Villes, & les lieux conſidérables que nous avons lûs dans les Hiſtoires, ou que nous avons vûs nous-mêmes dans nos Voyages. De maniére que la grande variété, & le grand nombre des choſes rares qui s’y rencontrent, peuvent même ſervir de Voyage, mais d’un Voyage commode & curieux à ceux qui n’en ont jamais fait, ou qui ne ſont pas en état d’en faire.
Ainſi il eſt conſtant par tout ce que l’on vient de dire, que la vûë des belles Eſtampes, qui inſtruit la jeuneſſe, qui rappelle & qui affermit les connoiſſances de ceux qui ſont dans un âge plus avancé, & qui remplit ſi agréablement le loiſir de la Vieilleſſe, doit être utile à tout le monde.
On n’a point crû devoir entrer dans le détail de tout ce qui peut rendre recommandable l’uſage des Eſtampes ; l’on croit que le peu qu’on en a dit eſt ſuffiſant pour induire le Lecteur à tirer des conſéquences conformes à ſes vuës & à ſes béſoins.
Si les Anciens avoient eu en cela le même avantage que nous avons aujourd’huy, & qu’ils euſſent par le moyen des Eſtampes tranſmis à la Poſtérité tout ce qui étoit chez eux de beau & de curieux, nous connaîtrions diſtinctement une infinité de belles choſes dont les Hiſtoriens ne nous ont laiſſé que des idées confuſes. Nous verrions ces ſupérbes Monumens de Memphis & de Babylone, ce Temple de Jeruſalem que Salomon avoit bâti dans ſa magnificence. Nous jugerions des Edifices d’Athénes, de Corinthe & de l’ancienne Rome, avec plus de fondement encore & de certitude, que par les ſeuls fragmens qui qui nous en ſont reſtez. Pauſanias, qui nous fait une ſi éxacte déſcription de la Gréce, & qui nous y conduit en tous lieux comme par la main, auroit accompagné ſes Diſcours de Figures démonſtratives, qui ſeroient venuës juſqu’à nous, & nous aurions le plaiſir de voir, non ſelement les Temples & les Palais tels qu’ils étoient dans leur perfection, mais nous aurions auſſi hérité des anciens Ouvriers l’Art de les bien bâtir. Vitruve, dont les démonſtrations ont été perduës, ne nous auroit pas laiſſé ignorer tous les inſtrumens & toutes les machines qu’il nous décrit, & nous ne trouverions pas dans ſon Livre tant de lieux obſcurs, ſi les Eſtampes nous avoient conſervé les Figures qu’il avoit faites, & dont il nous parle luy-même. Car en fait d’Arts, elles ſont les lumières du Diſcours, & les véritables moyens par où les Auteurs ſe communiquent : C’eſt encore par le manque de ces moyens que nous avons perdu les Machines d’Archiméde & de Héron l’Ancien, & la connoiſſance de beaucoup de Plantes de Dioſcoride, de baucoup d’Animaux, & de beaucoup de Productions curieuſes de la Nature, que les veilles & les méditations des Anciens nous avoient découvertes. Mais ſans nous arrêter à regretter des choſes perduës, profitons de celles que les Eſtampes nous ont ſauvées, & qui nous ſont préſentes.
’Idée que je viens d’éxpoſer du
Peintre parfait, peut à mon avis
aider les Curieux dans le jugement
qu’ils feront de la Peinture : mais
comme la Connoiſſance des Tableaux
demande encore quelque choſe de plus
pour être tout-à-fait complette, j’ay
crû être obligé de dire icy ce qui me
paroît ſur cette matière.
CHAPITRE XXVIII.
De la Connoiſſance des Tableaux.
L y a trois ſortes de Connoiſſances
ſur le fait des Tableaux. La prémiére
conſiſte à découvrir ce qui eſt bon & de
mauvais dans un même Tableau. La ſeconde
regarde le nom de l’Auteur. Et la
troiſiéme, va à ſavoir, s’il eſt Original
ou Copie.
La prémiére de ces Connoiſſances, qui eſt ſans doute la plus difficile à aquérir, ſuppoſe une pénétration & une fineſſe d’Eſprit, avec une intelligence des Principes de la Peinture, & de la meſure de ces choſes, dépend celle de la connoiſſance de cet Art. La pénétration & la délicateſſe de l’Eſprit ſervent à juger de l’Invention, de l’Expreſſion générale du ſujet des Paſſions de l’Ame en particulier, des Allégories, & de ce qui dépend du Coſtume[3] & de la Poëtique : Et l’intelligence des Principes fait trouver la cauſe des effets que l’on admire, ſoit qu’ils viennent du bon Goût, de la Correction ou de l’Elégance du Deſſein ; ſoit que les Objets y paroiſſent diſpoſez avantageuſement, ou que les Couleurs, les Lumières & les Ombres y ſoient bien entenduës.
Ceux qui n’ont pas cultivé leur Eſprit par les connoiſſances des Principes, au moins ſpéculativement, pourront bien être ſenſibles à l’effet d’un beau Tableau : mais ils ne pourront jamais rendre raiſon des jugemens qu’ils en auront porté.
J’ay tâché par l’Idée que j’ay donnée du Peintre parfait, de venir aux ſecours des lumiéres naturelles, dont les Amateurs de Peinture ſont déja pourvûs. Je ne prétens pas néanmoins les faire pénétrer dans tous les détails des parties de la Peinture ; ils ſont plutôt de l’obligation du Peintre, que du Curieux, je voudrois ſeulement mettre leur bon Eſprit ſur des voyes qui pûſſent les conduire à une connoiſſance, qui découvrit, du moins en général, ce qu’il y a de bon & de mauvais dans un Tableau.
Ce n’eſt pas que les Amateurs de ce bel Art, qui auroient aſſez de Génie & d’inclination ne puſſent entrer, pour ainſi dire, dans le Sanctuaire, & aquérir la connoiſſance de tous ces détails, par les lumières que des réflexions ſérieuſes leur procureroient inſenſiblement.
Le Goût des Arts étoit tellement à la mode du tems d’Aléxandre, que pour ſes connoître un peu à fond, on faiſoit apprendre à deſſiner à tous les jeunes Gentilſhommes ; de ſorte que ceux qui avoient du talent, le cultivoient par l’exercice ; ils s’en prévaloient dans l’occaſion, & ſe diſtinguoient par la ſupériorité de leur connoiſſance. Je renvoye donc ceux, au moins qui n’ont pas aquis cette pratique manuelle, à l’Idée que j’ay donnée de la perfection.
La connoiſſance du nom des Auteurs vient d’une grande pratique, & pour avoir vû avec application quantité de Tableaux de toutes les Ecoles, & des principaux Maîtres qui les compoſent. De ces Ecoles on en peut comter ſix : la Romaine, la Vénitienne, la Lombarde, l’Allemande, la Flamande, & la Françoiſe. Et aprés avoir aquis par un grand Exercice une idée diſtincte de chacune de ces Ecoles, s’il eſt queſtion de juger de qui eſt un Tableau, on doit raporter cet Ouvrage à celle de qui on croira qu’il approche le plus ; & quand on aura trouvé l’Ecole, il faudra donner le Tableau à celuy des Peintres qui la compoſent, dont la maniére a plus de conformité avec cet Ouvrage. Mais de connoître bien cette maniére particuliére du Peintre, c’eſt à mon avis où conſiſte la plus grande difficulté.
On voit des Curieux qui ſe font une idée d’un Maître ſur trois ou quatre Tableaux qu’ils en auront vûs, & qui croyent aprés cela avoir un titre ſuffiſant pour décider ſur ſa maniére, ſans faire réfléxion aux ſoins plus ou moins grans que le Peintre aura pris à les faire, ni à l’âge auquel il les aura faits.
Ce n’eſt pas ſur les Tableaux particuliers du Peintre : mais ſur le général de ſes Ouvrages qu’il faut juger de ſon mérite. Car il n’y a point de Peintre qui n’ait fait quelques bons & quelques mauvais Tableaux, ſelon ſes ſoins & le mouvement de ſon Génie. Il n’y en a point auſſi qui n’ait eu ſon commencement, ſon progrés & ſa fin ; c’eſt-à-dire, trois manières : la première, qui tient de celle de ſon Maître ; la ſeconde, qu’il s’eſt formé ſelon ſon Goût, & dans laquelle réſide la meſure de ſes talens, & de ſon Génie ; & la troiſiéme, qui dégénére ordinairement en ce qu’on appelle maniére : parce qu’un Peintre, aprés avoir étudié lon-tems d’aprés la Nature, veut joüir, ſans la conſulter davantage, de l’habitude qu’il s’en eſt faite.
Quand un Curieux aura donc bien conſidéré les différens Tableaux d’un Maître, & qu’il s’en ſera formé une idée complette de la manière que je viens de dire, pour lors, il luy ſera permis de juger de l’Auteur d’un Tableau, ſans être ſoupçonné de témérité. Cependant quoy qu’un bon Connoiſſeur, habile par ſes talens, par ſes réfléxions, & par ſa longue expérience, puiſſe quelquefois ſe tromper ſur le nom de l’Auteur, (car qui ne ſe trompe point ?) il ſera du moins vray de dire, qu’il ne peut ſe tromper ſur la juſteſſe & ſur la ſolidité de ſes ſentimens.
En effet, il y a des Tableaux qui ont été faits par des Diſciples, leſquels ont ſuivi leurs Maîtres de fort prés, & dans le ſavoir, & dans la maniére. On a vû pluſieurs Peintres qui ont ſuivi le Goût d’un autre Païs que le leur, comme il y en a eu, qui, dans leur Païs même, ont paſſé d’une maniére à une autre, & qui dans ce paſſage ont fait pluſieurs Tableaux fort équivoques ſur ce qui regarde le nom de l’Auteur.
Néanmoins cet inconvénient ne manque pas de reméde pour ceux, qui, non contens de s’attacher au caractére de la main du Maître, ont aſſez de pénétration pour découvrir celuy de ſon Eſprit : un habile homme peut facilement communiquer la façon dont il éxécute ſes Deſſeins : mais non pas la fineſſe de ſes penſées. Ce n’eſt donc pas aſſez pour découvrir l’Auteur d’un Tableau, de connoître le mouvement du Pinceau, ſi l’on ne pénétre dans celuy de l’Eſprit : & bien que ce ſoit beaucoup d’avoir une idée juſte du Goût que le Peintre a dans ſon Deſſein, il faut de plus entrer dans le caractére de ſon Génie, & dans le tour qu’il eſt capable de donner à ſes Conceptions.
Je ne prétens pas néanmoins réduire au ſilence ſur cette matiére un Amateur de Peinture, qui n’aura, ni vû, ni éxaminé ce grand nombre de Tableaux ; il eſt bon au contraire de parler pour aquérir & pour augmenter la connoiſſance. Je voudrois ſeulement que chacun meſurât ſon ton ſur ſon éxpérience : la modeſtie qui ſiéd bien à ceux qui commencent, convient même aux plus éxpérimentez, ſur tout dans les choſes difficiles.
Mon intention n’eſt pas de parler icy des Copies médiocres, qui ſont d’abord connuës de tous les Curieux, encore moins des mauvaiſes, qui paſſent pour telles aux yeux de tout le monde. Je ſuppoſe une Copie faite par un bon Peintre, laquelle mérite une ſérieuſe réfléxion, & mette en ſuſpend, au moins quelque tems, la déciſion des Connoiſſeurs les plus habiles. Et de ces Copies, j’en trouve de trois ſortes.
La première eſt faite fidélement, mais ſervilement.
La ſeconde, eſt légére, facile, & non fidéle.
Et la troiſiéme, eſt fidéle, & facile.
La prémiére, qui eſt ſervile & fidèle, rapporte, à la vérité, le Deſſein, la Couleur & les Touches de l’Original : mais la crainte de paſſer les bornes de la préciſion, & de manquer à la fidélité, appéſantit la main du Copiſte, & la fait connoître ce qu’elle eſt, pour peu qu’elle ſoit éxaminée.
La ſeconde, ſeroit plus capable d’impoſer, à cauſe de la légéreté du Pinceau, ſi l’infidélité des contours ne redreſſoit des yeux habiles.
Et la troiſiéme, qui eſt fidéle & facile, & qui eſt faite par une main ſavante & légère, & ſur tout dans le tems de l’Original, embaraſſe les plus grans Connoiſſeurs, & les met ſouvent au hazard de prononcer contre la vérité, quoy que ſelon la vrai-ſemblance.
S’il y a des choſes qui ſemblent favoriſer l’originalité d’un Ouvrage, il y en a auſſi qui paroiſſent la détruire ; comme la répétition du même Tableau, l’oubli où il a été durant beaucoup de tems, & le prix modique qu’il a coûté. Mais encore que ces conſidérations puiſſent être de quelque poids, elles ſont ſouvent très-frivoles faute d’avoir été bien éxaminées.
L’oubli d’un Tableau vient ſouvent, ou des mains entre leſquelles il tombe, ou du lieu où il eſt, ou des yeux qui le voyent, ou du peu d’amour que ſon poſſeſſeur a pour la Peinture.
Le prix modique procéde ordinairement de la néceſſité ou de l’ignorance de celuy qui vend.
Et la répétition d’un Tableau, qui eſt une cauſe plus ſpécieuſe, n’eſt pas toûjours une raiſon bien ſolide. Il n’y a preſque point de Peintre qui n’ait répété quelqu’un de ſes Ouvrages, parce qu’il luy aura plû, ou parce qu’on luy en aura demandé un tout ſemblable. J’ay vû deux Viérges de Raphaël, leſquelles ayant été miſes par curioſité l’une auprès de l’autre, perſuadérent les connoiſſeurs qu’elles étoient toutes deux Originales. Titien a répété juſqu’à ſept ou huit fois les mêmes Tableaux, comme on joue pluſieurs fois une Comédie qui a réüſſit. Et nous voyons pluſieurs Tableaux répétez des meilleurs Maîtres d’Italie diſputer encore aujourd’huy de bonté & de primauté. Mais combien en voyons-nous d’autres qui ont déçû les Peintres mêmes les plus habiles ? Et parmi pluſieurs éxemples que j’en pourrois donner, je me contenteray de rapporter icy celuy de Jules Romain, que j’ay tiré de Vaſari.
Frédéric II. Duc de Mantouë, paſſant à Florence pour aller à Rome ſaluër le Pape Clément VII. vit dans le Palais de Médicis, au deſſus d’une porte, le Portrait de Leon X. entre le Cardinal Jules de Médicîs & le Cardinal de Roſſi. Les Têtes étoient de Raphaël, & les Habits de Jules Romain, & le tout étoit merveilleux. En effet le Duc de Mantouë, après l’avoir conſidéré, en devint ſi amoureux, qu’il ne pût s’empêcher quand il fut à Rome de le demander au Pape, qui le luy accorda fort gracieuſement. Sa Sainteté fit auſſi-tôt écrire à Octavien de Médicis, qu’il fit encaiſſer le Tableau, & qu’il l’envoyât à Mantouë. Octavien, qui étoit un grand Amateur de Peinture, & qui ne vouloit pas priver Florence d’une ſi belle choſe, trouva moyen d’en différer l’envoy, ſous prétexte de faire faire au Tableau une bordure plus riche. Ce délay donna le tems à Octavien de faire copier le Tableau par André del Sarte, qui en imita juſqu’aux petites taches qui étoient deſſus. Cet Ouvrage en effet étoit ſi conforme à ſon Original, qu’Octavien luy-même avoit de la peine à les diſtinguer, & que pour ne s’y pas tromper, il mit une marque derrière la Copie, & l’envoya à Mantouë quelques jours aprés. Le Duc la reçut avec toute la ſatisfaction poſſible, ne doutant point que ce ne fût l’Ouvrage de Raphaël non plus que Jules Romain, qui étoit auprès de ce Prince, & qui ſeroit demeuré toute ſa vie dans cette opinion, ſi Vaſari, qui avoit vû faire la Copie, ne l’avoit déſabuſé. Car celuy-cy étant arrivé à Mantouë, fut tres bien reçû de Jules Romain, qui, aprés luy avoir montré toutes les curioſitez de ce Duc, luy dit qu’il leur reſtoit encore à voir la plus belle choſe qui fût dans le Palais, ſavoir le Portrait de Leon X. de la main de Raphaël ; & le luy ayant montré, Vaſari luy dit, qu’il étoit en effet tres-beau, mais qu’il n’étoit pas de Raphaël. Jules Romain l’ayant plus attentivement conſidéré. Comment, repliqua-t’il, il n’eſt pas de Raphaël ? Eſt-ce que je ne reconnois pas mon Ouvrage, & que je ne voy pas les coups de Pinceau que j’y ay donnez moy-même ? Vous n’y prenez pas aſſez garde, repartit Vaſari, car je puis vous aſſurer que je l’ay vu faire à André del Sarte : & qu’ainſi ne ſoit, vous y trouverez, derriére la toile une marque qu’on y mit éxprés pour ne le pas confondre avec l’Original. Jules Romain ayant donc tourné le Tableau, & s’étant apperçû de la vérité du fait, ſerra les épaules d’étonnement, & dit ces paroles. Je l’eſtime autant que s’il étoit de Raphaël, & même davantage : car il n’eſt pas naturel d’imiter un ſi éxcellent Homme, juſqu’à tromper.
Puiſque Jules Romain, tout habile qu’il étoit, après avoir été averti, & avoir éxaminé le Tableau, perſiſtoit vivement à ſe tromper dans le jugement qu’il faiſoit ſur ſon propre Ouvrage, comment pourroit-on trouver étrange que d’autres Peintres, moins habiles que luy, ſe laiſſaſſent ſurprendre ſur l’Ouvrage des autres ? C’eſt ainſi que la vérité ſe peut quelquefois cacher à la ſience la plus profonde, & que manquer ſur les faits, n’eſt pas toûjours manquer à la juſteſſe de ſes jugemens.
Cependant quelque équivoque que ſoit un Tableau ſur l’originalité, il porte néanmoins aſſez de marques extérieures pour donner lieu à un Connoiſſeur d’en dire, ſans témérité, ce qu’il en penſe bonnement ; non pas comme une derniére déciſion, mais comme un ſentiment fondé ſur une ſolide connoiſſance.
Il me reſte encore à dire quelque choſe ſur les Tableaux, qui ne ſont ni Originaux, ni Copies, leſquels on appelle Paſtiches, de l’Italien, Paſtici, qui veut dire, Pâtez : parce que de même que les choſes différentes qui aſſaiſonnent un Pâté, ſe réduiſent à un ſeul Goût ; ainſi les fauſſetez qui compoſent un Paſtiche, ne tendent qu’à faire une vérité.
Un Peintre qui veut tromper de cette forte, doit avoir dans l’eſprit la maniére & les principes du Maître dont il veut donner l’idée, afin d’y réduire ſon Ouvrage, ſoit qu’il y faſſe entrer quelque endroit d’un Tableau que ce Maître aura déja fait, ſoit que l’Invention étant de luy, il imite avec légéreté, non ſeulement les Touches, mais encore le Goût du Deſſein, & celuy du Coloris. Il arrive tres-ſouvent que les Peintres, qui ſe propoſent de contrefaire la maniére d’un autre, ayant toûjours en vuë d’imiter ceux qui ſont plus habiles que luy, fait de meilleurs Tableaux de cette ſorte, que s’il produiſoit de ſon propre fond.
Entre ceux qui ont pris plaiſir à contrefaire ainſi la maniére des autres Peintres, je me contenteray de nommer icy David Teniers, qui a trompé, & qui trompe encore tous les jours les Curieux, leſquels n’ont point été prévenus ſur l’habileté qu’il avoit à ſe transformer en Baſſan, & en Paul Véronéſe. Il y a de ces Paſtiches qui ſont faits avec tant d’adreſſe, que les yeux même les plus éclairez y ſont ſurpris au premier coup d’œil. Mais après avoir éxaminé la choſe de plus prés, ils démêlent auſſitôt le Coloris d’avec le Coloris, & le Pinceau d’avec le Pinceau.
David Teniers, par éxemple, avoit un talent particulier à contrefaire les Baſſans : mais ſon Pinceau coulant & léger qu’il a employé dans cet artifice, eſt la ſource même de l’évidence de ſa tromperie. Car ſon Pinceau, qui eſt coulant & facile, n’eſt ni ſi ſpirituel, ni ſi propre à caractériſer les objets que celuy des Baſſans, ſur tout dans les Animaux.
Il eſt vray que Teniers a de l’union dans ces Couleurs : mais il y regnoit un certain Gris auquel il étoit accoûtumé, & ſon Coloris n’a, ni la vigueur, ni la ſuavité de celuy de Jacques Baſſan. Il en eſt ainſi de tous les Paſtiches, & pour ne s’y point laiſſer tromper, il faut éxaminer, par comparaiſon à leur modéle, le Goût du Deſſein, celuy du Coloris, & le Caractére du Pinceau.