Abrégé de l’origine de tous les cultes/XI


CHAPITRE XI.

Des Mystères.




La vérité ne connaît point de mystères ; ils n’appartiennent qu’à l’erreur et à l’imposture. Le besoin de tromper, si l’on peut admettre un pareil besoin, leur a donné à tous naissance. C’est donc hors des limites de la raison et de la vérité qu’il en faut chercher l’origine. Aussi leurs dogmes se sont-ils toujours environnés de l’ombre et du secret. Enfants de la nuit, ils redoutent la lumière. Cependant nous allons essayer de la porter dans leurs antres ténébreux. L’Égypte eut ses initiations, connues sous le nom de mystères d’Osiris et d’Isis, dont ceux de Bacchus et de Cérès furent en grande partie une copie. La comparaison que chacun peut faire des courses et des aventures de la Cérès des Grecs avec celles de l’Isis égyptienne, offre trop de caractères de ressemblance pour qu’on puisse méconnaître la filiation de ces deux fables. Les poèmes sur Bacchus et l’histoire d’Osiris, les cérémonies pratiquées en honneur de ces deux Divinités, et l’identité de l’un et de l’autre reconnue par tous les Anciens, ne nous permettent pas de douter que les mystères du premier n’aient donné naissance à ceux du second. Cybèle et Atys eurent aussi leurs initiations, ainsi que les Cabires ; mais nous ne ferons pas ici l’histoire des cérémonies particulières à chacune de ces différentes Divinités, non plus que l’énumération des lieux où ces mystères étaient établis. On trouvera tous ces détails dans notre grand ouvrage ; nous y renvoyons le lecteur. Nous nous bornerons à bien saisir le caractère général, et à fixer le but de ces sortes d’institutions, à présenter l’ensemble des traits qui leur sont communs à toutes, et à donner une idée des moyens qu’on a employés pour tirer le plus grand parti de ce ressort politico-religieux.

Les mystères d’Éleusis, et en général tous les mystères, avaient pour but d’améliorer notre espèce, de perfectionner les mœurs, et de contenir les hommes par des liens plus forts que ceux que forment les lois. Si le moyen ne nous paraît pas bon, parce qu’il tient à l’illusion et au prestige, on ne peut disconvenir que le but, sous ce rapport, ne fût louable. Aussi l’orateur romain met-il au nombre des établissements les plus utiles à l’humanité, les mystères d’Éleusis, dont l’effet a été, dit-il, de civiliser les sociétés, d’adoucir les mœurs sauvages et féroces des premiers hommes, et de faire connaître les véritables principes de morale qui initient l’homme à un genre de vie qui seul soit digne de lui. C’est ainsi qu’on disait d’Orphée, qui apporta en Grèce les mystères de Bacchus, qu’il avait apprivoisé les tigres et les lions cruels, et touché jusqu’aux arbres et aux rochers par les accents harmonieux de sa lyre. Les mystères avaient pour but d’établir le règne de la justice et celui de la religion, dans le système de ceux qui ont cru devoir appuyer l’une par l’autre. Ce double but se trouve renfermé dans ce vers de Virgile : Apprenez de moi à respecter la justice et les dieux ; c’était une grande leçon que l’hiérophante donnait aux initiés. Ils venaient apprendre dans les sanctuaires ce qu’ils devaient aux hommes et ce qu’on croyait qu’ils devaient aux dieux. C’est ainsi que le Ciel concourait à établir l’ordre et l’harmonie sur la Terre. Pour imprimer ce caractère surnaturel à la législation, tout fut mis en usage. Le tableau imposant de l’Univers et le merveilleux de la poésie mythologique fournirent aux législateurs le sujet des scènes aussi étonnantes que variées dont on donna le spectacle dans les temples de l’Égypte, de l’Asie et de la Grèce. Tout ce qui peut produire l’illusion, toutes les ressources de la mécanique et de la magie, qui n’étaient que la connaissance secrète des effets de la Nature et l’art de les imiter, la pompe brillante des fêtes ; la variété et la richesse des décorations et des vêtements, la majesté du cérémonial, la force enchanteresse de la musique, les chœurs, les chants, les danses, le son bruyant des cymbales, destinés à exciter l’enthousiasme et le délire, plus favorables aux élans religieux que le calme de la raison, tout fut employé pour attirer et attacher le peuple à la célébration des mystères. Sous l’appât du plaisir, de la joie et des fêtes, on cacha souvent le dessein qu’on avait de donner d’utiles leçons, et on traita le peuple comme un enfant, que l’on n’instruit jamais mieux que lorsqu’on a l’air de ne songer qu’à l’amuser. C’est par de grandes institutions qu’on chercha à former la morale publique, et les nombreuses réunions parurent propres à atteindre ce but. Rien de plus pompeux que la procession des initiés, s’avançant vers le temple d’Éleusis. Toute la marche était remplie par des danses, par des chants sacrés, et marquée par l’expression d’une joie sainte. Un vaste temple les recevait : son enceinte était immense, si l’on en juge par le nombre des initiés rassemblés aux champs de Thriase lorsque Xerxès entra dans l’Attique : ils étaient plus de trente mille. Les ornements intérieurs qui le décoraient, et les tableaux mystérieux qui étaient disposés circulairement dans les pourtours du sanctuaire, étaient les plus propres à piquer la curiosité et à pénétrer l’âme d’un saint respect. Tout ce qu’on y voyait, tout ce qu’on y racontait était merveilleux, et tendait à imprimer un grand étonnement aux initiés : les yeux et les oreilles y étaient également frappés de tout ce qui peut transporter l’homme hors de sa sphère mortelle.

Non-seulement l’Univers fut exposé en masse aux regards de l’initié, sous l’emblème de l’œuf, mais on chercha encore à en retracer les divisions principales, soit celle de la cause active et de la cause passive, soit celle du principe-lumière et du principe-ténèbres dont nous avons parlé dans le chapitre IV de cet ouvrage. Varron nous apprend que les grands dieux révérés à Samothrace étaient le Ciel et la Terre, considérés, l’un, comme principe actif ; l’autre, comme principe passif des générations. Dans d’autres mystères, on retraçait la même idée par l’exposition du Phallus et du Cteis, c’est-à-dire, des organes de la génération des deux sexes. C’est le lingam des Indiens.

Il en fut de même de la division du monde dans ses deux principes, lumière et ténèbres. Plutarque nous dit que ce dogme religieux avait été consacré dans les initiations et les mystères de tous les peuples ; et l’exemple qu’il nous en fournit, tiré de la théologie des Mages et de l’œuf symbolique produit par ces deux principes, en est une preuve. Il y avait des scènes de ténèbres et de lumière, que l’on faisait passer successivement sous les yeux du récipiendaire qu’on introduisait dans le temple d’Éleusis, et qui retraçaient les combats que se livrent dans le Monde ces deux chefs opposés.

Dans l’antre du dieu Soleil, Mithra, parmi les tableaux mystérieux de l’initiation, on avait mis en représentation la descente des âmes vers la Terre, et leur retour vers le Ciel à travers les sept sphères planétaires. On y faisait aussi paraître les fantômes des puissances invisibles, qui les enchaînaient au corps ou qui les affranchissaient de ses liens. Plusieurs millions d’hommes étaient témoins de ces divers spectacles, sur lesquels il n’était pas permis de s’expliquer, et dont les poètes, les historiens et les orateurs nous ont donné quelque idée dans ce qu’ils débitent des aventures de Cérès et de sa fille. On y voyait le char de la déesse attelé de dragons ; il semblait planer sur la Terre et sur les Mers : c’était un véritable opéra religieux. On y amusa par la variété des scènes, par la pompe des décorations et par le jeu des machines. On imprima le respect par la gravité des acteurs et par la majesté du cérémonial ; on y excita tour à tour la crainte et l’espérance, la tristesse et la joie. Mais il en fut de cet opéra comme des nôtres ; il fut toujours de peu d’utilité pour les spectateurs, et tourna tout entier au profit des directeurs.

Les hiérophantes, en hommes profonds qui connaissaient bien le génie du peuple et l’art de le conduire, tirèrent parti de tout pour l’amener à leur but et pour accréditer leur spectacle. Ils voulurent que la nuit couvrît de ses voiles leurs mystères, comme ils les couvraient eux-mêmes sous le voile du secret. L’obscurité est favorable au prestige et à l’illusion ; ils en firent donc usage. Le cinquième jour de la célébration des mystères d’Éleusis était fameux par la superbe procession des flambeaux, où les initiés, tenant chacun une torche à la main, défilaient deux à deux.

C’était pendant la nuit que les Égyptiens allaient célébrer les mystères de la passion d’Osiris au milieu d’un lac : de là vient que souvent on désigne sous le nom de veilles et de nuit saintes ces sortes de sacrifices nocturnes. La nuit de Pâques est une de ces veilles sacrées. On se procurait souvent une obscurité en les célébrant dans des antres ténébreux ou sous le couvert de bois touffus, dont l’ombre imprimait une frayeur religieuse.

On fit de ces cérémonies un moyen propre à piquer la curiosité de l’homme, qui s’irrite à proportion des obstacles qu’on lui oppose. Les législateurs donnèrent à ce désir toute son activité, par la loi rigoureuse du secret qu’ils imposaient aux initiés, afin de faire naître à ceux qui ne l’étaient pas l’envie d’être admis à la connaissance de choses qui leur paraissaient d’autant plus importantes, qu’on mettait moins d’empressement à les leur communiquer. Ils donnèrent à cet esprit de mystère un prétexte spécieux ; savoir : les convenances qu’il y avait d’imiter la Divinité, qui ne s’enveloppe qu’afin que l’homme la cherche, et qui a fait des opérations de la Nature un grand secret qu’on ne peut pénétrer qu’avec beaucoup d’étude et d’efforts. Ceux à qui l’on confiait ce secret, s’engageaient par les plus terribles serments à ne le point révéler. Il n’était point permis de s’en entretenir avec d’autres qu’avec les initiés, et la peine de mort était portée contre celui qui l’aurait trahi par une indiscrétion, ou qui serait entré dans le temple où se célébraient les mystères s’il n’était initié.

Aristote fut accusé d’impiété par l’hiérophante Eurymédon, pour avoir sacrifié aux mânes de sa femme, suivant le rite usité dans le culte de Cérès. Ce philosophe fut obligé de se retirer à Chalcis ; et pour laver sa mémoire de cette tache, il ordonna par son testament, d’élever une statue à Cérès ; car le sage tôt ou tard finit par sacrifier aux préjugés des sots. Socrate voue, en mourant, un coq à Esculape, pour se disculper du reproche d’athéisme, et Buffon se confesse à un capucin ; il voulait être enterré pompeusement ; c’est le talon d’Achille pour les plus grands hommes. On craint la persécution, et on plie le genou devant les tyrans de la raison humaine. Voltaire est mort plus grand : aussi la France libre l’a mis au panthéon ; et Buffon, qui a été porté à Saint-Médard, n’en est sorti que pour être déposé dans sa terre, et doit y rester. Eschyle fut accusé d’avoir mis sur la scène des sujets mystérieux, et il ne put être absous qu’en prouvant qu’il n’avait jamais été initié. La tête de Diagoras fut mise à prix pour avoir divulgué le secret des mystères : sa philosophie pensa lui coûter la vie. Eh ! quel homme, en effet, peut être impunément philosophe au milieu d’hommes saisis du délire religieux ! Il y a autant de danger à contrarier de tels hommes, qu’il y en a d’irriter les tigres. Aussi l’évêque Synésius disait : Je ne serai philosophe que pour moi-même, et je serai toujours évêque pour le peuple. Avec de telles maximes on cesse d’être philosophe, et l’on reste imposteur.

Les Chrétiens ou leurs docteurs avaient encore, dans le quatorzième siècle, leur doctrine secrète. Il ne fallait pas, suivant eux, livrer aux oreilles du peuple les mystères sacrés de la théologie. « Éloignez-vous, profanes, disait autrefois le diacre au moment où les Chrétiens allaient célébrer leurs mystères. Que les catéchumènes et ceux qui ne sont pas encore admis, sortent ! »

Ils avaient emprunté cette formule des anciens Païens, comme ils ont emprunté tout le reste. En effet, le héraut ne manquait pas, au commencement de la célébration des mystères anciens, de prononcer la terrible défense : Loin d’ici tout profane ! c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas initiés. On interdisait l’entrée du temple de Cérès et la participation aux mystères à tous ceux qui ne jouissaient point de la liberté, et dont la naissance n’était pas reconnue par la loi ; aux femmes de mauvaise vie, aux philosophes qui niaient la Providence, tels que les épicuriens, et aux Chrétiens, dont la doctrine exclusive proscrivait les autres initiations. Cette interdiction ou excommunication passait pour une grande punition, puisqu’elle privait l’homme de tous les bienfaits de l’initiation et des hautes promesses dont on entretenait les initiés, tant pour cette vie que pour l’autre.

Un initié appartenait à une classe d’hommes privilégiés dans la Nature, et devenait le favori des dieux ; c’est de même chez les Chrétiens. Pour lui seul le Ciel ouvrait ses trésors. Heureux pendant sa vie par sa vertu et par les bienfaits des immortels, il pouvait encore se promettre au-delà du tombeau une félicité éternelle.

Les prêtres de Samothrace accréditèrent leur initiation en promettant des vents favorables et une heureuse navigation à ceux qui se faisaient initier chez eux. Les initiés aux mystères d’Orphée étaient censés affranchis de l’empire du mal, et l’initiation les faisait passer à un état de vie qui leur donnait les espérances les plus heureuses. « J’ai évité le mal et trouvé le bien, » disait l’initié aussitôt qu’il était purifié.

Un des fruits les plus précieux de l’initiation à ces mystères, c’était d’entrer en commerce avec les dieux, même durant cette vie et toujours après la mort. Ce sont là les rares privilèges que vendaient les Orphéotélestes aux sots qui avaient la simplicité de les acheter, et toujours comme chez nous, sans autre garantie que la crédulité. Les initiés aux mystères d’Éleusis se persuadaient que le Soleil brillait pour eux seuls d’une clarté pure. Ils se flattaient que les déesses les inspiraient et leur donnaient de sages conseils, comme on le voit par Périclès.

L’initiation dissipait les erreurs, écartait les malheurs, et, après avoir répandu la joie dans le cœur de l’homme pendant sa vie, elle lui donnait encore les espérances les plus douces au moment de la mort, comme l’attestent Cicéron, Isocrate et le rhéteur Aristide ; il allait habiter des prairies sur lesquelles brillait une lumière pure. La tardive vieillesse y quittait ses rides et y reprenait toute la vigueur et l’agilité de la jeunesse. La douleur était bannie de ce séjour : on ne trouvait là que des bosquets fleuris, des champs couverts de roses. Il ne manquait à ces charmants tableaux que la réalité. Mais il est des hommes qui, comme ce fou d’Argos, aiment à vivre d’illusions, et qui ne pardonnent pas au philosophe, qui d’un coup de baguette fait disparaître toute cette décoration théâtrale dont les prêtres entourent son tombeau. On veut être consolé, c’est-à-dire trompé, et l’on ne manque pas d’imposteurs. Ce sont ces magnifiques promesses qui ont fait dire à Théon, que la participation aux mystères était une chose admirable, et pour nous la source des plus grands biens. En effet, cette félicité ne se bornait pas à la vie présente, comme on le voit : la mort n’était point un anéantissement pour l’homme, comme pour les autres animaux ; c’était le passage à une vie infiniment plus heureuse, que l’initiation imagina pour nous consoler de la perte de celle-ci ; car l’imposture ne se crut pas assez forte pour promettre ici bas une vie sans vieillesse, et exempte de la loi commune à tout ce qui respire ici bas. L’artifice eût été trop grossier : il fallait s’élancer dans des régions inconnues, et entretenir l’homme de ce qu’il devient quand il n’est plus. Un champ immense était ouvert à l’imposture, et l’on n’avait point à craindre qu’un mort revînt sur la Terre accuser ceux qui l’avaient trompé. On pouvait tout feindre, par cela même qu’on ignorait tout. C’est l’enfant qui pleure quand on le sépare pour toujours de sa mère, et qu’on apaise en disant qu’elle va revenir. C’est cette disposition de l’homme à tout croire quand il ne voit rien, à saisir toutes les branches d’espoir quand tout lui échappe, dont le législateur adroit a su profiter pour établir le dogme d’une vie future et l’opinion de l’immortalité de l’âme ; dogme qui, en le supposant vrai, ne s’appuie absolument sur rien que sur le besoin que les législateurs ont cru avoir de l’imaginer.

On peut tout publier sur un pays que personne ne connaît et d’où personne n’est jamais revenu pour démentir les imposteurs. C’est cette ignorance absolue qui a fait la force des prêtres. Je n’examinerai point ici ce que c’est que l’âme, si elle est distinguée de la matière qui entre dans la composition du corps ; si l’homme est double plus que tous les animaux dans lesquels on ne reconnaît que des corps simples organisés, de manière à produire tous les mouvements qu’ils exécutent, et à recevoir toutes les sensations qu’ils éprouvent. Je n’examinerai point non plus si le sentiment et la pensée produits en nous, et dont l’action se développe ou s’affaiblit, suivant que nos organes se développent ou s’altèrent, survivent au corps auquel leur exercice paraît intimement lié, et de l’organisation duquel, mise en harmonie avec le Monde, ils semblent n’être qu’un effet ; enfin, si après la mort, l’homme pense et sent plus qu’il ne faisait avant de naître. Ce serait chercher ce que devient le principe harmonieux d’un instrument musical quand l’instrument est brisé. Je n’examinerai que le motif qui a déterminé les législateurs anciens à imaginer et à accréditer cette opinion, et les bases sur lesquelles ils l’ont établie.

Les chefs des sociétés, et les auteurs des initiations destinées à les perfectionner, ont bien senti que la religion ne pouvait servir utilement la législation qu’autant que la justice des dieux viendrait à l’appui de celle des hommes. On chercha donc la cause des calamités publiques dans les crimes des humains. Si le tonnerre grondait aux cieux, c’était Jupiter irrité contre la Terre : les sécheresses, les pluies trop abondantes, les maladies qui attaquaient les hommes et les troupeaux, la stérilité des champs et les autres fléaux n’étaient point le résultat de la température de l’air, de l’action du Soleil sur les éléments, et des effets physiques, mais des signes non équivoques de la colère des dieux. Tel était le langage des oracles. L’imposture sacerdotale fit tout pour propager ces erreurs, qu’elle crut utiles au maintien des sociétés, et propres à gouverner les hommes par la peur ; mais l’illusion n’était pas complète. Souvent les générations les plus coupables n’étaient pas malheureuses ; des peuples justes et vertueux étaient souvent affligés ou détruits. Il en était de même dans la vie particulière, et le pauvre était rarement le plus corrompu. On demandait, comme Callimaque, aux dieux la vertu et un peu de fortune, sans laquelle la vertu a peu d’éclat, et la fortune suivait le plus souvent l’audace et le crime. Il fallait justifier les dieux et absoudre leur justice du reproche. On supposa, soit un péché originel, soit une vie antérieure pour expliquer ce désordre ; mais le plus généralement on imagina une vie à venir, où la Divinité se réservait de mettre tout à sa place, et de punir le vice qui aurait échappé sur la Terre au châtiment, et de couronner la vertu qui serait restée ignorée ou avilie et sans récompense. Ainsi la Convention a reconnu l’immortalité de l’âme ? sans qu’on soit jusqu’ici d’accord sur cette question : Qu’est-ce que l’âme ? Est-elle distinguée du corps ? Est-elle matière ? Existe-t-il autre chose que de la matière ? La matière peut-elle penser ? Un seul décret a tranché toutes ces difficultés, parce qu’on l’a cru utile à la morale et à la législation sous Robespierre même, qui voulait aussi de la morale, comme nos prêtres cruels en veulent également. Ce dogme semblait être le lien de tout ordre social, et justifier la providence divine, qui, retranchée dans la vie à venir, y attend les morts. Pour donner de la vraisemblance à cette fiction, les anciens cherchèrent d’abord à établir en fait qu’il existait dans l’homme, outre le corps mortel, un principe pensant qui était immortel ; que ce principe, appelé âme, survivait au corps, quoique rien de tout cela n’ait jamais été prouvé. Ce dogme de l’immortalité de l’âme, né du besoin de la législation, se fonda sur sa matérialité et sur l’éternité de la matière.

Nous avons déjà vu dans notre chapitre troisième que les Anciens donnèrent au Monde une grande âme, et une immense intelligence, dont toutes les âmes et les intelligences particulières étaient émanées. Cette âme était toute matérielle, puisqu’elle était formée de la substance pure du feu Éther ou de l’élément subtil universellement répandu dans toutes les parties animées de la Nature, et qui est la source du mouvement de toutes les sphères et de la vie des astres, aussi bien que de celle des animaux terrestres. C’est la goutte d’eau qui n’est point anéantie, soit qu’elle se divise par l’évaporation et s’élève dans les airs, soit qu’elle se condense et retombe en pluie, et qu’elle aille se précipiter dans le bassin des mers et s’y confondre avec l’immense masse des eaux. Tel était le sort de l’âme dans l’opinion des Anciens, et surtout des Pythagoriciens.

Tous les animaux, suivant Servius, commentateur de Virgile, empruntent leur chair de la terre, les humeurs de l’eau, la respiration de l’air, et leur instinct du souffle de la Divinité. C’est ainsi que les abeilles ont une petite portion de la Divinité. C’est aussi en soufflant que le dieu des Juifs anime l’homme ou le limon dont son corps est formé, et ce souffle est le souffle de vie ; c’est de dieu et de son souffle, continue Servius, que tous les animaux, en naissant, tirent leur vie. Cette vie, à la mort, se résout et rentre dans l’âme du grand tout, et les débris de leurs corps dans la matière terrestre.

Ce que nous appelons mort n’est point un anéantissement, suivant Virgile, mais une séparation des deux espèces de matière, dont l’une reste ici-bas, et l’autre va se réunir au feu sacré des astres dès que la matière de l’âme a recouvré toute la simplicité et la pureté de la matière subtile dont elle est émanée ; aurai simplicis ignem ; car rien, dit Servius, ne se perd dans le grand tout et dans ce feu simple qui compose la substance de l’âme. Il est éternel comme Dieu, ou plutôt il est la Divinité même ; et l’âme qui en émane est associée à son éternité, parce que la partie suit la nature du tout. Virgile dit des âmes : Igneus est ollis vigor, et celestis origo ; qu’elles sont formées de ce feu actif qui brille dans les cieux, et qu’elles y retournent après leur séparation d’avec le corps. On retrouve la même doctrine dans le songe de Scipion. C’est de là, dit Scipion, en parlant de la sphère des fixes, que les âmes sont descendues ; c’est là qu’elles retournent : elles sont émanées de ces feux éternels que l’on nomme astres ou étoiles. Ce que vous appelez la mort n’est que le retour à la véritable vie : le corps n’est qu’une prison dans laquelle l’âme est momentanément enchaînée. La mort rompt ses liens, et lui rend sa liberté et sa véritable existence. Les âmes, dans les principes de cette théologie, sont donc immortelles, parce qu’elles font partie de ce feu intelligent que les anciens appelaient l’âme du Monde, répandue dans toutes les parties de la Nature, et surtout dans les astres formés de la substance éthérée, qui était aussi celle de nos âmes. C’est de là qu’elles étaient descendues par la génération ; c’est là qu’elles retournaient par la mort.

C’est sur cette opinion que furent appuyées les chimères de la fatalité et les fictions de la métempsycose, du paradis, du purgatoire et de l’enfer.

La grande fiction de la métempsycose, répandue dans tout l’Orient, tient au dogme de l’âme universelle et de l’homogénéité des âmes, qui ne diffèrent entre elles qu’en apparence, et par la nature des corps auxquels s’unit le feu-principe qui compose leur substance, car les âmes des animaux de toute espèce, suivant Virgile, sont un écoulement du feu Éther, et la différence des opérations qu’elles exercent ici-bas ne vient que de celle des vases ou des corps organisés qui reçoivent cette substance ; ou, comme dit Servius, le plus ou moins de perfection de leurs opérations vient de la qualité des corps. Les Indiens, chez qui on trouve surtout établi le dogme de la métempsycose, pensent aussi que l’âme de l’homme est absolument de même nature que celle des autres animaux. Ils disent que l’homme n’a aucune prééminence sur eux du côté de l’âme, mais seulement du côté du corps, dont l’organisation est plus parfaite et plus propre à recevoir l’action du grand Être ou de l’Univers sur lui. Ils s’appuient de l’exemple des enfants et de celui des vieillards, dont les organes sont encore trop faibles ou déjà trop affaiblis, pour que leurs sens aient toute l’activité qui se manifeste dans l’âge viril.

L’âme, dans l’exercice de ses opérations, étant nécessairement soumise à la nature du corps qu’elle anime, et toutes les âmes étant sorties de l’immense réservoir appelé âme universelle, source commune de la vie de tous les êtres, il s’ensuit que cette portion du feu Éther qui anime un homme pouvait animer un bœuf, un lion, un aigle, une baleine ou tout autre animal. L’ordre du destin a voulu que ce fût un homme et tel homme ; mais quand l’âme sera dégagée de ce premier corps, et retournée à son principe, elle pourra passer dans le corps d’un autre animal, et son activité n’aura d’autre exercice que celui que lui laissera l’organisation du nouveau corps qui la recevra.

Tout le grand ouvrage de la Nature se réduisant à des organisations et à des destructions successives, dans lesquelles la même matière est mille fois employée sous mille formes variées, la matière subtile de l’âme, entraînée dans ce courant, porte la vie dans tous les moules qui se présentent à elle. Ainsi la même eau sortie d’un même réservoir, enfile les divers canaux qui lui sont ouverts, et va jaillir en jet ou s’épancher en cascade, suivant les routes qui lui sont présentées, pour se confondre plus loin dans un commun bassin, s’évaporer ensuite, former des nuages qui, portés par le vent en diverses contrées, la verseront dans la Seine, dans la Loire ou la Garonne, ou dans la rivière des Amazones, pour se réunir de nouveau dans l’Océan, d’où l’évaporation la tirera encore, afin de suivre le cours d’un ruisseau ou monter en sève sous l’écorce d’un arbre et se distiller en liqueur agréable. Il en était de même du fluide de l’âme répandu dans les divers canaux de l’organisation animale, se détachant de la masse lumineuse dont est formée la substance éthérée, porté de là vers la Terre par la force génératrice qui se distribue dans tous les animaux, montant et descendant sans cesse dans l’Univers, et circulant dans de nouveaux corps diversement organisés. Tel fut le fondement de la métempsycose, qui devint un des grands instruments de la politique des anciens législateurs et des mystagogues. Elle ne fut pas seulement une conséquence de l’opinion philosophique qui faisait l’âme portion de la matière du feu, éternellement en circulation dans le Monde ; elle fut, dans son application, un des grands ressorts employés pour gouverner l’homme par la superstition.

Parmi les différents moyens que donne Timée de Locres pour conduire ceux qui ne peuvent s’élever par la force de la raison et de l’éducation jusqu’à la vérité des principes sur lesquels la nature a posé les bases de la justice et de la morale, « il indique les fables sur l’Élysée et le Tartare, et surtout ces dogmes étrangers qui enseignent que les âmes des hommes mous et timides passent dans le corps des femmes que leur faiblesse expose à l’injure ; celles des meurtriers, dans des corps de bêtes féroces ; celles des hommes lubriques, dans des sangliers ou des pourceaux ; celles des hommes légers et inconstants, dans le corps des oiseaux ; celles des fainéants, des ignorants et des sots, dans le corps des poissons. C’est la juste Némésis, dit Timée, qui règle ces peines dans la seconde vie, de concert avec les dieux terrestres, vengeurs des crimes, dont ils ont été les témoins. Le dieu arbitre de toutes choses leur a confié l’administration de ce Monde inférieur. »

Ces dogmes étrangers sont ceux qui étaient connus en Égypte, en Perse et dans l’Inde, sous le nom de métempsycose. Leur but mystagogique est bien marqué dans ce passage de Timée, qui consent qu’on emploie tout, jusqu’à l’imposture et au prestige, pour gouverner les hommes. Ce précepte n’a malheureusement été que trop suivi.

C’est de l’Orient que Pythagore apporta cette doctrine en Italie et en Grèce. Ce philosophe, et Platon après lui, enseignèrent que les âmes de ceux qui avaient mal vécu passaient, après leur mort, dans des animaux brutes, afin de subir, sous ces diverses formes, le châtiment des fautes qu’ils avaient commises, jusqu’à ce qu’elles fussent réintégrées dans leur premier état. Ainsi la métempsycose était une punition des dieux.

Manès, fidèle aux principes de cette doctrine orientale, ne se contente pas non plus d’établir la transmigration de l’âme d’un homme dans un autre homme ; il prétend aussi que celle des grands pécheurs était envoyée dans des corps d’animaux plus ou moins vils, plus ou moins misérables, et cela à raison de leurs vices et de leurs vertus. Je ne doute pas que ce sectaire, s’il eût vécu de nos jours, n’eût fait passer les âmes de nos abbés commendataires, de nos chanoines et de nos gros moines dans l’âme des pourceaux, avec qui leur genre de vie leur donnait tant d’affinité, et qu’il n’eût regardé notre Église, avant la révolution, comme une véritable Circé. Mais nos docteurs ont eu grand soin de proscrire la métempsycose. Ils nous ont fait grâce de cette fable ; ils se sont contentés de nous faire rôtir après la mort. L’évêque Synésius ne fut pas si généreux ; car il prétendit que ceux qui avaient négligé de s’attacher à Dieu, seraient obligés, par la loi du destin, de recommencer un nouveau genre de vie tout contraire au précédent, jusqu’à ce qu’ils fussent repentants de leurs péchés. Cet évêque tenait encore aux dogmes de la théologie que Timée appelle des dogmes étrangers ou barbares. Les Simoniens, les Valentiniens, les Basilidiens, les Marcionites, en général tous les Gnostiques, professèrent aussi la même opinion sur la métempsycose.

Cette doctrine était si ancienne et si universellement répandue en Orient, dit Burnet, qu’on croirait qu’elle est descendue du Ciel, tant elle paraît sans père, sans mère et sans généalogie. Hérodote la trouva établie chez les Égyptiens, et cela dès la plus haute antiquité. Elle fait aussi la base de la théologie des Indiens, et le sujet des métamorphoses et des incarnations fameuses dans leurs légendes.

La métempsycose est reçue presque partout au Japon : aussi les habitants du pays ne vivent guère que de végétaux, dit Kæmpfer. Elle est aussi un dogme des Talapoins ou des religieux de Siam, et des Tao-Sée à la Chine. On la trouve chez les Kalmouks et les Mogols. Les Thibétans font passer les âmes jusque dans les plantes, dans les arbres et dans les racines ; mais ce n’est que sous la forme d’hommes qu’elles peuvent mériter, et passer par des révolutions plus heureuses jusqu’à la lumière primitive, où elles seront rendues. Les Manichéens avaient aussi des métamorphoses en courges et en melons. C’est ainsi qu’une métaphysique trop subtile et un raffinement de mysticité ont conduit les hommes au délire. Le but de cette doctrine était d’accoutumer l’homme à se détacher de la matière grossière à laquelle il est lié ici-bas, et de lui faire désirer un prompt retour vers le lieu d’où les âmes étaient primitivement descendues. On effrayait l’homme qui se livrait à des passions désordonnées, et on lui faisait craindre de passer un jour par ces métamorphoses humiliantes et douloureuses, comme on nous effraie par la crainte des chaudières de l’enfer. C’est pour cela qu’on enseignait que les âmes des méchants passaient dans des corps vils et misérables ; qu’elles étaient attaquées de maladies cruelles, afin de les châtier et de les corriger ; que celles qui ne se convertissaient pas après un certain nombre de révolutions, étaient livrées aux Furies et aux mauvais Génies pour être tourmentées, après quoi elles étaient renvoyées dans le Monde, comme dans une nouvelle école, et obligées de courir une nouvelle carrière. Ainsi on voit que tout le système de la métempsycose porte sur le besoin que l’on crut avoir de contenir les hommes durant cette vie, par la crainte de ce qui leur arrivera après la mort, c’est-à-dire sur une grande imposture politique et religieuse. Le temps nous a affranchis de cette erreur. La base sur laquelle elle porte, ou le dogme de l’immortalité, aura le même sort quand on sera assez éclairé pour ne pas croire au besoin de cette fiction pour contenir les hommes. Le dogme du Tartare et celui de l’Élysée prirent naissance du même besoin ; aussi sont-ils liés ensemble dans Timée, comme un des plus sûrs moyens de conduire l’homme vers le bien. Il est vrai que Timée ne conseille ce remède que pour les maux désespérés, et qu’il le compare à l’usage des poisons en médecine. Malheureusement pour notre espèce, on a mieux aimé prodiguer le poison, qu’administrer les remèdes qu’une sage éducation, fondée sur les principes de la raison éternelle, peut nous fournir.

« Quant à celui qui est indocile et rebelle à la voix de la sagesse, dit Timée, que les punitions dont le menacent les lois, tombent sur lui. » Jusqu’ici il n’y a rien à dire. Mais Timée ajoute : « Qu’on l’effraie même par les terreurs religieuses qu’impriment ces discours où l’on peint la vengeance qu’exercent les dieux célestes, et les supplices inévitables, réservés aux coupables dans les enfers, ainsi que les autres fictions qu’a rassemblées Homère, d’après les anciennes opinions sacrées ; car comme on guérit quelquefois le corps par des poisons quand le mal ne cède pas à des remèdes plus sains, on contient également les esprits par des mensonges lorsqu’on ne peut les contenir par la vérité. » Voilà un philosophe qui nous donne ingénument son secret, qui est celui de tous les anciens législateurs et des prêtres : ceux-ci ne diffèrent de lui que parce qu’ils ont moins de franchise. J’avoue que mon respect profond pour la vérité et pour mes semblables m’empêche d’être de leur avis, qui est cependant celui de tous ceux qui disent qu’il faut un enfer pour le peuple, ou autrement qu’il lui faut une religion et la croyance aux peines à venir et à l’immortalité de l’âme. Cette grande erreur ayant été celle de tous les sages de l’antiquité qui ont voulu gouverner les hommes, celle de tous les chefs des sociétés et des religions, comme elle est encore celle de nos jours, examinons où elle les a conduits, et quels moyens ils ont pris pour la propager.

Une fois que les philosophes et les législateurs eurent imaginé cette grande fiction politique, les poètes et les mystagogues s’en emparèrent, et cherchèrent à l’accréditer dans l’esprit des peuples, en la consacrant, les uns dans leurs chants, les autres dans la célébration de leurs mystères. Ils les revêtirent des charmes de la poésie, et les entourèrent du spectacle et des illusions magiques. Tous s’unirent ensemble pour tromper les hommes, sous le spécieux prétexte de les rendre meilleurs et de les conduire plus aisément.

Le champ le plus libre fut ouvert aux fictions, et le génie des poètes, comme celui des prêtres, ne tarit plus lorsqu’il s’agit de peindre, soit les jouissances de l’homme vertueux après sa mort, soit l’horreur des affreuses prisons destinées à punir le crime. Chacun en fit son tableau à sa manière, et chacun voulut enchérir sur les descriptions qui avaient déjà été faites avant lui de ces terres inconnues, de ce Monde de nouvelle création, que l’imagination poétique peupla d’ombres, de chimères et de fantômes, dans la vue d’effrayer le peuple ; car on crut que son esprit se familiariserait peu avec les notions abstraites de la morale et de la métaphysique. L’Élysée et le Tartare plaisaient plus et frappaient davantage : on fit donc passer sous les yeux de l’initié successivement les ténèbres et la lumière. La nuit la plus obscure, accompagnée de spectres effrayants, était remplacée par un jour brillant, dont l’éclat environnait la statue de la Divinité. On n’approchait qu’en tremblant de ce sanctuaire, où tout était préparé pour donner le spectacle du Tartare et de l’Élysée. C’est dans ce dernier séjour que l’initié, enfin introduit, apercevait le tableau de charmantes prairies qu’éclairait un Ciel pur : là il entendait des voix harmonieuses et les chants majestueux des chœurs sacrés. C’est alors que, devenu absolument libre et affranchi de tous les maux, il se mêlait à la foule des initiés, et que, la tête couronnée de fleurs, il célébrait les saintes orgies avec eux.

Ainsi les Anciens représentaient ici-bas, dans leurs initiations, ce qui devait, disait-on, un jour arriver aux âmes lorsqu’elles seraient dégagées du corps et tirées de la prison obscure dans laquelle le Destin les avait enchaînées en les unissant à la matière terrestre. Dans les mystères d’Isis, dont Apulée nous a donné les détails, on faisait passer le récipiendaire par la région ténébreuse de l’empire des morts ; de là dans une autre enceinte qui représentait les éléments ; et enfin il était admis dans la région lumineuse, où le Soleil le plus brillant faisait évanouir les ténèbres de la nuit, c’est-à-dire, dans les trois Mondes, terrestre, élémentaire et céleste.

« Je me suis, disait l’initié, approché des confins de la mort, ayant foulé aux pieds le seuil de Proserpine ; j’en suis revenu à travers tous les éléments. Ensuite j’ai vu paraître une lumière brillante, et me suis trouvé en présence des dieux. » C’était là l’autopsie. L’Apocalypse de Jean en est un exemple.

Ce que la mystagogie mettait en spectacle dans les sanctuaires, la poésie et même la philosophie dans leurs fictions l’enseignaient publiquement aux hommes : de là sont nées les descriptions de l’Élysée et du Tartare que l’on trouve dans Homère, dans Virgile et dans Platon, et celles que toutes les théologies nous ont données, chacune à sa manière.

Jamais on n’eut de la Terre et de ses habitants, une description aussi complète que celle que les Anciens nous ont laissée de ces pays de nouvelle création, connus sous le nom d’Enfer, de Tartare et d’Élysée, et ces mêmes hommes, si bornés dans leurs connaissances géographiques, sont entrés dans les détails les plus circonstanciés sur le séjour qu’habitent les âmes après la mort, sur le gouvernement de chacun des deux empires qui se partagent le domaine des ombres sur les mœurs, sur le régime de vie, sur les peines et les plaisirs, sur le costume même des habitants de ces deux régions. La même imagination poétique, qui avait enfanté ce nouveau Monde, en fit avec autant de facilité la distribution et en figura arbitrairement le plan.

Socrate, dans le Phédon de Platon, ouvrage destiné à établir le dogme de l’immortalité de l’âme et la nécessité de pratiquer les vertus, parle du lieu où se rendent les âmes après la mort. Il imagine une espèce de Terre éthérée, supérieure à celle que nous habitons, et placée dans une région toute lumineuse : c’est ce que les Chrétiens appellent le Ciel, et l’auteur de l’Apocalypse la Jérusalem céleste. Notre Terre ne produit rien de comparable aux merveilles de cette habitation sublime : les couleurs y ont plus de vivacité et plus d’éclat ; la végétation y est infiniment plus active ; les arbres, les fleurs, les fruits y ont un degré de perfection de beaucoup supérieur à celle qu’ils ont ici-bas. Les pierres précieuses, les jaspes, les sardoines, y jettent un éclat infiniment plus brillant que les nôtres, qui ne sont que le sédiment et la partie la plus grossière qui s’en est détachée. Ces lieux sont semés de perles d’une eau très-pure ; partout l’or et l’argent y éblouissent les yeux, et le spectacle que cette Terre présente ravit l’œil de ses heureux habitants. Elle a ses animaux beaucoup plus beaux et d’une organisation plus parfaite que les nôtres. L’élément de l’air en est la mer, et le fluide de l’éther y tient lieu d’air. Les saisons y sont si heureusement tempérées, qu’il n’y règne jamais de maladies. Les temples y sont habités par les dieux eux-mêmes. Les hommes conversent et se mêlent avec eux. Les habitants de ce délicieux séjour sont les seuls qui voient le Soleil, la Lune et les Astres tels qu’ils sont réellement, et sans que rien altère la pureté de leur lumière. On voit que la féerie a créé cet Élysée pour amuser les grands enfants, et leur inspirer le désir d’aller un jour l’habiter ; mais la vertu seule doit y donner entrée.

Ainsi ceux qui se seront distingués par leur piété et par l’exactitude à remplir tous les devoirs de la vie sociale, passeront dans ces demeures quand la mort les aura affranchis des liens du corps et tirés de ce lieu ténébreux où la génération a précipité nos âmes. Là se rendront tous ceux que la philosophie aura dégagés des affections terrestres, et purgés des souillures que l’âme contracte par son union à la matière. C’est donc une raison, conclut Socrate, de donner tous nos soins ici-bas à l’étude de la sagesse et à la pratique de toutes les vertus. Les espérances qu’on nous propose sont assez grandes pour courir les chances de cette opinion, et pour n’en pas rompre le charme. Voilà le but de la fiction bien marqué ; voilà le secret des législateurs et le charlatanisme des philosophes les plus renommés.

Il en fut de même de la fable du Tartare, destinée à effrayer le crime par la vue des supplices de la vie future. On suppose que cette terre n’offre pas partout le même spectacle, et que toutes ses parties ne sont pas de même nature, car elle a des gouffres et des abîmes infiniment plus profonds que ceux que nous connaissons. Ces cavernes se communiquent entre elles dans les entrailles de la Terre par des sinuosités vastes et ténébreuses, et par des canaux souterrains dans lesquels coulent des eaux, les unes froides, les autres chaudes, ou des torrents de feu qui s’y précipitent, ou un limon épais qui glisse lentement. La plus grande de ces ouvertures est ce qu’on nomme Tartare : c’est dans cet immense abîme que s’engouffrent tous ces fleuves, qui en sortent ensuite par une espèce de flux et de reflux, semblable à celui de l’air qu’aspirent et rendent nos poumons. On y remarque quatre fleuves principaux, comme dans le paradis de Moïse. L’un d’eux est l’Achéron, qui forme sous la Terre un immense marais, dans lequel les âmes des morts vont se rassembler. Un autre, c’est le Pyriphlégéton, roule des torrents de soufre enflammé. Là est le Cocyte ; plus loin le Styx. C’est dans ce séjour affreux que la justice divine tourmente les coupables par toutes sortes de supplices. On trouve à l’entrée l’affreuse Tisiphone, couverte d’une robe ensanglantée, qui nuit et jour veille à la garde de la porte du Tartare. Cette porte est encore défendue par une énorme tour ceinte d’un triple mur que le Phlégéton environne de ses ondes brûlantes, dans lesquelles il roule avec bruit des quartiers de rochers embrasés. Lorsqu’on approche de cet horrible séjour, l’on entend les coups de fouets qui déchirent le corps de ces malheureux : leurs gémissements plaintifs se mêlent au bruit des chaînes qu’ils traînent. On y voit une hydre effrayante par ses cent têtes, qui est toujours prête à dévorer de nouvelles victimes. Là un cruel vautour se repaît des entrailles toujours renaissantes d’un fameux coupable ; d’autres poussent avec effort un énorme rocher qu’ils sont chargés de fixer sur le sommet d’une haute montagne : à peine approche-t-il du but, qu’aussitôt il roule avec fracas au fond du vallon, et il oblige ces malheureux à recommencer un travail toujours inutile. Là, un autre coupable est attaché sur une roue qui tourne sans cesse, sans qu’il puisse espérer de repos dans sa douleur. Plus loin est un malheureux condamné à une faim et à une soif qui éternellement le dévorent, quoique placé au milieu des eaux et sous des arbres chargés de fruits. Au moment où il se baisse pour boire, l’onde fugitive s’échappe de sa bouche, et il ne trouve entre ses lèvres qu’une terre aride ou un limon fangeux. Étend-il la main pour saisir un fruit, la branche perfide se relève, et s’abaisse dès qu’il la retire, afin d’irriter sa faim. Plus loin, cinquante filles coupables sont condamnées à remplir un tonneau percé de mille trous, et dont l’eau s’échappe de toutes parts. Il n’est pas de genre de supplices que le génie fécond des mystagogues n’ait imaginé pour intimider les hommes sous prétexte de les contenir, ou plutôt pour se les assujettir et les livrer au despotisme des gouvernements ; car ces fictions ne sont pas restées dans la classe des romans ordinaires : malheureusement on les a liées à la morale et à la politique. Ces tableaux effrayants étaient peints sur les murs du temple de Delphes. Ces récits entraient dans l’éducation que les nourrices et les mères crédules donnaient à leurs enfants : on leur parla de l’enfer comme on leur parle de revenants et de loups-garoux. On rendit leurs âmes timides et faibles ; car on sait combien sont fortes et durables les premières impressions, surtout quand l’opinion générale, l’exemple de la crédulité des autres, l’autorité de grands philosophes tels que Platon, de poètes célèbres tels qu’Homère et Virgile, un hiérophante respectable, des cérémonies pompeuses, d’augustes mystères célébrés dans le silence des sanctuaires ; lorsque les monuments des arts, les statues, les tableaux, enfin que tout se réunit pour inspirer par tous les sens une grande erreur que l’on décore du nom imposant de vérité sacrée, révélée par les dieux eux-mêmes, et destinée à faire le bonheur des hommes.

Un jugement solennel et terrible décidait du sort des âmes, et le code sur lequel on devait être jugé avait été rédigé par les législateurs et les prêtres, d’après les idées du juste et de l’injuste qu’ils s’étaient formées, et d’après le besoin des sociétés, et surtout de ceux qui les gouvernaient. Ce n’était point au hasard, dit Virgile, qu’on assignait aux âmes les diverses demeures qu’elles devaient habiter aux enfers. Un arrêt toujours juste décidait de leur sort.

Les âmes, après la mort, se rendaient dans un carrefour, d’où partaient deux chemins, l’un à droite et l’autre à gauche ; le premier conduisait à l’Élysée, le second au Tartare. Ceux qui avaient obtenu un arrêt favorable passaient à droite, et les coupables à gauche. Cette fiction sur la droite et sur la gauche a été copiée par les Chrétiens dans leur fable du grand jugement, auquel Christ doit présider à la fin du Monde. Il dit aux bienheureux de passer à sa droite, et aux damnés de passer à sa gauche ; et certainement ce n’est pas Platon qui a copié l’auteur de la légende de Christ, à moins qu’on ne le fasse aussi prophète. Cette fiction sur la droite et sur la gauche tient au système des deux principes. La droite était attribuée au bon principe, et la gauche au mauvais. Cette distinction de la droite et de la gauche est aussi dans Virgile. On y voit également le fameux carrefour aux deux chemins, dont l’un c’est celui de la droite, conduit à l’Élysée, et l’autre celui de la gauche, conduit au lieu des supplices ou au Tartare. Je fais cette remarque pour ceux qui croient l’Évangile un ouvrage inspiré, si tant il est que de pareils hommes osent me lire.

C’était dans ce carrefour que se rendaient les âmes des morts pour comparaître devant le grand-juge. À la fin des siècles, la terrible trompette se faisait entendre et annonçait le passage de l’Univers à un nouvel ordre de choses. Mais il y avait aussi un jugement à la mort de chaque homme, Minos siégeait aux enfers et remuait l’urne fatale. À ses côtés étaient placées les furies vengeresses, et la troupe des Génies malfaisants, chargés de l’exécution de ces terribles arrêts. On associa à Minos deux autres juges, Éaque et Rhadamanthe, et quelquefois Triptolème, fameux dans les mystères de Cérès, où l’on enseignait la doctrine des récompenses et des peines.

Les Indiens ont leur Zomo ou, selon d’autres, Jamen, qui fait aussi la fonction de Juge aux enfers. Les Japonais, sectateurs de Buda, le reconnaissent également pour juge des morts. Les Lamas ont Erlik-Kan, despote souverain des enfers et juge des âmes.

Une vaste prairie occupait le milieu de ce carrefour où Minos siégeait, et où se rassemblaient les morts. Les Mages, qui imaginèrent aussi une semblable prairie, disaient qu’elle était toute semée d’asphodèle. Les Juifs avaient leur vallée de Josaphat. Chacun fit sa fable ; mais tous ont oublié qu’une vérité enveloppée de mille mensonges perd bientôt sa force, et que quand même le dogme des récompenses et des peines serait vrai, le merveilleux le rendrait incroyable.

Les morts étaient conduits à ce redoutable tribunal par leur ange gardien ; car la théorie des anges gardiens n’est pas nouvelle ; elle se retrouve chez les Perses, chez les Chaldéens. C’était le génie familier qui en tenait lieu chez les Grecs. Cet ange gardien, qui avait été le surveillant de toute leur conduite, ne leur permettait d’emporter avec eux que leurs bonnes et leurs mauvaises actions. On appelait ce lieu divin, où les âmes se réunissaient pour être jugées, le Champ de la Vérité, sans doute parce que toute vérité y était révélée, et qu’aucun crime n’échappait à la connaissance et à la justice du grand juge. On ne voit rien dans cette fiction qui n’ait été copié par les Chrétiens, dont les docteurs, pour la plupart, furent Platoniciens. Jean donne l’épithète de fidèle et de véritable au grand-juge dans l’Apocalypse. Là, il est impossible de mentir, comme le dit Platon. Virgile nous assure pareillement, que Rhadamanthe contraint les coupables d’avouer les crimes qu’ils ont commis sur la Terre, et dont ils s’étaient flattés de dérober la connaissance aux mortels. C’est ce que disent en d’autres termes les Chrétiens, lorsqu’ils enseignent qu’au jour du jugement toutes les consciences seront dévoilées, et que tout sera mis au grand jour. C’est là effectivement ce qui arrivait à ceux qui comparaissaient devant le tribunal établi dans le champ de la vérité.

On peut distinguer les hommes en trois classes : les uns ont une vertu épurée et une âme affranchie de la tyrannie des passions : c’est le plus petit nombre. Ce sont là les élus, car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus. D’autres ont l’âme souillée des plus noirs forfaits ; ce nombre heureusement n’est pas encore le plus grand. Il en est d’autres, et c’est le plus grand nombre, qui ont les mœurs communes : demi-vertueux, demi-vicieux, ils ne sont dignes ni des récompenses brillantes de l’Élysée, ni des supplices affreux du Tartare. Cette triple division que nous présente naturellement l’ordre social, est donnée par Platon dans son Phédon, où il distingue trois espèces de morts, qui comparaissent au tribunal redoutable des enfers. On la retrouve aussi dans Plutarque, qui traite le même sujet, et qui disserte sur l’état des âmes après la mort, dans sa réponse aux Épicuriens. C’est de là que les Chrétiens, qui, comme nous l’avons déjà observé, n’ont rien inventé, ont emprunté leur paradis, leur enfer et leur purgatoire, qui tient le milieu entre les deux premiers, et qui est pour ceux dont la conduite tient aussi une espèce de milieu entre celle des hommes très-vertueux, et celle des hommes très-criminels. Il n’y a pas encore ici besoin de révélation. En effet, comme on peut distinguer naturellement trois degrés dans la manière de vivre des hommes, et qu’entre les très grands crimes et les plus sublimes vertus il y a des mœurs ordinaires, où le vice et la vertu se mêlent sans avoir rien l’un et l’autre de bien saillant, la justice divine, pour rendre à chacun ce qui lui appartenait, a dû faire la même distinction entre ces différentes manières de traiter ceux qui paraissaient devant son tribunal, et les divers lieux où elle envoyait les morts qu’elle avait jugés. Voilà encore les Chrétiens copistes.

« Lorsque les morts, dit Platon, sont arrivés dans le lieu où le génie familier de chacun l’a conduit, on commence d’abord par juger ceux qui ont vécu conformément aux règles de l’honnêteté, de la piété et de la justice ; ceux qui s’en sont absolument écartés, et ceux qui ont tenu une espèce de milieu entre les uns et les autres. » Les Juifs supposent que Dieu a trois livres, qu’il ouvre pour juger les hommes ; le livre de vie pour les justes, le livre de mort pour les méchants, et le livre des hommes qui tiennent le milieu. C’était d’après l’examen le plus sévère des vertus et des vices que le juge prononçait, et il apposait un sceau sur le front de celui qu’il avait jugé. Cette fiction platonicienne se trouve encore dans l’ouvrage d’initiation aux mystères de l’Agneau chez les Chrétiens ou dans l’Apocalypse. On remarque en effet, parmi la foule des morts, que les uns, ce sont les damnés, portent sur le front le sceau de la bête infernale ou du génie des ténèbres, et que les autres sont marqués au front, du signe de l’ Agneau ou du génie de Lumière.

Les jugements étaient réglés sur le code social en grande partie ; et c’est en cela que la fiction avait un but vraiment politique. Le grand juge récompensait les vertus que les sociétés ont intérêt d’encourager, et punissait les vices qu’elles ont intérêt de proscrire. Si les religions se fussent bornées là, elles n’auraient pas autant dégradé qu’elles l’ont fait la raison humaine, et on leur pardonnerait presque l’artifice en faveur de l’utilité du but. On sait gré à Ésope de ses fables, à cause de leur but moral, et l’on ne peut pas l’accuser d’imposture, puisque les enfants mêmes ne s’y laissent pas tromper ; au lieu que les fables de l’Élysée et du Tartare sont crues à la lettre par beaucoup d’hommes, qu’elles tiennent dans une enfance éternelle.

Chez les Grecs et chez les Romains, cette grande fable sacerdotale avait pour but de maintenir les lois, d’encourager le patriotisme et les talents utiles à l’humanité par l’espoir des récompenses de l’Élysée, et d’écarter les crimes et les vices du sein des sociétés par la crainte des supplices du Tartare. On peut dire que c’est surtout chez eux qu’elle a dû produire de bons effets, quoique l’illusion n’en ait pas été durable, puisque du temps de Cicéron les vieilles femmes refusaient déjà d’y croire.

On excluait de l’Élysée tous ceux qui n’avaient pas cherché à étouffer une conspiration naissante, et qui, au contraire, l’avaient fomentée. Nos honnêtes gens, qui réclament sans cesse la religion de leurs pères, c’est-à-dire leurs anciens privilèges, et nos prêtres d’aujourd’hui en seraient exclus, eux qui se trouvent à la tête de toutes les conspirations tramées contre leur patrie, qui livrent au fer des ennemis du dehors et aux poignards de ceux du dedans leurs concitoyens, et qui se liguent avec toute l’Europe conjurée, contre le sol qui les a vus naître. Ce sont des crimes dans tous les pays : chez eux, ce sont des vertus que le grand-juge doit récompenser. On excluait aussi de l’Élysée tous les citoyens qui s’étaient laissé corrompre, qui avaient livré à l’ennemi une place, qui lui avaient fourni des vaisseaux, des agrès, de l’argent, etc. ; ceux qui avaient précipité leurs concitoyens dans la servitude, et qui leur avaient donné un maître. Ce dernier dogme était celui qu’avaient imaginé les États libres, et ne doit certainement pas sa naissance aux prêtres, qui ne veulent que des esclaves et des maîtres dans les sociétés.

La philosophie, dans la suite, chercha dans ces fictions un frein au despotisme lui-même, qui les avait imaginées dans les premiers temps. Platon place dans le Tartare les tyrans féroces, tels qu’Ardiée de Pamphylie, qui avait massacré son père, vieillard respectable, un frère aîné, et qui s’était souillé d’une foule d’autres crimes. Les Chrétiens ont mieux traité Constantin, couvert de semblables forfaits, mais qui protégea leur secte. L’âme conservait, après la mort, toutes les flétrissures des crimes qu’elle avait commis, et c’était d’après ces taches que le grand-juge prononçait. Platon observe avec raison que les âmes les plus flétries étaient presque toujours celles des rois et de tous les dépositaires d’une grande puissance. Tantale, Tityus, Sisyphe, avaient été des rois sur la terre, et aux enfers ils étaient les premiers coupables, et ceux que l’on y punissait des plus affreux supplices. Mais les rois ne furent jamais dupes de ces fictions ; elles ne les ont pas empêchés de tyranniser les peuples, non plus que les papes d’être vicieux et les prêtres de tromper, quoique l’imposture et le mensonge dussent être punis aux enfers ; car les imposteurs, les parjures, les scélérats, les impies, etc. étaient bannis de l’Élysée. Virgile nous fait l’énumération des principaux forfaits dont la justice divine tirait vengeance dans le Tartare. Ici on voit un frère qu’une haine cruelle a armé contre son propre frère, un fils qui a maltraité son père, un patron qui a maltraité son client, un avare, un égoïste, et ces derniers forment le plus grand nombre. Plus loin l’on aperçoit un infâme adultère, un esclave infidèle, un citoyen qui s’est armé contre ses concitoyens. Celui-ci a vendu à prix d’argent sa patrie ; celui-là s’est fait payer pour faire passer ou rapporter des lois. On voit ailleurs un père incestueux qui a souillé le lit de sa fille, des épouses cruelles qui ont égorgé leurs époux ; et partout on y punit l’homme qui a bravé la justice et les dieux. On remarque en général que les auteurs de ces fictions ne prononcèrent d’abord de peines que contre les crimes qui blessent l’humanité et qui nuisent au bien de la société, dont le perfectionnement et le bonheur étaient le grand but de l’initiation. Minos punissait, aux enfers, les mêmes crimes qu’il aurait autrefois punis sur la Terre, d’après les sages lois des Crétois, en supposant qu’il ait jamais régné sur ces peuples. Si les crimes de religion furent aussi punis, c’est que la religion étant regardée comme un devoir et comme le principal lien de l’ordre social dans le système de ces législateurs, l’irréligion devait nécessairement être mise au nombre des plus grands crimes dont les dieux dussent tirer vengeance. Ainsi l’on enseignait au peuple, que le grand crime de plusieurs de ces fameux coupables était de n’avoir pas fait assez de cas des mystères d’Éleusis ; que celui de Salmonée était d’avoir voulu imiter la foudre de Jupiter ; et celui d’Ixion, d’Orion, de Tityus, d’avoir voulu faire violence à des déesses ; car les dieux, comme les hommes, ne souffrent pas qu’on rivalise avec eux.

La fiction de l’Élysée concourait, avec celle du Tartare, au même but moral et politique. Virgile place dans l’Élysée les braves défenseurs de la patrie, qui sont morts en combattant pour elle, ceux que nos prêtres d’aujourd’hui font égorger, tant ils ont perverti l’esprit des anciennes initiations. On y trouve à côté d’eux les inventeurs des arts, les auteurs des découvertes utiles, et en général tous ceux qui ont bien mérité des hommes et qui ont acquis des droits au souvenir et à la reconnaissance de leurs semblables. C’est pour fortifier cette idée qu’on imagina l’apothéose dont la flatterie ensuite abusa ; c’est pour cela qu’on enseignait dans les mystères, qu’Hercule, Bacchus et les Dioscures n’étaient que des hommes qui, par leurs vertus et leurs services, étaient arrivés au séjour de l’immortalité. Là, Scipion fut placé par la reconnaissance des Romains, et leurs descendants libres pourraient y placer aussi le Scipion des Français.

Comme poète, Virgile y donne une place distinguée à ceux qu’Apollon inspire, et qui en son nom rendent les oracles de la morale autant que ceux de la divination. Cicéron, en homme d’état qui aimait tendrement sa patrie, en assigne aussi une à ceux qui se seront signalés par leur patriotisme, par la sagesse avec laquelle ils auront gouverné les États, ou par le courage qu’ils auront développé en les sauvant ; aux amis de la justice, aux bons fils, aux bons parents et surtout aux bons citoyens. Le soin, dit l’orateur romain, qu’un citoyen prend du bonheur de sa patrie, rend facile à son âme son retour vers les dieux et vers le Ciel, sa véritable patrie. Voilà une institution et des dogmes bien propres à encourager le patriotisme et tous les talents utiles à l’humanité. C’est l’homme qui sert bien la société que l’on récompense ici, et non pas le moine oisif qui s’en isole, et qui en devient le fardeau et la honte.

Dans l’Élysée de Platon, c’est la bienfaisance et la justice qui sont récompensées. On y voit le juste Aristide : il est du petit nombre de ceux qui, revêtus d’un grand pouvoir, n’en ont jamais abusé, et qui ont administré avec une scrupuleuse intégrité tous les emplois qui leur ont été confiés. La piété et surtout l’amour de la vérité et ses recherches y ont les droits les plus sûrs et les plus sacrés. Platon, néanmoins, a donné trop d’extension à cette idée, qu’on peut regarder comme le germe de tous les abus que la mysticité a introduits dans l’ancienne fiction sur l’Élysée. En effet, il y donne une place distinguée à celui qui y vit avec soi-même et qui ne s’immisce point dans les affaires publiques, mais qui, uniquement occupé d’épurer son âme des passions, ne soupire qu’après la connaissance de la vérité, s’affranchit des erreurs qui aveuglent les autres hommes, méprise les biens qu’ils estiment, et met toute son étude à former son âme aux vertus. Cette opinion que les Anciens eurent de la prééminence de la philosophie et du besoin que l’homme a d’épurer son âme pour contempler la vérité et pour entrer en commerce avec les dieux, est de beaucoup antérieure à Platon : elle fut empruntée de la mysticité orientale par Pythagore, et ensuite par Platon. C’est en abusant de cette doctrine, que les cerveaux faibles, sous prétexte d’une plus grande perfection, se sont isolés de la société, et ont cru, par une contemplation oisive, mériter l’Élysée, qui jusque-là n’avait été promis qu’aux talents utiles et à l’exercice des vertus sociales. Telle a été la source de l’erreur qui a substitué des ridicules à des vertus, et l’égoïsme du solitaire au patriotisme du citoyen. L’initiation n’allait pas originairement jusque-là : ce fut l’ouvrage d’une philosophie raffinée.

Cette étude perpétuelle que mettait le philosophe à séparer son âme de la contagion de son corps, et à s’affranchir des passions afin d’être plus libre et plus léger au moment de partir pour l’autre vie, a dégénéré en abstractions de la vie contemplative, et a engendré toutes les vertus chimériques, connues sous les noms de célibat, d’abstinences, de jeûnes, dont le but était d’affaiblir le corps pour lui donner moins d’action sur l’âme.

Ce fut cette perfection prétendue qui, prise faussement pour de la vertu, fit évanouir celle-ci, et mit à sa place des pratiques ridicules, auxquelles furent accordées les plus brillantes faveurs de l’Élysée. La religion chrétienne est une des preuves les plus complètes de cet abus, ainsi que toutes celles de l’Inde.

Le jugement une fois rendu d’après la comparaison faite de la conduite de chacun des morts avec le code sacré de Minos, les âmes vertueuses passaient à droite, sous la conduite de leur bon ange ou du génie familier ; elles tenaient la route qui conduisait à l’Élysée et aux îles fortunées ; les âmes coupables de grands crimes, entraînées par le génie malfaisant qui leur avait conseillé le mal, passaient à la gauche et tenaient la route du Tartare, portant derrière leur dos la sentence qui contenait l’énumération de leurs crimes. Enfin celles dont les vices n’étaient pas incurables, allaient dans un purgatoire passager, et leurs supplices tournaient à leur profit : c’était le seul moyen d’expier leurs fautes. Les autres, au contraire, livrées à des tourments éternels, étaient destinées à servir d’exemple : c’était le seul avantage que l’on retirât de leur supplice.

Parmi ceux que l’on punit, dit Platon, il en est qui, par l’énormité de leurs crimes, sont réputés incurables, tels que les sacrilèges, les assassins et tous ceux qui se sont noircis par d’atroces forfaits. Ceux-là sont, comme ils le méritent, précipités dans le Tartare, d’où ils ne sortiront jamais. Mais ceux qui se trouvent avoir commis des péchés, grands à la vérité, mais pourtant dignes de pardon (voilà nos péchés véniels), ceux-là sont aussi envoyés dans les prisons du Tartare, mais pour une année seulement ; après lequel temps les flots les rejettent, les uns par le Cocyte, et les autres par le Pyriphlégéton. Lorsqu’une fois ils se sont rendus près du marais de l’Achéron, ils sollicitent à grands cris leur grâce de la part de ceux à qui ils ont nui ; ils les invoquent, afin d’obtenir d’eux la liberté de débarquer dans le marais et d’y être reçus. S’ils réussissent à les fléchir, ils y descendent et là finissent leurs tourments ; autrement ils sont repoussés de nouveau dans le Tartare, et de là rejetés dans les fleuves : ce genre de supplice ne finit pour eux que lorsqu’ils sont venus à bout de fléchir ceux qu’ils ont outragés. Tel est l’arrêt porté contre eux par le juge redoutable.

Virgile parle également des peines expiatoires que devaient subir ceux qui n’étaient pas assez purs pour entrer dans l’Élysée. Ces purifications étaient douloureuses pour les mânes, et de véritables supplices. Il suppose que les âmes, en sortant du corps, étaient rarement assez purifiées pour se réunir au feu Éther dont elles étaient émanées. Leur commerce avec la matière terrestre les avait obligées de se charger de parties hétérogènes, dont elles devaient se dépouiller avant de pouvoir se confondre avec leur élément primitif. Tous les moyens connus de purification étaient donc employés, l’eau, l’air et le feu. Les unes étaient exposées à l’action du vent qui les agitait ; les autres, plongées dans des bassins profonds pour s’y laver de leurs souillures ; d’autres passaient par un feu épuratoire. Chaque homme éprouvait dans ses mânes une espèce de supplice, jusqu’à ce qu’il méritât d’être admis dans les champs brillants de l’Élysée ; mais très-peu obtenaient ce bonheur. Voilà bien un purgatoire pour les âmes qui n’avaient pas été précipitées dans le Tartare, et qui pouvaient espérer d’entrer un jour dans le séjour de la lumière et de la félicité : voilà encore les Chrétiens convaincus de n’être que les copistes des anciens philosophes et des théologiens païens.

On a remarqué, dans le passage de Platon, que l’on pouvait abréger la durée de ces supplices préparatoires, en fléchissant par des prières ceux qu’on avait outragés. Dans le système des Chrétiens, le premier outragé, c’était Dieu : il fallait donc chercher à le fléchir ; et les prêtres, intermédiaires avoués par la Divinité, se chargèrent de cette commission en se faisant payer. Voilà le secret de l’Église, la source de ses immenses richesses. Aussi leur dieu répète-t-il souvent : gardez-vous de paraître devant moi les mains vides.

C’est ainsi que les prêtres et les églises se sont enrichis par des donations pieuses, que les institutions monastiques se sont multipliées aux dépens des familles dépouillées par la religieuse imbécillité d’un parent, et par les friponneries des prêtres et des moines. Partout l’oisiveté monacale s’engraissa de la substance des peuples ; et l’Église, si pauvre dans son origine, exploita assez avantageusement le domaine du purgatoire, pour n’avoir plus rien à redouter de l’indigence des premiers siècles, et pour insulter même par son luxe à la médiocrité du laborieux artisan. Heureusement pour nous, la révolution vient d’exercer une espèce de retrait : la nation a repris aux prêtres et aux moines ces immenses possessions, fruit de l’usurpation de tant de siècles, et elle ne leur a laissé que les biens célestes, dont ils ne paraissent guère se soucier, et qui cependant leur appartiennent à titre d’invention. Quelque juste que paraisse ce retrait, les tyrans de notre raison ne se sont pas dessaisis aussi facilement de leurs anciens vols. Pour se maintenir dans la possession de leurs usurpations, ils ont aiguisé de nouveau les poignards de la Saint-Barthélemy ; ils ont embrasé leur patrie du feu de la guerre civile, et porté partout les torches des Furies sous le nom de flambeau de la religion. Autour d’eux se sont rangés tous ceux qui vivaient d’abus et de forfaits. L’orgueilleuse et féroce noblesse a mis ses privilèges sous la sauve-garde des autels, comme dans le dernier retranchement du crime. L’athée contre-révolutionnaire s’est fait dévot ; la prostituée des cours a voulu entendre la messe du prêtre rebelle aux lois de son pays ; la courtisane qui vivait au théâtre du fruit de ses débauches, s’est plaint à Dieu que la révolution lui eût ravi ses évêques et ses riches abbés ; le pape et le chef des anti-papistes se sont unis pour la guerre ; les Incas se sont faits bons Chrétiens ; Turcaret est devenu Tartuffe ; tous les genres d’hypocrisie et de scélératesse ont marché sous l’étendard de la croix ; car tous les crimes sont bons pour les prêtres, et les prêtres sont bons pour tous les crimes. C’est le prêtre qui a béni les poignards des Vendéens et des Chouans ; c’est lui qui vient de couvrir la Suisse des cadavres de ses enfants valeureux qu’il a trompés. Voilà la religion chrétienne, bien digne d’avoir été protégée par Constantin, le Néron de son siècle, et d’avoir eu pour chefs des papes incestueux et assassins, tels que le meurtrier de Basseville et du brave Duphot. La philosophie eût-elle jamais fait autant de maux ?

C’est ici le lieu d’examiner et de balancer entre eux les avantages et les inconvénients de ces fictions sacrées, des institutions religieuses en général, et en particulier de celle des Chrétiens, et de voir si ce sont les sociétés ou les prêtres qui y ont le plus gagné. Nous sommes déjà convenus que le but des initiations en général était bon, et que l’imposture qui créa la fable du paradis et de l’enfer pour les sots, si elle eût toujours été dirigée par des hommes sages et vertueux, autant qu’un imposteur peut l’être, au lieu d’être toujours employée par des fripons avides de puissance et de richesses, pourrait être jusqu’à un certain point tolérée par ceux qui, contre mon opinion, croient qu’on peut tromper pour être plus utile. C’est ainsi qu’on pardonne quelquefois à une mère tendre de préserver son enfant d’un danger réel, en lui inspirant des frayeurs chimériques, en le menaçant du loup pour le rendre plus docile à ses leçons et pour l’empêcher de se faire du mal, quoique après tout il eût encore mieux valu le surveiller, le récompenser ou le punir, que d’imprimer dans son âme des terreurs paniques qui le rendent par la suite timide et crédule. Ceux qui admettent les peines et les récompenses futures se fondent sur ce que Dieu étant juste, il doit récompenser la vertu et punir le crime, et ils laissent aux prêtres à décider ce qui est vertu et ce qui est crime. C’est donc la morale des prêtres que Dieu est chargé de maintenir, et l’on sait combien elle est absurde et atroce. Si Dieu ne doit punir et récompenser que ce qui est contraire ou conforme à la morale naturelle, alors c’est la religion naturelle qui suffit à l’homme, c’est-à-dire celle qui se fonde sur le bon sens et la raison. Ce n’est plus alors proprement de la religion, mais de la morale qu’il nous faut, et là-dessus nous sommes d’accord. Plus de morale appelée religieuse ; plus de ces affreux prêtres : et l’on en veut encore ! Mais la fable de l’Élysée et du Tartare ne se renferma pas toujours dans le cercle de la morale avouée de tous les peuples, et dans l’intérêt bien connu de toutes les sociétés. L’esprit de mysticité et la doctrine religieuse s’en emparèrent, et firent servir ce grand ressort à l’établissement de leurs chimères. Ainsi les Chrétiens ont placé à côté des dogmes de morale, que l’on retrouve chez tous les philosophes anciens, une foule de préceptes et de règles de conduite qui tendent à dégrader l’ame, à avilir notre raison, et auxquelles pourtant on attache les récompenses les plus distinguées de l’Élysée.

Quel spectacle, en effet, plus humiliant pour l’humanité, que celui d’un homme fort et vigoureux, qui par principe de religion, vit d’aumônes plutôt que du fruit de son travail ; qui pouvant, dans les arts et dans le commerce, mener une vie active, utile à lui-même et à ses concitoyens, aime mieux n’être qu’un benêt contemplatif, parce que la religion promet ses plus brillantes récompenses à ce genre d’inutilité sociale. Qu’on ne dise pas que c’est là un des abus de la morale chrétienne ; c’est au contraire sa perfection, et le prêtre nous enseigne que chacun de nous doit viser à la perfection. Un chartreux en délire, un insensé trappiste, qui, comme les autres fous, se condamnaient à vivre toujours renfermés sans communiquer avec le reste de la société, occupés de méditations aussi tristes qu’inutiles et chimériques, vivant durement, s’exténuant, épuisant saintement toutes les forces du corps et de l’esprit pour être plus agréables à l’Éternel, n’étaient point aux yeux de la religion, comme ils le sont aux yeux de la raison, des extravagants pour qui les îles d’Anticyre ne fourniraient pas assez d’ellébore, mais de saints hommes que la grâce avait élevés à la perfection, et à qui la Divinité réservait dans le Ciel une place d’autant plus élevée, que ce genre de vie était plus sublime. Des filles simples et crédules, ridiculement embéguinées, chantant la nuit, non de jolies chansons, mais de sottes hymnes qu’elles n’entendaient heureusement pas ; priant et méditant dans la retraite, quelquefois même se flagellant ; tenant leur virginité sous la garde de grilles et de verroux qui ne s’ouvraient qu’à la lubricité d’un directeur, n’étaient point aux yeux des prêtres des têtes faibles frappées d’un délire habituel, que l’on séquestrait de la société, comme les autres folles de nos hôpitaux, mais de saintes filles qui avaient voué à Dieu leur virginité, et qui, à force de jeûnes, de privations et surtout d’oisiveté, arrivaient à un état de perfection, qui les plaçait au dessus du rang qu’elles eussent occupé au Ciel si, remplissant le vœu de la Nature, elles fussent devenues mères et eussent élevé des enfants pour la défense de la patrie.

Elles avaient renoncé aux affections les plus tendres qui lient les hommes entre eux, et, conformément à la doctrine chrétienne, elles avaient quitté père, mère, frères, sœurs, parents, amis, pour s’attacher à l’époux spirituel ou à Christ, et s’étaient ensevelies toutes vivantes pour ressusciter un jour avec lui, et se mêler au chœur des vierges saintes qui peuplent le paradis. Voilà ce qu’on appelait les âmes privilégiées, et le crime de notre révolution est d’avoir détruit aussi ces privilèges, et rendu à la société ces malheureuses victimes de l’imposture des prêtres. On n’élève pas la voix contre les bourreaux qui les avaient précipitées dans ces horribles cachots, dans ces bastilles religieuses, mais bien contre le législateur humain qui les en a tirées, et qui a fait luire aussi la liberté dans ces tombeaux où la superstition enchaînait l’âme sensible, mais peu éclairée, qu’elle avait séduite. Tel est l’esprit de cette religion ; telle est la perfection ou plutôt la dégradation où elle amène notre espèce ; car, je le répète, ceci n’est point un abus, mais une conséquence de ses dogmes. Aussi l’auteur de la légende de Christ, faisant parler son héros, lui met dans la bouche cette phrase : « En vérité, je vous le dis, personne ne quittera pour moi et pour l’Évangile, sa maison, ses frères, ses sœurs, son père, sa mère, ses enfants et sa terre, que présentement et dans le siècle à venir il n’en reçoive cent fois autant. » Que de malheureux cette fausse morale a conduits dans la solitude et dans les cloîtres !

Le mariage est présenté par l’Évangile comme un état d’imperfection, et presque comme une tolérance pour les âmes faibles. Un des auditeurs de Christ, effrayé de cette morale, lui observe qu’il n’est donc pas avantageux de se marier si cet état est environné de tant d’écueils. Le prétendu docteur lui répond que tous les hommes ne sont pas capables de cette haute sagesse qui fait renoncer au mariage ; qu’il n’y a que ceux à qui le Ciel a accordé ce précieux avantage. Voilà donc le célibat, ce vice anti-social, mis au nombre des vertus, et reconnu pour l’état de perfection auquel il n’est pas donné à tous les hommes d’arriver.

Convenons, de bonne foi, que si les législateurs anciens eussent ainsi organisé les premières sociétés, et réussi à faire prendre une pareille doctrine dans l’esprit d’un grand nombre d’hommes, les sociétés n’eussent pas subsisté longtemps. Heureusement la contagion de cette vie parfaite n’a pas gagné tout l’Univers. Néanmoins elle y a fait beaucoup de ravages, dont nous nous ressentons encore.

C’est ainsi que les raffinements de la mysticité orientale ont détruit les effets des initiations primitives. Celles-ci avaient pu former les premiers liens des sociétés ; ceux-là ne pouvaient que les rompre. Les sauvages, dispersés dans leurs forêts avec leurs femmes et leurs enfants, se nourrissant des fruits du chêne ou de la chasse, étaient encore des hommes avant d’être civilisés. Les solitaires de la Thébaïde, lorsque la mysticité les eut dégradés, n’en étaient plus ; et l’habitant des forêts de Germanie est plus respectable à mes yeux, que celui de la ville d’Oxyrinque, qui était toute peuplée de moines et de vierges. Je sais que le bon Rollin, dans son Histoire anti-philosophique, appelle la population de cette ville un des miracles de la grâce et l’honneur du christianisme. Cela peut être ; mais le christianisme alors est la honte de l’humanité. Ce n’est point là perfectionner les sociétés, mais les détruire, que d’y introduire les deux plus grands fléaux qu’elles aient à redouter, le célibat et l’oisiveté. Le paradis des Chrétiens ressemble fort à la ville d’Oxyrinque.

Au lieu des grands hommes qui bâtirent des villes, qui fondèrent des empires, ou qui les défendirent au prix de leur sang ; au lieu des hommes de génie, qui se sont élevés au dessus de leur siècle par leurs connaissances sublimes, par l’invention des arts et par des découvertes utiles ; au lieu des chefs de nombreuses peuplades civilisées par les mœurs et les lois ; au lieu des Orphées, des Linus, que Virgile a placés dans son Élysée, je vois arriver dans l’Élysée des Chrétiens, de gros moines sous toutes sortes de frocs ; des fondateurs ou chefs d’ordres monastiques, dont l’orgueilleuse humilité prétend aux premières places du paradis. Je vois paraître à leur suite des capucins à longue barbe, aux pieds boueux, portant un manteau sale et rembruni, et surtout la lourde besace des Métagyrtes, garnie des aumônes du pauvre ; des pieux escrocs sous l’habit de l’indigence, qui ont promis le paradis pour quelques oignons, et qui viennent y prendre place pour récompense de leur avilissement, qu’ils appellent humilité chrétienne. Je vois à leurs côtés des frères ignorantins, dont tout le mérite est de ne rien savoir, parce qu’on leur a dit que la science enfante l’orgueil, et que le paradis est pour les pauvres d’esprit. Quelle morale ! Orphée et Linus, auriez-vous jamais cru que le génie qui avait créé l’Élysée, et dans lequel Virgile vous a donné la première place, dût être un jour un titre d’exclusion, et que l’on taxerait d’orgueil l’essor de l’imagination et de l’esprit, que vous aviez cherché à exalter par des fictions propres à encourager les grands talents ? Ainsi nous avons vu dans notre siècle, Voltaire descendre au Tartare, et saint Labre monter dans l’Élysée. Et vous, philosophes, qui aviez cherché à perfectionner la raison de l’homme, en associant la religion à la philosophie, avez-vous pu soupçonner que le premier sacrifice qu’on dût lui faire, fût celui de la raison elle-même, et de la raison toute entière ? C’est cependant ce qui est arrivé, et ce que verront encore longtemps les siècles qui nous suivront. Celui qui croira, nous dit la religion chrétienne, celui-là seul sera sauvé : donc celui qui ne croira pas, sera condamné et livré aux Furies. Or, le philosophe ne croit point mais juge et raisonne ; et cependant celui qui raisonne ne mérite pas des supplices éternels : autrement la Divinité serait coupable d’avoir tendu dans la raison elle-même un piége à l’homme, et de lui avoir caché la vérité dans les rêves du délire et dans ce merveilleux que la saine raison réprouve. Mais non, tout ce qui tue la raison ou la dégrade est un crime aux yeux de la Divinité ; car elle est la voix de Dieu même. Quant aux législateurs qui ont cherché dans la religion un moyen de resserrer les liens de la vie sociale, et de rappeler l’homme aux devoirs sacrés de la parenté et de l’humanité, je pourrais leur demander s’ils se seraient attendus qu’il y aurait une initiation, dont le chef dirait à ses sectateurs : « Croyez-vous que je sois venu apporter la paix sur la Terre ? Non, je vous assure, mais la division ; car désormais, s’il se trouve cinq personnes dans une maison, elles seront divisées les unes contre les autres ; trois contre deux, et deux contre trois. Le père sera divisé avec le fils, le fils avec le père, la mère avec la fille, la fille avec la mère, la belle-fille avec la belle-mère, et la belle-mère avec la belle-fille. » Cette horrible morale n’a été que trop malheureusement prêchée par nos prêtres durant la révolution. Ils ont porté la division dans toutes les familles, et intéressé à leur cause ou plutôt à leurs vengeances tous ceux qui par leurs écrits, leur crédit, leur argent ou leurs armes ont pu les servir. Ils ont détaché de la patrie et de la cause de la liberté tous ceux qui ont été assez faibles pour prêter l’oreille à leurs discours séditieux. Ils ont fait souvent retentir leurs tribunes mensongères de ces terribles imprécations de leur maître : « Si quelqu’un vient à moi, et ne hait pas son père et sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » À combien de forfaits une pareille morale n’ouvre-t-elle pas la porte ! L’Église, durant la révolution, a été l’arsenal de tous les crimes, et la religion elle-même en avait préparé les germes dans sa doctrine exclusive et intolérante. Lorsqu’on établit pour maxime fondamentale d’une institution qu’il faut lui sacrifier tout ce que la Nature et la société nous offrent de plus cher, les familles et les sociétés voient tout-à-coup se dissoudre leurs liens dès que l’intérêt du prêtre, que l’on confond toujours avec celui des dieux, le commande. De toutes les morales, la plus sacrée est la morale publique, et les législateurs n’ont imaginé la morale religieuse que pour fortifier la première. La seule excuse de l’invention des religions, c’est qu’elles sont, dit-on, nécessaires au maintien de la société : donc la religion qui s’en isole, qui s’élève au dessus d’elle, qui se met en rébellion contre ses lois, et qui y met les citoyens, cette religion est un fléau destructeur de l’ordre social ; il faut en délivrer la Terre. Le catholicisme est dans ce cas, et le chef de cette secte regarde comme ses plus fidèles agents ceux qui sont armés contre la patrie. Ce sont là ses ministres chéris ; eh bien ! il faut les lui renvoyer, comme la peste à sa source. L’obéissance aveugle à un chef d’ennemis, quoiqu’il porte le nom de chef de l’Église, est un crime de lèse-nation ; et cette obéissance, la religion la commande. En examinant bien la série des révoltes des prêtres catholiques et romains contre l’autorité nationale, on se convaincra aisément qu’elle n’est pas un simple abus, mais une conséquence nécessaire de l’organisation hiérarchique de cette religion. C’est elle qui est mauvaise ; c’est donc elle qu’il faut changer ou détruire. Ménageons le peuple trompé, mais point de grâce à ceux qui le trompent : le métier d’imposteur doit être proscrit d’une terre libre. Qu’on se rappelle les maux que cette religion a faits par ses ministres et ses pontifes, et les désordres qu’elle a introduits dans les divers empires par la résistance de ces prêtres à l’autorité légitime, et l’on verra que ce qui arrive de nos jours, n’est pas un écart momentané et un abus de quelques hommes, mais l’esprit de l’Église, qui veut partout dominer, et qui trouve dans la doctrine de son Évangile le fondement même de son ambition à côté des maximes d’humilité. C’est là qu’on remarque ces mots : « Tout ce que vous aurez lié sur la Terre sera lié dans le Ciel ; et tout ce que vous aurez délié sur la Terre sera aussi délié dans le Ciel. » Le Ciel obéit donc aux volontés du prêtre, et le prêtre à son ambition, parce qu’il est un homme qui a toutes les passions des autres hommes. Jugeons par-là de l’étendue de ses prétentions et de l’empire qu’il s’arroge ici-bas. Aussi était-ce le prêtre qui posait la couronne sur la tête des rois, et qui déliait les peuples du serment de fidélité. Nos anciens druides en faisaient autant. C’est cette puissance colossale qu’ils regrettent aujourd’hui, et c’est au nom de la religion qu’ils la réclament, dussent-ils ne la relever que sur les cendres fumantes de l’Univers. Mais, je l’espère, cette puissance va finir comme tous les fléaux qui n’ont qu’un temps, et elle ne laissera après elle, comme la foudre, qu’une odeur infecte. Je ne parlerai pas des dogmes qui ne contiennent qu’une absurdité en morale, tels que le précepte de l’humilité chrétienne. Sans doute l’orgueil est un vice et une sottise, mais le mépris qu’on a de soi-même n’est pas une vertu. Quel est l’homme de génie qui par humilité peut se croire un sot, et qui s’efforcera, pour plus grande perfection, de le persuader aux autres ? Quel est l’homme de bien qui concevra de lui-même l’opinion qu’on doit avoir d’un fripon, et toujours par humilité ? Le précepte est absurde, par cela même qu’il est impossible de porter aussi loin l’illusion. La Nature a voulu que la conscience de l’homme de bien fût la première récompense de sa vertu, et que celle du méchant fût le premier supplice de ses crimes. C’est pourtant à cette humilité qu’on promet l’Élysée, à cette humilité qui rétrécit le génie, et qui étouffe le germe des grands talents ; qui, déguisant à l’homme ses véritables forces, le rend incapable de ces généreux efforts qui lui font entreprendre de grandes choses pour sa gloire et pour celle des empires qu’il défend ou qu’il gouverne. Comment direz-vous au héros vainqueur des rois ligués contre la France, qu’il sera plus grand aux yeux de la Divinité s’il vient à bout de se persuader à lui-même qu’il ne vaut pas les généraux qu’il a vaincus ? Il aura sans doute la modestie qui est le caractère des grands talents, mais il n’aura pas cette humilité de capucin, que prêche la religion chrétienne, la seule initiation où l’on se soit avisé de faire l’apothéose de la pusillanimité, qui empêche l’homme de sentir ce qu’il vaut, et qui le dégrade à ses propres yeux ; car l’humilité chrétienne, si elle n’est pas la modestie, n’est qu’une absurdité ; et si elle n’est que la modestie, elle rentre dans la classe des vertus dont toutes les philosophies anciennes ont recommandé la pratique.

Il en est de même du précepte de l’abnégation de soi-même, si fort recommandée par cette religion ; précepte dont je suis encore embarrassé de deviner le sens. Veut-on dire que l’homme doit renoncer à sa propre opinion quand elle est sage, à son bien-être, à ses désirs naturels et légitimes, à ses affections, à ses goûts, à tout ce qui contribue à faire ici-bas son bonheur par les jouissances honnêtes, pour s’anéantir dans une apathie religieuse ? Ou bien conseille-t-on à l’homme de renoncer à l’usage de toutes ses facultés intellectuelles, pour se livrer aveuglément à la recherche de vertus chimériques, aux élans de la contemplation, et aux exercices d’une vie religieuse, aussi pénible pour nous, qu’infructueuse pour les autres ? Mais laissons aux docteurs de cette secte le soin d’expliquer ce précepte d’une morale aussi énigmatique ; n’examinons point dans ces dogmes ce qui est simplement absurde, mais ce qui est infiniment dangereux dans ses conséquences et funeste aux sociétés.

Est-il un dogme plus détestable que celui qui constitue chaque citoyen censeur amer de la conduite de son voisin, et qui lui ordonne de le regarder comme un publicain, c’est-à-dire, comme un homme digne de l’exécration des autres, toutes les fois qu’il n’obéit pas aux conseils que lui donne la charité chrétienne, souvent la plus mal entendue ? C’est cependant ce qui est enseigné dans ces livres merveilleux qu’on nomme évangiles, où l’on nous enjoint de reprendre notre frère, d’abord seul et sans témoins ; s’il ne vous écoute pas, de le dénoncer à l’Église, c’est-à-dire, au prêtre ; et s’il n’écoute pas l’Église, de le traiter comme un païen et comme un publicain. Combien de fois n’a-t-on pas cruellement abusé de ce conseil dans les persécutions, soit secrètes, soit publiques, exercées au nom de la religion et de la charité chrétienne, contre ceux à qui il est échappé quelques faiblesses, ou plus souvent encore contre ceux qui ont eu assez de philosophie pour s’élever au-dessus des préjugés populaires ! C’est ainsi que l’amour pour la religion, et qu’un prosélytisme mal entendu, rendent l’homme religieux l’espion des défauts d’autrui. Sous prétexte de gémir sur les faiblesses des autres, on les publie, on les exagère, on est médisant et calomniateur par charité ; et les crimes souvent qu’on impute à autrui ne sont que des actes de sagesse et de raison que l’on travestit sous les noms les plus odieux. Que j’aime bien mieux ce dogme de Fo, qui recommande à ses disciples de ne pas s’inquiéter des fautes des autres ! Ce précepte tient à la tolérance sociale, sans laquelle les hommes ne peuvent vivre ensemble heureux. Le Chrétien, au contraire, est intolérant par principe de religion, et c’est de cette intolérance, je dirais constitutionnelle dans l’organisation de cette secte, que sont sortis tous les maux que le christianisme a faits aux sociétés. L’histoire de l’Église, depuis son origine jusqu’à nos jours, n’est que le tableau sanglant des crimes commis contre l’humanité au nom de Dieu, et les deux Mondes ont été et seront encore longtemps tourmentés par les accès de cette rage religieuse, qui prend sa source dans le dogme de l’Évangile, qui veut qu’on force d’entrer dans l’Église celui qui s’y refuse : de là sont partis les massacres de la Saint-Barthélemy, ceux des habitants du Nouveau-Monde : de là a été lancée la torche qui a allumé les bûchers de l’Inquisition. Il suffit, pour prouver combien cette secte est horrible, de la peindre telle qu’elle s’est toujours montrée, depuis Constantin, où elle commença à être assez puissante pour persécuter, jusqu’à l’affreuse guerre de la Vendée, dont les étincelles se rallumeraient encore si les victoires des républicains et leur amour pour l’humanité ne comprimaient en ce moment ce feu caché sous le manteau du prêtre.

Sans la journée si nécessaire du 18 fructidor, le soleil eût éclairé des forfaits encore plus grands et plus de massacres commis au nom de Dieu par les prêtres, que tous ceux dont l’Histoire ait donné le spectacle affreux. Et l’on s’obstine à vouloir une religion et des prêtres ! Sans les mesures prises contre eux, nos prêtres auraient fait oublier les sanglants effets de la rabia papale, qui dans le schisme d’Occident, au quatorzième siècle, fit égorger cinquante mille malheureux ; les massacres de la guerre des Hussites, qui coûta à l’humanité cent cinquante mille hommes ; ceux de l’Amérique, où plusieurs millions de ses habitants furent égorgés, par cela seul qu’ils n’étaient que des hommes, et qu’ils n’étaient pas Chrétiens ; ils eussent fait oublier la Saint-Barthélemy et l’affreuse Vendée, car ils voulaient se surpasser eux-mêmes en scélératesse. Sortis des montagnes de la Suisse, comme autant de bêtes féroces, ils se répandaient déjà en France pour y porter partout le carnage et la mort au nom du Dieu de paix. Mais le génie de la liberté s’est élevé encore une fois, et a repoussé ces monstres dans leurs repaires, où ils méditent de nouveaux crimes, et toujours pour le plus grand honneur de Dieu et de la sainte religion, qui frappe d’un arrêt de mort tout ce qui ne fléchit pas le genou devant leur orgueilleuse puissance. Qui n’est pas pour moi, dit le législateur, est contre moi, et tout arbre qui ne produit pas de bon fruit, doit être coupé et jeté au feu.

Voilà quels sont les résultats de cette morale, qu’il plaît à quelques-uns d’appeler morale divine, comme s’il en existait de divine autre que la morale naturelle. Je dirai, comme leur Évangile, c’est par ses fruits que nous devons la juger. Sans doute, comme nous l’avons observé, leurs livres sacrés renferment plusieurs principes de morale que la saine philosophie doit avouer. Mais ces maximes ne leur appartiennent point en propre ; elles sont antérieures à leur secte, et se retrouvent dans toutes les morales philosophiques et religieuses des autres peuples. Ce qui leur appartient exclusivement, ce sont plusieurs maximes absurdes ou dangereuses dans leurs conséquences ; et je ne crois pas qu’on soit tenté de leur envier une pareille morale. Je m’attache ici surtout à combattre un préjugé assez généralement reçu ; savoir : que si les dogmes du christianisme sont absurdes, la morale est bonne ; c’est ce que je nie, et c’est ce qui est faux quand on entend par morale chrétienne, celle qui appartient exclusivement aux Chrétiens, et qu’on ne donne pas cette dénomination à la morale qui est connue sans eux, avant eux, et qu’ils n’ont fait qu’adopter, ou plutôt défigurer en la mêlant à des préceptes ridicules et à des dogmes extravagants. Encore une fois, tout ce qui est bon n’est point à eux, et tout ce qui est mauvais ou ridicule dans leur morale leur appartient, et c’est la seule morale qu’on puisse proprement dire être particulière aux Chrétiens : encore pourrait-on trouver sa source ou son parallèle dans celle des fakirs de l’Inde.

Et c’est ici un des grands inconvénients des religions, de confondre toutes les notions naturelles du juste et de l’injuste, des vertus et des crimes, en introduisant dans la morale, sous le nom de religion, des vertus et des vices inconnus dans le code de la Nature. Ainsi les Formosans, qui mettent au nombre des crimes dignes du Tartare le larcin, le meurtre et le mensonge, y mettent aussi celui de manquer d’aller nu dans les temps marqués ; le Catholique y mettait celui d’y aller, même une fois. Boire du vin est un crime en Turquie ; en Perse, c’était un péché de souiller le feu. C’en est un pour un Buharien de dire que Dieu est dans le Ciel. Cette confusion, les Chrétiens l’ont introduite dans leur morale, en créant des vices et des vertus qui n’existent que dans leur système religieux, et auxquels ils ont attaché des peines et des récompenses éternelles. Leurs docteurs ont multiplié les crimes à l’infini, et ouvert à l’âme mille routes vers le Tartare. Chez eux, tout péché réputé mortel tue l’âme et la dévoue aux vengeances éternelles d’une Divinité impitoyable ; et l’on sait combien le nombre des péchés mortels est grand dans leur code pénal des consciences. L’enfant qui naît est voué au Tartare si on ne lui verse de l’eau sur la tête. Il n’est presque pas d’action, de désir, de pensée, en fait d’amour, qui ne soit qualifié de péché mortel. Il n’est presque pas de pratique commandée par l’Église dont l’inobservance ne soit un péché digne du Tartare ; en sorte que la mort environne de toutes parts notre âme, pour peu que nous ayons de tempérament et de raison ; et voilà cette religion qui, dit-on, console l’homme ? Celui qui se permet de manger de la viande les jours consacrés à Vénus et à Saturne, à chaque semaine planétaire, car les Chrétiens tiennent encore au culte des planètes, tant ils sont ignorants ; celui qui en mange durant les quarante jours qui précédent la pleine Lune qui suit l’équinoxe du printemps, est condamné aux supplices de l’enfer. Celui qui manque plusieurs fois de suite la messe le jour du Soleil ou le dimanche, donne aussi la mort à son âme. Celui qui suit le désir impérieux de la Nature, qui tend à sa reproduction, est précipité dans le Tartare s’il n’obtient la permission du prêtre, qui a renoncé au mariage légitime pour vivre dans le concubinage, et qui aujourd’hui encore frappe d’anathème les mariages que la loi avoue, quand le sceau de la religion ou plutôt de la rébellion n’y a pas été imprimé par le prêtre réfractaire aux lois de sa patrie. Voilà ce qu’on appelle de nos jours la morale religieuse, indispensable au maintien des sociétés ; car il faut une religion.

N’être pas exact à manger Dieu dans sa métamorphose en gaufre sacrée, au moins une fois l’an, ou rire des sots qui, agenouillés et bouche béante, reçoivent de la main d’un charlatan le dieu Pain, destiné bientôt à devenir le dieu Sterculus, qui va descendre dans les lieux bas de la Terre ; ne pas aller confier ses fredaines amoureuses à un prêtre usé de débauche, et qui tend des pièges à la chasteté et à l’innocence ; voilà des crimes qui, dans le système des Catholiques, sont dignes de la mort éternelle, et le Tartare n’a pas assez de supplices pour punir un mépris aussi marqué de toute religion : voilà ce que, dans le système religieux, on appelle des forfaits ; voilà ce qu’on punit aux enfers, c’est-à-dire, qu’on y punit l’homme qui a eu assez de sens commun pour rire des sottises d’autrui ; et tandis que la crédulité et l’imposture mènent droit à l’Élysée, la sagesse et la raison nous précipitent dans le Tartare. Et qu’on remarque qu’il ne s’agit pas ici de simples conseils évangéliques donnés aux âmes privilégiées ; c’est le droit commun par lequel sont rigoureusement régis tous les fidèles. Voilà ce qu’on appelle la religion de ses pères, dans laquelle on veut vivre et mourir, et sans laquelle il n’y a plus d’ordre à attendre ni de bonheur pour les sociétés. Le grand crime de la révolution est d’avoir voulu renverser ce grand édifice d’imposture, à l’ombre duquel tous les abus et tous les vices ont tranquillement régné.

Voilà ce qui a armé le fanatisme contre la liberté républicaine ; voilà la source première de tous nos malheurs ; enfin voilà la religion des honnêtes gens, c’est-à-dire, de ceux qui n’en eurent jamais aucune, et qui ne voient dans ce nom qu’un mot de ralliement pour tous les crimes.

Le même génie qui a abusé de la dénomination de crimes en la donnant aux actions les plus simples et les plus innocentes, a créé des vertus chimériques, qui se sont placées sur la même ligne que les vertus réelles, et qui ont souvent obtenu sur elles la préférence, comme nous l’avons déjà observé plus haut : de là est née une confusion de toutes choses qui a perverti la véritable morale, et qui lui en a substitué une factice sous le nom de morale chrétienne. Bientôt le peuple a cru que des actes de dévotion étaient des vertus, ou qu’ils pouvaient en tenir lieu ; il s’est dispensé des vertus sociales dès qu’il a cru qu’il lui suffisait d’avoir les vertus religieuses : ainsi la morale religieuse a détruit la morale naturelle.

C’est à leurs bonzes que les Chinois attribuent la dégradation de l’ancienne morale chez eux. Ce sont les bonzes qui ont substitué des pratique superstitieuses à l’accomplissement des véritables devoirs. Le peuple ajouta foi à ces séducteurs, qui leur faisaient espérer tous les degrés de bonheur pour ce Monde et pour l’autre. Il se livra à leurs prestiges, disent les Chinois, et il a cru par là tous ses devoirs accomplis. Combien de gens parmi nous, qui, parce qu’ils sont exacts à entendre la messe et à se confesser, se croient affranchis des devoirs qu’impose la morale publique et la vie sociale ! Combien qui, parce qu’ils sont fidèles aux prêtres, se croient dispensés de l’être à leur patrie, d’en respecter les magistrats, et à qui les prêtres même feraient un crime de leur obéissance aux lois de leur pays, tant il est facile de dénaturer la morale au nom de la religion ! On dira encore que ce n’est là qu’un abus de la religion chez le peuple, et qui n’a lieu que dans la classe la moins instruite. Cela peut être ; mais cette classe est la plus nombreuse, et c’est celle-là même pour qui, dit-on, il faut une religion, et conséquemment celle qui en abuse. Mais non, ce n’est pas seulement le peuple qui prend des actes religieux pour des vertus ; les chefs même des sociétés en ont souvent fait autant. Les évêques de Mingrelie sont journellement en fêtes, et passent leur vie en repas de débauche, en revanche ils s’abstiennent de manger de la chair certains jours, et se croient par-là dispensés de toutes les vertus. Ils pensent qu’en offrant de l’or ou de l’argent à quelque image, leurs péchés sont effacés. L’avant-dernier de nos rois, et le plus crapuleux de tous, était naturellement religieux, et entendait fort exactement la messe. Louis XI commettait tous les crimes sous la protection d’une petite image de la Vierge.

Les Chrétiens d’Arménie mettent toute leur religion dans le jeûne. Nos paysans s’enivrent en sortant de la messe, et le dimanche ne se soutient que par l’immoralité et par les réunions de débauche et de plaisirs. Les Persans regardent la pureté légale comme la partie la plus importante de leur culte. Ils ont toujours à la bouche cette maxime de leur prophète : « La religion est fondée sur la netteté, et la moitié de la religion c’est d’être bien net. » Dans la religion musulmane, on est réputé fidèle quand on tient ses vêtements et son corps purs ; quand on est exact à faire cinq fois par jour ses prières, à jeûner le mois Ramazan, et quand on fait le voyage de la Mecque.

Mallet, dans son histoire de Danemarck, observe avec raison qu’en général les hommes ne regardent la morale que comme la partie accessoire des religions. On a introduit dans la religion des Chrétiens la distinction absurde des vertus humaines et des vertus religieuses ; et c’est toujours à ces dernières, qui ne sont que des vertus chimériques, que l’on a donné la préférence. Les Scipion, les Caton, les Socrate, n’avaient que des vertus humaines, et les grands hommes du christianisme avaient les vertus religieuses. Et quels sont ces grands-hommes, ces héros du christianisme, qu’on nous propose pour modèles ? Pas un homme recommandable par des vertus véritablement sociales, par son dévouement pour la chose publique, par des découvertes utiles, par ces qualités privées qui caractérisent un bon père, un bon époux, un bon fils, un bon frère, un bon ami, un bon citoyen ; ou si par hasard il a une de ces vertus, elles ne sont que l’accessoire de son éloge. Ce qu’on loue en lui, ce sont des austérités, des abstinences, des mortifications, des pratiques pieuses ou plutôt superstitieuses ; un grand zèle pour la propagation de sa folle doctrine, et un oubli de tout pour suivre sa chimère. Voilà ce qu’on nomme les Saints ou les parfaits de cette secte. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la vie de ces prétendus Saints, pour être convaincu de cette vérité. Que sont-ils en effet pour la plupart ? Des enthousiastes, des fanatiques ou des imbéciles qui à force de religion, ont abjuré le sens commun, et qui, comme les fakirs de l’Inde, dont ils étaient disciples, en ont imposé au peuple par des tours de force, tels que ceux de ce Siméon le stylite, qui se tint debout sur un pied et resta ainsi perché pendant vingt années sur le haut d’une colonne, et qui crut par ce moyen arriver plus tôt au Ciel ? Je rougirais de rappeler ici un plus grand nombre d’exemples des vertus sublimes dont l’on a fait l’apothéose chez les Chrétiens. J’imite ceux qui auront la curiosité et le loisir de parcourir les légendes de ces héros du christianisme, à se munir de patience, et je les défie d’en citer un ou deux dont les vertus prétendues puissent soutenir l’examen, je ne dis pas d’un esprit philosophique, mais d’un homme de bon sens.

C’est ainsi que tout s’est trouvé déplacé dans la morale, et que les ridicules et les actions les plus extravagantes ont usurpé la place des vertus réelles, tandis que les actions les plus innocentes ont été travesties en crimes ; et de là, quelle confusion dans les idées de bien et de mal moral ! Si celui qui donne naissance à un homme sans en obtenir la permission du prêtre, qui lui-même n’en demande à personne et ne prend conseil que du besoin, devient aussi coupable que celui qui le détruit par le fer ou le poison, l’amour et l’homicide sont donc également des crimes aux yeux de la nature, de la raison humaine et de la justice divine ? Si l’homme qui a mangé de la viande, ou même qui n’a pas jeûné le jour de Vénus qui précède la fête équinoxiale du Soleil du printemps, est condamné au Tartare pour y souffrir éternellement à côté de celui qui a percé le sein d’un père ou d’une mère, manger certains aliments en certains jours est donc un crime comme le parricide ? Car l’un et l’autre est un péché qui donne la mort à l’âme et qui mérite des supplices éternels. Ne sent-on pas que cette association bizarre de ridicules et de vertus, de jouissances que permet la Nature et de crimes qu’elle proscrit, tourne nécessairement au détriment de la morale, et le plus souvent expose l’homme religieux à prendre le change lorsqu’on lui présente confondues sous les mêmes couleurs des choses aussi distinctes dans leur nature ? C’est alors qu’on se forme une conscience fausse, qui conçoit des scrupules aussi grands pour l’infraction d’un précepte absurde, que s’il s’agissait d’enfreindre la loi la plus inviolable et la plus sacrée pour tout homme probe et vertueux.

Du dogme ou de la croyance aux récompenses et aux peines de l’autre vie, il n’en devrait résulter qu’une conséquence, la nécessité de vivre vertueux ; mais on ne s’est pas borné là : on a imaginé qu’on pourrait éviter les punitions et mériter les récompenses de la vie future par des pratiques religieuses, par des pèlerinages, des austérités, qui certes ne sont pas des vertus : de là il arrive que l’homme attache autant d’importance à des pratiques superstitieuses et puériles, qu’il en devrait attacher à des vertus réelles et aux qualités sociales. D’ailleurs, la multiplicité des devoirs qu’on lui impose en affaiblit le lien, et souvent le force à se méprendre. S’il n’est pas éclairé, il se trompe presque toujours, et il mesure les choses sur le degré d’importance qu’on a paru y mettre ; il est à craindre surtout que le peuple (car c’est le peuple qui est religieux), quand il a une fois franchi la ligne des devoirs qu’il regarde comme sacrés, n’étende le mépris qu’il a fait d’une prohibition injuste et ridicule sur une autre qui ne l’est pas, et qu’il ne confonde dans la même infraction les lois dont le législateur a commandé l’observation sous les mêmes peines, et qu’il se croie dispensé des vertus qu’on appelle humaines, c’est-à-dire des véritables vertus, parce qu’il a abandonné les vertus religieuses qui avaient un caractère sacré, c’est-à-dire de véritables chimères. Il a sans doute lieu de penser que celui qui lui a interdit comme un crime ce que le besoin impérieux de la Nature commande et semble légitimer, ne l’ait également trompé en défendant ce que la morale naturelle condamne ; et que si les feux de l’amour ne sont pas des forfaits, ceux de la colère n’aient des effets également innocents, puisque le tempérament les allume tous les deux. Il est à craindre que la défense que l’on fait à l’homme de dérober le pain d’autrui en tout temps, lors même que le besoin le presse, ne lui paraisse aussi contraire aux droits que lui donne la Nature, qui a abandonné à tous les hommes la terre et ses productions ; que celle qu’on lui fait de manger le sien en certains jours, quoique la faim le lui commande, est contraire au bon sens et souvent à la santé. Il viendra peut-être à penser que les menaces de l’enfer, faites contre le premier crime, ne sont pas plus réelles que celles qui ont pour objet le second, attendu que le législateur et le prêtre qui trompent sur un point peuvent bien tromper sur deux. Comme on ne lui a pas permis de raisonner sur la légitimité des défenses qu’on lui a faites, et sur la nature des devoirs qu’on lui a imposés, et qu’il n’a d’autre règle qu’une foi aveugle, dès qu’il cesse d’être crédule, il cesse presque toujours d’être vertueux, parce qu’il n’a jamais fait usage du flambeau de la raison pour éclairer sa marche et sa conduite, et qu’on l’a toujours accoutumé à chercher ailleurs que dans son propre cœur les sources de la justice et de la morale. Dès qu’une fois le peuple ne croit plus à l’enfer, il ne croit plus à la morale qu’on avait appuyée sur cette crainte ; et il cesse d’y croire quand, dans chaque action la plus innocente et la plus naturelle, on lui présente un crime. Comme il doit être damné éternellement pour avoir violé les préceptes ridicules des prêtres, il lui importe peu d’observer les autres devoirs que lui impose le législateur, puisque déjà l’arrêt de mort est prononcé contre lui, et que l’enfer l’attend comme une proie qui ne peut lui échapper.

Je sais qu’on va me répondre que cet arrêt n’est pas irrévocable, et que la religion a placé l’espérance dans le repentir, dans la confession du crime et dans la clémence divine, qui, docile à la voix du prêtre, absout le coupable et l’affranchit du remords. J’avoue que c’est là un remède inventé par les mystagogues anciens contre le désespoir ; mais je soutiens que le remède est pire que le mal, et que le peu de bien que l’initiation pouvait produire a été détruit par ces nouveaux spécifiques, accrédités par le charlatanisme religieux.

Ces cérémonies expiatoires, destinées à faire oublier aux dieux les crimes des hommes, firent que les coupables eux-mêmes les oublièrent bientôt, et le remède, placé si près du mal, dispensa du soin de l’éviter. On salissait volontiers la robe d’innocence quand on avait près de soi l’eau lustrale qui devait la purifier, et quand l’âme, sortant des bains sacrés, reparaissait dans toute sa pureté primitive. Le baptême et la pénitence, qui est un second baptême chez les Chrétiens, produisent cet effet merveilleux. Aussi voyons-nous tant de Chrétiens qui se permettent tout, parce qu’ils en sont quittes pour aller à confesse, et pour manger ensuite la gaufre sacrée. Une fois qu’ils ont obtenu du prêtre leur absolution, ils croient pouvoir prétendre à cette noble confiance qui caractérise l’homme sans reproches.

Les Madegasses pensent que, pour obtenir le pardon de leurs fautes, il suffit de tremper une pièce d’or dans un vase rempli d’eau, et d’avaler ensuite l’eau. C’est ainsi que la religion, sous prétexte de perfectionner l’homme, lui a fourni un moyen d’étouffer le remords que la Nature a attaché au crime, et qu’elle l’a encouragé dans ses écarts en lui laissant l’espoir de rentrer quand il veut dans son sein, et de se ressaisir des flatteuses espérances qu’elle donne, pourvu qu’il remplisse certaines formalités religieuses.

Le sage Socrate l’a bien senti, lorsqu’il nous a peint l’homme injuste, qui se rassure contre la crainte des supplices du Tartare en disant qu’on trouve dans l’initiation des moyens sûrs pour s’en affranchir. On nous effraie, dit l’apologiste de l’injustice, par la crainte des supplices de l’enfer. Mais qui ignore que nous trouvons un remède à cette crainte dans les initiations ? qu’elles sont pour nous d’une ressource merveilleuse, et qu’on y apprend qu’il y a des dieux qui nous affranchissent des peines dues au crime ? Nous avons commis des injustices, sans doute, mais elles nous ont procuré de l’argent. On nous dit que les dieux se laissent gagner par des prières, des sacrifices et des offrandes. Eh bien ! les fruits de nos vols nous fourniront de quoi les apaiser. Que d’établissements religieux, que de temples ont dû leur fondation, du temps de nos pères, à une semblable opinion ! Que d’édifices sacrés qui tirent leur origine de grands crimes qu’on a cherché par là à effacer dès l’instant que des brigands décorés ou enrichis se sont crus libres envers la Divinité, en partageant avec ses prêtres les dépouilles des malheureux ! C’est ainsi qu’ils ont prétendu faire perdre le souvenir de leurs forfaits parmi les hommes, par des dotations pieuses qu’ils ont cru propres à les faire oublier aux dieux même qui en devaient être les vengeurs. Ce n’est plus alors un brigand chez les Chrétiens.

« Si l’on vient à chercher pour quel secret mystère

Alidor à ses frais bâtit un monastère….

C’est un homme d’honneur, de piété profonde,

Et qui veut rendre à Dieu ce qu’il a pris au monde. »

(BOILEAU, Satires, 9, v. 163.)

Nos premiers rois fondèrent un grand nombre d’églises et de monastères pour effacer leurs crimes ; car on croyait que la justice chrétienne consistait à élever des temples et à nourrir des moines, dit l’abbé Velly.

Toutes les religions ont eu leurs lustrations, leurs expiations et leurs indulgences, dont l’effet prétendu était de faire oublier aux dieux les crimes des mortels, et conséquemment d’encourager ceux-ci à en commettre de nouveaux, en affaiblissant la crainte que pouvait leur inspirer la fiction du Tartare.

Orphée, qui s’était saisi de toutes les branches du charlatanisme religieux, afin de conduire plus sûrement les hommes, avait imaginé des remèdes pour l’âme et pour le corps qui avaient à peu près autant d’efficacité les uns que les autres ; car on pouvait ranger alors sur la même ligne les médecins du corps et ceux de l’âme, Orphée et Esculape. Les ablutions, les cérémonies expiatoires, les indulgences, les confessions et les Agnus dei, etc. sont en morale ce que sont les talismans en médecine. Ces deux spécifiques, sortis de la même fabrique, n’en imposent plus qu’aux sots : la foi seule peut leur donner de la vogue. Orphée passait chez les Grecs pour avoir inventé les initiations, les expiations des grands crimes, et trouvé le secret de détourner les effets de la colère des dieux, et de procurer la guérison des maladies. La Grèce était inondée d’une foule de rituels qui lui étaient attribués ainsi qu’à Moïse, et qui prescrivaient la forme de ces expiations. Pour le malheur de l’humanité, on persuada non-seulement à des particuliers, mais à des villes entières qu’on pouvait se purifier de ses crimes, et s’affranchir des supplices dont la Divinité menaçait les coupables, par des sacrifices expiatoires, par des fêtes et des initiations ; que la religion offrait ces ressources aux vivants et aux morts dans ce qu’on appelait telètes ou mystères : de là vint que les prêtres de Cybèle, ceux d’Isis, les orphéotelètes, comme nos capucins et nos religieux mendiants, se répandirent parmi le peuple pour en tirer de l’argent, sous prétexte de l’initier et de le sauver du fatal bourbier ; car le peuple est toujours la pâture des prêtres, et sa crédulité leur plus riche patrimoine.

Nous voyons dans Démosthène, que la mère d’Eschine vivait de ce métier, et qu’elle en joignait les petits profits à ceux de ses prostitutions. Théophraste peignant le caractère du superstitieux, nous le représente tel que nos dévots scrupuleux, qui vont souvent à confesse. Il nous dit qu’il est fort exact à visiter, sur la fin de chaque mois, les prêtres d’Orphée, qui l’initient à leurs mystères ; qu’il y mène sa femme et ses enfants.

On trouve à la porte de la mosquée d’Aly, à Meseched- Aly, des derviches qui offrent leurs prières aux pèlerins pour une petite somme d’argent. Ils épient surtout le pauvre crédule et superstitieux, pour lui vider sa bourse au nom de la Divinité : nos diseurs d’évangiles en font autant. Ils récitent des évangiles, en Orient, sur la tête d’un Musulman malade, pourvu qu’il les paie ; car les Orientaux, dans leurs maladies, s’adressent aux Saints de toutes les religions.

L’invocation d’Omyto, chez les Chinois, suffit pour purifier les plus grands crimes : de là vient que les Chinois de la secte de Fo ont continuellement dans la bouche ces mots : O-myto-Fo ! au moyen duquel ils peuvent racheter toutes leurs fautes ; ils se livrent ensuite à leurs passions, parce qu’ils sont sûrs de laver toutes leurs taches au même prix. Je suis étonné que le jésuite missionnaire qui raconte ces faits, n’ait pas remarqué que le O bone Jesu ! et le bon peccavi avaient à-peu-près chez nous la même vertu. Mais Jupiter nous a tous créés besaciers, dit le bon Lafontaine.

C’est ainsi que les Indiens sont persuadés que quand un malade meurt en ayant dans la bouche le nom de Dieu, et qu’il le répète jusqu’au dernier soupir, il va droit au Ciel, surtout s’il tient la queue d’une vache.

Les brames ne manquent pas de lire chaque matin l’histoire merveilleuse du Gosjendre Mootsjam, et l’on enseigne que celui qui lit tous les jours cette histoire reçoit le pardon de tous ses péchés. Il faut convenir qu’un scélérat est absous à bon marché. Ils ont certains lieux réputés saints, qui procurent la même rémission à ceux qui y meurent ou qui y vont en pèlerinage. Ils ont pareillement certaines eaux qui ont la vertu de purifier les souillures de l’âme : telles les eaux du Gange. N’avons-nous pas notre Jourdain et nos fonts baptismaux ?

Biache, un des interlocuteurs de l’Ezourvedam, dit qu’il y a dans le pays appelé Magnodechan, un lieu sacré où il suffit de faire quelque offrande pour délivrer ses ancêtres de l’enfer.

Les Indiens ont les opinions les plus extravagantes sur le petit arbrisseau appelé toulouschi : il suffit de le voir pour obtenir le pardon de ses péchés, de le toucher pour être purifié de toutes ses souillures.

Ce sont toutes ces opinions et toutes ces pratiques établies par les diverses religions et accréditées par les prêtres, qui, sous l’apparence de venir au secours de l’homme coupable, ont perverti la morale naturelle, la seule qui soit vraie, et qui ont détruit l’effet qu’on attendait des institutions religieuses, et surtout de la fable du Tartare et de l’Élysée ; car c’est affaiblir la morale que d’affaiblir la voix impérieuse de la conscience ; c’est surtout à la confession et aux vertus qu’on y attache qu’on doit faire ce reproche. La nature a gravé dans le cœur de l’homme des lois sacrées qu’il ne peut enfreindre sans en être puni par le remords : c’est là le vengeur secret qu’elle attache sur les pas du coupable. La religion étouffe ce ver rongeur lorsqu’elle fait croire à l’homme que la Divinité a oublié son crime, et qu’un aveu fait aux genoux du prêtre imposteur le réconcilie avec le Ciel qu’il a outragé. Et quel coupable peut redouter sa conscience quand Dieu même l’absout ?

La facilité des réconciliations n’est pas le plus sûr lien de l’amitié, et l’on ne craint guère de se rendre coupable quand on est toujours sûr de sa grâce. Le poète arabe, Abu Naovas, disait à Dieu : « Nous nous sommes abandonnés, Seigneur, à faire des fautes, parce que nous avons vu que le pardon suivait de près. » En effet, le remède qui suit toujours le mal empêche de le redouter, et devient un grand mal lui-même.

Nous en avons un exemple frappant dans le peuple qui va habituellement à confesse sans devenir meilleur. Il oublie ses fautes aussitôt qu’il est sorti de la guérite du prétendu surveillant des consciences. En déposant aux pieds du prêtre le fardeau des remords qui lui eût pesé peut-être toute sa vie, il jouit bientôt de la sécurité de l’honnête homme, et il s’affranchit du seul supplice qui puisse punir le crime secret. Que de forfaits n’a pas enfantés la funeste espérance d’un bon peccavi, qui doit terminer une vie souillée de crimes, et lui assurer l’immortalité bienheureuse ! L’idée de la clémence de Dieu a toujours contrebalancé la crainte de sa justice dans l’esprit d’un coupable, et la mort est le terme auquel il fixe son retour à la vertu, c’est-à-dire qu’il renonce au crime au moment où il va être pour toujours dans l’impuissance d’en commettre de nouveaux, et où l’absolution d’un prêtre va, dans son opinion, le délivrer des châtiments dus à ses anciens forfaits. Cette institution est donc un grand mal, puisqu’elle ôte un frein réel que la Nature a donné au crime pour lui en substituer un factice, dont elle-même détruit tout l’effet.

C’est à la conscience de l’honnête homme à récompenser ses vertus, et à celle du coupable à punir ses forfaits. Voilà le véritable Élysée, le véritable Tartare, créés par les soins de la Nature elle-même. C’est l’outrager que de vouloir ajouter à son ouvrage, et plus encore de prétendre absoudre un coupable et l’affranchir du supplice qu’elle lui inflige secrètement par la perpétuité des remords.

Les anciennes initiations avaient aussi leurs tribunaux de pénitence, où un prêtre, sous le nom de Koës, entendait l’aveu des fautes qu’il fallait expier. Un de ces malheureux imposteurs confessant le fameux Lysandre, le pressait par des questions imprudentes. Lysandre lui demanda s’il parlait en son nom ou au nom de la Divinité. Le Koës lui répondit que c’était au nom de la Divinité. Eh bien ! répartit Lysandre, retire-toi ; si elle m’interroge, je lui dirai la vérité. C’est la réponse que tout homme sage devrait faire à nos modernes Koës ou confesseurs, qui se disent les organes de la clémence et de la justice divine, si tant il est qu’un homme sage puisse se présenter à ces espions des consciences, qui se servent de la religion pour mieux abuser de notre faiblesse, tyranniser notre raison, s’immiscer dans nos affaires domestiques, séduire nos femmes et nos filles, tirer le secret des familles, et souvent les diviser pour s’en rendre les maîtres ou les dépouiller.

Au reste, les Anciens ne portaient pas aussi loin que nous l’abus de ces sortes de remèdes : il y eut certains crimes qu’ils privèrent du bienfait de l’expiation, et qu’ils livrèrent aux remords et à la vengeance éternelle de leurs dieux.

Rien de plus ordinaire, en effet, que de voir les Anciens donner à certains crimes l’épithète d’irrémissibles, et de crimes que rien ne saurait expier. On écartait des sanctuaires d’Éleusis les homicides, les scélérats, les traîtres à la patrie, et tous ceux qui étaient souillés de grands forfaits : d’où il résultait qu’ils étaient aussi exclus de l’Élysée et plongés dans le noir bourbier aux enfers. On établit des purifications pour l’homicide, mais pour l’homicide involontaire ou nécessaire. Les anciens héros, lorsqu’ils avaient commis un meurtre, avaient recours à l’expiation : après les sacrifices qu’elle exigeait, on répandait sur la main coupable l’eau destinée à la purifier, et dès ce moment ils rentraient dans la société et se préparaient à de nouveaux combats. Hercule se fit purifier après le meurtre des Centaures. Mais ces sortes d’expiations ne lavaient point toute espèce de souillure. Les grands criminels avaient à redouter toute leur vie les horreurs du Tartare, ou ne pouvaient réparer leurs crimes qu’à force de vertus et d’actions louables. Les purifications légales n’avaient point la propriété de rendre à tous les espérances flatteuses dont jouissait l’innocence. Néron n’osa se présenter au temple d’Éleusis : ses forfaits lui en interdisaient pour toujours l’entrée. Constantin, souillé de toutes sortes de crimes, teint du sang de son épouse, après des parjures et des assassinats multipliés, se présente aux prêtres païens pour se faire absoudre de tant d’attentats.

On lui répond que parmi les diverses sortes d’expiations, on n’en connaît aucune qui ait la vertu d’effacer autant de crimes, et qu’aucune religion n’offre des secours assez puissants contre la justice des dieux qu’il a outragés : et Constantin était empereur. Un des flatteurs du palais, témoin de son trouble et de l’agitation de son âme déchirée par le remords que rien ne peut apaiser, lui apprend que son mal n’est pas sans remède, qu’il existe dans la religion des Chrétiens des purifications qui expient tous les forfaits, de quelque nature et en quelque nombre qu’ils soient ; qu’une des promesses de cette religion est que quiconque l’embrasse, quelque impie et quelque scélérat qu’il soit, peut espérer que ses crimes seront aussitôt oubliés. Dès ce moment Constantin se déclare le protecteur d’une secte qui traite aussi favorablement les grands coupables. C’était un scélérat qui cherchait à se faire illusion et à étouffer ses remords. Si l’on en croit quelques auteurs, il attendit la fin de sa vie pour se faire baptiser, afin de se ménager près du tombeau une ressource qui lavât toutes les taches d’une vie toute entière flétrie par le crime. Ainsi Éleusis fermait ses portes à Néron ; les Chrétiens l’auraient reçu dans leur sein s’il se fût déclaré pour eux. Ils revendiquent Tibère au nombre de leurs protecteurs, et il est étonnant que Néron ne l’ait pas été. Quelle affreuse religion que celle qui met au nombre de ses initiés les plus cruels tyrans, et qui les absout de leurs crimes ! Quoi ! si Néron eût été Chrétien, et s’il eût protégé l’Église, on en eût fait un saint ! Pourquoi non ? Constantin, aussi coupable que lui, en est bien un. On récitait son nom à Rome dans la célébration des mystères des Chrétiens au neuvième siècle. Il y a eu plusieurs églises de son nom en Angleterre. C’est ce même saint Constantin qui fit bâtir à Constantinople un lieu de prostitution, dans lequel on avait ménagé tous les moyens de jouissance pour les débauchés. Voilà les saints qu’honore la religion chrétienne quand le crime, revêtu de puissance, lui prête son appui : la raison et la Nature n’auraient jamais absous Néron, la religion chrétienne l’eût absous s’il se fût fait baptiser ; car on sait que le baptême efface tous les forfaits, et rend la robe d’innocence à celui qui le reçoit. Sophocle, dans Œdipe, prétend que toutes les eaux du Danube et du Phase n’auraient pas suffi pour purifier les crimes de la famille de Laïus ; une goutte d’eau baptismale l’aurait fait. Quelle affreuse institution ! Il est des monstres qu’il faut abandonner aux remords et à l’effroi qu’inspire une conscience coupable. La religion qui calme les frayeurs des grands scélérats est un encouragement au crime, et le plus grand des fléaux en morale comme en politique : il faut en purger la Terre. Fallait-il donc faire les frais d’une initiation qui a coûté tant de larmes et de sang au Monde, pour enseigner aux initiés qu’un dieu est mort pour absoudre l’homme de tous les crimes, et lui préparer des remèdes contre les justes terreurs dont la Nature entoure le cœur des grands coupables ? Car c’est là, en dernière analyse, le but et le fruit de la mort du prétendu héros de cette secte. Il faut convenir que s’il y avait un Tartare, il devrait être pour des tels docteurs.