Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXIX/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII/3e voyage de Cook/Chapitre IV

Ménard et Desenne, fils (29p. 220-371).

CHAPITRE IV.

Opérations parmi les naturels de l’Amérique septentrionale. Découvertes faites le long de cette côte et de l’extrémité orientale de l’Asie jusqu’au cap Glacé, c’est-à-dire jusqu’au point où nous fûmes arrêtes au nord par les glaces. Retour aux îles Sandwich.

Le capitaine Cook mouilla le 31 mars dans le port dont on vient de parler.

« Une multitude de pirogues, dit-il, environnèrent les vaisseaux toute la journée ; les échanges commencèrent entre les naturels et nous, et l’honnêteté la plus rigoureuse présida à ce commerce. Ils offrirent de nous vendre des peaux de différens quadrupèdes, des ours, des loups, des renards, des daims, des ratons, des putois, des martres, et en particulier des loutres de mer, qu’on trouve aux îles situées à l’est du Kamtchatka. Outre ces peaux dans leur état naturel, ils nous apportèrent aussi des vêtemens qui en étaient faits, et une autre espèce d’habit d’écorce d’arbre, ou d’une plante qui ressemble au chanvre ; des arcs, des traits et des piques ; des hameçons de pêche, et des instrumens de diverses sortes ; des figures monstrueuses ; une espèce d’étoffe de poil ou de laine ; des sacs remplis d’ocre rouge, des morceaux de bois sculptés, des grains de verroterie, et plusieurs colifichets de cuivre et de fer, qui ont la forme d’un fer à cheval, et qu’ils suspendent à leur nez ; des ciseaux ou des outils de fer fixés à des manches. Ces métaux nous firent juger qu’ils avaient reçu la visite des navigateurs d’une nation civilisée, ou qu’ils avaient eu des liaisons avec les tribus du continent d’Amérique qui fréquentent les Européens. Des crânes et des mains d’hommes, qui n’étaient pas encore dépouillés de leur chair, furent ce qui nous frappa le plus parmi les choses qu’ils nous offrirent ; ils nous firent comprendre d’une manière claire qu’ils avaient mangé ce qui manquait, et nous reconnûmes en effet que ces crânes et ces mains avaient été sur le feu. Cette circonstance ne nous donna que trop lieu de penser que cette peuplade mange ses ennemis, comme font les habitans de la Nouvelle-Zélande et de quelques autres îles du grand Océan. Ils échangèrent leurs marchandises contre des couteaux, des ciseaux, des morceaux de fer ou d’étain, des clous, des miroirs, des boutons, du métal, de quelque espèce qu’il fût. Ils ne montrèrent aucun désir pour les grains de verroterie, et ils rejetèrent toutes nos étoffes.

» La nouvelle de notre arrivée attira un concours nombreux de naturels durant la journée du 31. Nous fûmes entourés un moment de plus de cent pirogues, dans chacune desquelles nous pûmes, en prenant un terme moyen, supposer cinq personnes : en effet, quelques-unes en avaient trois ; mais on en comptait sept, huit et neuf sur un grand nombre, et dix-sept sur une seule. Plusieurs Indiens montèrent à bord ; ils s’approchèrent de nous en prononçant des harangues et faisant des cérémonies pareilles à celles que j’ai décrites plus haut. Si nous leur inspirâmes d’abord de la défiance ou de la crainte, ils ne paraissaient plus éprouver ces sentimens ; car ils se rendirent sur le pont, et ils se mêlèrent avec les matelots sans aucune réserve. Nous ne tardâmes pas à découvrir qu’ils étaient aussi habiles filous qu’aucun des peuples que nous avions rencontrés. Ils étaient même plus dangereux sur ce point ; car, ayant des instrumens et des outils de fer, ils coupaient le croc d’un palan, ou bien ils enlevaient le fer des cordages dès que nous cessions un moment de les surveiller : ils nous volèrent ainsi un grand croc du poids de vingt à trente livres, d’autres d’une moindre grosseur, et diverses ferrures. Nous eûmes en vain la précaution de mettre des hommes de garde dans nos canots ; ils y prirent tous les morceaux de fer qui valaient la peine d’être emportés. Ils combinaient leurs larcins avec assez de dextérité ; l’un d’eux amusait la sentinelle à l’une des extrémités de nos embarcations, tandis qu’un de ses camarades arrachait le fer à l’autre extrémité. Si nous nous apercevions du vol tout de suite, nous découvrions le voleur sans beaucoup de peine, car ils sont toujours prêts à s’accuser mutuellement. Mais en général les coupables abandonnaient leur proie avec répugnance, et nous fûmes obligés quelquefois de recourir à la force.

» On débarqua les observatoires le 1er. avril, et on les établit sur un rocher élevé à l’un des côtés de l’anse, près de la Résolution. Un détachement commandé par un officier alla couper du bois et nettoyer les environs de l’aiguade. Nous trouvâmes des pins en abondance, et nous fîmes de la bière.

» Les naturels venaient nous voir en foule, et nous apercevions tous les jours de nouvelles figures. Ils se présentaient d’une manière singulière : ils faisaient d’abord en pirogues le tour de la Résolution et de la Découverte ; et durant cet intervalle, un chef ou un de leurs grands personnages se tenait debout sur son embarcation, une pique ou une arme quelconque à la main, et il ne cessait de parler ou plutôt de crier. L’orateur avait quelquefois le visage couvert d’un masque qui offrait la figure d’un homme ou celle d’un animal ; et au lieu d’une arme il avait à la main un des grelots dont j’ai parlé plus haut. Après avoir décrit un cercle autour de nous, ils arrivaient le long des vaisseaux, et ils commençaient les échanges sans autres cérémonies. Très-souvent, néanmoins, ils nous régalaient d’une chanson, à laquelle l’équipage entier d’une pirogue prenait part, ce qui produisait une harmonie d’un effet agréable.

» Durant ces visites, ils ne nous donnèrent d’autre peine que celle de contenir leur disposition au vol ; mais le 4 au matin nous eûmes une alarme sérieuse. Le détachement qui coupait du bois, et qui remplissait les futailles sur la côte, vit que tous les naturels des environs s’armaient avec un soin extrême ; ceux qui n’avaient pas des armes bien meurtrières préparaient des bâtons et rassemblaient des cailloux. Dès que je fus instruit de ces préparatifs, je crus devoir armer de mon côté ; mais, résolu de me tenir sur la défensive, j’ordonnai aux travailleurs de se retirer au sommet du rocher où se trouvaient les observatoires, et d’abandonner le terrain où les Indiens s’étaient rassemblés à un jet de pierre de l’arrière de la Résolution. Nos craintes étaient mal fondées : ils ne songeaient pas à nous ; mais ils voulaient se défendre contre une tribu de leurs compatriotes qui venait les attaquer : ceux d’entre eux qui avaient formé avec nous des liaisons d’amitié, apercevant notre inquiétude, mirent tout en usage afin de nous convaincre qu’ils n’avaient pas d’autre projet. Nous remarquâmes qu’ils avaient des sentinelles dans chaque point de l’anse, et que des pirogues allaient souvent porter des avis et des instructions au grand corps assemblé près des vaisseaux. Cependant l’ennemi, embarqué sur environ douze grosses pirogues, parut en travers de la pointe méridionale de l’anse, où il s’arrêta et où il demeura rangé en bataille, parce qu’une négociation avait commencé. Quelques-uns des négociateurs passèrent en pirogues entre les deux troupes, et plusieurs discours furent prononcés de part et d’autre. Enfin la querelle, quel qu’en fût le sujet, parut arrangée ; mais on ne permit aux étrangers ni de venir le long des vaisseaux, ni de faire des échanges, ni de communiquer avec nous. Nous étions vraisemblablement la cause de la dispute ; les étrangers désiraient peut-être partager les avantages du petit commerce que nous faisions sur la côte ; les habitans de la baie voulaient garder pour eux seuls cette aubaine. Nous en eûmes d’ailleurs diverses preuves : il parut même que les habitans de la baie n’étaient pas unis ; car les plus faibles étaient souvent obligés de céder au parti le plus fort, et dépouillés de tous leurs biens, sans qu’ils opposassent la moindre résistance.

» Le 12 au soir nous reçûmes la visite d’une troupe d’Indiens que nous n’avions pas encore vus, et qui en général avaient la physionomie plus douce et plus agréable que la plupart de ceux que nous fréquentions journellement. Quelques-uns de ces derniers les accompagnaient. Je les engageai à descendre dans ma chambre : ils y consentirent pour la première fois, et j’observai que rien ne fixa leur attention ; ils regardèrent toutes nos merveilles avec la plus grande indifférence. Il faut cependant faire ici quelques exceptions, car un petit nombre d’entre eux montrèrent une sorte de curiosité.

» Le 18 une troupe d’étrangers arrivèrent dans l’anse sur six ou huit pirogues : ils examinèrent quelque temps nos vaisseaux, et ils se retirèrent ensuite sans venir le long de la Résolution ou de la Découverte. Nous crûmes que les habitans de Noutka, qui se trouvaient en grand nombre autour de nous, ne leur permirent pas d’approcher. J’ai déjà observé que la peuplade établie sur les rives de l’anse où nous étions mouillés voulait jouir seule des avantages de notre commerce ; et si elle permettait quelquefois à des sauvages voisins de faire des échanges avec nous, elle avait l’adresse de tenir à haut prix les choses qu’elle nous cédait, et de diminuer chaque jour la valeur de ce que nous donnions de notre côté. Nous reconnûmes que la plupart des hommes de distinction qui vivaient près de nous allaient revendre à des tribus éloignées les objets qu’ils recevaient aux vaisseaux ; car nous nous aperçûmes qu’ils disparaissaient souvent durant quatre ou cinq jours, et qu’ils revenaient avec de nouvelles cargaisons de peaux et d’ouvrages du pays, dont ils se défaisaient toujours avec avantage, vu la passion de nos équipages pour ces curiosités : mais ceux qui venaient nous voir tous les jours nous furent plus utiles. Après avoir échangé les bagatelles qu’ils nous apportaient, ils s’occupaient de la pêche, et nous ne manquions jamais d’obtenir une portion de ce qu’ils prenaient : ils nous vendirent d’ailleurs une quantité considérable d’une huile très-bonne, qu’ils gardaient dans des vessies ; quelques-uns essayèrent de nous tromper en mêlant de l’eau avec de l’huile ; et une fois ou deux ils portèrent la friponnerie et l’adresse jusqu’à remplir leurs vessies d’eau pure sans y mettre une goutte d’huile. Il valait mieux supporter ces tromperies que d’en faire le sujet d’une querelle ; car nous ne leur donnions guère en échange que des choses de peu de valeur, encore ne savions-nous pas comment entretenir notre fonds. Ils estimaient peu les grains de verroterie et les autres bagatelles qui me restaient : ils ne demandaient que des métaux, et le cuivre était alors plus recherché que le fer. Avant de quitter cette station, on en trouvait à peine quelques morceaux dans les vaisseaux, excepté les choses qui nous étaient absolument nécessaires. Pour satisfaire les naturels, nous leur cédâmes tous les boutons de plusieurs de nos habits, nous enlevâmes la garniture de nos bureaux : nous leur vendîmes des chaudrons de cuivre, des théières et des vases d’étain, des chandeliers et d’autres choses pareilles dont nous faisions usage, en sorte que les Américains de cette partie du monde ont reçu de nous des ouvrages plus variés qu’aucun des peuples parmi lesquels nous avons abordé dans le cours du voyage.

» Le 20 je voulus reconnaître le port en détail. Je me rendis d’abord à la pointe occidentale, où je rencontrai un grand village sur le bord d’une anse bien fermée. Les habitans de ce village, qui étaient fort nombreux, et dont je connaissais la plupart, me reçurent d’une manière très-amicale ; chacun d’eux me pressa d’entrer dans sa maison, ou plutôt dans son appartement ; car plusieurs familles vivent sous le même toit. J’acceptai leur invitation ; et ces hommes hospitaliers étendirent devant moi une natte sur laquelle ils me prièrent de m’asseoir ; ils me donnèrent d’ailleurs toutes sortes de marques de politesse. Je vis dans la plupart des maisons des femmes qui fabriquaient des étoffes avec une plante ou une écorce ; elles suivaient exactement le procédé des insulaires de la Nouvelle-Zélande ; d’autres étaient occupées à ouvrir des sardines. Des pirogues venaient de débarquer sur la grève une quantité considérable de ce poisson, qui fut distribué à mesure à plusieurs personnes ; elles l’emportèrent dans leurs habitations, où elles le fumèrent de la manière que je vais décrire. Ils suspendent les sardines à de petites baguettes, d’abord à environ un pied du feu ; ils les placent ensuite plus loin, et les éloignent encore pour faire place à d’autres, jusqu’à ce que les dernières baguettes touchent le sommet de la cabane. Lorsque les sardines sont bien sèches, ils les détachent, ils en font des ballots, et ils ont soin de les couvrir de nattes, afin de les comprimer : ils les gardent pour le temps où ils en auront besoin : les sardines ainsi préparées ne sont pas désagréables. Ils préparent de la même manière la morue et d’autres gros poissons ; mais ils se contentent quelquefois de les sécher en plein air sans les approcher du feu.

» De ce village, je remontai la côte occidentale du port. J’aperçus les restes d’un village ; les bois ou la charpente des cabanes étaient encore sur pied, mais les planches qui en avaient composé les flancs et les toits n’existaient plus ; quelques appareils pour la pêche se trouvaient devant le village ; je n’aperçus personne qui en prît soin : ces appareils étaient faits comme de grands paniers d’osier, et les baguettes en étaient plus ou moins serrées, selon la grosseur du poisson auquel on les destinait. Plusieurs de ces nasses avaient au moins vingt pieds de long sur douze de hauteur. Les naturels les posent en long dans une eau basse, et les assujettissent à de gros poteaux ou piquets, qui sont plantés au fond d’une manière très-solide. On voit au delà des ruines de ce village une plaine peu étendue, revêtue des plus gros pins que j’aie jamais rencontrés. Ce qui me parut d’autant plus remarquable, que le terrain élevé de la part des autres parties de cette côte orientale du port était nu.

» Les habitans d’un second village n’étaient pas aussi polis que ceux que je venais de visiter. J’attribuai en grande partie, et peut-être devais-je attribuer uniquement ce froid accueil à la mauvaise humeur d’un chef qui ne voulut pas me laisser pénétrer dans les cabanes, qui me suivit partout où je portai mes pas, et qui me témoigna plusieurs fois, par des gestes très-expressifs, combien il était impatient de me voir partir. J’essayai vainement de le gagner par mes largesses ; il les accepta, mais il ne changea pas de conduite : quelques-unes des jeunes femmes qui se plaisaient à nous voir se revêtirent à la hâte de leurs plus beaux habits ; elles s’assemblèrent en corps ; elles nous témoignèrent que nous étions les bienvenus, et elles chantèrent en chœur des airs qui n’avaient rien de rude ou de désagréable.

» J’aperçus, à mon arrivée à bord, que, durant mon absence, les vaisseaux avaient reçu la visite de deux ou trois embarcations, dont les équipages annoncèrent par des signes qu’ils venaient du sud-est, de l’autre côté de la baie. Ils avaient apporté des peaux, des vêtemens, et divers ouvrages du pays, que nous achetâmes. Je ne dois pas oublier un singulier article de leur cargaison : c’étaient deux cuillères d’argent qu’ils nous vendirent ; nous les jugeâmes de fabrique espagnole, d’après leur forme particulière ; l’un d’eux les portait à son cou comme un ornement ; ils parurent aussi mieux fournis de fer que les habitans de Noutka.

» Le 22, à huit heures du matin, douze ou quatorze pirogues d’indigènes étrangers à la tribu qui vivait près de nous arrivèrent, venant du sud. Dès qu’ils eurent doublé la pointe de l’anse où nous étions mouillés, ils s’arrêtèrent, et ils se tinrent plus d’une demi-heure rangés en ligne à une distance de six cents à neuf cents pieds des vaisseaux. Nous crûmes d’abord qu’ils craignaient de s’approcher davantage, mais nous nous trompions ; ils se préparaient à une cérémonie préliminaire. Ils ne tardèrent pas à s’avancer en se tenant debout sur leurs embarcations, et en chantant : quelques-unes de leurs chansons, auxquelles toute la troupe prit part, étaient d’un mouvement lent, et d’autres d’un mouvement plus vif ; ils les accompagnaient de mouvemens très-réguliers de leurs mains ; ils frappaient en mesure avec leurs pagaies les côtés de leurs pirogues, et ils faisaient d’ailleurs une multitude de gestes très-expressifs : ils gardèrent le silence pendant quelques secondes, à la fin de chaque air, et ils recommencèrent ensuite, en prononçant par intervalles, à perte de voix, le mot houi. Après nous avoir donné un essai de leur musique, que nous écoutâmes plus d’une demi-heure, et que nous trouvâmes extrêmement agréable, ils se rendirent le long des bâtimens, et ils échangèrent leurs cargaisons. Plusieurs des habitans du port, avec lesquels nous avions formé des liaisons d’amitié, se trouvaient parmi eux, et ils dirigèrent tous les échanges d’une manière qui fut très-avantageuse aux étrangers.

» Lorsqu’ils eurent terminé leurs échanges et leurs cérémonies, nous prîmes chacun un canot, le capitaine Clerke et moi, et nous allâmes au village situé à la pointe occidentale du port. J’avais observé la veille que les environs offraient une quantité considérable d’herbe, et il était nécessaire d’en recueillir pour le petit nombre de chèvres et de moutons que nous avions encore à bord. Les habitans nous reçurent avec les démonstrations d’amitié qu’ils m’avaient faites auparavant, et dès que nous eûmes débarqué, j’ordonnai à mes gens de couper de l’herbe : je n’imaginais point du tout que les naturels refuseraient de nous céder une chose qui paraissait leur être absolument inutile, et dont nous avions besoin. Je me trompais néanmoins, car mon détachement eut à peine donné les premiers coups de faux, que plusieurs Indiens nous empêchèrent de continuer ; ils dirent que nous devions makouk, c’est-à-dire acheter. J’étais dans une de leurs maisons lorsqu’on vint m’instruire de ce fait ; je me rendis à la prairie où se passait la dispute, et j’y vis douze Indiens, dont chacun réclamait une partie de la propriété de l’herbe qui croissait en cet endroit. Je conclus mon marché avec eux, et je crus, après cet arrangement, que nous serions les maîtres de couper l’herbe partout où nous le voudrions : je m’aperçus bientôt que je me trompais encore ; car la manière généreuse dont j’avais payé les premiers qui se disaient propriétaires du terrain m’attira de nouvelles demandes de la part de quelques autres : on eût dit que chacune des tiges d’herbes appartenait à des maîtres différens, et il fallut en satisfaire un si grand nombre, que je ne tardai pas à vider mes poches. Quand ils s’aperçurent que je n’avais plus rien à leur offrir, leurs importunités cessèrent : ils nous permirent de couper de l’herbe partout, et d’en embarquer autant que nous le voulûmes.

» Je dois observer que, de toutes les nations ou tribus peu civilisées parmi lesquelles j’ai relâché dans le cours de mes voyages, les habitans de cette baie m’ont paru avoir les idées les plus précises et les plus rigoureuses du droit de propriété sur toutes les productions de leur pays. Ils voulurent d’abord faire payer le bois et l’eau qu’embarquèrent mes gens ; et si je m’étais trouvé à l’endroit où ils formèrent leurs réclamations, je n’aurais pas manqué de souscrire à leurs demandes : mes travailleurs ne pensèrent pas ainsi, car ils ne s’embarrassèrent pas de leurs plaintes ; et les naturels, voyant que nous étions résolus à ne pas les écouter, cessèrent enfin de nous parler de cette affaire ; mais ils se firent un mérite de leur condescendance, et ils nous rappelèrent souvent ensuite qu’ils nous avaient donné du bois et de l’eau par amitié.

» J’eus occasion, dans cette course, d’examiner plus en détail la construction des cabanes, les meubles, les ustensiles, et les particularités les plus frappantes des usages et de la manière de vivre des habitans. Je décrirai tout à l’heure les coutumes et les mœurs de cette peuplade, et j’aurai soin d’ajouter à mes remarques celles de M. Anderson. Lorsque nous eûmes achevé nos observations, nous quittâmes les naturels, dont nous nous séparâmes bons amis, et nous retournâmes aux vaisseaux.

» Nous appareillâmes le 26 au soir malgré les indices d’une tempête. Comme la nuit approchait, je délibérai un moment si j’aurais la hardiesse de faire voile, ou si j’attendrais au lendemain ; l’impatience de continuer mon voyage, et la crainte de perdre cette occasion de sortir du port, firent sur moi plus d’impression que les dangers, et je résolus de mettre en mer à tout événement.

» Les naturels, les uns à bord de nos vaisseaux, et les autres sur leurs pirogues, nous suivirent jusqu’en dehors du port. L’un d’eux, qui avait conçu de l’attachement pour moi, fut au nombre des derniers qui nous quittèrent ; je lui fis un petit présent, et il me donna de son côté une peau de castor d’une valeur beaucoup plus grande. Je tâchai d’être aussi libéral que lui, et j’ajoutai à ce qu’il avait déjà reçu des choses qui lui causèrent un extrême plaisir ; il me força alors d’accepter le manteau de castor qu’il portait, et pour lequel je lui connaissais un attachement particulier. Sensible à ce trait de générosité, et ne voulant pas qu’il fut la dupe de son amitié, je lui offris un grand sabre à poignée de cuivre qui le rendit complètement heureux. Il me pressa vivement, ainsi qu’une foule de ses compatriotes, de revenir sur cette partie de la côte ; et afin de m’y exciter, il me promit à mon retour une quantité considérable de peaux. Je suis persuadé que les navigateurs qui aborderont ici après moi trouveront les naturels bien fournis d’une marchandise qu’ils nous ont vus rechercher avec empressement, et qu’on y achètera des fourrures à très-bon marché.

» Lorsque j’abordai à ce port, je lui donnai le nom de Port du roi Georges ; mais je reconnus ensuite que les naturels du pays l’appellent Noutka. Son ouverture se trouve au coin oriental, par 49° 33′ de latitude nord, et 126° 48′ de longitude ouest.

» Le terrain qui borde la côte de la mer est uni et d’une moyenne élévation ; mais, en dedans de la baie, il offre presque partout des montagnes escarpées, qui se terminent en sommets arrondis ou obtus, et présentent sur leurs flancs des chaînons aigus, mais de peu de saillie. Plusieurs de ces montagnes peuvent passer pour hautes, tandis que d’autres sont d’une élévation très-médiocre : elles sont toutes, même les plus élevées, couvertes entièrement de bois épais jusqu’à leur sommet ; chaque partie des plaines qu’on trouve vers la mer est également boisée. Les flancs de quelques-unes des montagnes offrent cependant des espaces nus, mais en petit nombre, qui indiquent que ces hauteurs sont en général composées de rochers : à proprement parler, elles ne sont couvertes que d’une espèce de terreau au moins de deux pieds de profondeur, qui vient des débris des mousses et des arbres. Leurs fondemens ne doivent donc être regardés que comme des rochers énormes d’une teinte blanchâtre et grise dans les endroits où ils ont été exposés à l’air ; et lorsqu’on les brise, on les trouve d’un gris bleuâtre, comme les rochers qu’on rencontre partout à la terre de Kerguelen. Les côtes escarpées n’offrent pas autre chose ; et les petites anses qu’on voit dans le port ont des plages composées de fragmens de ces rochers, et d’un petit nombre de cailloux. Toutes les anses offrent une quantité considérable de bois flotté qu’y amène le flot, et des ruisseaux d’eau douce assez abondans pour remplir les futailles d’un vaisseau. Les ruisseaux semblent provenir uniquement des nuages pluvieux et des brouillards suspendus autour du sommet des montagnes : on ne doit pas en effet compter sur beaucoup de sources dans un pays si plein de rochers, et l’eau douce qu’on voit dans la partie supérieure du port est vraisemblablement produite par la fonte des neiges : les naturels du pays ne nous ont pas dit que ce port reçût une rivière considérable, et nous n’avons eu d’ailleurs aucune raison de le supposer ; l’eau des ruisseaux est parfaitement claire ; elle dissout le savon avec une grande facilité.

» Le temps, durant notre séjour, fut clair et serein quand le vent soufflait du nord à l’ouest ; mais s’il venait du sud, il était brumeux et pluvieux. Nous avons trouvé le climat beaucoup plus doux que sous le même parallèle à la côte orientale d’Amérique.

» Nous n’aperçûmes point de gelée sur les terrains bas ; la végétation y était au contraire fort avancée, car je vis de l’herbe qui avait déjà plus d’un pied de longueur.

» On trouve, surtout dans les bois, le pin du Canada, le cyprès blanc (cupressus thyoides), le pin commun, et deux ou trois autres espèces de pins. Le pin du Canada et le cyprès blanc forment presque les deux tiers des arbres ; on les confond de loin, car ils offrent également des sommets aigus ; mais on les distingue bientôt à leur couleur, lorsqu’on en approche : le second est d’un vert beaucoup plus pâle que le premier : en général, la végétation des arbres est très-forte, et ils sont tous d’une grande taille.

» Nous remarquâmes d’ailleurs peu de variété dans les productions végétales : sans doute plusieurs n’avaient pas encore de bourgeons à cette époque peu avancée du printemps. L’espace que nous examinâmes fut tellement circonscrit, que quelques-unes sans doute échappèrent à nos recherches. Nous trouvâmes autour des rochers et au bord des bois des fraises, des framboisiers, deux espèces de groseilliers qui promettaient beaucoup de fruits, un petit nombre d’aunes noirs ; des rosiers sauvages qui commençaient à offrir des boutons ; une quantité considérable de jeunes poireaux à feuilles triangulaires, du cresson, qui croît au bord des ruisseaux, des andromeda en abondance, et quelques plantes peu intéressantes. L’intérieur des bois nous présenta des mousses, des fougères et des sous-arbrisseaux. Les mousses et les fougères sont en général les mêmes que celles de l’Europe et des parties connues de l’Amérique.

» Si l’époque de notre relâche ne nous permit pas d’acquérir beaucoup de lumières sur les productions végétales de ce canton de l’Amérique, les travaux auxquels nous fûmes forcés de nous livrer nous mirent dans l’impossibilité de recueillir un grand nombre d’observations sur les animaux du pays. La réparation des vaisseaux nous occupa tous ; c’était un objet capital, car l’été approchait, et le succès de l’expédition dépendait de la diligence et de l’ardeur que nous mettrions à remplir les intentions de l’amirauté. Nous ne pûmes entreprendre aucune excursion sur terre ou par eau ; et comme nous étions à l’ancre au-dessous d’une île, nous ne vîmes dans les bois que des ratons, des martres et des écureuils.

» Quoique nous ayons trouvé du fer et du cuivre dans cette partie de l’Amérique, il est difficile de croire que ces deux métaux viennent des mines du pays. Nous n’aperçûmes aucune espèce de minerai, si j’en excepte une substance grossière et rouge, de la nature de la terre ou de l’ocre, dont les naturels se servent pour se peindre le corps, et qui vraisemblablement contient un peu de fer. Nous vîmes aussi une substance blanche et une autre noire, qu’ils emploient au même usage ; mais n’ayant pu nous en procurer des échantillons, je ne dirai pas précisément quelle est leur composition.

» Ces Indiens sont, en général, au-dessous de la taille ordinaire, mais ils ne sont pas minces en proportion de leur petitesse : ils ont le corps bien arrondi, sans être musculeux. Leurs membres potelés ne paraissent jamais acquérir trop d’embonpoint. Les vieillards sont un peu maigres ; le visage de la plupart est rond et plein ; il est large quelquefois, avec des joues proéminentes ; il est souvent très-comprimé au-dessus des joues, où il semble s’abaisser brusquement entre les tempes : le nez, aplati à la base, présente de larges narines et une pointe arrondie ; ils ont le front bas, les yeux petits, noirs, et plus remplis de langueur que de vivacité ; les lèvres larges, épaisses et arrondies ; les dents assez égales et assez bien rangées, quoiqu’elles ne soient pas d’une blancheur remarquable. En général, ils manquaient absolument de barbe, ou bien ils n’en avaient qu’une petite touffe peu fournie sur la pointe du menton, ce qui ne provient d’aucune défectuosité naturelle, mais de ce qu’ils l’arrachent plus ou moins ; car quelques-uns, et particulièrement les vieillards, portaient une barbe épaisse[1]sur tout le menton, et même des moustaches à la lèvre supérieure, lesquelles descendaient obliquement vers la mâchoire inférieure. Leurs sourcils sont peu fournis et toujours étroits ; mais leurs cheveux sont très-touffus, très-durs, très-forts, toujours noirs, lisses et flottans sur les épaules. Leur cou est court. La forme de leurs bras et de leur corps n’a rien d’agréable ou d’élégant ; elle est même un peu grossière. Leurs membres sont, en général, petits en proportion des autres parties, sont courbés et mal faits ; ils ont les pieds d’une vilaine forme, et les chevilles du pied trop saillantes : ce défaut semble provenir de ce qu’ils s’asseyent beaucoup sur leurs jarrets dans leurs pirogues et dans leurs maisons.

» Nous n’avons pu deviner précisément la couleur de leur teint, parce que leur corps est incrusté de peinture et de saletés : toutefois nous engageâmes quelques individus à se bien nettoyer, et la blancheur de leur peau égalait presque celle de la peau des Européens ; mais elle offrait la nuance pâle des peuples du midi de l’Europe. Leurs enfans, dont la peau n’avait jamais été barbouillée de peinture, égalent les nôtres en blancheur. Quelques jeunes gens, comparés au gros du peuple, ont la physionomie assez agréable ; mais il paraît que c’est uniquement l’effet de cette teinte vermeille naturelle à la jeunesse ; et lorsqu’ils sont arrivés à un certain âge, leur visage n’offre rien de particulier. En tout, l’uniformité de la physionomie de la nation entière est très-remarquable ; elle manque toujours d’expression, et elle annonce des esprits lourds et flegmatiques.

» Les femmes ont à peu près la même taille, le même teint et les mêmes proportions que les hommes ; il n’est pas aisé de les reconnaître, car on ne leur trouve pas cette délicatesse de traits qui distingue le sexe dans la plupart des pays, et à peine en vîmes-nous une seule parmi les jeunes qui pût avoir la moindre prétention à la beauté.

» Leur vêtement ordinaire est un habit ou un manteau de lin, garni à l’extrémité supérieure d’une bande étroite de fourrure, et à l’extrémité inférieure de franges ou de glands. Il passe sous le bras gauche, et il est attaché sur le devant de l’épaule droite par un cordon ; un autre cordon l’assujettit par-derrière : ainsi les deux bras sont en liberté ; il couvre le côté gauche, et, si j’en excepte les parties flottantes des bordures, il laisse le côté droit ouvert, à moins qu’une ceinture (d’une natte grossière ou de poil) ne les serre autour des reins, ce qui arrive souvent. Par-dessus ce premier manteau, qui dépasse le genou, ils portent un autre petit manteau de la même étoffe, également garni de franges à la partie inférieure ; il y a dans le milieu un trou de la grandeur nécessaire pour recevoir la tête ; il repose sur les épaules, et cache les bras jusqu’aux coudes, et le corps jusqu’à la ceinture. Leur tête est couverte d’un chapeau de la forme d’un cône tronqué, ou de celle d’un pot de fleurs. Ce chapeau est d’une belle natte : une houppe arrondie et quelquefois en pointe, ou une touffe de glands de cuir le décore fréquemment au sommet, et on l’attache sous le menton, afin que le vent ne l’emporte pas.

» Outre le vêtement que je viens de décrire, et qui est commun aux deux sexes, les hommes portent souvent une peau d’ours, de loup ou de loutre de mer, avec le poil en dehors ; ils l’attachent comme un manteau près de la partie supérieure, et ils la placent quelquefois sur le devant de leur corps, et d’autres fois sur le derrière. Lorsque le ciel est pluvieux, ils jettent une natte grossière sur leurs épaules. Ils ont aussi des vêtemens de laine, dont néanmoins ils se servent peu. En général ils laissent flotter leurs cheveux ; mais, lorsqu’ils n’ont point de bonnet, plusieurs les nouent en touffe au sommet de la tête. En tout, leur vêtement est commode, et il ne manquerait pas d’élégance, s’ils le tenaient propre ; mais comme ils barbouillent sans cesse leur corps d’une peinture rouge tirée d’une substance grossière de la nature de l’argile ou d’ocre mêlée avec de l’huile, leur habit contracte une odeur rance très-désagréable, et une malpropreté graisseuse : il annonce la saleté et la misère ; et ce qui dégoûte encore davantage, leur tête et leurs vêtemens fourmillent de poux qu’ils prennent et qu’ils mangent.

» Quoique leur corps soit toujours couvert d’une peinture rouge, ils se barbouillent fréquemment le visage d’une substance noire, rouge et blanche, afin que leur figure produise plus d’effet : quand ils ont cette dernière enluminure, leur mine est pâle, affreuse et repoussante. Ils parsèment cette peinture d’un mica brun qui la rend plus éclatante. Le lobe des oreilles de la plupart d’entre eux est percé d’un assez grand trou et de deux autres plus petits ; ils y suspendent des morceaux d’os, des plumes montées sur une bande de cuir, de petits coquillages, des faisceaux de glands de poil ou des morceaux de cuivre, que nos grains de verroterie ne purent jamais supplanter. La cloison du nez de plusieurs offre un trou dans lequel ils passent une petite corde ; d’autres y placent des morceaux de fer, de laiton ou de cuivre, qui ont à peu près la forme d’un fer à cheval, mais dont l’ouverture est si étroite, que ses deux extrémités pressent doucement la cloison du nez : cet ornement tombe ainsi sur la lèvre supérieure. Ils employaient à cet usage les anneaux de nos boutons de cuivre, qu’ils achetaient avec empressement. Leurs poignets sont garnis de bracelets ou de cordons de grains blancs, qu’ils tirent d’une espèce de coquillage, de petites lanières de cuir ornées de glands, ou d’un large bracelet d’une seule pièce, et d’une matière noire et luisante de la nature de la corne. La cheville de leurs pieds est souvent couverte d’une multitude de petites bandes de cuir et de nerfs d’animaux qui la grossissent beaucoup.

» Tel est leur vêtement et leur parure de tous les jours ; mais ils ont des habits et des ornemens qu’ils semblent réserver pour les occasions extraordinaires : ils les mettent lorsqu’ils font des visites de cérémonie, et lorsqu’ils vont à la guerre. Ils ont, par exemple, des peaux de loup ou d’ours qui s’attachent sur le corps de la même manière que leur habit accoutumé ; elles sont garnies de bandes de fourrures ou de lambeaux de l’étoffe de laine qu’ils fabriquent eux-mêmes : la garniture offre divers dessins assez agréables ; ils les portent séparément ou par-dessus leurs autres habits. Lorsqu’ils les portent séparément, l’ajustement de leur tête le plus commun est composé d’osier ou d’écorce à demi battue : leur chevelure est ornée en même temps de larges plumes, et en particulier de plumes d’aigle ; ou bien elle est entièrement couverte de petites plumes blanches. Leur visage est peint de toutes sortes de façons ; les parties supérieures et les parties inférieures offrent différentes couleurs, qu’on prendrait pour autant de balafres récentes ; ou bien il est barbouillé d’une espèce de suif mêlé avec de la peinture appliquée sur la peau, de manière qu’elle forme un grand nombre de figures régulières, et qu’elle ressemble à un ouvrage de sculpture. Quelquefois encore leur chevelure est divisée en petits paquets attachés avec un fil, et séparés aux extrémités par des intervalles d’environ deux pouces : plusieurs la lient par-derrière, selon notre usage, et ils y placent des rameaux de cyprès blancs. Cet attirail leur donne une mine vraiment sauvage et grotesque : elle devient plus bizarre encore et plus terrible lorsqu’ils prennent ce que l’on peut appeler leur équipage monstrueux. Cet équipage monstrueux est composé de casques de bois sculptés, qui se posent sur le visage ou sur la partie supérieure de la tête ou du front : les uns représentent une tête d’homme, et on y remarque des cheveux, de la barbe, des sourcils ; d’autres représentent des têtes d’oiseaux, et en particulier des aigles et des quebrantahuesos, et beaucoup d’animaux terrestres ou marins, tels que des loups, des aigles, des marsouins, etc. En général, ces figures sont de grandeur plus que naturelle ; elles sont peintes, et souvent parsemées de morceaux de mica feuilleté, qui leur donnent de l’éclat, et qui en augmentent la difformité. Ce n’est pas tout, ils attachent sur la même partie de la tête de gros morceaux de sculpture qui ressemblent à la proue d’une pirogue, lesquels sont peints de la même manière, et se projettent en saillie à une distance considérable. Ils sont si passionnés pour ces déguisemens, que l’un des sauvages qui n’avait point de masque mit sa tête dans un chaudron d’étain que nous venions de lui donner. J’ignore si la religion entre pour quelque chose dans cette mascarade extravagante, s’ils l’emploient dans leurs fêtes, ou pour intimider les ennemis par leur aspect effrayant lorsqu’ils marchent au combat, ou enfin si c’est un moyen d’attirer les animaux quand ils vont à la chasse ; mais on peut conclure que, si des voyageurs, dans un siècle ignorant et crédule, ou l’on supposait l’existence d’une foule de choses surnaturelles ou merveilleuses, avaient rencontré un certain nombre d’Indiens ainsi équipés, et s’ils ne les avaient pas examinés avec attention, ils n’auraient pas manqué de croire, et, dans leurs relations, ils n’auraient pas omis d’essayer de faire croire aux autres qu’il existait une race d’êtres tenant de la nature de la bête et de celle de l’homme ; ils se seraient trompés d’autant plus aisément, qu’outre des têtes d’animaux sur des épaules d’hommes, ils auraient vu les corps entiers de ces espèces de monstres couverts de peaux de quadrupèdes[2].

» Le seul habit spécialement destiné à la guerre que nous ayons remarqué parmi les naturels de Noutka est un manteau de cuir double et très-épais, qui nous parut être une peau d’élan ou de buffle tannée. Ils l’attachent de la manière ordinaire ; il peut couvrir la poitrine jusqu’au cou, et descendre en même temps jusqu’aux talons : il est quelquefois chargé de peintures qui offrent divers compartimens assez agréables ; non-seulement il est assez fort pour résister aux traits ; mais, selon ce que les Indiens nous dirent par signes, les piques elles-mêmes ne peuvent le percer : ainsi on doit le regarder comme leur cotte de mailles, ou comme une armure défensive très-complète. Quand ils vont se battre, ils portent quelquefois une espèce de manteau de cuir revêtu de sabots de daims disposés horizontalement, et suspendus à des lanières de cuir couvertes de plumes ; et dès qu’ils se remuent, ils produisent un bruit fort, presque égal à celui d’une multitude de petites cloches. Je ne sais si cette partie de leur ajustement a pour objet d’inspirer la terreur à leurs ennemis, ou si c’est un de ces bizarres ornemens qu’ils ont inventés pour les jours d’appareil ; car nous assistâmes à un de leurs concerts, dirigé par un homme qui était revêtu de ce manteau, et qui portait un masque sur le visage.

» On ne peut voir sans une sorte d’horreur ces sauvages chargés du fol attirail que je viens de décrire ; mais, lorsqu’ils ne sont pas équipés de cette manière, lorsqu’ils portent leurs habits ordinaires, et qu’ils gardent leur allure naturelle, leur physionomie n’offre pas la moindre apparence de férocité ; ils paraissent au contraire d’un caractère paisible, flegmatique et indolent. Ils semblent dénués de cette vivacité si agréable dans le commerce de la vie. S’ils manquent de réserve, ils sont loin d’être babillards ; leur gravité est peut-être un effet de leur disposition habituelle plutôt que d’un sentiment de convenance, ou la suite de leur éducation ; car, dans les momens où ils ont le plus de fureur, ils paraissent incapables de s’exprimer complétement par leur langage ou par leurs gestes.

» Les discours qu’ils prononcent lorsqu’ils ont entre eux des altercations et des disputes, ou lorsqu’ils veulent exposer leur sentiment d’une manière publique en d’autres occasions, ne sont guère composés que de phrases très-courtes, ou plutôt de mots détachés répétés avec énergie, toujours sur le même ton et avec e même degré de force. Chacune de ces phrases et chacun de ces mots est accompagné d’un seul geste, qui consiste à jeter tout le corps un peu en avant, tandis que les genoux se plient et que les bras pendent sur les côtés.

» Puisqu’ils apportèrent à notre marché des crânes et des ossemens humains, on n’a que trop de raison de croire qu’ils traitent leurs ennemis avec une cruauté féroce : mais ce fait indique plutôt un rapport général avec le caractère de presque toutes les tribus non civilisées dans chaque siècle et dans chaque partie du globe, qu’un genre d’inhumanité particulière dont on doive leur faire des reproches. Nous n’eûmes pas lieu de juger défavorablement de leur caractère sur ce point ; ils paraissent avoir de la docilité, de la politesse naturelle, de la bonté. Quoique d’un tempérament flegmatique, les injures les mettent en fureur, et, comme la plupart des gens emportés, ils oublient aussi promptement le mal qu’on leur a fait. Je ne me suis jamais aperçu que ces accès de colère portassent sur d’autres que sur les parties intéressées. Quand ils avaient des querelles entre eux ou avec quelques-uns d’entre nous, les spectateurs qui ne se mêlaient point de la dispute conservaient autant d’indifférence que s’ils n’avaient pas su de quoi il s’agissait. Si l’un d’eux poussait des cris de rage ou de gronderie, ce que j’ai vu souvent sans pouvoir découvrir la cause ni l’objet de son déplaisir, aucun de ses compatriotes ne faisait attention à lui. Ils ne laissent échapper dans ces occasions aucun signe de frayeur ; mais ils paraissent déterminés à punir l’insulte, quoi qu’il puisse en arriver. Lors même que la querelle nous regardait, notre supériorité ne leur inspirait point du tout de crainte, et ils montraient contre nous la même ardeur de vengeance que contre leurs compatriotes.

» Leurs autres passions, et en particulier la curiosité, semblent engourdies à bien des égards ; car peu d’entre eux témoignèrent le désir de voir et d’examiner des choses qu’ils ne connaissaient en aucune manière, et qui auraient excité leur surprise et leur étonnement, s’ils avaient ressenti l’envie de s’instruire : ils ne cherchèrent jamais qu’à se procurer les objets qu’ils connaissaient, et dont ils avaient besoin ; ils regardaient toutes les autres choses avec une indifférence parfaite. Notre figure, notre accoutrement et nos manières, si peu semblables aux leurs, la forme et la grandeur extraordinaire de nos vaisseaux ne parurent ni exciter leur admiration, ni même fixer leur attention.

» On doit peut-être attribuer cette insouciance à leur paresse, qui semble fort grande. D’un autre côté, ils paraissent susceptibles, à certains égards des passions tendres, car ils aiment extrêmement la musique : celle qu’ils font est grave et sérieuse, mais touchante. Ils gardent la mesure la plus exacte dans leurs chants, auxquels un grand nombre d’hommes prennent part, ainsi que je l’ai déjà dit en parlant de ceux qu’ils exécutèrent dans leurs pirogues afin de nous amuser. Leurs airs ont ordinairement de la lenteur et de la gravité ; mais leur musique n’est pas resserrée dans des bornes aussi étroites que celle de la plupart des nations sauvages ; les variations en sont très nombreuses et très-expressives, et elles offrent des cadences et une mélodie d’un effet agréable. Outre leurs concerts en règle, un seul homme chante souvent des airs détachés qui sont aussi sur un ton grave ; et pour marquer la mesure, il frappe sa main contre sa cuisse. Leur musique a quelquefois un autre caractère ; car nous entendîmes à diverses reprises des stances qui étaient d’un ton plus gai et plus animé, et même qui avaient quelque chose de comique.

» Un grelot et un petit sifflet d’environ un pouce de longueur, et avec lequel on ne peut faire aucune variation, puisqu’il n’a qu’un ton, sont les seuls instrumens de musique que j’ai observés parmi eux. Ils se servent du grelot lorsqu’ils chantent ; mais je ne sais pas dans quelles occasions ils emploient leur sifflet, à moins que ce ne soit quand ils prennent un accoutrement qui leur donne la figure de quelques animaux particuliers, et qu’ils s’efforcent d’en imiter les hurlemens et les cris. Je vis un jour un Indien revêtu d’une peau de loup, dont la tête était au-dessus de la sienne, et qui, pour imiter cet animal, poussait des sons avec un sifflet qu’il avait dans sa bouche. La plupart des grelots ont la forme d’un oiseau ; le ventre renferme un petit nombre de cailloux, et la queue tient lieu de manche ; ils en ont néanmoins qui ressemblent davantage aux grelots de nos enfans.

» Quelques-uns de ceux qui vinrent à notre marché laissèrent voir de la disposition pour la friponnerie ; ils voulaient emporter nos marchandises sans rien donner en retour ; mais, en général cela n’arrivait guère, et nous eûmes bien des raisons de dire qu’ils mettent de la loyauté dans le commerce. Toutefois ils désiraient si vivement d’obtenir du fer et du cuivre, ou tout autre métal, que peu d’entre eux eurent la force de résister à l’envie de voler cet objet précieux quand ils en trouvèrent l’occasion. Les habitans des îles du grand Océan, ainsi qu’on le voit par un grand nombre de traits rapportés dans ce journal, nous volaient tout ce qui leur tombait sous la main, sans jamais examiner si leur proie leur serait inutile ou de quelque usage. La nouveauté des objets suffisait seule pour les déterminer à mettre en œuvre toute sorte de moyens indirects afin d’effectuer leur vol ; d’où il résulte qu’ils étaient excités par une curiosité enfantine plutôt que par une disposition malhonnête. On ne peut justifier de la même manière les naturels du port de Noutka, qui envahirent notre bien ; ils étaient voleurs dans toute la force du terme, car ils ne nous dérobèrent que les choses dont ils pouvaient tirer parti, et qui avaient à leurs yeux une valeur réelle. Heureusement pour nous, ils n’estimaient que nos métaux. Ils ne touchèrent jamais ni à notre linge, ni à d’autres choses de cette espèce, que nous pouvions laisser la nuit à terre, sans nous donner la peine de les garder : la cause qui les excitait à nous piller doit produire habituellement le même effet ; aussi avons-nous bien des raisons de croire que le vol est très-commun parmi eux, et qu’il donne surtout lieu à leurs querelles, dont nous vîmes plus d’un exemple.

» Il ne paraît pas y avoir à Noutka d’autres bourgades ou villages que les deux dont j’ai parlé plus-haut. On peut avec assez d’exactitude évaluer le nombre des habitans d’après celui des pirogues qui entourèrent les vaisseaux le lendemain de notre arrivée : elles montaient à environ cent, qui, en prenant un terme moyen très-bas, contenaient cinq personnes chacune ; mais, comme nous y vîmes très-peu de femmes, de vieillards, d’enfans ou de jeunes gens, je crois adopter une évaluation faible, et non pas exagérée, en supposant que la population des deux bourgades était quatre fois plus forte ou de deux mille âmes.

» Le village qui est à l’entrée du port se trouve sur la croupe d’un terrain élevé, dont la pente est assez rapide depuis la grève jusqu’au bord du bois, c’est-à-dire dans l’espace où il est situé.

» Les maisons sont disposées sur trois rangées qui s’élèvent par degrés l’une au-dessus de l’autre ; les plus grandes se trouvent sur le devant. Ces espèces de rues sont interrompues ou séparées à des distances irrégulières par des sentiers étroits qui mènent à la partie supérieure ; mais les chemins qui se prolongent dans la direction des maisons entre les rues sont beaucoup plus larges. Quoique cet arrangement offre une apparence de régularité, il n’en existe aucune dans les maisons particulières, car les divisions faites par les sentiers qui mènent du bas en haut peuvent être considérés, soit comme maison, soit comme une réunion de plusieurs maisons, puisqu’il n’y a point de division régulière ou complète en dehors ou en dedans qui sépare cette file de cabanes, dont la construction est bien grossière. Ce sont de très-longues et de très-larges planches, dont les bords portent sur ceux de la planche voisine, et qui sont attachées ou liées çà et là avec des bandes d’écorce de pin : elles sont appuyées en dehors contre des poteaux minces, ou plutôt des perches placées à des distances considérables ; mais en dedans, des poteaux plus gros sont posés en travers. Les côtés et les extrémités ont sept à huit pieds de hauteur ; le derrière étant un peu plus élevé, les planches qui forment le toit penchent en avant ; elles sont mobiles ; de manière qu’on peut, en les rapprochant, se mettre à l’abri de la pluie, ou, lorsque le temps est beau, les séparer, et laisser par-là entrer le jour et donner une issue à la fumée. Au total, ce sont de méchantes demeures construites avec peu d’intelligence ou de soin ; car, quoique les planches de côté soient jointes assez exactement en quelques endroits, elles sont absolument ouvertes en d’autres, et il n’y a point de portes ; on n’y arrive que par un trou, où la longueur inégale des planches a laissé par hasard une ouverture : quelquefois deux ou trois des planches ne sont pas posées de toute leur longueur, et elles présentent un espace ouvert de deux pieds, qui sert d’entrée. Les naturels pratiquent aussi, dans les côtés, des trous ou des fenêtres par lesquelles ils regardent ; mais la forme de ces fenêtres n’a aucune espèce de régularité, et elles sont couvertes de morceaux de nattes qui empêchent la pluie d’entrer.

» Lorsqu’on est dans l’intérieur, souvent on peut voir, sans interruption, d’une extrémité à l’autre de cette file de cabanes. Quoiqu’en général il s’y trouve des ébauches de séparations pour la commodité des différentes familles, elles n’interceptent pas la vue, et elles ne consistent souvent qu’en morceaux de planches qui se prolongent des côtés vers le milieu de l’habitation ; si elles étaient achevées, l’ensemble pourrait être comparé à une longue écurie, qui offre une double rangée de postes et un large passage dans le milieu : chacun de ces compartimens présente près des côtés un petit banc de planches, élevé de cinq ou six pouces au-dessus du plancher, et couvert de nattes qui servent à la famille de siéges et de lits. La longueur de ces bancs est ordinairement de sept ou huit pieds, et leur largeur est de quatre ou cinq. L’endroit où on fait le feu, qui est sans âtre et sans cheminée, se trouve au milieu à terre entre les bancs. Il y avait dans une maison située à l’extrémité d’une rangée du milieu, et presque entièrement séparée des autres par une cloison élevée, bien jointe, et la plus régulière que j’aie jamais vue, quant au dessin, quatre de ces bancs occupés chacun par une famille particulière ; ils étaient placés dans les coins, sans que des planches marquassent aucune séparation, et le milieu de la cabane paraissait commun aux quatre familles.

» Un grand nombre de caisses et de boîtes de toutes les dimensions, qui sont ordinairement entassées les unes sur les autres, près des côtés ou des extrémités de la maison, et qui contiennent leurs habits de rechange, leurs fourrures, leurs masques et les autres choses, auxquelles ils mettent du prix, composent surtout leur ameublement. Quelques-unes de ces caisses sont doubles, et alors la première est surmontée d’une seconde qui lui sert de couvercle, plusieurs ont un couvercle attaché avec des lanières de cuir ; nous en remarquâmes de plus grandes qui avaient un trou carré pratiqué dans la partie supérieure, par lequel ils mettent ou ils ôtent les choses qu’ils y renferment. Elles sont souvent peintes en noir, et garnies de dents de divers animaux, ou ornées d’une frise et de figures d’oiseaux et de quadrupèdes : des seaux ou baquets carrés ou oblongs, dans lesquels ils gardent de l’eau et diverses choses, des coupes et des jattes de bois rondes, et de petits augets de bois d’environ deux pieds de long et de peu de profondeur, dans lesquels ils mangent, des paniers d’osier, des sacs de natte, etc., forment à peu près le reste des meubles de leurs ménages. Leur attirail de pêche ainsi que tous leurs effets, se trouvent épars à terre ou suspendus en différentes parties de la maison, mais sans aucun ordre ; l’intérieur des cabanes n’offre que de la confusion ; les bancs qui servent de lits sont les seuls endroits tenus avec quelque soin ; on y voit des nattes plus propres et plus belles que celles sur lesquelles ils s’asseyent ordinairement dans leurs pirogues.

» La malpropreté et la puanteur de leurs habitations égalent au moins le désordre qu’on y remarque ; ils y sèchent, ils y vident leurs poissons, dont les entrailles mêlées aux os et aux débris, qui sont la suite des repas, et à d’autres ordures, offrent des tas de saletés qui, je crois, ne s’enlèvent jamais, à moins que, devenus trop volumineux, ils n’empêchent de marcher. En un mot, leurs cabanes sont aussi sales que des étables de cochons ; on respire partout, dans les environs, une odeur de poisson, d’huile et de fumée.

» Malgré ce désordre et ces ordures, la plupart des maisons sont ornées de mauvaises statues. Ce sont tout uniment des troncs de gros arbres, de quatre ou cinq pieds de hauteur, dressés séparément ou par couples, à l’extrémité supérieure de la cabane : le haut représente un visage d’homme ; les bras et les mains se trouvent taillés dans les côtés et peints de différentes couleurs ; l’ensemble offre une figure vraiment monstrueuse. Ils appelaient ces statues du nom général de klemma, et de celui de natchkoa et de matsita, deux d’entre elles qui étaient en face l’une de l’autre, à la distance de trois ou quatre pieds, et que nous vîmes dans l’une des maisons. Les statues étaient couvertes d’une natte, que les naturels ne se souciaient point du tout d’ôter ; et lorsqu’ils consentirent à les découvrir, ils nous en parlèrent toujours d’une manière très-mystérieuse. Il paraît qu’ils sont dans l’usage de leur faire quelquefois des offrandes ; nous le crûmes du moins sur différens signes par lesquels ils semblèrent nous inviter à leur offrir quelque chose[3]. D’après ces observations, nous pensâmes assez naturellement qu’elles représentent leurs dieux, ou qu’elles ont rapport à leur religion ou aux superstitions du pays ; au reste, nous eûmes des preuves du peu de cas qu’ils en font ; car avec une très-petite quantité de fer ou de cuivre j’aurais pu acheter tous les dieux du village, si toutefois les statues dont je parle étaient des dieux : on me proposa d’acheter chacune de celles que je vis, et j’en achetai en effet deux ou trois petites.

» La pêche et la chasse des animaux de terre et de mer destinés à la subsistance des familles paraissent être la principale occupation des hommes ; car nous ne les vîmes jamais travailler dans l’intérieur des maisons : les femmes au contraire y fabriquaient des vétemens de lin ou de laine, et elles y préparaient des sardines ; elles les y apportent aussi du rivage, dans des paniers d’osier, lorsque les hommes les ont déposées sur la grève, au retour de la pêche. Elles montent de petites pirogues, et elles recueillent des moules et divers coquillages ; elles vont peut-être en mer en d’autres occasions, puisqu’elles manœuvrent les embarcations avec autant de dextérité que les hommes : quand ceux-ci se trouvent sur la même pirogue, ils ne paraissent pas avoir beaucoup d’attention pour elles ; ils ne proposent point de manier eux-mêmes la pagaie, et ils ne leur témoignent d’ailleurs ni égards ni tendresse. La classe des jeunes gens nous parut être la plus indolente et la plus oisive ; nous les rencontrions en groupes séparés, qui se vautraient au soleil, ou qui, semblables aux cochons, se roulaient dans le sable, absolument nus. Mais il ne faut attribuer qu’aux hommes ce mépris de la décence : les femmes étaient toujours vêtues, et elles se conduisaient avec la plus grande honnêteté ; elles ne s’écartèrent jamais de la pudeur et de la modestie convenables à leur sexe ; ces qualités sont d’autant plus dignes d’éloges, que les hommes ne semblent pas susceptibles de honte. Il est impossible toutefois qu’une seule visite de quelques heures (car la première ne doit pas être comptée) ait pu nous procurer des renseignemens bien exacts sur leur manière de vivre et leurs occupations habituelles : il y a lieu de croire que la bourgade entière suspendit à notre arrivée la plupart de ses travaux, et que notre présence changea la manière d’être de ces Indiens dans l’intérieur de leurs maisons, à leurs heures de loisir. Les visites multipliées qu’un si grand nombre d’entre eux nous firent aux vaisseaux nous procurèrent un moyen peut-être plus sûr de nous former une idée de leur caractère, et même, à quelques égards, de l’emploi de leur temps. Il paraît qu’ils en passent une grande partie dans leurs pirogues, du moins durant l’été ; car nous observâmes que non-seulement ils y mangent et ils y couchent, mais qu’ils s’y dépouillent de leurs habits, et qu’ils s’y vautrent au soleil, ainsi que nous les avions vus se vautrer nus au milieu de leurs bourgades. Leurs grandes pirogues sont assez spacieuses pour cela, parfaitement sèches ; et lorsqu’ils s’y font un abri avec des peaux, et qu’il ne pleut pas, ils y sont beaucoup mieux que dans leurs maisons.

» Ils se nourrissent de tous les animaux et de tous les végétaux qu’ils peuvent se procurer ; mais la portion des subsistances qu’ils tirent du règne animal est beaucoup plus considérable que celle qu’ils tirent du règne végétal. La mer, qui leur fournit des poissons, des moules, des coquillages plus petits, et des quadrupèdes marins, est leur plus grande ressource. Ils ont surtout des harengs et des sardines, deux espèces de brêmes et de la petite morue : ils mangent les harengs et les sardines, quand ces poissons sont frais ; ils en font de plus une provision de réserve, et, après les avoir séchés et fumés, ils les enferment dans des nattes qui forment des balles de trois ou quatre pieds en carré. Les harengs leur donnent une quantité considérable d’œufs ou de laite, qu’ils préparent d’une manière curieuse : ils saupoudrent de cette laite et de ces œufs de petites branches de pin du Canada, et une longue herbe marine, que les rochers submergés produisent en abondance. Cette espèce de kaviar (si je puis me servir de ce terme) se garde dans des paniers ou des sacs de natte, et ils s’en nourrissent au besoin, après l’avoir plongé dans l’eau. On peut le regarder comme leur pain d’hiver, et son goût n’est point désagréable. Ils mangent d’ailleurs les œufs et la laite de quelques autres poissons, qui doivent être fort gros, si j’en juge par la dimension des grains ; mais ce kaviar a quelque chose de rance à l’odorat et au goût ; il paraît que c’est la seule nourriture qu’ils préparent de cette manière, afin de le conserver long-temps ; car, quoiqu’ils découpent et sèchent un petit nombre de brêmes et de chimères, qui sont assez abondantes, ils ne les fument pas comme les harengs et les sardines.

» Ils grillent les grosses moules dans leurs coquilles ; ils les enfilent ensuite à de longues broches de bois, où ils vont les prendre lorsqu’ils en ont besoin ; ils les mangent sans autre préparation ; quelquefois cependant ils les trempent dans une huile qui leur tient lieu de sauce. Les autres productions marines, telles que les petits coquillages qui contribuent à augmenter le fond général de leur nourriture, ne doivent pas être regardées comme des moyens de subsistance habituelle, en comparaison de ceux dont je viens de parler.

» Le marsouin est l’animal de mer dont ils se nourrissent le plus communément ; ils découpent en larges morceaux le lard ainsi que la chair, et, après les avoir séchés comme ils sèchent les harengs, ils les mangent sans autre préparation. Ils tirent aussi une espèce de bouillon de la viande fraîche de cet animal, et leur procédé est singulier : ils mettent de l’eau et des morceaux de cette chair dans un baquet carré de bois, où ils placent ensuite des pierres chaudes ; ils y jettent de nouvelles pierres chaudes, jusqu’à ce que l’eau et la viande aient assez bouilli ; ils en ôtent les pierres dont je viens de parler avec un bâton fendu qui leur sert de pincettes : le vase est toujours près du feu : ce mets est commun dans leurs repas, et à le voir, on juge qu’il est fort nourrissant. Ils consomment aussi une quantité considérable de l’huile que leur procurent les animaux marins ; ils l’avalent séparément dans une large cuillère de corne, ou bien elle leur sert de sauce pour les autres mets.

» On peut présumer aussi qu’ils se nourrissent de phoques, de loutres de mer et de baleines ; car les peaux de phoques et de loutres étaient fort communes parmi eux, et nous aperçûmes un grand nombre d’instrumens de toute espèce destinés à la destruction de ces divers animaux ; peut-être toutes les saisons ne sont-elles pas favorables à cette chasse. Nous jugeâmes, par exemple, qu’ils n’en prirent pas beaucoup durant notre relâche, n’ayant vu qu’un petit nombre de peaux et de pièces de viandes fraîches.

» La même remarque est peut-être applicable aux animaux de terre. Ils en tuent quelquefois ; mais il paraît que cela n’arriva guère durant notre séjour, car nous n’en vîmes pas un seul morceau, quoique les peaux fussent assez abondantes. Il est probable que des échanges avec les autres tribus leur en avaient procuré la plus grande partie. Enfin il paraît clair, d’après une foule de circonstances, que ce peuple tire de la mer presque toutes ses subsistances animales, si j’en excepte quelques oiseaux de mer, parmi lesquels les goelands, qu’ils tuent avec leurs traits, occupent la première place.

» Les branches de pin du Canada et l’herbe marine, qu’ils saupoudrent de laite de poisson ou de kaviar, peuvent être regardées comme leurs seuls végétaux d’hiver. Lorsque le printemps arrive, ils font usage de plusieurs autres, à mesure qu’ils se développent. Les végétaux de cette dernière espèce, qui nous parurent les plus communs, étaient deux sortes de racines liliacées, la première garnie d’une seule tunique, et la seconde ayant une surface granuleuse ; elles sont douceâtres et mucilagineuses. On les mange crues, et on leur donne le nom de makouaté ou de kouquoppa. La racine appelée aheita, qui a presque la saveur de notre réglisse, et celle d’une fougère dont les feuilles n’étaient pas encore ouvertes, me parurent les végétaux les plus abondans après ceux que je viens d’indiquer. Ils mangent aussi crue une autre petite racine douceâtre y insipide, qui est à peu près de la grosseur de la salsepareille ; mais nous ne connaissons pas l’espèce de plante qui la produit. Ils se nourrissent, de plus, d’une racine qui est palmée et d’un gros volume. Nous vîmes des naturels qui la recueillaient aux environs du village, et qui la mangeaient ensuite. Il est vraisemblable d’ailleurs que le progrès de la saison leur en fournit un grand nombre que nous n’aperçûmes pas. En effet, quoique le pays n’offre aucune apparence de culture, on y trouve une quantité considérable d’aunes et de groseilliers de deux espèces, dont ils peuvent manger les fruits ; car nous les avons vus se nourrir des feuilles de groseillier et de celles de lis au moment où ils les détachaient de la plante ou de l’arbrisseau. Ils paraissent ne point se soucier des plantes qui ne sont pas douces, ou qui sont un peu trop âcres ; car nous ne pûmes jamais les déterminer à manger du poireau ou de l’ail. Cependant ils en apportèrent beaucoup à notre marché, lorsqu’ils s’aperçurent que nous aimions ces deux plantes. Ils ne semblaient avoir aucun goût pour ce que nous mangions ; et quand nous leur présentâmes des liqueurs spiritueuses, ils les rejetèrent comme quelque chose de peu naturel et de désagréable au goût.

» Ils mangent quelquefois encore de petits animaux marins frais ; mais ils sont dans l’usage de rôtir ou de griller les choses dont ils se nourrissent ; car ils ne connaissent pas du tout notre méthode de faire bouillir des alimens, à moins qu’on ne veuille la trouver dans l’espèce de bouillon qu’ils tirent du marsouin : leurs vases, étant de bois, ne pourraient résister au feu.

» La malpropreté de leurs repas répond parfaitement à celle de leurs cabanes et de leurs personnes. Il paraît qu’ils ne lavent jamais les augets et les plats de bois dans lesquels ils prennent leur nourriture, et que les restes dégoûtans d’un dîner précédent sont mêlés avec le repas qui le suit. Ils rompent aussi, avec leurs mains et leurs dents, toutes les choses solides ou coriaces ; ils font usage de leurs couteaux pour dépecer les grosses pièces ; mais ils n’ont pas encore imaginé de se servir du même moyen pour les diviser en morceaux plus petits et en bouchées, quoique cet expédient, plus commode et plus propre, ne demande aucun effort d’esprit. Enfin ils ne semblent pas avoir la moindre idée de la propreté ; car ils mangent les racines qu’ils tirent de leurs champs sans secouer le terreau dont elles se trouvent chargées.

» J’ignore s’ils ont des heures fixes pour leurs repas. Nous les avons vus manger dans leurs pirogues à tous les momens de la journée ; mais, lorsque nous allâmes reconnaître le village, nous remarquâmes que vers midi ils préparèrent plusieurs baquets de bouillon de marsouin, et je présume que c’est le temps où ils font leur repas principal.

» Ils ont des arcs et des traits, des frondes, des piques, de courts bâtons d’os qui ressemblent un peu au patou-patou de la Nouvelle-Zélande, une petite hache qui diffère peu du tomahâk ordinaire des sauvages d’Amérique. La pique a ordinairement une longue pointe d’os : la pointe de quelques-uns des traits est de fer ; mais elle est ordinairement d’os et dentelée. Le tomahâk est une pierre de huit pouces de long, dont l’une des extrémités est terminée en pointe, et l’autre établie sur un manche de bois ; le manche ressemble à la tête et au cou d’une figure humaine ; la pierre est posée dans la bouche, et on la prendrait pour une langue d’une grandeur énorme ; afin que la ressemblance frappe davantage, la tête est garnie de cheveux. Ils donnent à cette arme le nom de taaouich et de tsékih. Ils ont une autre arme de pierre, appelée siaïk, de neuf pouces ou d’un pied de longueur, qui a une pointe carrée.

» D’après le grand nombre d’armes de pierre et d’autres matières qu’on voit parmi eux , il est évident qu’ils sont dans l’habitude de se battre corps à corps, et la quantité considérable de crânes humains qu’ils apportèrent à notre marché prouve d’une manière trop convaincante que leurs guerres sont fréquentes et meurtrières.

» Leurs manufactures et leurs arts mécaniques sont bien plus étendus et bien plus ingénieux, par rapport au dessin et à l’exécution, qu’on ne l’attendrait du peu de progrès de leur civilisation à d’autres égards. Les vêtemens de lin et de laine dont ils se couvrent doivent être la première chose qui les occupe, et ce sont les ouvrages les plus importans de leurs fabriques. Ils tirent leurs étoffes des fibres de l’écorce d’un pin qu’ils rouissent et qu’ils battent comme on rouit et comme on bat le chanvre. Ils ne la filent pas ; mais, lorsqu’ils l’ont préparée d’une manière convenable, ils l’étendent sur un bâton posé sur deux autres qui se trouvent dans une position verticale. Elle est disposée de façon que l’ouvrier, assis sur ses jarrets au-dessus de cette machine bien simple, y noue des fils tressés, séparés l’un de l’autre par un intervalle d’un demi-pouce. D’après leurs procédés, leur étoffe n’est ni aussi serrée, ni aussi ferme que celle qu’on fait au métier ; mais les faisceaux qui demeurent entre les divers nœuds remplissent les intervalles, et la rendent assez impénétrable à l’air ; elle a d’ailleurs l’avantage d’être plus douce et plus souple. Quoique leurs habits soient probablement fabriqués de la même façon, ils ressemblent beaucoup à une étoffe tissue ; mais les diverses figures qu’on y remarque ne permettent pas de croire qu’on les a travaillés au métier ; car il est peu vraisemblable que ces Indiens aient assez d’adresse pour finir un ouvrage si compliqué autrement qu’avec leurs mains. Leurs étoffes ont différent degrés de finesse ; quelques-unes ressemblent à nos couvertures de laine les plus grossières ; d’autres égalent presque nos couvertures les plus fines ; elles sont même plus douces et plus chaudes. Le petit poil, ou plutôt le duvet, qui en est la matière première, paraît venir de différens animaux, tels que le renard et le lynx brun. Celui qui vient du lynx est le plus fin, et, dans son état naturel, il a presque la couleur de nos laines brunes grossières ; mais, en le travaillant, ils y mêlent les grands poils de la robe des animaux, ce qui donne à leurs étoffes une apparence un peu différente. Les ornemens ou les figures répandues sur leurs habits sont disposés avec beaucoup de goût ; ils offrent ordinairement diverses couleurs : les plus communes sont le brun foncé ou le jaune. Cette dernière, lorsqu’elle est fraîche, égale en éclat les plus beaux de nos tapis.

» Les arts d’imitation se tiennent de fort près, et il ne faut pas s’étonner que ces Indiens, qui savent tracer des figures sur leurs vêtemens, et les sculpter sur le bois, sachent aussi les dessiner en couleur. Nous avons vu toutes les opérations de leur pêche de la baleine peintes sur leurs bonnets. Quoiqu’elles fussent grossièrement exécutées, elles prouvent du moins que, malgré leur ignorance absolue de ce qui a rapport aux lettres, et outre les faits dont ils gardent le souvenir par leurs chants et leurs traditions, ils ont quelques notions d’une méthode pour rappeler et représenter d’une manière durable ce qui se passe dans le pays. Nous observâmes d’autres figures peintes sur leurs meubles et leurs effets ; mais j’ignore si on doit les regarder comme des symboles qui ont une signification déterminée et reconnue, ou si ce sont uniquement des effets de l’imagination et du caprice.

» La construction des pirogues est fort simple, mais elles paraissent très-propres à l’usage auquel on les destine ; un seul arbre compose les plus grandes, qui portent vingt hommes, et quelquefois davantage ; on en voit beaucoup qui ont quarante pieds de long, sept de large, et trois de profondeur. Elles se rétrécissent peu à peu depuis le milieu jusqu’aux deux extrémités ; l’arrière se termine brusquement et par une ligne perpendiculaire : elles présentent une bosse au sommet de l’étambord ; mais l’avant se prolonge davantage : il se déploie en ligne horizontale et verticale, et il se termine par une pointe en saillie, ou par une proue beaucoup plus élevée que les flancs. La plupart de ces embarcations n’ont aucun ornement, mais quelques-unes sont chargées d’un peu de sculpture, et ornées de dents de phoque, posées sur la surface en forme de clous, comme on le voit sur leurs masques et sur leurs armes. Quelque pirogues offrent une espèce de proue additionnelle qui ressemble à un large taille-mer ; elle représente la figure d’un animal. On n’y trouve d’autres siéges ou d’autres appuis que des bâtons arrondis, un peu plus gros qu’une canne, placés en travers, à mi-profondeur. Elles sont très-légères, et, étant plates et larges, elles voguent sûrement sans avoir un balancier, distinction remarquable entre les canots des peuples américains et ceux des parties méridionales des grandes Indes et des îles du grand Océan. Les pagaies sont petites et larges ; elles ont a peu près la forme d’une large feuille pointue au sommet, plus large au milieu, et se rétrécissant peu à peu jusqu’à la tige ; leur longueur est d’environ cinq pieds : les naturels, habitués à en faire usage, les manient avec beaucoup de dextérité, car ils n’ont pas encore introduit les voiles dans leur navigation.

» Leur attirail de pêche et de chasse est ingénieux et d’une exécution heureuse. Il est composé de filets, d’hameçons, de lignes, et d’un instrument qui ressemble à une rame. Cet instrument a environ vingt pieds de long sur quatre ou cinq pouces de large, et à peu près un demi-pouce d’épaisseur : chacun des bords, dans les deux tiers de sa longueur (l’autre tiers forme le manche), est garni de dents aiguës d’environ deux pouces de saillie. Les naturels s’en servent pour attaquer les harengs, les sardines et les autres petits poissons qui arrivent en bancs ou grandes troupes ; ils le plongent au milieu du banc, et le poisson se prend sur ou entre les dents. Leurs hameçons sont d’os et de bois, et assez grossiers ; mais le harpon avec lequel ils frappent les baleines et les autres animaux de mer d’une moindre grosseur annonce un esprit fort inventif : il est composé d’une pièce d’os qui présente deux barbes dans lesquelles est fixé le tranchant ovale d’une large coquille de moule qui forme la pointe : il porte deux ou trois brasses de corde : pour le jeter, ils emploient un bâton de douze à quinze pieds de long ; la ligne ou la corde est attachée à une extrémité, le harpon fixé à l’autre de manière à se détacher du bâton qui flotte sur l’eau comme une bouée lorsque l’animal s’enfuit avec le harpon.

» Nous ne pouvons rien dire sur la méthode qu’ils emploient pour attraper ou tuer les animaux de terre, à moins que nous ne supposions qu’ils attaquent les espèces les plus petites avec leurs traits, et les ours, les loups et les renards avec leurs piques. Ils ont, il est vrai, plusieurs filets qui paraissent destinés à cette chasse ; car, lorsqu’ils les apportèrent à notre marché, ils les placèrent souvent sur leur tête, afin de nous en indiquer l’usage. Ils attirent quelquefois des animaux dans le piége, en se couvrant de peaux de bêtes et en marchant à quatre pates, ce qu’ils effectuent avec beaucoup d’agilité, et en même temps ils font du bruit ou une espèce de hennissement : ils prirent plusieurs fois cette allure devant nous. Ils mettent dans ces occasions des masques ou des têtes sculptées qui représentent les divers animaux du pays, et même de véritables têtes d’animaux desséchées.

» Quant aux matériaux qui composent leurs divers ouvrages, il faut observer que toutes leurs cordes sont des lanières de peaux et de nerfs, ou cette écorce d’arbre avec laquelle ils fabriquent leurs manteaux. Nous vîmes souvent des nerfs d’une si grande longueur, qu’ils semblaient ne pouvoir venir que de la baleine. Les os dont ils font quelques-unes de leurs armes, les instrumens dont ils se servent pour battre l’écorce, les pointes de leurs piques, et les barbes de leurs harpons doivent être aussi des os de baleine.

» Il faut peut-être attribuer à leurs outils de fer la dextérité avec laquelle ils travaillent le bois. Ils ne paraissent pas en employer d’autres ; du moins nous n’avons vu parmi eux qu’un ciseau d’os. Il est assez vraisemblable qu’ils ont imaginé la plupart de leurs méthodes expéditives depuis qu’ils ont acquis la connaissance de ce métal, dont ils se servent aujourd’hui toutes les fois qu’ils veulent façonner du bois. Nous ne nous sommes pas aperçus qu’ils donnassent à ce fer d’autre formé que celle du ciseau et du couteau. Leur ciseau est un long morceau de fer plat, adapté à un manche de bois. Une pierre leur tient lieu de maillet, et une peau de poisson de polissoir. J’ai vu quelques-uns de ces ciseaux de huit ou dix pouces de longueur, et de trois ou quatre de large ; mais en général ils étaient plus petits. La longueur de leurs couteaux varie ; il y en a de très-grands qui ont des tranchans recourbés, et qui ressemblent un peu à nos serpes, mais le taillant est sur la partie convexe. La plupart de ceux que nous rencontrâmes étaient à peu près de la largeur et de l’épaisseur du cercle de fer qui entoure les barriques, et la singularité de leur forme annonce qu’ils ne sont pas de fabrique européenne. Il est vraisemblable qu’on les a faits sur le modèle des premiers instrumens de pierre ou d’os dont ils se servaient jadis. Ils aiguisent ces outils de fer sur une ardoise grossière, et ils ont soin de les tenir toujours fort luisans.

» Le fer, qu’ils appellent sikémaïé (nom qu’ils donnent aussi à l’étain et à tous les métaux blancs), étant très-commun, nous, dûmes rechercher comment ils ont pu se procurer une chose aussi utile. Ils nous prouvèrent dès les premiers momens de notre arrivée qu’ils étaient habitués à une espèce de trafic, et qu’ils aimaient à faire des échanges : nous nous aperçûmes bientôt qu’ils ne devaient pas cette connaissance à une entrevue passagère avec des étrangers ; que c’était parmi eux un usage constant ; que cet usage leur plaisait beaucoup, et qu’ils savaient fort bien tirer parti des choses qu’ils voulaient nous vendre ; mais je n’ai pu savoir précisément avec qui ils font ce petit commerce. Quoique nous ayons trouvé parmi eux des choses qui étaient sûrement de fabrique européenne, ou du moins qui venaient d’un peuple civilisé, du fer et du cuivre par exemple, il paraît qu’ils ne les ont pas reçues immédiatement des Européens ou des maisons civilisées établies en d’autres parties de l’Amérique ; car ils ne nous donnèrent lieu de croire en aucune manière qu’ils eussent vu des bâtimens pareils aux nôtres, ou qu’ils eussent commercé avec des équipages aussi nombreux et aussi bien approvisionnés : une foule de raisons semblent même démontrer le contraire. Dès qu’ils nous virent parmi eux, ils s’empressèrent de nous demander par signes si nous voulions nous établir dans leur pays, et si nous avions des intentions amicales : ils nous avertirent en même temps qu’ils nous fourniraient généreusement de l’eau et du bois ; d’où il résulte qu’ils regardaient cette partie de l’Amérique comme leur propriété, et qu’ils ne nous redoutaient point. Ces questions ne seraient pas naturelles, si des vaisseaux eussent abordé avant nous ici, et si, après avoir fait des échanges avec les naturels, et avoir embarqué un supplément de bois et d’eau, ils étaient partis ; dans ce cas, les Indiens devaient penser que nous ferions de même. Il est vrai qu’ils ne montrèrent aucune surprise à l’aspect de nos vaisseaux ; mais, ainsi que je l’ai déjà fait observer, on peut attribuer cette indifférence à leur paresse naturelle et à leur défaut de curiosité. L’explosion d’un fusil ne leur causait pas même de tressaillement. Un jour cependant qu’ils essayèrent de nous faire comprendre que leurs traits et leurs piques ne perçaient pas les vêtemens de peau dont ils se couvrent quelquefois, un de nos messieurs ayant percé avec une balle une des cuirasses faites de six doubles, un si grand prodige leur causa une extrême émotion ; ce qui nous prouva clairement qu’ils ne connaissaient pas l’effet des armes à feu. Cette vérité nous fut confirmée souvent par la suite, lorsque, dans leur village et en d’autres endroits, nous nous servîmes du fusil pour tuer des oiseaux : notre méthode les confondait ; et à la manière dont ils nous écoutèrent quand nous leur expliquâmes l’usage de la poudre et du plomb, il nous fut démontré qu’ils n’avaient jamais rien vu de pareil.

» Au moment où je partis d’Angleterre, on avait reçu à Londres quelques détails d’un voyage fait par les Espagnols sur cette côte de l’Amérique en 1774 et 1776 ; mais ils n’abordèrent pas à Noutka[4] ; d’ailleurs le fer y était trop commun ; un trop grand nombre de sauvages en possédaient des morceaux ; les gens du pays savaient trop bien l’employer pour croire qu’ils eussent acquis cette richesse et cette connaissance à une époque si récente, ou même pour imaginer qu’il leur était venu plus anciennement d’un seul vaisseau. Comme ils en font un usage universel, on peut supposer sans doute qu’ils le tirent d’une source constante et habituelle par la voie des échanges, et que ce commerce est établi dès long-temps parmi eux, car ils se servent de leurs outils et de leurs instrumens avec toute la dextérité que peut donner une longue habitude. S’il faut dire quel est le plus vraisemblable des moyens qui peuvent leur procurer du fer, je pense que c’est en formant des échanges avec d’autres tribus de l’Amérique, qui ont une communication immédiate avec les établissemens européens du Nouveau-Monde, ou qui les reçoivent par le canal de plusieurs nations intermédiaires. Cette observation est applicable aussi au laiton et au cuivre que nous avons trouvés parmi eux.

» Il n’est peut-être pas aisé de savoir si ce métal vient de la baie d’Hudson et du Canada ; et si les naturels de Noutka le reçoivent des sauvages d’Amérique qui commercent avec nos négocians, et qui le versent ensuite parmi les diverses tribus répandues sur le continent du Nouveau-Monde, ou s’il arrive de la même manière des parties nord-ouest du Mexique : au reste, il semble qu’on y apporte non-seulement cette matière brute, mais travaillée. Les ornemens de laiton en particulier, dont ils décorent leur nez, sont si proprement faits, qu’ils ne semblent pas en état de les fabriquer. La matière qui les compose a sûrement été préparée par des Européens, car on n’a vu aucune tribu d’Amérique qui sût préparer le laiton ; néanmoins on a rencontré assez communément du cuivre parmi elles ; et ce métal est si malléable, qu’elles lui donnaient toutes sortes de formes, et qu’elles n’ignoraient point l’art de le polir. Si nos négocians à la baie d’Hudson et au Canada n’emploient pas ces marchandises dans leur commerce avec les naturels du pays, les sauvages de Noutka doivent les avoir tirées du Mexique, d’où venaient sans doute les deux cuillères d’argent que nous trouvâmes. Il est probable toutefois que l’Espagne ne s’occupe pas du commerce avec assez d’activité, et qu’elle n’a pas formé des liaisons assez étendues avec les peuples établis au nord du Mexique pour leur fournir une quantité de fer telle, qu’indépendamment de leur consommation habituelle, elle puisse en envoyer une portion si considérable aux habitans de Noutka[5].

» On imagine bien que nous n’avons pu acquérir beaucoup de lumières sur les institutions politiques et religieuses des habitans de Noutka. Nous avons remarqué des espèces de chefs distingués par le nom ou le titre d’akouik, auxquels les autres sont subordonnés à quelques égards ; mais je présumais que l’autorité de chacun de ces grands personnages ne s’étend pas au delà de sa famille. Ces akouiks n’étaient pas tous âgés ; d’où je conclus que leur titre se transmet par héritage.

» Excepté les statues ou figures dont j’ai déjà parlé, et qu’ils appellent klemma, je n’aperçus rien qui pût me donner la moindre idée de leur système religieux. Ces figures étaient vraisemblablement des idoles ; mais comme ils employèrent souvent le mot akouik en nous parlant, il y a peut-être lieu de supposer qu’elles représentent quelques-uns de leurs ancêtres, qu’ils vénèrent comme des dieux. Au reste, nous n’avons pas va qu’on leur rendît d’hommages religieux, et ce n’est ici qu’une simple conjecture, car nous n’avons pu obtenir aucune information sur ce point : nous n’avions appris de la langue du pays que les mots nécessaires pour demander les noms des choses, et nous n’étions pas en état d’entretenir avec les naturels une conversation instructive sur leurs institutions ou leurs traditions.

» Dans ce que je viens de dire des habitans de Noutka, j’ai confondu mes remarques et celles de M. Anderson ; mais il a seul le mérite d’avoir recueilli ce qui a rapport à la langue du pays, et il a rédigé lui-même les observations suivantes.

» L’idiome de ces sauvages n’a que la rudesse et la dureté qui résultent de l’emploi fréquent du k et de l’h, articulés avec plus de force ou moins de douceur que dans nos langues de l’Europe. En tout, on y trouve plutôt le son labial et dental que le son guttural. Les sons simples qu’ils n’ont pas employés devant nous, et qui par conséquent peuvent être réputés rares ou étrangers à leur langue, sont ceux que représentent les grammairiens par les lettres b, d, f, g, r et v ; mais ils en ont un qui est très-fréquent, et dont nous ne nous servons pas : on le tire d’une manière assez particulière, en frappant avec force une portion de la langue contre le palais, et je le comparerais à un grasseyement rude et grossier. Il est difficile de le peindre avec un arrangement quelconque des lettres de notre alphabet : la syllabe lszthl en approche un peu ; c’est une de leurs terminaisons les plus ordinaires, et on la trouve quelquefois au commencement de leurs mots. La terminaison la plus générale est composée du tl, et un grand nombre de mots finissent par z et ss. Voici quelques exemples :

Opelszthl, Le soleil.
Onouiszthl, La lune.
Kahchitl, Mort.
Tichltitl, Jeter une pierre.
Koumitz, Le crâne de l’homme.
Quah miss, Œufs de poisson, ou du kaviar.

» Les règles de leur idiome sont si vagues, que j’ai observé quelquefois quatre ou cinq terminaisons différentes dans le même mot. Ceci est d’abord très-embarrassant pour un étranger, et suppose une grande imperfection de langage.

» J’ai peu de chose à dire sur la théorie de cet idiome ; à peine ai-je pu distinguer les différentes parties du discours. On peut seulement présumer, d’après leur manière de parler, qui est très-lente et très-distincte, qu’il a peu de propositions ou de conjonctions ; et, autant que nous avons pu nous en assurer, qu’il n’a pas même une seule interjection pour exprimer l’admiration ou la surprise. Comme il a peu de conjonctions, il est aisé de concevoir qu’on ne les a pas jugées nécessaires pour se faire entendre, et que chaque mot particulier auquel on les réunit exprime beaucoup de choses, ou comprend plusieurs idées simples, ce qui semble en effet avoir lieu ; mais par la même raison, la langue sera défectueuse à d’autres égards, puisqu’elle n’a pas de mots pour distinguer ou exprimer des différences qui existent réellement ; d’où il résulte qu’elle n’est pas assez riche. Nous fîmes cette remarque en bien des occasions, et en particulier à l’égard des noms d’animaux. Je n’ai pas été en état d’observer d’une manière assez complète l’analogie ou l’affinité qu’elle peut avoir avec les autres langues du continent de l’Amérique ou de l’Asie, car je n’avais pas de vocabulaires auxquels je pusse la comparer, si j’en excepte ceux des Esquimaux et des Indiens des environs de la baie d’Hudson : elle ne ressemble en aucune manière à ces deux idiomes. Si je la rapproche d’ailleurs du petit nombre de termes mexicains que je suis venu à bout de recueillir, on y aperçoit la conformité la plus frappante ; les mots de l’une et de l’autre se terminent souvent par ltl, ou z[6].

» Voici leurs noms de nombre :

Tsaouack, Un.
Akkla, Deux.
Katsitsa, Trois.
Mo ou Mou, Quatre.
Sokhah, Cinq.
Nofpo, Six.
Atslepou, Sept.
Atlaquolthl, Huit.
Tsaouaquolthl, Neuf.
Haïou, Dix

» S’il me fallait donner un nom particulier aux habitans de Noutka, je les appellerais Ouakachiens, du mot ouakach, qu’ils répètent souvent. Il me parut que ce terme exprime un sentiment d’applaudissement, d’approbation ou d’amitié ; car, lorsqu’ils semblaient satisfaits ou charmés d’une chose qu’ils voyaient, ou d’un incident quelconque, ils s’écriaient d’une voix unanime, ouakach ! ouakach ! Je terminerai mes remarques sur ces Indiens en observant qu’on aperçoit entre eux et les habitans des îles du grand Océan des différences essentielles relativement à la figure et aux usages ou au langage ; qu’on ne peut donc pas supposer que leurs ancêtres respectifs formèrent originairement une même tribu, ou qu’ils avaient des liaisons très-intimes lorsqu’ils abandonnèrent leurs premiers établissemens pour se retirer dans les lieux où l’on trouve aujourd’hui leurs descendans.

» La rade de Noutka gît par 49° de latitude nord, et environ 127° de longitude orientale. »

Le capitaine Cook quitta Noutka le 26 avril, et après avoir essuyé une tempête qui l’éloigna de la côte d’Amérique, il arriva le 12 mai à un port situé par les 61° 11′ de latitude nord, et les 213° 28′ de longitude ouest.

« Je chargeai, dit-il, M. Gore de descendre sur des îles qui sont à l’ouest du port, et d’y tuer, s’il était possible, quelques oiseaux bons à manger. Du moment où il en approcha, vingt hommes se montrèrent sur deux grosses pirogues, et il crut devoir regagner les vaisseaux. Les Indiens qui le suivirent ne voulurent pas venir le long du bord de nos bâtimens ; mais, ils se tinrent à une certaine distance, en poussant des cris, en étendant et en rapprochant leurs bras, et ils entonnèrent bientôt une chanson qui ressemblait exactement à celles des habitans de Noutka : leurs têtes étaient aussi poudrées de plumes. L’un d’eux agitait en l’air un habit blanc que nous prîmes pour un témoignage d’amitié ; un autre se tint presqu’un quart d’heure debout dans sa pirogue, entièrement nu, ses bras étendus en croix, et sans se mouvoir. Les embarcations n’étaient pas de bois comme celles de Noutka ; des lattes simples en composaient la charpente, et des peaux de phoques, ou d’autres animaux pareils en formaient le bordage extérieur. Nous répondîmes à toutes leurs marques de bienveillance ; nous employâmes les gestes les plus expressifs et les plus affectueux pour les engager à venir le long du bord des vaisseaux, mais nous ne punies les y déterminer. Quelques-uns de nos gens répétèrent plusieurs des mots ordinaires de la langue de Noutka, tels que sike mailé mahouk ; et les Indiens ne parurent pas les comprendre. Après avoir reçu des présens que nous leur jetâmes, ils se retirèrent vers cette partie de la côte d’où ils étaient venus, et ils nous firent entendre par signes que nous les reverrions le lendemain. Deux d’entre eux cependant, qui montaient une petite pirogue, demeurèrent près de nous la nuit, vraisemblablement avec le projet de piller quelque chose tandis que nous serions endormis ; car ils s’en allèrent dès qu’ils s’aperçurent qu’on les avait découverts.

» Le 13 nous appareillâmes, afin de chercher un endroit bien abrité, où nous pussions examiner et arrêter une voie d’eau qui s’était déclarée dans la traversée. Le mouillage que nous occupions était trop exposé pour entreprendre ce travail.

» Les naturels qui étaient venus nous faire visite la veille au soir revinrent le matin sur cinq ou six pirogues ; mais ils arrivèrent lorsque nous étions déjà sous voile ; ils nous suivirent une demi-heure sans pouvoir nous atteindre.

» Trois d’entre eux arrivèrent le soir au moment où nous venions de mouiller ; ils montaient deux pirogues qui n’auraient pu en porter un plus grand nombre, car elles étaient construites de la même manière que celles des Esquimaux : l’une avait deux trous pour s’y asseoir, et l’autre n’en avait qu’un. Chacun de ces Indiens tenait un bâton d’environ trois pieds de longueur, auquel étaient attachées de grosses plumes ou des ailes entières d’oiseaux ; ils tournèrent souvent ces bâtons vers nous, et, selon ce que nous conjecturâmes, dans la vue de nous annoncer leurs dispositions pacifiques.

» Plusieurs autres, déterminés par l’accueil que nous fîmes à ceux-ci, vinrent nous voir le lendemain sur de grandes et de petites pirogues ; ils se hasardèrent à monter à bord, mais après que quelques-uns de nos gens furent entrés dans leurs embarcations. Parmi ceux qui arrivèrent sur la Résolution, je distinguai un homme d’un moyen âge qui avait une physionomie intéressante, et que je reconnus ensuite pour le chef. Des peaux de loutre de mer composaient son vêtement, et un bonnet orné de grains de verroterie bleu de ciel, de la dimension d’un gros pois, et pareil à ceux que portent les habitans de l’entrée de Noutka, couvrait sa tête ; il paraissait attacher beaucoup plus de prix à ces grains de verre qu’à nos grains de verre blanc. Ces sauvages estimaient d’ailleurs les grains de verre de quelque espèce qu’ils fussent ; et pour en avoir, ils s’empressèrent de nous donner en échange tout ce qu’ils possédaient, même leurs belles peaux de loutre de mer. Je dois observer qu’ils mirent plus de valeur à ces fourrures qu’aux autres, mais que ce fut après que nos gens eurent montré plus d’empressement pour s’en procurer ; et même que depuis cette époque ils aimèrent mieux nous céder des habits de peaux de loutre de mer que des habits de peaux de chat sauvage ou de martre : la même chose était arrivée à Noutka.

» Ils désiraient aussi du fer ; mais ils en voulaient des morceaux au moins de huit à dix pouces de longueur, et de trois ou quatre doigts de largeur, rejetant absolument les petits morceaux ; cet article étant devenu rare dans nos deux vaisseaux, ils n’en obtinrent de nous qu’une quantité peu considérable. Les pointes de quelques-unes de leurs piques ou lances étaient de ce métal ; d’autres étaient de cuivre : un petit nombre d’os, matière dont les pointes de leurs dards, de leurs traits, etc, étaient faites. Je ne pus déterminer le chef à descendre sous le pont, et ni lui ni ses camarades ne demeurèrent long-temps à bord ; mais tant que dura leur visite, il fallut les surveiller soigneusement, car ils montrèrent bientôt leurs dispositions pour le vol. Quand ils eurent passé trois ou quatre heures le long de la Résolution, ils nous quittèrent tous, et ils se rendirent à la Découverte. Aucun d’eux n’y avait été jusqu’alors, si j’en excepte un homme qui en arriva au moment où ils s’éloignaient de nous, et qui les y ramena. Je pensai qu’il avait remarqué sur le vaisseau des choses qu’il savait être plus du goût de ses compatriotes que ce qu’il avait aperçu sur la Résolution : je me trompais, ainsi qu’on le verra bientôt.

» Dès qu’ils furent partis, un de mes canots alla sonder le fond de la baie. Comme le vent était modéré, je songeais à abattre la Résolution sur le rivage, si je venais à bout de trouver un endroit propre à arrêter notre voie d’eau. Les Indiens ne tardèrent pas à s’éloigner de la Découverte, et au lieu de revenir près de nous, ils marchèrent vers le canot occupé à prendre des sondes. L’officier qui le commandait, observant leur manœuvre, revint à bord ; il fut suivi de toutes les pirogues. Le détachement fut à peine rentré sur la Résolution, que quelques-uns des Américains sautèrent dans le canot, malgré les deux hommes de garde que nous y avions laissés. Les uns présentèrent leurs piques à nos deux sentinelles, d’autres s’emparèrent de l’amarre qui attachait le canot à la Résolution, et le reste entreprit de l’emmener à la remorque. Mais ils le relâchèrent dès qu’ils nous virent disposés à le défendre par la force : ils en sortirent pour remonter sur leur embarcation. Ils nous firent signe de mettre bas les armes, et ils semblaient aussi tranquilles que s’ils n’avaient rien fait de mal. Ils avaient formé sur la Découverte une autre entreprise, peut-être encore plus audacieuse.

» L’homme qui était venu près de nous, et qui avait mené ses compatriotes vers l’autre vaisseau, avait examine toutes les écoutilles de la Découverte, et n’apercevant que l’officier de garde et un ou deux matelots, il crut sans doute qu’à l’aide de ses camarades il pourrait aisément piller ce vaisseau. Ce projet lui parut d’autant plus facile, que la Résolution se trouvait à quelque distance : c’est sûrement dans cette intention qu’ils s’y rendirent tous. Plusieurs d’entre eux montèrent à bord sans aucune cérémonie ; ils tirèrent leurs couteaux : ils firent signe à l’officier et à l’un des matelots qui étaient sur le pont de se tenir à l’écart, et ils promenèrent leurs regards de côté et d’autre, afin de voler ce qui leur conviendrait. Ils s’emparèrent d’abord du gouvernail d’un des canots, et ils le jetèrent à ceux d’entre eux qui se tenaient dans les pirogues. Ils n’avaient pas eu le temps de découvrir un autre objet qui plût à leur fantaisie, lorsque l’équipage de la Découverte prit l’alarme et se montra armé de coutelas. À cet aspect, les voleurs se retirèrent dans leurs embarcations avec autant d’assurance et de sang-froid qu’ils avaient abandonné le canot de la Résolution. Selon l’observation du capitaine Clerke, ils racontèrent à ceux qui n’avaient pas été à bord de combien les couteaux du vaisseau étaient plus longs que les leurs. Mon canot prenait des sondes sur ces entrefaites ; ils l’aperçurent, et, ainsi que je l’ai déjà dit, ils l’abordèrent après avoir vu échouer leur projet contre la Découverte. Je suis persuadé que, s’ils vinrent nous voir de si grand matin, c’est qu’ils comptaient nous trouver endormis et nous voler à leur aise.

» Ne peut-on pas conclure raisonnablement qu’ils ne connaissaient point les armes à feu ? S’ils avaient eu la moindre idée de ces instrumens meurtriers, ils n’auraient pas essayé d’enlever un de mes canots à la portée de mon artillerie, et à la face de cent hommes ; car la plupart de mes matelots les regardaient. Nous souffrîmes leur audace et leur insolence, et j’ai la satisfaction de dire que nous les avons laissés sur ce point dans l’ignorance où nous les avons trouvés. Ils ne nous ont jamais vus tirer que des oiseaux.

» Voulant mouiller ici, lorsqu’on sortit l’ancre du canot, l’un des matelots qui n’eut pas assez d’adresse, ou qui manqua d’expérience, fut entraîné à la mer par la corde de la bouée, et il alla au fond avec elle. Il est remarquable, dans cet instant critique, qu’il eut la présence d’esprit de se dégager lui-même, et de revenir à la surface de l’eau, où il fut repris, ayant une de ses jambes fracturée d’une manière dangereuse.

» Je quittai ce port le 18, mais après y avoir achevé les réparations qu’exigeaient mes vaisseaux.

» Je lui donnai le nom de Prince William’s sound (port du prince Guillaume). Si je juge de ce port ou de cette baie par ce que nous en avons vu, il occupe au moins un degré et demi de latitude et deux de longitude, sans parler des bras ou des branches dont nous ne connaissons pas l’étendue : néanmoins, autant que nous avons pu les examiner, elles ne nous ont laissé aucun motif fondé de croire à la possibilité d’un passage par mer à travers le continent de l’Amérique.

» Les naturels qui vinrent nous faire plusieurs visites n’étaient pas communément au-dessus de la taille ordinaire, et plusieurs étaient même au-dessous. Ils avaient les épaules carrées, la poitrine large, le cou gros et court, la face large et aplatie ; la partie la plus disproportionnée de leur corps paraissait être leur tête, qui était fort grosse. Quoique leurs yeux ne fussent pas petits, ils ne semblaient pas assez gros pour leur visage ; leur nez était plein, arrondi, crochu et retroussé à l’extrémité ; ils avaient les dents larges, blanches, égales et bien rangées ; les cheveux noirs, épais, lisses et forts, et en général peu ou point de barbe ; les poils de ceux qui en avaient autour des lèvres étaient raides ou hérissés, et souvent de couleur brune : plusieurs vieillards avaient de larges barbes épaisses, mais lisses.

» Quoiqu’ils se ressemblent en général par la stature, les proportions du corps et la grosseur de la tête, leurs traits offrent de grandes différences ; mais il en est très-peu qu’on puisse trouver jolis : au reste, leur physionomie annonce ordinairement beaucoup de vivacité, de bonhomie et de franchise ; plusieurs avaient cependant l’air chagrin et réservé. Quelques femmes ont le visage agréable, et un assez grand nombre se distinguent des hommes par leurs traits, qui sont plus délicats ; mais ce sont principalement les plus jeunes, ou de celles qui sont d’un âge moyen. Les femmes et les enfans ont le teint blanc, mais sans aucune teinte de rouge. La peau de quelques-uns des hommes que nous vîmes nus était brunâtre ou basanée, ce qu’on ne peut guère attribuer à la peinture, car ils ne se peignent pas le corps.

» Les hommes, les femmes et les enfans s’habillent de la même manière. Leur vêtement ordinaire est une espèce de souquenille, ou plutôt de robe, qui, en général, tombe jusqu’à la cheville du pied, et quelquefois jusqu’au genou seulement. Elle offre dans la partie supérieure un trou de la grandeur précisément nécessaire pour laisser passer la tête ; elle a des manches qui descendent jusqu’aux poignets. Ces robes sont composées de fourrures de divers animaux ; les plus communes sont celles de loutre de mer, de renard gris, de raton et de martre ; ils emploient aussi beaucoup la peau du phoque, et en général, ils portent toutes ces fourrures le poil en dehors. Quelques-uns ont des robes en peaux d’oiseaux, dont il ne reste que le duvet ; ils collent aussi ce duvet sur d’autres substances. Nous vîmes deux ou trois habits de poil, pareils à ceux des habitans de Noutka. Les coutures sont ornées en général de glands ou de franges, de bandes de cuir étroites, tirées des mêmes peaux. Un petit nombre portent une espèce de chaperon ou de collet ; quelques-uns ont un capuchon, mais ils ont plus souvent des bonnets : tel est leur vêtement complet lorsque le temps est beau. Quand il pleut, ils mettent par-dessus la première robe une autre, faite de boyaux de baleine, ou d’un autre gros animal ; celle-ci serre le cou ; les manches descendent jusqu’aux poignets, autour desquels elles sont attachées avec une corde, et lorsqu’ils sont assis dans leurs canots, ses pans sont relevés par-dessus le trou dans lequel ils sont placés, en sorte que l’eau n’y peut entrer : elle garantit en même temps de la pluie la partie supérieure de leur corps, car elle est aussi impénétrable à l’eau qu’une vessie. Il faut la tenir toujours humide ou mouillée, sans quoi elle a de la disposition à éclater ou à se rompre. Elle est, ainsi que la robe ordinaire, composée de peaux, et elle ressemble beaucoup au vêtement des Groënlandais, tel qu’il est décrit par Crantz.

» En général, ils ne se couvrent ni les jambes ni les pieds ; cependant quelques-uns portent des espèces de bas de peaux qui remontent jusqu’à mi-cuisse, et il est rare d’en trouver un qui n’ait pas des mitaines de pates d’ours. Ceux qui portaient quelque chose sur leur tête ressemblaient à cet égard aux habitans de Noutka : leurs bonnets de paille ou de bois étaient en forme de cône tronqué, et ressemblaient à une tête de phoque peinte.

» Les hommes coupent ordinairement leurs cheveux autour du cou et du front ; les femmes les laissent dans toute leur longueur : la plupart les disposent en touffe sur le sommet de la tête, et un petit nombre les nouent comme nous par-derrière. Les deux sexes ont les oreilles percées de plusieurs trous, dans le bord supérieur et dans le bord inférieur ; ils y suspendent des paquets de coquilles tubuleuses, dont les habitans de Noutka se servent pour le même usage. La cloison du nez est trouée aussi ; ils y placent fréquemment des tuyaux de plumes, ou des ornemens un peu courbes, tirés des coquillages cités plus haut, enfilés à un cordon raide de trois ou quatre pouces de longueur, ce qui leur donne une mine vraiment grotesque ; quelques individus des deux sexes ont une parure encore plus extraordinaire et plus hideuse. Leur lèvre inférieure est fendue ou coupée parallèlement à la bouche, un peu au-dessous, de la partie renflée : cette incision y qu’on fait aux enfans à l’époque où ils tètent encore, a souvent plus de deux pouces de longueur, et par sa contraction naturelle, lorsque la plaie est fraîche, ou par une répétition de quelques mouvemens particuliers, elle prend la forme des lèvres, et elle devient assez considérable pour que la langue traverse. Telle était celle du premier individu que vit un de nos matelots : il s’écria que les sauvages avaient deux bouches, et on l’eût pu croire en effet : ils attachent dans cette bouche artificielle un ornement plat et étroit, tiré principalement d’un coquillage solide ou d’un os découpé en petites portions étroites, semblables à de petites dents qui descendent presque jusqu’à la base ou la partie la plus épaisse, et qui ont à chaque extrémité une saillie par où elles se soutiennent : la partie découpée en dents est la seule qui se voie. D’autres ont seulement la lèvre inférieure percée de différens trous : ils y mettent alors des coquillages en forme de clous, dont les pointes se montrent en dehors, et dont les têtes paraissent en dedans de la lèvre, comme une autre rangée de dents placées immédiatement au-dessous de la mâchoire inférieure.

» Tels sont les ornemens fabriqués dans le pays : mais nous trouvâmes dans ce lieu beaucoup de grains de verroterie manufacturés en Europe, la plupart d’un bleu pâle : ils les suspendent à leurs oreilles autour de leurs bonnets, ou au trou qu’offre chacune des pointes du bijou qui décore leurs lèvres. À ce premier pendant ils en attachent quelquefois d’autres, et il n’est pas rare de voir cette garniture tomber jusqu’au bas du menton : dans ce dernier cas, ils ne peuvent faire disparaître si aisément leur parure des lèvres ; car, quant à celle qu’ils emploient ordinairement, ils la jettent en dehors avec la langue, ou bien ils la prennent dans leur bouche, selon qu’ils en ont la fantaisie. Ils portent des bracelets de coquillages d’une forme cylindrique, ou de grains composés d’une substance qui ressemble au succin. Plusieurs colifichets, qu’ils placent à leurs oreilles et à leur nez, sont aussi de succin. En général ils aiment si fort la parure, qu’ils mettent toutes sortes de choses dans leurs lèvres trouées : nous vîmes un de ces sauvages qui y portait deux de nos clous de fer, qui se projetaient en saillie, et un second qui s’efforça d’y faire entrer un gros bouton de cuivre.

» Les hommes enduisent souvent leur visage d’un rouge éclatant et d’une couleur noire, quelquefois d’une couleur bleue ou d’une autre qui a la teinte du plomb ; mais ils n’y tracent pas de figures régulières. Les femmes essaient à quelques égards de les imiter en se barbouillant le menton d’une substance noire qui se termine en pointe sur chaque joue, mode assez semblable à celle qui, au rapport de Crantz, est très-répandue parmi les femmes du Groënland. Ils ne se peignent point le corps ; ce qu’il faut peut-être attribuer à la disette des matières propres à cet usage ; car les couleurs qu’ils apportèrent à notre marché, dans des vessies étaient en petite quantité. Au reste, je n’ai jamais vu de sauvages qui se donnent plus de peine que ceux-ci pour orner ou plutôt pour défigurer leur personne.

» Ils ont deux espèces de canots : l’un grand et ouvert, et l’autre couvert et petit. J’ai déjà dit que nous comptâmes vingt femmes et un homme, outre les enfans, dans une de leurs grandes pirogues. J’examinai attentivement cette embarcation ; et, après l’avoir comparée à la description que donne Crantze de la grande pirogue ou de la pirogue des femmes du Groënland, j’ai reconnu qu’elles sont construites l’une et l’autre de la même manière que les diverses parties se correspondent, que toute la différence consiste dans la forme de l’avant et de l’arrière, et en particulier de l’arrière, qui ressemble un peu à la tête d’une baleine. La charpente est composée de morceaux de bois minces, par-dessus lesquels on étend des peaux de phoques, ou d’autres grands animaux qui forment le bordage. Je jugeai aussi que les petits canots sont à peu près de la même forme et de la même matière que ceux des Groënlandais et des Esquimaux : quelques-uns de ceux-ci, comme je l’ai déjà observé, portent deux hommes ; ils sont plus larges, en proportion de leur longueur, que les pirogues des Esquimaux ; et l’avant, qui se recourbe, ressemble un peu au manche d’un violon.

» Les armes et les instrumens de pêche et de chasse sont les mêmes que ceux des Esquimaux et des Groënlandais : il est donc inutile d’entrer dans des détails à ce sujet, puisque Crantz les a décrits avec beaucoup d’exactitude. Il a parlé de tous ceux que j’ai vus, et chacun de ceux dont il fait mention se trouve chez les habitans de la baie du Prince Guillaume. Une espèce de corset ou de cotte de mailles, composé de lattes légères, jointes ensemble par des nerfs d’animaux, forme leur armure défensive ; elle est extrêmement flexible, mais en même temps si serrée, que les dards et les traits ne peuvent la pénétrer ; elle ne couvre que la poitrine, l’estomac et le ventre, et je pourrais la comparer à nos corps de femme.

» Aucun de ces hommes ne résidait dans la baie où nous mouillâmes, ni dans les endroits où débarquèrent les diverses personnes de nos équipages, et nous n’aperçûmes pas une seule de leurs habitations : je n’avais pas le temps de faire une course pour acquérir des connaissances sur cet objet. Parmi les meubles domestiques qu’ils apportèrent dans leurs pirogues, nous remarquâmes des plats de bois, creux, d’une forme ronde et ovale, et d’autres cylindriques et beaucoup plus profonds. Les côtés étaient d’une seule pièce, et revêtus de lanières de cuir ; de petites chevilles de bois les attachaient au fond. Nous en aperçûmes de plus petits, et d’une forme plus élégante, qui ressemblaient un peu à nos beurrières ovales ; ceux-ci, plus creux d’ailleurs, n’avaient pas de manches ; ils étaient d’un seul morceau de bois, ou d’une substance de la nature de la corne, et quelquefois proprement sculptés. Nous vîmes aussi une grande quantité de petits sacs carrés, composés des mêmes boyaux que la robe dont ils se couvrent lorsque le temps est mauvais, et semés de petites plumes rouges : ils renfermaient de très-beaux nerfs, et des paquets de petites cordes tressées d’une manière ingénieuse. Ils nous apportèrent en outre beaucoup de paniers marquetés, d’un tissu si serré, qu’ils pouvaient contenir de l’eau ; des modèles en bois de leurs canots ; un grand nombre de petites images de quatre ou cinq pouces de longueur, de bois ou rembourrées, couvertes d’un morceau de fourrure, et ornées de petites plumes, avec une tête garnie de cheveux. Je ne puis dire si c’étaient des jouets d’enfans, ou si elles représentaient leurs amis morts, et si la superstition en tire quelque parti. Ils ont beaucoup d’instrumens composés de deux ou trois cerceaux ou de pièces de bois concentriques, lesquels offrent au milieu deux barres en croix, par où on les empoigne : ces barres portent des coquillages suspendus à des fils qui servent de grelots, et qui font beaucoup de bruit lorsqu’on les secoue : ils semblent leur tenir lieu du grelot des habitans de Noutka, et peut-être qu’on emploie l’un et l’autre dans les mêmes occasions[7].

» J’ignore avec quels outils ils travaillent leurs meubles de bois, les charpentes de leurs canots et leurs autres ouvrages ; le seul que nous ayons vu parmi eux était une hache de pierre à peu près de la forme de celle de Taïti et de toutes les îles du grand Océan. Ils ont un grand nombre de couteaux de fer : quelques-uns sont courbés ; il y en a de très-petits, montés sur des manches assez longs, et dont le tranchant est un peu concave, comme quelques-uns des instrumens de nos cordonniers. Nous aperçûmes aussi des couteaux d’une seconde espèce, qui ont quelquefois deux pieds de longueur, une ligne proéminente au milieu, et presque la forme d’une dague : ils les portent dans des gaines de peau suspendues autour de leur cou par une lanière cachée sous leur robe ; ils ne se servent probablement de ceux-ci que comme d’une arme meurtrière. Au reste, chacun de leurs ouvrages est achevé comme s’ils avaient un assortiment complet de nos outils ; et les coutures et les tresses qu’ils font avec leurs nerfs, les marqueteries qu’offrent leurs petits sacs peuvent être comparées à ce qu’on trouve en ce genre de plus parfait en Europe. En un mot, si on réfléchit à l’état de grossièreté et de barbarie dans lequel vivent d’ailleurs ces sauvages, à la rigueur de leur climat, aux neiges dont leur pays est toujours couvert, et aux misérables outils qu’ils emploient, on jugera qu’aucune nation ne peut être mise au-dessus d’eux pour l’esprit d’invention et d’adresse de ces ouvrages mécaniques.

» Nous ne leur avons vu manger que du poisson sec et de la chair grillée ou rôtie. Nous achetâmes de cette chair ; elle nous parut être de l’ours, mais elle avait un goût de poisson. Ils se nourrissent aussi de la racine d’une grande fougère qu’ils font cuire au four, ou qu’ils apprêtent d’une autre manière. Plusieurs de nos gens les virent encore manger volontiers d’une substance que nous avons jugée être la partie intérieure de l’écorce du pin. Leurs canots étaient remplis de vases de bois contenant de la neige qu’ils avalaient avec avidité ; peut-être qu’il serait plus pénible pour eux de transporter de l’eau dans ces vases ouverts. Leur manière de manger est très-propre ; ils avaient grand soin d’enlever les ordures qui adhéraient aux choses dont ils voulaient se nourrir ; et quoiqu’ils mangent quelquefois la graisse crue de certains animaux de mer, ils la partagent en bouchées avec leurs petits couteaux. Ils sont très-propres sur leur personne : leur corps n’offre ni graisse, ni saleté ; les vases de bois dans lesquels ils semblent mettre leurs aiimens étaient en bon état, ainsi que leurs canots, où tout avait l’air net et bien rangé.

» Il paraît d’abord difficile d’apprendre leur idiome : cette difficulté ne vient pas de ce que leurs mots ou leurs sons se trouvent peu distincts ou confus, mais de ce que les termes et les sons qu’ils emploient ont différentes significations ; car ils semblaient faire souvent usage du même mot, en lui donnant des acceptions très-diverses. Au reste, si nous avions fait un plus long séjour parmi eux, nous aurions peut-être reconnu que c’était une méprise de notre part.

» Quant aux animaux de cette partie du continent de l’Amérique, je dois observer, comme pour ceux de Noutka, que nous ne les connaissons que d’après les pelleteries apportées par les sauvages à notre marché. Ils nous vendirent surtout des peaux de phoques, un petit nombre de renards, des chats blanchâtres ou des lynx, des martres communes et des martres d’une autre espèce, de petites hermines, des ours, des ratons, des loutres de mer. Il y avait plus de martres, de ratons et de loutres que d’autres peaux : celles-ci composent en effet le vêtement ordinaire des naturels ; mais celles du premier de ces quadrupèdes, qui, en général, étaient d’un brun beaucoup plus clair que celle de Noutka, surpassaient extrêmement le reste en finesse. Les loutres et les martres étaient bien plus abondantes qu’à Noutka, mais moins fines et moins épaisses, quoique plus grandes ; elles avaient presque toutes ce noir lustré qui est sans doute la couleur dont on fait le plus de cas. Les peaux d’ours et de phoques se trouvèrent assez communes : les dernières étaient blanches en général et agréablement tachetées de noir, ou quelquefois toutes blanches ; la plupart de celles d’ours étaient brunes ou couleur de suie.

» Nous avions vu chacun de ces animaux à Noutka ; mais nous en aperçûmes de particuliers à la baie dont je parle ; tel est l’ours blanc. Les naturels nous apportèrent plusieurs morceaux de sa peau, et même des peaux entières de jeunes ours, d’après lesquelles nous ne pûmes déterminer leur grandeur ou pleine croissance. Nous y trouvâmes aussi le glouton, qui avait des couleurs très-brillantes ; une espèce d’hermine plus grande que l’hermine ordinaire ; c’est la même que celle de Noutka : elle est tachetée de brun, et elle n’a guère de noir que sur la queue. Nous achetâmes aussi la peau de la tête d’un grand animal, dont nous ne pûmes reconnaître précisément l’espèce ; nous jugeâmes cependant, sur la couleur, la longueur et la qualité des poils, sur le peu de ressemblance qu’elle avait avec celle d’aucun quadrupède terrestre, que ce pouvait être le mâle du grand ours de mer. L’une des plus belles peaux qui semblent particulières à cet endroit, car jusqu’ici nous n’en avions pas remarqué de pareilles, est celle d’un petit animal d’environ dix pouces de longueur, qui a le dessus du dos brun ou couleur de rouille, avec une multitude de taches d’un blanc sale et les flancs d’un cendré bleuâtre, parsemé aussi de taches semblables à celles dont je viens de parler : la queue n’excède pas le tiers de la longueur du corps, et elle est couverte sur les bords de poils blanchâtres. La grande quantité de peaux annonce que les espèces des animaux que je viens d’indiquer sont très-répandues. Il faut observer que nous ne vîmes ni des peaux de rennes ni des peaux de daims.

» Les oiseaux que nous trouvâmes en ce lieu furent l’aigle à tête blanche, le nigaud, le grand martin-pêcheur, et l’oiseau-mouche, qui voltigeait fréquemment autour du vaisseau pendant que nous étions à l’ancre : il ne reste probablement pas ici pendant l’hiver, qui doit être fort rude. Les oiseaux aquatiques étaient les oies, les canards, les pingouins, les macareux, et d’autres en grand nombre.

» Nous pêchâmes des morues et des fletans ; les naturels nous en vendirent une très-grande quantité. Les rochers étaient presque entièrement dénués de coquillages. On aperçut quelques crabes.

» Nous ne vîmes de métaux que du cuivre et du fer : l’un et l’autre, mais surtout le dernier, étaient en si grande abondance, qu’ils formaient les pointes de la plupart des traits et des lances. Les habitans se peignent avec une ocre rouge, qui est très-cassante et onctueuse, ou avec un minerai de fer dont la couleur approche de celle du cinabre, avec un fard bleu et brillant, dont nous ne pûmes nous procurer des échantillons, et du plomb noir. Chacune de ces substances paraît être rare ; car les naturels en apportèrent une petite quantité de la première et de la dernière, et ils semblaient la conserver soigneusement.

» Peu de végétaux frappèrent nos regards ; on ne voit guère dans les bois que le pin du Canada et le sapin spruce : quelques-uns étaient assez gros.

» Ces sauvages doivent avoir reçu d’une nation civilisée les grains de verroterie et le fer que nous trouvâmes parmi eux. Les observations rapportées plus haut prouvent qu’ils n’avaient jamais communiqué directement avec des Européens ; il ne reste plus qu’à déterminer d’où leur venaient ces ouvrages de nos manufactures. Il paraît qu’ils les ont reçus par la baie d’Hudson, ou de nos établissemens sur les lacs du Canada, par l’entremise des tribus établies dans l’intérieur des terres. À moins qu’on ne suppose, ce qui n’est pas aussi vraisemblable, que les navires russes qui partent du Kamtchatka ont déjà étendu leur commerce jusqu’ici, ou du moins que les habitans des îles des Renards, les plus orientales, communiquent le long de la côte avec ceux de la baie du Prince Guillaume.

» Quant au cuivre, il semble que les sauvages se le procurent eux-mêmes, ou du moins il passe par peu de mains avant de leur arriver ; car, lorsqu’ils nous demandaient quelque chose en échange de leurs richesses, ils avaient coutume de nous faire entendre qu’ils possédaient une assez grande quantité de ce métal, et qu’ils n’en voulaient pas davantage.

» En supposant qu’ils ont reçu de la côte orientale du Nouveau-Monde des ouvrages de nos manufactures d’Europe par l’entremise des peuplades établies dans l’intérieur du pays, il est assez singulier toutefois qu’ils n’aient jamais donné en échange des peaux de leurs loutres de mer ; car, s’ils en avaient donné, on aurait dû en avoir, à une époque quelconque, aux environs de la baie d’Hudson, et je ne sache pas qu’on y en ait vu. Pour répondre à cette question difficile, il convient de considérer l’éloignement où se trouve la baie du Prince Guillaume de la baie d’Hudson ; quoique cette distance n’empêche pas les marchandises européennes d’arriver si loin, parce que leur rareté leur donne un prix infini aux yeux des sauvages, elle peut empêcher les pelleteries, qui sont des choses communes, de se porter au delà de deux ou trois différentes tribus : ces tribus intermédiaires les emploient vraisemblablement à se vêtir, et elles en envoient, du côté de l’est jusqu’à l’endroit où l’on rencontre des négocians d’Europe, d’autres qu’elles estiment moins, parce qu’elles viennent des animaux de leur pays. »

Obligés de supprimer les reconnaissances nautiques et géographiques dont le capitaine Cook s’occupa durant toute sa navigation sur la côte d’Amérique, nous conduirons les lecteurs à la rivière de Cook, où les Anglais espérèrent d’abord qu’ils trouveraient le passage au nord : ils quittèrent cette rivière le 6 juin.

« Nous l’avons reconnue, dit Cook, jusqu’à 61° 30′ de latitude, et à 150° de longitude ouest, c’est-à-dire, jusqu’à plus de soixante-dix lieues de son entrée, sans rien voir qui indiquât sa source.

» Si la découverte de cette grande rivière[8], qui semble devoir le disputer à ceux des fleuves qui procurent la navigation la plus étendue dans l’intérieur des terres, devient utile au siècle présent ou aux âges futurs, il faudra moins regretter le temps qu’elle nous a coûté. Pour nous, qui avions en vue de plus grands objets, le délai qu’elle occasiona fut une perte essentielle : l’été s’avançait à grands pas ; nous ne savions pas combien de chemin nous aurions à faire au sud pour suivre la direction de la côte, et nous étions alors convaincus que le continent de l’Amérique septentrionale se prolonge à l’ouest beaucoup plus loin que ne semblaient l’indiquer les cartes modernes les plus estimées. Toutes ces circonstances diminuaient la probabilité de l’existence d’un passage dans la baie de Baffin ou dans la baie d’Hudson, ou prouvaient du moins qu’il était d’une longueur plus considérable. J’eus cependant du plaisir à songer que, si je n’avais pas examiné en détail cette vaste entrée, les écrivains qui font de la géographie dans leur cabinet auraient établi comme une vérité, qu’elle communique au septentrion avec la mer du Nord, ou à l’est avec la baie de Baffin ou celle d’Hudson, et qu’on l’aurait peut-être un jour marquée sur les cartes avec plus de précision et des indices plus sûrs que les détroits de Fuca et de Fonté, qui sont invisibles, parce qu’ils sont imaginaires.

» L’après-midi, je renvoyai M. King avec deux canots armés ; je lui ordonnai de débarquer à la pointe septentrionale des terrains bas qui se trouvent au côté sud-est de la rivière ; d’y arborer notre pavillon, d’y prendre possession de la rivière et du pays au nom du roi ; d’y enterrer une bouteille contenant quelques pièces de monnaie d’Angleterre frappées en 1772, et un papier où seraient écrits les noms de nos vaisseaux et l’époque de notre découverte.

» M. King me dit à son tour qu’au moment où il approcha de la côte, vingt naturels du pays se montrèrent en étendant les bras, vraisemblablement afin d’annoncer leurs dispositions pacifiques et de prouver qu’ils étaient sans armes. Ils parurent très-alarmés de voir des fusils entre les mains de ses gens, et ils l’engagèrent par les signes les plus expressifs à quitter cette arme. M. King, y ayant consenti, put, ainsi que ses camarades, marcher vers les indigènes, qui étaient d’un caractère gai et sociable. Ils avaient quelques morceaux de saumon frais et plusieurs chiens. M. Law, chirurgien de la Découverte, qui acheta un de ces animaux, le mena au rivage, et le tua d’un coup de fusil à la vue des naturels. Cet effet sembla les surprendre beaucoup, et comme s’ils ne s’étaient pas crus en sûreté avec des hommes si redoutables, ils s’en allèrent : mais on découvrit bientôt leurs piques et d’autres armes cachées près d’eux dans les buissons. M. King m’informa d’ailleurs que le terrain était marécageux, et le sol maigre, léger et noir ; qu’il produisait un petit nombre d’arbres et d’arbrisseaux, tels que des pins, des aunes, des bouleaux et des saules, des rosiers et des groseilliers, et une herbe très-petite ; mais il n’aperçut pas une seule plante en fleur.

» Plusieurs grandes pirogues et quelques petites arrivèrent au moment de notre appareillage ; les hommes qui les montaient nous vendirent d’abord des pelleteries : ils nous vendirent ensuite leurs habits, et ils se dépouillèrent de manière que la plupart furent complétement nus. Ils nous apportèrent entre autres choses un assez grand nombre de peaux de lapins blancs, de très-belles peaux de renards rougeâtres, et seulement deux ou trois de loutres : ils nous fournirent aussi du saumon et des fletans ; ils donnèrent au fer la préférence sur tout ce que nous leur offrîmes d’ailleurs. Les ornemens des lèvres ne nous parurent pas si communs parmi eux qu’à la baie du Prince Guillaume ; mais la cloison de leur nez était plus chargée de parures, et en général ces parures du nez étaient beaucoup plus longues. Ils avaient encore une plus grande quantité de broderies blanches et rouges sur quelques parties de leurs vêtemens et sur quelques-uns de leurs ouvrages, tels que leurs carquois et les étuis de leurs couteaux.

» Il faut observer que tous les naturels que nous rencontrâmes dans cette rivière nous semblèrent être de la même nation que ceux qui habitent la baie du Prince Guillaume ; que les rapports étaient on ne peut pas plus frappans ; mais que, relativement à l’idiome et à la figure, ils différaient essentiellement de ceux de Noutka : leur langue est glus gutturale ; ainsi qu’à la baie du Prince Guillaume ; leurs articulations sont fortes et distinctes, et les mots qu’ils prononcent avec force et distinctement paraissent être des phrases.

» Ils possèdent du fer ; ils ont des couteaux de ce métal, et les pointes de leurs piques en sont aussi. Leurs piques ressemblent à nos hallebardes ; les pointes sont quelquefois de cuivre ; la longueur de leurs couteaux, qu’ils placent dans des gaines, est considérable. Ces couteaux et un petit nombre de grains de verre étaient les seules choses de fabriques étrangères. J’ai déjà exposé mes conjectures sur le lieu d’où ils tirent ces objets ; mais s’il paraît probable qu’ils les reçoivent de ceux de leurs voisins avec lesquels les Russes peuvent avoir établi un commerce, je ne craindrai pas de dire que les Russes n’ont jamais été parmi eux ; car, s’ils étaient connus des Russes, il y a lieu de croire que nous ne les aurions pas trouvés vêtus de fourrures aussi précieuses que celles de la loutre de mer.

» Il est sûr qu’on peut établir un commerce de pelleteries très-avantageux avec les habitans de cette vaste côte ; mais, à moins qu’on ne trouve un passage au nord, elle paraît trop éloignée pour que la Grande-Bretagne en tire quelque parti. Il faut cependant observer que les loutres de mer donnent les peaux les plus précieuses, ou plutôt les seules précieuses que j’aie vues sur les côtes occidentales de l’Amérique ; toutes les autres, et en particulier celles de renard et de martre, semblaient être d’une qualité inférieure. Il faut observer aussi que la plupart des peaux que nous achetâmes étaient taillées en vêtemens. Au reste, quelques-unes de celles-ci se trouvaient en bon état ; mais le reste était vieux et assez déguenillé, et dans toutes il y avait des poux. Ces pauvres gens n’employant leur peaux qu’en habits, on ne peut supposer qu’ils se donnent la peine d’en apprêter une quantité plus considérable que celles dont ils ont besoin. Le désir de se procurer des vêtemens est peut-être la raison principale qui les détermine à tuer des quadrupèdes, car la mer et les rivières semblent les nourrir. Il est vraisemblable que tout ceci changerait, s’ils étaient une fois habitués à un commerce suivi. Cette communication augmenterait leurs besoins en leur faisant connaître de nouveaux objets de luxe ; afin d’avoir les moyens de les acheter, ils seraient plus assidus à se procurer des pelleteries dont ils s’apercevraient bientôt que le débit est assuré, et je suis persuadé qu’ils en auraient toujours une provision abondante. »

Le capitaine Cook arriva le 28 juin à l’île d’Ounalachka, après avoir reconnu fort exactement la portion de toute la partie de la côte de l’Amérique qu’il avait trouvée sur sa route, ainsi que les îles qui la bordent, et après avoir échappé au naufrage d’une manière presque miraculeuse.

« Le 19, tandis que nous étions vis-à-vis des îles Schoumagin, dit-il, la Découverte, éloignée de deux milles, tira trois coups de canon ; elle mit en travers, et elle m’avertit par un signal qu’elle voulait me parler. Je fus très-alarmé, et le passage du canal dans lequel nous étions ne m’ayant fait remarquer aucun danger apparent, je craignis qu’il ne fût arrivé quelque accident à ma conserve, qu’elle n’eût fait une voie d’eau, par exemple. Un canot que je lui envoyai revint bientôt avec le capitaine Clerke. Je sus que des naturels montant quatre pirogues étaient venus à l’arrière de son vaisseau après l’avoir suivi assez long-temps. L’un d’eux ôta son chapeau, fit la révérence, et plusieurs autres signes à la manière des Européens. On lui jeta une corde à laquelle il attacha une petite boîte, et quand il vit que l’équipage de la Découverte tenait la boîte, il prononça quelques mots qu’il accompagna de différent gestes, et il emmena les pirogues. Les gens du capitaine Clerke, n’ayant pas imaginé que la boîte contînt quelque chose, ne l’ouvrirent qu’après le départ des naturels, et encore ce fut par hasard ; ils y trouvèrent un morceau de papier plié soigneusement, sur lequel il y avait de l’écriture ; on supposa que cette écriture était en langue russe. Nous remarquâmes en tête une date de 1778, et le corps du billet indiquait l’année 1776. Il n’y avait à bord personne d’assez habile pour déchiffrer l’alphabet de l’écrivain ; les chiffres arabes qu’offrait la lettre annonçaient assez que nous avions été précédés dans cette partie du monde par des hommes qui connaissaient les arts de l’Europe ; et l’espoir de rencontrer bientôt des négocians russes ne pouvait manquer de nous faire un grand plaisir ; car nous étions réduits depuis long-temps à la société des sauvages du grand Océan et de l’Amérique septentrionale.

» Le capitaine Clerke crut d’abord que des Russes avaient fait naufrage ici, et que ces malheureux, voyant passer nos vaisseaux, avaient imaginé de nous écrire pour nous instruire de leur situation. Brûlant du désir de les soulager, il m’avait averti par un signal de l’attendre, et il venait conférer avec moi sur les moyens d’exécuter l’œuvre de bienfaisance qu’il méditait. Je ne pensai pas comme lui qu’il fût question de naufrage dans la lettre. Il me parut clair que, dans ce cas, les hommes abandonnés sur cette île auraient commencé par envoyer aux vaisseaux quelques-uns de leurs compagnons d’infortune, afin de se procurer plus sûrement des secours auxquels ils devaient mettre un si grand prix. Je jugeai que la lettre avait été écrite par un des négocians russes qui avaient abordé depuis peu sur cette terre, et qu’elle renfermait plutôt des informations pour ceux de ses compatriotes qui y viendraient ensuite ; que les naturels du pays, nous ayant aperçus, et nous supposant des Russes, s’étaient décidés à l’apporter, dans l’espérance que nous nous arrêterions. Intimement convaincu que je ne me trompais pas, je ne m’arrêtai point pour éclaircir ce fait ; mais je fis route à l’ouest le long de la côte couverte de neige : quelques montagnes en particulier, dont les sommets s’élançaient au-dessus des nuages à une hauteur prodigieuse, en étaient revêtus. Nous remarquâmes que celle de ces montagnes qui gît le plus au sud-ouest a un volcan d’où il sortait sans cesse de grosses colonnes de fumée noire ; elle gît à peu de distance de la côte, par 54° 58′ de latitude, et 164° 15′ de longitude ouest : elle est remarquable par sa figure qui présente un cône parfait : le volcan est à la cime ; elle ne s’offrit guère sans nuages à nos yeux, non plus que le reste de ces montagnes. La base et le sommet se montraient nettement de temps à autre ; alors un nuage étroit, et quelquefois deux ou trois placés l’un au-dessus de l’autre, enveloppaient le milieu d’une ceinture, qui, jointe à la colonne de fumée élancée perpendiculairement de la cime, et déployée par le vent en forme de queue d’une longueur immense, produisait un coup d’œil très-pittoresque. Il faut observer qu’à la hauteur où parvenait la fumée de ce volcan, le vent prenait quelquefois une direction contraire à celle qu’il avait à la mer, même dans le temps où il soufflait pour nous avec force.

» Nous prîmes sur les côtes d’une île voisine environ cent fletans, dont quelques-uns pesaient plus de cent livres ; les moindres en pesaient vingt. Ces rafraîchissemens nous arrivaient fort à propos. L’eau avait trente-cinq brasses de profondeur dans l’espace où nous pêchâmes, c’est-à-dire à trois ou quatre milles de la côte : une petite pirogue conduite par un homme arriva de la grande île près de nous. Lorsqu’il approcha de la Résolution, il ôta son chapeau, et il fit une révérence de la même manière que ceux qui étaient allés la veille le long du bord de la Découverte. D’après la lettre dont j’ai parlé plus haut, et d’après la politesse de ces insulaires, il était évident que les Russes entretenaient des communications et un commerce avec eux ; mais nous en eûmes une nouvelle preuve : celui qui vint nous trouver ici portait des culottes de drap vert, et au-dessous de la robe de boyaux dont on se revêt dans le pays, une longue veste de drap noir. Il n’avait à vendre qu’une peau de renard gris et des meubles ou des harpons de pêche : les pointes de ces harpons étaient d’os et proprement travaillées dans la longueur de plus d’un pied ; elles étaient de l’épaisseur d’une canne ordinaire, et sculptées. Nous aperçûmes dans son canot une vessie remplie de quelque chose que nous prîmes pour de l’huile, car il l’ouvrit ; et, après avoir rempli sa bouche de ce qu’elle contenait, il la referma.

» Sa pirogue était de la même construction que celles que nous avions vues auparavant, mais plus petite. Il se servait de la pagaie à double pale ; les naturels qui étaient allés le long du bord de la Découverte s’en servaient aussi. Il ressemblait exactement, par la taille et par les traits, aux habitans que nous avions vus dans la baie du Prince Guillaume et à la rivière de Cook ; mais son corps n’offrait aucune peinture ; sa lèvre était trouée dans une direction oblique, et sans ornement. Nous lui dîmes quelques-uns des mots que répétèrent souvent les Américains que nous avions quittés en dernier lieu ; il ne parut pas les comprendre. On doit peut-être attribuer ceci à notre mauvaise prononciation plutôt qu’à son ignorance du dialecte.

» Le 28, tandis que nous étions à l’ancre, près d’Ounalachka, plusieurs naturels, dont chacun montait une pirogue, arrivèrent près de nous, et ils échangèrent contre du tabac un petit nombre d’instrumens de pêche. L’un d’eux, qui était très-jeune, renversa son canot au moment où il se trouvait le long du bord de l’un des nôtres. Nos gens le saisirent dans la mer ; mais son embarcation, entraînée au gré des flots, fut recueillie par un autre insulaire qui la ramena à la côte. Cet accident obligea le jeune homme de venir sur mon bord ; il descendit dans ma chambre dès l’instant où nous l’engageâmes à s’y rendre, et il ne montra ni répugnance ni malaise. Il portait une première robe de la forme d’une chemise, composée de larges boyaux d’un animal marin, vraisemblablement d’une baleine ; et par-dessous, un vêtement de la même forme, de peaux d’oiseaux garnies de leurs plumes et cousues proprement. Le côté des plumes posait sur la chair. Il l’avait raccommodé ou rapetassé avec des morceaux d’étoffe de soie, et son chapeau était orné de deux ou trois espèces de grains de verre. Ses habits étant mouillés, je lui en donnai d’autres, dont il se revêtit avec autant d’aisance que j’aurais pu le faire. Son maintien et celui de quelques autres de ses compatriotes nous firent croire qu’ils connaissaient les Européens et plusieurs de nos usages. Au reste, nos vaisseaux excitaient beaucoup leur curiosité ; car ceux qui ne purent s’y rendre en pirogues s’assemblèrent sur les montagnes voisines pour regarder des bâtimens aussi extraordinaires.

» Un habitant de l’île m’apporta une seconde lettre pareille à celle qu’avait reçue le capitaine Clerke. Il me la présenta ; mais elle se trouva écrite en russe, langue qu’aucun de nous n’entendait, comme je l’ai déjà observé. Si elle m’était inutile, elle pouvait servir à d’autres, et je la rendis au porteur, que je renvoyai avec des présens ; il me fit plusieurs révérences profondes.

» Me promenant le lendemain le long de la côte, je rencontrai un groupe d’insulaires des deux sexes assis sur l’herbe ; ils faisaient un repas composé de poissons crus, qu’ils semblaient manger avec autant de plaisir que nous mangeons un turbot servi dans la sauce la plus délicate. »

La nature de cet ouvrage ne permet pas d’indiquer la route et les découvertes du capitaine Cook depuis son départ de l’île d’Ounalachka jusqu’au moment où il fut arrêté par les glaces du nord. Nous sommes réduits à extraire du voyage quelques-uns des endroits les plus intéressans.

« Le 3 août, par 62° 34′ de latitude et 168° de longitude ouest, dit Cook, M. Anderson, mon chirurgien, attaqué de consomption depuis plus d’un an, mourut. C’était un jeune homme plein d’intelligence et d’esprit, et d’une société agréable ; il savait bien son art, et il avait acquis beaucoup de connaissances en d’autres parties. Les lecteurs remarqueront sans doute combien il m’avait été utile dans le cours du voyage ; et si la mort ne fût venue le frapper, le public, j’en suis sûr, aurait reçu de lui des mémoires sur l’histoire naturelle des pays où nous avons abordé, qui prouveraient d’une manière évidente combien il était digne des éloges que je lui donne ici. Peu de temps après qu’il eut rendu le dernier soupir, nous aperçûmes une terre dans l’ouest, à douze lieues ; nous supposâmes que c’était une île, et je l’appelai île Anderson, afin de perpétuer la mémoire d’un homme que j’aimais et que j’estimais beaucoup. Le lendemain je fis venir M. Law, chirurgien de la Découverte, à bord de la Résolution, et je nommai chirurgien de la Découverte M. Samuel, premier aide-chirurgien de mon vaisseau. »

Cook mouilla le 5 entre le continent de l’Amérique et une île. Il débarqua sur cette île, qu’il a nommée Sledge island (île du Traîneau), et qui gît par 64° 30′ de latitude, et 166° 3′ de longitude ouest ; elle a environ quatre lieues de circonférence. La surface du terrain en général offre de grosses pierres éparses, qui sont en bien des endroits couvertes de mousse et de végétaux. Il y compta plus de vingt ou trente espèces différentes de ces végétaux ; la plupart étaient en fleur. Mais il n’y aperçut ni arbrisseaux ni arbres, non plus que sur le continent. Un petit terrain bas, près de la grève, où il débarqua, produisait une quantité considérable de pourpier sauvage, de pois, d’angélique, etc. Il en remplit le canot, et il fit mettre ces légumes dans la soupe. Il vit un renard, quelques pluviers et divers petits oiseaux ; il rencontra des cabanes en ruine, construites en partie sous terre. Ainsi des hommes avaient été depuis peu sur cette île, et il est clair que les habitans de la côte voisine y viennent pour un objet quelconque ; car il y avait un sentier battu d’une extrémité à l’autre. Il trouva, à peu de distance de la grève où il mit à terre, un traîneau. Il le jugea semblable à ceux qu’emploient les habitans du Kamtchatka pour faire leurs transports sur la glace ou sur la neige. Il avait dix pieds de longueur et vingt pouces de large ; il était garni de ridelles par le haut, et d’os par en bas ; sa construction lui parut heureuse ; ses diverses parties étaient jointes d’une manière très-soignée, les unes avec des chevilles de bois, et la plupart avec des courroies ou des lanières de baleine, ce qui le persuada que c’était un ouvrage des naturels du pays. Il avait espéré pouvoir de cette île apercevoir la côte et la mer dans l’ouest ; mais la brume était si épaisse de ce côté, que la vue ne s’étendait pas plus loin qu’étant à bord.

Ayant continué à faire route au nord, il se trouva le 9 par le travers d’un promontoire très-haut et très-escarpé, qu’il nomma le Cap du prince de Galles : c’est l’extrémité la plus occidentale des parties de l’Amérique connues jusqu’à présent. Ce cap gît par 65° 46′ de latitude, et 168° 15′ de longitude ouest ; il porta ensuite à l’est du côté de l’Asie, et le 10 août il mouilla sur la côte des Tchoutskis.

« Au moment où nous entrâmes dans la baie que nous avions découverte la veille, dit Cook, nous aperçûmes sur la côte septentrionale un village et des habitans à qui la vue de nos vaisseaux parut inspirer du trouble et de la crainte. Nous distinguions nettement des gens qui marchaient vers l’intérieur du pays avec des fardeaux sur leurs épaules. Je résolus de débarquer près de leurs habitations, et je me mis en effet en route avec trois canots armés et quelques-uns de nos officiers. Trente ou quarante hommes, qui portaient une hallebarde, un arc et des traits, étaient rangés en bataille sur un monticule près du village : à mesure que nous approchâmes, trois d’entre eux descendirent sur la grève ; ils ôtèrent leurs bonnets, et ils nous firent des révérences profondes. Nous répondîmes à leurs politesses ; mais cet accueil de notre part ne leur inspira pas assez de confiance pour attendre que nous eussions débarqué, car ils se retirèrent au moment que nos canots touchèrent le rivage. Je les suivis seul, sans rien tenir à la main ; je les déterminai par mes signes et mes gestes à s’arrêter et à recevoir en présent quelques bagatelles. Ils me donnèrent en retour deux peaux de renard et deux dents de morse. J’ignore si les largesses commencèrent de mon côté ou du leur ; il me parut qu’ils avaient apporté ces choses afin de me les offrir, et qu’ils me les auraient présentées quand même ils n’auraient rien reçu de moi.

» Je les jugeai très-craintifs et très-circonspects, et ils me prièrent par gestes de ne pas laisser avancer les gens de ma troupe : l’un d’entre eux, sur les épaules duquel je voulus mettre la main, tressaillit, et recula de plusieurs pas. Ils se retirèrent à mesure que j’approchai ; ils étaient prêts à faire usage de leurs piques, et ceux qui se trouvaient sur le monticule se disposaient à les soutenir avec leurs traits. J’arrivai insensiblement au milieu d’eux, ainsi que deux ou trois de mes compagnons. Des grains de verroterie que je leur distribuai leur inspirèrent bientôt une sorte de confiance ; ils ne s’alarmèrent plus lorsqu’ils virent que quelques autres de mes gens venaient nous joindre ; et les échanges entre nous commencèrent peu à peu. Nous leur donnâmes des couteaux, des grains de verroterie, du tabac, et ils nous donnèrent plusieurs de leurs vêtemens et un petit nombre de traits : mais rien de ce que nous leur offrîmes ne put les engager à nous céder une pique ou un arc. Ils eurent soin de les tenir toujours en arrêt ; ils ne les quittèrent jamais, si j’en excepte quatre ou cinq hommes qui les déposèrent une fois pour nous régaler d’une danse et d’une chanson : ils ne manquèrent pas même alors de les placer de manière à pouvoir les reprendre dans un instant : ils désirèrent, pour leur sûreté, que nous nous tinssions assis.

» Leurs traits étaient armés d’os ou de pierres ; très-peu étaient barbelés ; quelque-uns avaient une pointe mousse arrondie. Je ne pins dire à quel usage ils emploient ces derniers, à moins qu’ils ne s’en servent pour tuer de petits animaux sans en gâter la fourrure. Leurs arcs ressemblaient à ceux que nous avions vus sur la côte d’Amérique, et à ceux qu’on trouve parmi les Esquimaux. Les piques et les hallebardes étaient de fer ou d’acier et de fabrique européenne ou asiatique : on s’était donné beaucoup de peine pour les orner de sculptures et de pièces de rapport de laiton ou d’un métal blanc. Ceux qui se tenaient devant nous l’arc et les traits en arrêt, portaient leurs piques en bandoulière sur l’épaule droite ; une lanière de cuir rouge formait la bandoulière ; un carquois de cuir rempli de flèches pendait sur leur épaule gauche. Quelques-uns de ces carquois nous parurent extrêmement jolis ; ils étaient de cuir rouge, et ils offraient une broderie élégante et d’autres ornemens.

» Plusieurs autres choses, et leurs vêtemens en particulier, annoncent un degré d’industrie bien supérieur à ce qu’on attend d’un peuple placé à une si haute latitude. Tous les sauvages que nous avions vus depuis notre arrivée sur la côte d’Amérique étaient d’une petite taille ; ils avaient la face jouflue et arrondie, et les os des joues proéminens. Les habitans du pays où nous relâchions maintenant nous offraient des visages allongés ; ils étaient robustes et bien faits ; en un mot, ils paraissaient d’une race absolument différente. Nous n’aperçûmes ni enfans ni vieillards, si j’en excepte un homme qui avait la tête chauve et était désarmé : les autres semblaient être des guerriers d’élite ; ils se trouvaient au-dessous plutôt qu’au-dessus du moyen âge.

» Une marque noire, la seule de ce genre que je remarquai, traversait la figure du vieillard : ils avaient tous les oreilles percées, et quelques-uns y portaient des grains de verroterie : c’était à peu près leur unique parure, car ils n’en ont point à leurs lèvres. C’est un autre point dans lequel ils diffèrent des Américains que nous avions vus en dernier lieu.

» Leur habillement est composé d’un bonnet, d’une veste longue, de culottes, d’une paire de bottes et d’une paire de gants : chacun de ces vêtemens est de cuir, de peaux de daim ou de chien, ou de phoque, extrêmement bien apprêtées, etc. ; quelques-unes conservent leurs poils. Indépendamment des bonnets, qui sont très-bien adaptés à la forme de la tête, et dont la plupart des naturels font usage, nous achetâmes des capuchons de peaux de chien, assez grands pour couvrir la tête et les épaules. Leur chevelure nous parut noire ; mais elle était rasée ou coupée très-près, et aucun d’eux ne portait de barbe. Dans le petit nombre d’objets qu’ils obtinrent de nous, les couteaux et le tabac furent ce qu’ils estimèrent le plus.

» Leurs habitations d’été diffèrent de leurs habitations d’hiver ; les dernières ressemblent exactement à une voûte dont le plancher est un peu au-dessous de la surface de la terre. L’une d’elles, que j’examinai, était de forme ovale d’environ vingt pieds de longueur, et à peu près de douze d’élévation ; la charpente était de bois et de côtes de baleine disposées d’une manière judicieuse, et liées ensemble par des côtes plus petites ; sur cette charpente règne une première couverture d’une herbe forte et grossière, qui en porte une seconde de terre ; en sorte qu’au-dehors la maison ressemble à un petit tertre soutenu par une muraille de pierre de trois ou quatre pieds de hauteur, construite autour des deux côtés, et à une extrémité. À l’autre extrémité, la terre est élevée en pente, de manière à pouvoir monter à l’entrée, qui n’est autre chose, qu’un trou placé au sommet du toit. Le sol était planchéié ; il y avait au-dessous une espèce de cellier dans lequel je n’aperçus que de l’eau. Je remarquai au bout de chacune des cabanes une chambre voûtée, que je pris pour un magasin. Ces magasins communiquaient à l’habitation par un passage obscur, et en dehors par une ouverture qui se trouve dans le toit, et qui est au niveau du terrain sur lequel on marche en plein air. On ne peut pas dire qu'ils sont absolument souterrains, car une des extrémités touchait au bord de la colline le long de laquelle ils sont rangés ; et elle était construite en pierre. Le dessus était surmonté d’une espèce de guérite de sentinelle ou de tour, composée d’ossemens d’un gros poisson.

» Les cabanes d’été sont circulaires et assez grandes ; elles forment une pointe au sommet : des perches légères et des os couverts de peaux d’animaux marins en composent la charpente. L’une d’elles, dont j’examinai aussi l’intérieur, offrait un âtre au foyer à côté de la porte : j’y vis un petit nombre de vases de bois, tous fort sales ; les endroits où se couchent les naturels se trouvaient sur les côtés, et occupaient à peu près la moitié de la circonférence. Il paraît qu’ils ont des idées de pudeur et de décence, car il y avait plusieurs séparations formées avec des peaux. Le lit et la couche étaient de peaux de daim, la plupart sèches et propres.

» J’observai autour des habitations divers échafauds de dix à douze pieds de hauteur, pareils à ceux que nous avions rencontrés sur quelques parties de la côte d’Amérique. Ils étaient d’os dans toutes leurs parties, et ils paraissaient destinés à sécher du poisson ou des peaux : on les met ainsi hors de la portée des chiens, très-nombreux dans le pays. Ces chiens sont de l’espèce du renard, mais plus gros, et de différentes couleurs ; ils ont de longs poils soyeux qui ressemblent à de la laine. Il est vraisemblable que les Tchouskis les attellent à leurs traîneaux pendant l’hiver ; car ils ont des traîneaux, et j’en vis un nombre assez considérable dans une de leurs habitations d’hiver. Peut-être aussi que les chiens entrent dans leur régime diététique, car j’en aperçus plusieurs qui avaient été tués le matin.

» Les canots de ce peuple ressemblent à ceux des habitans de la côte nord-ouest de l’Amérique. Nous en trouvâmes de grands et de petits dans une crique qui est au-dessous du village.

» Les environs du village nous offrirent une immense quantité d’ossemens de gros poissons et d’autres animaux marins, ce qui donne lieu de croire que la mer fournit la plus grande partie de leur subsistance. Le pays me parut extrêmement stérile, car je n’y vis ni arbres ni arbrisseaux. Nous observâmes, à quelque distance à l’ouest, une chaîne de montagnes couvertes de neige tombée depuis peu.

» Nous supposâmes d’abord que cette terre fait partie de l’île d’Alachka ; mais, d’après la forme de la côte, d’après la position du rivage d’Amérique situé vis-à-vis, et d’après la longitude, nous ne tardâmes pas à penser que c’était le pays des Tchoutskis, ou l’extrémité orientale de l’Asie, reconnue par Behring en 1728.

» Lorsque nous eûmes passé deux ou trois heures avec ces hommes, nous retournâmes aux vaisseaux. »

Le capitaine Cook, après cette visite aux Tchoutskis, dont on verra plus bas les heureux effets, s’éloigna de la côte d’Asie ; il se rapprocha de celle d’Amérique, et lorsqu’il l’eut ralliée, il fit route au nord, puis à l’est.

Le 17 avant midi, il aperçut à l’horizon, dans le nord, une clarté pareille à celle que produit la réflexion de la glace, et qu’on appelle communément le clignotement de la glace. N’imaginant pas rencontrer des glaces sitôt, il y fit peu d’attention. Cependant l’âpreté de l’air et l’obscurité du ciel semblaient annoncer un changement brusque depuis deux ou trois jours. Une heure après, la vue d’une vaste plaine de glace ne lui laissa plus de doute sur la cause de la clarté de l’horizon. Ne pouvant, à deux heures et demie, aller plus avant, il revira près des bords de la glace, par 70° 41′ de latitude. La glace était absolument impénétrable, et elle se prolongeait du sud-ouest à l’est aussi loin que pouvait s’étendre la vue. Il rencontra dans ces parages une grande quantité de morses ; il y en avait dans l’eau ; le plus grand nombre occupait la glace. Il en tua plusieurs.

« Leur graisse, dit-il, approche de la saveur de la moelle ; mais elle devient rance en peu de jours, si on ne la sale pas ; lorsqu’elle est salée, elle se conserve bien plus long-temps. La chair est grossière et noire ; le goût en est fort ; le cœur est presque aussi bon que celui d’un bœuf. Quand la graisse est fondue, elle donne beaucoup d’huile, qui brûle très-bien dans les lampes ; les peaux, qui sont très-épaisses, nous servirent beaucoup pour la garniture de nos agrès. Les dents ou les défenses de la plupart de ces animaux étaient très-petites à cette époque de l’année : quelques-unes même des plus grosses et des plus âgées n’excédaient pas six pouces de longueur. Nous en conclûmes que leurs vieilles dents étaient tombées depuis peu.

» Ils se tiennent sur la glace en troupeaux de plusieurs centaines ; ils se roulent pêle-mêle les uns sur les autres, comme les cochons. Leur voix est très-éclatante ; en sorte que pendant la nuit, ou dans les temps brumeux, ils nous avertirent du voisinage de la glace avant que nous pussions la découvrir. Nous n’avons jamais trouvé tout le troupeau endormi ; nous en remarquâmes toujours quelques-uns qui faisaient sentinelle. Ceux-ci éveillaient leurs camarades à l’approche de nos canots, et l’alarme se communiquant peu à peu, la troupe entière se montrait éveillée ; mais ils ne se hâtaient ordinairement de prendre la fuite qu’après que nous leur avions tiré des coups de fusil. Alors ils se jetaient à la mer avec le plus grand désordre. Quand nous n’avions pas tué à la première décharge ceux que nous tirions, nous les perdions communément, quoiqu’ils fussent blessés à mort. Ils ne nous parurent pas aussi dangereux que certains auteurs l’ont dit ; ils ne nous semblaient pas même redoutables lorsque nous les attaquions. Leur mine est plus effrayante que leur naturel. Des troupes nombreuses nous suivaient et venaient près de nos canots ; mais ils se précipitaient dans les flots dès qu’ils apercevaient la lueur de l’amorce, ou même dès qu’ils voyaient qu’on les couchait en joue. Les femelles défendent leurs petits jusqu’à la dernière extrémité et aux dépens de leur vie, dans l’eau ou sur la glace. Les jeunes ne quittaient pas leurs mères, lors même qu’elles étaient mortes ; en sorte que, si nous avions tué les unes, nous étions sûrs des autres.

» Le 27, comme il y avait peu de vent, j’allai avec des canots pour examiner la glace de près. Je la trouvai composée de morceaux flottans, de diverses grandeurs, et tellement réunis, que je pouvais à peine pénétrer dans la bordure extérieure avec un canot ; elle présentait aux vaisseaux une barrière aussi impénétrable que des rochers. Je remarquai qu’elle était partout pure et transparente, excepté dans la partie supérieure, qui se trouvait un peu poreuse. Je jugeai que c’était de la neige glacée, et il me parut qu’elle s’était toute formée à la mer ; car, outre qu’il est invraisemblable ou plutôt impossible que des masses si énormes flottent dans des rivières où il y a à peine assez d’eau pour un canot, nous n’aperçûmes sur ces glaçons aucune des choses que produit la terre, et on aurait dû y en voir, si elle s’était formée dans des rivières grandes ou petites. Les morceaux qui composaient la bordure extérieure de la plaine avaient de quatre ou cinq à cent vingt ou cent cinquante pieds d’étendue ; et il me sembla que les plus considérables plongeaient dans l’eau au moins de trente pieds. Il est de même peu probable que cette glace ait été produite en entier dans une seule saison : je croirais plutôt que c’est le résultat d’un grand nombre d’hivers. Je pensai également que le reste de l’été ne suffirait pas pour en fondre la dixième partie ; car le soleil avait déjà déployé sur elle la plus vive influence de ses rayons. Je suis persuadé d’ailleurs que le soleil contribue peu à la diminution de ces glaces prodigieuses. Si cet astre est long-temps sur l’horizon, il ne se montre guère que quelques heures à la fois, et souvent on ne le voit pas de plusieurs jours. C’est le vent, ou plutôt ce sont les flots excités par le vent qui réduisent la dimension de ces masses énormes, à force de les jeter les unes contre les autres, et de miner ou d’entraîner les parties qui se trouvent exposées aux chocs des vagues. Nous en eûmes une preuve certaine ; car nous observâmes que la surface supérieure de beaucoup de morceaux avait été emportée, tandis que la base ou la partie inférieure demeurait ferme dans un espace de plusieurs brasses, autour de celle qu’on voyait encore au-dessus de l’eau, et ressemblait exactement à un bas-fond qui environne un rocher élevé. Nous mesurâmes la profondeur de la mer sur un de ces morceaux ; elle avait quinze pieds, en sorte que les vaisseaux auraient pu y passer. Si je ne l’avais pas mesurée, je n’aurais jamais imaginé qu’il y eût au-dessus du niveau de la mer un poids de glace assez fort pour tenir la partie inférieure si avant dans l’eau. Ainsi il peut arriver qu’une saison orageuse détruise plus de glaces que n’en forment plusieurs hivers, ce qui les empêche de trop s’accroître : mais tous les navigateurs qui ont navigué dans des parages semblables concluront qu’il y en reste toujours un fond en réserve ; et cette vérité ne peut être contestée que par des physiciens qui arrangent des systèmes dans leur cabinet.

» Le 18 à midi, la latitude fut de 70° 44′. Nous nous étions avancés de cinq milles de plus à l’est. Nous étions en ce moment tout contre le bord de la glace, qui était solide comme un mur, et semblait avoir au moins dix à douze pieds de haut. Mais, plus avant dans le nord, elle paraissait beaucoup plus haute. Sa surface était extrêmement raboteuse, et l’on y apercevait des flaques d’eau.

» Nous fîmes alors route au sud, et, après avoir parcouru six lieues, la profondeur de l’eau diminua jusqu’à sept brasses ; bientôt nous la retrouvâmes de neuf. Alors le temps qui avait été brumeux s’étant un peu éclairci, nous vîmes la terre qui s’étendait du sud à l’est à environ trois à quatre milles de distance. L’extrémité orientale forme une pointe qui était encombrée de glaces, ce qui lui fit donner le nom de cap Glacé (Icy cape). Sa latitude est de 70° 29′, et sa longitude de 161° 40′ ouest. L’autre extrémité de la terre se perdait dans l’horizon ; de sorte qu’il n’y a pas de doute que ce ne soit une continuation du continent d’Amérique.

» Notre situation devenait de plus en plus critique. Nous étions dans des eaux peu profondes, le long d’une côte sous le vent. Le corps des glaces solides était au vent, et dérivait sur nous. Il était évident que, si nous restions plus long-temps entre la glace et la terre, la glace nous obligerait de faire côte, à moins qu’elle ne se plaçât entre la terre et nous. Elle semblait, sous le vent, se joindre à la terre, et la seule partie qui se trouvait libre était dans la direction du sud-ouest. Après avoir couru une petite bordée dans le nord, je fis signal à la Découverte de virer de bord ; je revirai moi-même. Le vent était assez favorable : je fis route au sud-ouest. »

Ayant échoué dans sa tentative de découvrir un passage dans l’est, le capitaine Cook le chercha dans l’ouest ; les mêmes obstacles se présentèrent à lui ; de sorte que le 29 août après avoir encore lutté long-temps contre les glaces, il crut devoir différer ses tentatives jusqu’à l’année suivante.

« Le temps, qui avait été très-brumeux, dit-il, et chargé de bruines, s’éclaircit surtout au sud, à l’ouest et au nord ; ce qui nous mit à même de bien voir la côte d’Asie, qui est en tout semblable à celle d’Amérique située vis-à-vis, c’est-à-dire qu’elle est basse près de la mer, et qu’elle s’élève ensuite plus avant dans l’intérieur. Elle était entièrement nue ; il n’y avait ni bois ni neige ; sa couleur brunâtre venait probablement d’un corps de la nature de la mousse. Dans le terrain bas, entre la haute terre et la mer, il y avait un lac qui s’étendait au sud-est à perte de vue. La pointe la plus avancée dans l’est, qui est escarpée et composée de roches, reçut de nous le nom de cap Nord-est. Il est par les 68° 56′ de latitude nord, et les 180° 9′ de longitude ouest. La côte au delà doit se prolonger entièrement à l’ouest, car dans le nord nous ne vîmes pas du tout de terre, quoique de ce côté l’horizon fût assez clair. Jaloux de reconnaître une plus grande partie de la côte à l’ouest, nous essayâmes de doubler le cap Nord-est ; ce fut en vain. Le vent fraîchissait ; une brume épaisse venait sur nous ; elle apportait beaucoup de neige. Craignant d’être assailli par les glaces, j’abandonnai le dessein de faire route à l’ouest, et je m’éloignai de la côte.

» La saison était si avancée, et l’époque où commencent les gelées s’approchait tellement, que je ne jugeai pas prudent de faire de nouvelles tentatives pour découvrir cette année un passage dans la mer Atlantique. Je songeais à trouver un endroit où nous pussions faire du bois et de l’eau ; la chose dont je m’occupai le plus était l’emploi de mon hiver, de manière à le rendre utile à la géographie et à la navigation, et à me mettre en état de retourner au nord l’été suivant, pour y faire de nouveau la recherche d’un passage. »

Ayant pris la résolution de cingler au sud, Cook continua à relever les pointes des îles et des côtes de l’Amérique et de l’Asie qui se trouvent dans ces parages. Il eut avec les naturels du pays plusieurs entrevues dont nous ne parlerons pas ; et il arriva le 12 septembre à une rade de la côte d’Amérique, qu’il a appelée rade de Norton, et où il mouilla.

« La rade étant très-ouverte, dit-il, et par conséquent peu sûre, je résolus de ne pas attendre que toutes nos futailles fussent remplies, ce qui aurait exigé un certain temps ; mais seulement d’approvisionner de bois les vaisseaux, et de chercher ensuite une aiguade plus commode. Nous enlevâmes les bois qui se trouvaient sur la grève ; et comme le vent soufflait le long de la côte, les canots pouvaient marcher à la voile dans les deux directions ; ce qui abrégea notre travail.

» Je descendis à terre l’après-dînée, et je fis une promenade dans l’intérieur du pays. Les endroits où il n’y avait pas de bois étaient couverts de bruyère et d’autres plantes, dont quelques-unes produisent une quantité considérable de baies. Toutes ces baies étaient mûres, celles de la camarigne surtout : on trouvait à peine une seule plante qui fût en fleur. Les sous-bois, tels que le bouleau, les saules et les aunes, rendaient très-commode la promenade parmi les arbres, qui étaient tous des espèces de sapin, et dont aucun n’avait plus de six à huit pouces de diamètre ; mais nous en rencontrâmes quelques-uns de couchés sur la grève, qui étaient deux fois plus gros. Tout le bois qui flottait dans cette partie de la mer était de sapin ; nous n’en vîmes pas un morceau d’une autre sorte.

» Le lendemain, une des familles du pays s’approcha de l’endroit où nous embarquions du bois. J’ignore quel nombre elle formait lorsqu’elle arriva ; je comptai seulement le mari, la femme, un enfant, et un homme si perclus de ses membres, que je n’en avais jamais vu, ou qu’on ne m’en avait jamais cité un pareil. Le mari était presque aveugle, et sa physionomie, non plus que celle de sa femme, n’annonçait pas autant de douceur que celle des indigènes que j’avais eu occasion de rencontrer sur cette côte. Leur lèvre inférieure était percée. Ils mettaient le fer au-dessus de tout. En échange de quatre couteaux que nous avions faits avec un vieux cercle de fer, ils me donnèrent environ quatre cents livres de poissons qu’ils avaient pris pendant la journée ou la veille. Il y avait des truites, et les autres tenaient le milieu, pour la grosseur et la saveur, entre le mulet et le hareng. J’offris quelques grains de verroterie à l’enfant, qui était une fille ; sur quoi la mère fondit en larmes ; le père pleura ensuite ; l’homme perclus de ses membres versa aussi des pleurs un moment après ; et enfin la fille elle-même imita les autres. Mais cette musique ne dura pas long-temps[9]. À l’entrée de la nuit les vaisseaux se trouvèrent largement approvisionnés de bois, et chacun d’eux avait embarqué environ douze futailles d’eau.

» Le 14, un détachement alla couper des balais dont nous avions besoin, et des branches de spruce dont je voulais faire de la bière. Tout le monde revint à bord à midi, car le vent, qui était devenu frais, produisait sur la grève un tel ressac, que les canots ne pouvaient plus débarquer sans beaucoup de peine. Nous ne savions pas encore bien positivement si la côte au-dessus de laquelle nous étions faisait partie d’une île ou du continent de l’Amérique : le peu de profondeur de la mer ne nous permettant pas d’employer les vaisseaux pour déterminer ce point, je chargeai le lieutenant King de prendre deux canots, et de s’occuper de toutes les recherches propres à résoudre la question. L’après-midi, la Résolution et la Découverte gagnèrent la baie qui est à la côte sud-est du cap que j’avais nommé Denbigh, et nous y mouillâmes. Quelques naturels arrivèrent bientôt après sur de petites pirogues, ils échangèrent du saumon sec contre les bagatelles que nous avions à leur donner.

» Le 16, à la pointe du jour, neuf hommes qui montaient chacun une pirogue vinrent me voir. Ils s’approchèrent du vaisseau avec circonspection ; il était clair qu’ils voulaient seulement satisfaire leur curiosité. Ils se rangèrent sur la même ligne à l’arrière de la Résolution, et ils se mirent à chanter tandis que l’un d’eux battait d’une espèce de tambour, et qu’un autre faisait mille mouvemens avec ses mains et son corps. Nous ne remarquâmes rien de sauvage dans leurs chansons ou dans les gestes qui l’accompagnèrent. Aucun de nous ne découvrit dans la taille et les traits de cette peuplade rien de différent des Américains que nous avions rencontrés sur les autres parties de la côte, si j’en excepte ceux de Noutka. Leur vêtement, composé surtout de peaux de daims, avait aussi la même forme ; ils sont aussi dans l’usage de se percer la lèvre inférieure et d’y mettre des ornemens.

» Les habitations étaient près de la grève ; elles n’offraient qu’un toit en pente, fait avec des morceaux de bois, et couvert d’herbe et de terre : les côtés étaient entièrement ouverts. Le plancher est aussi en morceaux de bois ; l’entrée se trouve à une des extrémités, et l’âtre ou le foyer par-derrière. Il y a près de la porte un petit trou qui donne issue à la fumée.

» Après le déjeuner, un détachement se rendit à terre pour y faire des balais et y couper des branches de spruce. La moitié du reste des équipages eut en même temps la permission d’aller cueillir des baies. Ceux-ci étant revenus à midi, ceux qui avaient fait le service à bord allèrent à terre. On trouve ici des groseilles, des vaciets, des myrtils, des bruyères, etc. Je débarquai de mon côté ; je traversai une partie d’une péninsule, et je vis en plusieurs endroits une herbe très-bonne ; il y avait à peine un pouce de terre où il ne crût pas quelques végétaux. Le canton bas qui joint cette péninsule au continent était plein de mares d’eau, dont quelques-unes se trouvaient déjà glacées ; un grand nombre d’oies et d’outardes les couvraient ; mais ces oiseaux étaient si sauvages, qu’il ne fut pas possible de les tirer. Nous vîmes aussi des bécassines et des perdrix de deux espèces. Les terrains boisés offraient une quantité considérable de mousquites ; quelques-uns des officiers qui pénétrèrent plus avant que moi rencontrèrent un petit nombre de naturels des deux sexes dont ils furent reçus avec civilité.

» Il me paraît que cette péninsule a dû former une île dans les temps anciens, car plusieurs indices nous annoncèrent que la mer avait inondé l’isthme. Il nous sembla que même à présent les vagues sont contenues par un banc de sable, ainsi que par les pierres et le bois que jettent les flots. Ce banc de sable indique d’une manière évidente que la terre empiète sur l’Océan ; il était aisé de suivre les accroissemens qu’elle prend peu à peu.

» M. King revint de son petit voyage sur les sept heures du soir ; il me dit qu’il s’était avancé avec les canots trois ou quatre lieues plus loin que les vaisseaux n’auraient pu le faire ; qu’il avait ensuite débarqué à la côte occidentale ; que du sommet des hauteurs il avait vu la réunion des deux côtes ; que la baie est terminée par une petite rivière ou par une crique devant laquelle s’étendent des bancs de sable ou de vase ; que l’eau a partout peu de profondeur ; que le terrain est bas et marécageux à quelque distance au nord ; qu’il s’élève ensuite en collines, et qu’il lui avait été aisé de suivre la jonction complète de ces collines de chaque côté de l’entrée.

» Du sommet des hauteurs d’où M. King reconnut la rade, il distingua un grand nombre de vallées étendues, bien boisées, arrosées par des rivières, et bornées par des collines d’une pente douce et d’une élévation modérée : l’une de ces rivières, située au nord-ouest, lui parut être considérable ; et, d’après sa direction, il fut porté à croire qu’elle a son embouchure dans la mer au fond de la baie. Quelques-uns de ses gens, qui pénétrèrent au delà de cette rivière, rencontrèrent des arbres plus gros à mesure qu’ils s’avancèrent.

» J’ai donné à cette rade le nom de Norton, en l’honneur de sir Flécher Norton, orateur de la chambre des communes, et proche parent de M. King. Elle se prolonge au nord jusqu’à 64° 55′ de latitude.

» Ayant rétabli le continent de l’Amérique dans l’espace où des cartes inexactes placent l’île imaginaire d’Alachka, je devais songer à quitter ces parages septentrionaux, et à me retirer pendant l’hiver dans un endroit où je pusse laisser reposer mes équipages et embarquer quelques vivres. Pétro-Paulouska, ou Saint-Pierre et Saint-Paul, l’un des havres du Kamtchatka, ne me parut pas propre à recevoir ou à approvisioner autant de monde que nous étions. D’autres raisons me déterminèrent d’ailleurs à ne point y aller à cette époque ; d’abord, mon extrême répugnance à demeurer six ou sept mois dans l’inaction, et je ne pouvais rien faire d’utile, si je passais l’hiver dans ces parages du nord. De toutes les terres qui se trouvaient à notre portée, les îles Sandwich étaient celles qui me promettaient le plus d’agrément et le plus de vivres. Je résolus donc de m’y rendre ; mais, avant d’exécuter ce projet, nous avions besoin de faire de l’eau. Pour nous en procurer, je me décidai à longer la côte d’Amérique au sud, en cherchant un havre, et à m’efforcer d’achever la reconnaissance des parties qui sont immédiatement au nord du cap de Newenham. Si je n’y rencontrais point de havre, je résolus de gagner Samganoudha, lieu fixé pour notre rendez-vous en cas de séparation. »

Le capitaine Cook eut connaissance d’Ounalachka le 3 octobre, et mouilla dans la baie d’Égoukhchac, à dix milles à l’ouest de celle de Samganoudha.

« Les habitans, dit-il, vinrent nous voir plusieurs fois ; ils nous apportèrent du saumon sec et d’autres poissons que les matelots payèrent avec du tabac. Peu de jours auparavant, on avait distribué à l’équipage ce qui me restait de cette marchandise ; et nous n’en avions pas la moitié de ce qu’il en aurait fallu pour répondre aux demandes des insulaires. Au reste, les matelots anglais sont si peu prévoyans, qu’ils furent aussi prodigues de leur tabac que s’ils étaient arrivés dans un port de la Virginie, et en moins de quarante-huit heures la valeur de cet objet tomba de plus de mille pour cent.

» La plupart des végétaux que nous avions trouvés ici, quand nous y vînmes pour la première fois, se passaient ; en sorte que la quantité considérable de baies que produit le sol nous fut de peu d’utilité ; mais, afin de tirer tout le parti possible de ces productions, un tiers de l’équipage eut la permission d’en aller cueillir. Une seconde division partait au retour de la première, et ainsi tout le monde descendit sur la côte. Les naturels nous en vendirent de plus une grande quantité. Ces baies et la bière de spruce, qu’on servit chaque jour, détruisirent radicalement les germes de scorbut qui pouvaient être dans l’un ou l’autre des vaisseaux.

» Les gens du pays nous apportèrent en outre beaucoup de poissons, et surtout du saumon frais ou sec. Quelques morceaux de saumon frais étaient parfaits ; mais une des espèces de ce poisson, que nous appelâmes le nez crochu, à cause de la forme de sa tête, ne nous parut pas trop bonne. Nous tirâmes la seine à diverses reprises au fond de la baie, et nous prîmes une quantité assez considérable de truites saumonées, et un fletan qui pesait deux cent cinquante livres. Lorsque nous n’eûmes plus de succès à la seine, nous employâmes l’hameçon et la ligne. Je détachais tous les matins un canot : il rapportait ordinairement huit ou dix fletans qui suffisaient pour la nourriture de l’équipage. Ces poissons étaient excellens, et peu de personnes leur préférèrent la truite saumonée. La pêche ne fournit pas seulement à notre consommation journalière, elle nous procura quelques provisions de réserve, et il en résulta ainsi une épargne sur nos vivres, c’est-à-dire un bien très-important.

» Un des naturels d’Ounalachka, nommé Derramouchk, me fit, le 8, un présent très-singulier, vu le lieu où je me trouvais. C’était un pain de seigle, ou plutôt un pâté qui avait la forme d’un pain, car il contenait du saumon très-assaisonné de poivre. Cet homme apporta un présent semblable pour le capitaine Clerke, avec une lettre, et une seconde lettre pour moi. Les deux lettres étaient écrites dans une langue que personne des équipages n’entendait. Nous supposâmes avec raison que ces présens venaient de quelques Russes qui étaient alors dans notre voisinage ; nous leur envoyâmes par le même commissionnaire un petit nombre de bouteilles de rum, de vin, et du porter. Nous pensâmes que nous n’avions rien de plus agréable à leur offrir, et nous sûmes bientôt que nous ne nous étions pas trompés. Lediard, caporal des soldats de marine, homme fort intelligent, accompagna Derramouchk : je lui recommandai de se procurer des informations ultérieures, et s’il rencontrait des Russes, de tâcher de leur faire comprendre que nous étions Anglais, c’est-à-dire des amis et des alliés de leur nation.

» Lediard revint le 10 avec trois matelots russes ou commerçans en pelleteries ; ils résidaient, ainsi que quelques autres de leurs compatriotes, à Egoukhchak, où ils avaient une maison, des magasins, et un sloop d’environ trente tonneaux. L’un des trois était le patron ou lieutenant du bâtiment ; un autre écrivait très-bien, et savait se servir des chiffres arabes ; je leur trouvai à tous de l’intelligence et une bonne tenue, et ils m’auraient donné avec plaisir les renseignemens que je pouvais désirer ; mais n’ayant point d’interprète, il nous fut très-difficile de nous entendre. Ils semblaient être instruits des tentatives faites par leurs compatriotes pour découvrir un passage dans la mer Glaciale ; et les terres découvertes par Behring, Tchirikoff et Spangenberg, ne leur étaient pas étrangères ; mais ils ne paraissaient connaître que le nom du lieutenant Syndo ou Synd[10], et quand nous leur eûmes présenté la carte de Staehlin, nous jugeâmes qu’ils n’avaient pas la moindre idée des terres qu’on y trouve tracées. Lorsque je leur montrai sur cette carte le Kamtchatka et quelques autres pays très-connus, ils me demandèrent si j’avais vu les îles indiquées sur ce papier : je répondis que non ; et l’un d’eux, mettant son doigt sur une autre partie de la côte où plusieurs de ces îles sont placées, me dit qu’il les avait cherchées, et qu’il n’en avait rencontré aucune. Je lui communiquai ensuite la carte que j’avais dressée, et je vis que toutes les parties de la côte d’Amérique, excepté celle qui gît en face de leur île, leur étaient absolument inconnues. L’un d’eux m’apprit qu’il avait suivi Behring dans son voyage à la côte d’Amérique ; mais il était bien jeune à l’époque de cette expédition, car il s’était écoulé trente-sept ans depuis, et il ne paraissait pas âgé : ils avaient tous trois un respect extrême pour le nom de Behring, et jamais homme de mérite n’a reçu après sa mort de plus grandes marques de vénération. Le trafic qui les occupait est fort lucratif. Si le commerce des pelleteries a été entrepris, et s’il s’est étendu à l’est du Kamtchatka, les Russes le doivent au second voyage de cet habile navigateur, dont les malheurs sont devenus une source de richesses pour les individus et pour la nation en général. Si les accidens multipliés qu’il éprouva ne l’avaient pas jeté par hasard sur l’île où il est mort, et d’où les misérables restes de son équipage ramenèrent des échantillons des précieuses pelleteries qu’il avait trouvées, il est vraisemblable que les Russes auraient abandonné ces voyages, qui pouvaient produire des découvertes dans les parages de la côte d’Amérique. En effet, depuis sa mort, cet objet paraît avoir fixé beaucoup moins l’attention du gouvernement ; et les découvertes qu’on a faites après lui sont dues en grande partie à l’esprit entreprenant des négocians particuliers, encouragés toutefois par le cabinet de Saint-Pétersbourg. Les trois Russes ayant passé la nuit sur mon bord allèrent voir le capitaine Clerke le lendemain, et ils nous quittèrent très-contens de notre accueil : ils me promirent de revenir dans peu de jours, et de m’apporter une carte des îles situées entre Ounalachka et le Kamtchatka.

» Le 14 au soir, tandis que nous étions, M. Webber et moi, dans un village peu éloigné de Samganoudha, nous vîmes débarquer un Russe, lequel, selon ce que j’appris ensuite, était le principal personnage de cette île et des îles voisines : il s’appelait Erasim Gregorioff Sin Ismyloff. Il arriva sur un canot monté par trois personnes ; il était suivi de vingt à trente pirogues menées par un seul homme. Je remarquai que la première chose dont ils s’occupèrent après leur débarquement, fut de construire, avec les matériaux qu’ils avaient amenés, une petite tente pour Ismyloff ; ils en élevèrent ensuite d’autres pour eux, avec leurs embarcations et leurs pagaies qu’ils recouvrirent d’herbes ; ainsi ils n’incommodèrent point les habitans du village. Ismyloff, nous ayant invités dans sa tente, nous servit du saumon sec et des baies : je jugeai qu’il n’avait rien de meilleur à nous offrir ; il paraissait avoir du bon sens et de l’esprit, et ce fut pour moi un extrême déplaisir de ne pouvoir me faire entendre qu’à l’aide des signes et de quelques figures, ce qui cependant me fut d’un grand secours. Je le priai de venir à mon bord le lendemain ; il y vint en effet accompagné de tout son monde : il s’était établi dans notre voisinage afin de nous voir souvent.

» Je comptais recevoir de lui la carte que ses trois compatriotes m’avaient promise ; mes espérances furent trompées : il m’assura néanmoins qu’il me la procurerait, et il tint parole. Je vis qu’il connaissait très bien la géographie de cette partie du monde, et toutes les découvertes qu’y ont faites les Russes. Du moment où il jeta les yeux sur nos cartes modernes, il m’en indiqua les erreurs ; il me dit qu’il avait été de l’expédition du lieutenant Synd. D’après son rapport, Synd ne s’éleva pas au nord au delà du Tchoukotskoï noss, ou plutôt de la baie de Saint-Laurent ; car, en examinant ma carte, il fixa le dernier point de la route à l’endroit même où j’étais descendu. Il ajouta que Synd atteignit ensuite une île située par 63° de latitude, dont il ne me donna point le nom, et sur laquelle l’équipage ne débarqua point ; mais je présume que c’est la même que j’ai appelée île de Clerke, il ne put ou il ne voulut pas nous dire quelle route fit ensuite Synd, ni de quelle manière ce navigateur employa les deux années que durèrent ses recherches ; peut-être ne comprit-il pas mes questions. Au reste, sur presque tous les autres points nous vînmes à bout de nous entendre : il répéta plusieurs fois qu’il avait été du voyage de Synd ; mais il me resta bien des doutes sur la vérité de ce fait.

» Ismyloff et ceux qui l’accompagnaient affirmèrent qu’ils ne connaissaient point la partie du continent d’Amérique qui se trouve au nord, et que le lieutenant Synd ni aucun autre Russe ne l’avaient vue dans les derniers temps ; ils l’appellent du nom que Staehlin donne à sa grande île, c’est-à-dire, Alachka. Les naturels de ces îles, ainsi que les Russes, ignorent la dénomination de Stahtan nitada, employée dans les cartes modernes : ils se servent simplement de celle d’Amérique. D’après ce que nous avons pu recueillir de nos conversations avec Ismyloff et ses compatriotes, les Russes ont essayé à diverses reprises de s’établir sur la partie du Nouveau-Monde qui est voisine d’Ounalachka et des îles adjacentes ; mais ils ont toujours été repoussés par les naturels, dont ils parlèrent comme d’un peuple très-perfide : ils nous citèrent deux ou trois capitaines ou chefs assassinés par ces indigènes ; et quelques-uns des hommes de la suite d’Ismyloff nous montrèrent les cicatrices des blessures qu’ils avaient reçues dans ces entreprises.

» D’autres détails, vrais ou faux, que nous donna Ismyloff, méritent d’être rapportés. Il nous dit qu’en 1773 on avait fait une expédition dans l’océan Glacial ; que ses compatriotes étaient allés en traîneaux à trois grandes îles qui se trouvent à l’embouchure de la Kolyma. Nous crûmes d’abord qu’il s’agissait de l’expédition dont parle Muller ; mais il écrivit la date de l’année, et il montra les îles sur la carte. Au reste, un voyage qu’il avait fait lui-même fixa notre attention plus que tous les autres. Il nous apprit que le 12 mai 1771 il était parti de Bolcheretsk sur un bâtiment russe ; qu’il se rendit sur une des îles Kouriles, appelée Marikan, où l’on trouve un havre et un établissement russe ; que de cette île il passa au Japon, où il nous parut avoir séjourné peu de temps. Il nous expliqua que les Japonais, ayant découvert qu’il était chrétien ainsi que ses camarades, l’avertirent par signes de remettre à la voile ; mais, selon ce que nous comprîmes, il n’en reçut aucun outrage, et on n’employa pas la force contre lui. S’il faut l’en croire, après son départ du Japon, il alla à Canton, et de là en France sur un vaisseau français ; de France, il regagna par terre Saint-Pétersbourg, d’où il fut renvoyé au Kamtchatka. Nous ne pûmes jamais savoir ce que devint le bâtiment sur lequel il s’était embarqué d’abord, ni quel avait été l’objet principal de son voyage. Comme il ne pouvait dire un mot de français nous nous défiâmes un peu de la vérité de son récit. Il ne savait pas même le nom des choses dont on parle chaque jour à bord des vaisseaux français et en France : il paraissait néanmoins très-exact sur les époques de son arrivée et de son départ dans les différens pays où il avait touché, et il nous les donna par écrit.

» Le lendemain, il eut l’air de vouloir m’offrir une peau de loutre, laquelle valaot, disait-il quatre-vingts roubles au Kamtchatka : je crus devoir la refuser ; mais j’acceptai du poisson sec, et plusieurs paniers de l’espèce de lis, ou de la racine sarane, dont on trouve une description détaillée dans l’Histoire du Kamtchatka. Il nous quitta le soir, après avoir dîné, ainsi que sa suite, avec le capitaine Clerke, et il promit de revenir dans peu de jours. En effet, il nous fit une autre visite le 19, et il apporta les cartes dont j’ai parlé plus haut, qu’il me permit de copier.

» Ismyloff demeura avec nous jusqu’au 21, dans la soirée, qu’il nous fit ses adieux. Je lui confiai une lettre, pour les lords de l’amirauté, dans laquelle je renfermai une carte de toutes les parties de l’Amérique que j’avais reconnues, et des autres découvertes que j’avais faites. Il me dit qu’au printemps il aurait une occasion de l’envoyer au Kamtchatka ou à Okhotsk, et qu’elle arriverait à Saint-Pétersbourg l’hiver d’après. Il me donna une lettre pour le major Behm, gouverneur du Kamtchatka, qui fait sa résidence à Bolcheretsk, et une seconde pour le commandant de Petro-Pavlovsta. Il paraissait avoir des talens dignes d’une place supérieure à celle qu’il occupait : il savait assez bien l’astronomie et les parties les plus utiles des mathématiques. Je lui fis présent d’un octant de Hadley ; et quoique, selon toute apparence, ce fût le premier qu’il eût vu, il apprit bientôt la plupart des usages auxquels on peut employer cet instrument.

» Le 22 au matin, nous essayâmes de remettre en mer avec un vent du sud-est ; mais notre tentative ne réussit pas. L’après-dinée, nous reçûmes la visite de Jacob Ivanovitch Soposnicoff, Russe, qui commandait une chaloupe ou un petit bâtiment à Ounanak ; il était fort modeste, et il ne voulut pas goûter de nos liqueurs fortes, boisson que la plupart de ses compatriotes que nous avions rencontrés ici aimaient passionnément. Il semblait connaître d’une manière plus exacte qu’Ismyloff l’espèce de vivres et de munitions que nous pourrions embarquer au havre de Petro-Pavlovska, ainsi qne le prix des différens objets ; mais je jugeai sur le témoignage de l’un et de l’autre que les choses dont nous aurions besoin seraient très-rares et fort chères. La farine, par exemple, devait coûter de trois à cinq roubles le poud[11], et les bêtes fauves, de trois à cinq roubles la pièce. Soposnicoff ajouta qu’il arriverait à Petro-Pavlovska le printemps suivant ; et, selon ce que je compris, c’était lui qui devait se charger de ma lettre ; il parut désirer beaucoup de porter au major Behm quelque chose de ma part ; et, voulant le satisfaire, je le chargeai d’une petite lunette pour cet officier.

» Lorsque nous eûmes fait connaissance avec ces Russes, plusieurs de nos messieurs allèrent visiter leur établissement dans l’île, et ils y furent toujours bien reçus. Ils trouvèrent l’établissement composé, d’une maison et de deux magasins ; indépendamment des Russes, un certain nombre de Kamtchadales et de naturels du pays, qui leur servaient de domestiques ou d’esclaves ; et d’autres insulaires, qui paraissaient indépendans, habitaient le même lieu. Ceux qui appartenaient aux Russes étaient tous mâles ; on les enlève quand ils sont jeunes ; peut-être qu’on les achète. Ils étaient alors au nombre de vingt, qu’on ne pouvait encore regarder que comme des enfans. Tout ce monde occupe la même habitation ; les Russes sont à l’extrémité supérieure, les Kamtchadales au milieu, et les naturels du pays à l’extrémité inférieure, où il y a une chaudière dans laquelle on cuit les alimens. Ils se nourrissent surtout des productions de la mer, de racines sauvages et de baies. On sert à la table des maîtres les mêmes plats qu’à celle des serviteurs ou des esclaves ; mais les mets des premiers sont mieux apprêtés, et les Russes savent donner un goût agréable aux choses les plus communes. J’ai mangé de la chair de baleine qu’ils avalent accommodée, et je l’ai trouvée très-bonne ; ils font une espèce de poudding avec du kaviar de saumon broyé et frit, qui leur tient lieu de pain, et qui n’est point mauvais. De temps à autre, ils mangent du véritable pain, ou d’un mets dans lequel il entre de la farine ; mais c’est une friandise extraordinaire. Si j’en excepte le jus des baies qu’ils sucent à leurs repas, ils ne boivent que de l’eau : il me paraît que c’est un bonheur pour eux de ne pas faire usage de liqueurs fortes.

» L’île leur fournit non-seulement des vivres, elle leur procure encore une grande partie de leurs vêtemens : ils portent surtout des peaux ; ils ne pourraient guère trouver de meilleurs habits. Leur habit de dessus a la forme de la blouse de nos charretiers ; il descend jusqu’au genou ; ils mettent par-dessous une veste ou deux ; ils ont des culottes, un bonnet fourré, une paire de bottes dont la semelle et le pied sont de cuir de Russie, et les jambes d’un boyau très-fort. Les deux chefs, Ismyloff et Ivanovitch, portaient un habit de calicot, et ils avaient, ainsi que les autres, des chemises de soie. C’étaient peut-être les seules parties de leurs vêtemens qui n’eussent pas été fabriquées dans le pays.

» Il y a des Russes sur chacune des îles principales situées entre Ounalachta et le Kamtchatka ; ils n’y sont occupés que du commerce des pelleteries ; ils recherchent surtout le castor et la loutre de mer ; ils font aussi des cargaisons de peaux d’une qualité inférieure, mais je n’ai jamais ouï dire qu’ils y mettent beaucoup de prix. Je ne songeai pas à leur demander depuis quelle époque ils ont des établissemens à Ounalachka et sur les îles voisines ; mais, à juger de l’assujettissement extrême auquel sont réduits les naturels du pays, la date doit en être récente[12]. Ces marchands de pelleteries sont relevés de temps en temps par d’autres. Ceux que nous vîmes étaient arrivés d’Okhotsk en 1776 ; ils devaient s’en retourner en 1781, en sorte que leur séjour dans cette contrée sera au moins de cinq ans.

» Les naturels du pays m’ont paru les gens les plus paisibles ou les moins malfaisans que j’aie jamais rencontrés. Leur honnêteté pourrait servir de modèle aux nations les plus civilisées de la terre ; mais, d’après ce que j’ai remarqué parmi leurs voisins avec lesquels les Russes n’ont point de liaison, je doute que ce soit une suite de leurs dispositions naturelles, et je pense qu’il faut l’attribuer à leur esclavage. En effet, si quelques-uns de nos messieurs entendirent bien ce qu’on leur raconta, le cabinet de Saint-Pétersbourg a été obligé d’employer la rigueur[13] pour établir le bon ordre parmi les insulaires. Si on les a traités d’abord avec sévérité, on peut dire du moins que ces violences ont produit les effets les plus heureux, et qu’à présent il règne beaucoup d’harmonie entre les deux peuplades. Les naturels ont leurs chefs particuliers sur toutes les îles, et ils semblent jouir sans trouble des biens et de la liberté qu’on leur laisse. Nous n’avons pu découvrir s’ils sont tributaires des Russes ; il y a lieu de penser qu’ils paient des tributs.

» Cette peuplade est d’une petite taille ; mais elle a de l’embonpoint et de belles proportions, le cou un peu court, le visage joufflu et basané, les yeux noirs, de longs cheveux lisses et noirs, que les hommes laissent flotter par-derrière, et qu’ils coupent sur le devant, mais que les femmes relèvent en touffes. Les hommes ont la barbe peu fournie.

» J’ai déjà eu occasion de parler de l’habillement de ce peuple. La forme est la même pour les deux sexes, mais la matière première en est différente : des peaux de phoque composent la veste longue des femmes ; celle des hommes est de peaux d’oiseaux : l’une et l’autre descendent par-delà le genou. Dessus cette première veste les hommes en mettent une seconde de boyaux, qui est impénétrable à la pluie, et qui a un capuchon dont ils se couvrent la tête : quelques-uns portent des bottes, et ils ont tous une espèce de bonnet ovale, avec une pointe sur le devant. Ces bonnets sont de bois, et peints en vert ou d’autres couleurs ; la partie supérieure de la coiffe est garnie de longues soies d’un animal de mer, auxquelles pendent des grains de verre ; l’on voit au front une ou deux figures d’os.

» Ils ne se peignent point le corps ; mais les femmes se tatouent légèrement le visage : les deux sexes se percent la lèvre inférieure, et placent des os dans les trous : au reste, il est aussi peu commun de voir à Ounalachka un homme avec cet ornement que de rencontrer une femme qui ne l’ait pas ; quelques-uns portent des grains de verre à la lèvre supérieure, au-dessous des narines ; ils ont tous des pendans d’oreilles.

» Ils se nourrissent de poissons, d’animaux de mer, d’oiseaux, de racines, de baies, et même de goêmon. Ils sèchent pendant l’été une quantité considérable de poissons, qu’ils renferment dans de petites cabanes, et dont ils font des provisions pour l’hiver. Il est probable qu’ils conservent aussi des racines et des baies pour cette saison où les vivres ne sont pas communs. Ce qu’ils mangent est presque toujours cru ; ils font bouillir et ils grillent quelquefois leurs alimens ; mais je n’ai pas vu qu’ils les apprêtent d’une autre manière : il est vraisemblable qu’ils ont appris des Russes la première de ces méthodes. Quelques-uns possèdent de petits chaudrons de cuivre ; ceux qui n’en ont pas se servent d’une pierre plate, garnie sur les bords d’une argile qui lui donne la forme d’un vase.

» J’assistai un jour au dîner du chef d’Ounalachka ; on ne lui servit que la tête crue d’un grand fletan qu’on venait de prendre. Avant de lui offrir les morceaux, deux de ses domestiques mangèrent les ouïes, sans autre préparation que d’en exprimer les glaires : l’un d’eux coupa ensuite la tête du poisson, et la porta sur le rivage de la mer ; quand il l’eut lavée, il la rapporta, et il s’assit aux pieds de son maître : il avait eu soin de cueillir des herbes qui tinrent lieu de plat, et qu’il répandit devant le chef ; il découpa alors des tranches le long des joues, et il les mit à la portée du chef, qui les avala avec autant de plaisir que nous mangeons des huîtres. Dès que le chef eut fini son dîner, les restes de la tête furent dépecés et donnés aux gens de sa suite, qui arrachèrent avec les dents ce qui était bon à manger, et qui en rongèrent les arêtes.

» Ces insulaires ne se peignant point le corps, ne sont pas aussi sales que les sauvages qui s’enduisent de peintures, mais on voit autant d’ordures et de poux dans leurs cabanes. Pour construire leurs habitations, ils creusent en terre un trou oblong qui a rarement plus de cinquante pieds de long et vingt de large, et dont, en général, les dimensions sont moindres. Ils forment sur cette excavation un toit avec les troncs ou les branches d’arbres que la mer jette sur la côte ; le toit est revêtu d’herbes, et ensuite de terre, en sorte qu’il ressemble en dehors à un tas de fumier ; le milieu offre, vers chacune des extrémités, une ouverture carrée par où entre le jour : l’une des ouvertures n’a pas d’autre destination ; mais la seconde sert d’entrée et de sortie ; et on trouve au-dessous une échelle ou plutôt un poteau garni de marches entaillées. Quelques-unes des cabanes offrent, rarement à la vérité, une seconde entrée an niveau du sol. Les familles (car il y en a plusieurs de logées ensemble) ont leurs appartemens séparés autour des côtés et des extrémités de l’habitation ; elles y couchent et elles y travaillent, non sur des bancs, mais dans une espèce de fossé qui entoure le bord intérieur de la maison, et qui est couvert de nattes. Cette partie de la cabane est assez propre ; mais je suis loin de pouvoir dire la même chose du milieu, qui est commun à toutes les familles ; car, quoiqu’il soit revêtu d’une herbe sèche, c’est le réceptacle des ordures de toutes sortes et on y voit le baquet à uriner, dont la puanteur n’est pas détruite par les peaux crues, ou plutôt par le cuir dont il se trouve rempli presque continuellement. Ils placent leurs richesses, c’est-à-dire leurs habits, leurs nattes et leurs peaux autour du fossé.

» Des jattes, des cuillères, des seaux, des pots à boire, des paniers, des nattes, et quelquefois un chaudron ou un vase, composent tous leurs ustensiles de ménage. Ces meubles sont proprement faits, et d’une belle forme ; cependant nous ne leur avons vu d’autres outils que le couteau et la hache ; leur hache est un petit morceau de fer plat, adapté à un manche de bois crochu. Nous n’avons pas remarqué d’autres instrumens de fer. Quoique les Russes soient établis ici, les naturels du pays possèdent une quantité de ce métal moindre que celle dont nos regards avaient été frappés chez les tribus du continent d’Amérique, qui n’avaient jamais vu les Russes, et qui peut-être n’avaient pas eu de communication avec eux. Il est vraisemblable qu’ils donnent aux Russes tout leur superflu pour des grains de verroterie et du tabac en poudre ou à fumer. Tous, à très-peu d’exceptions près, fument, mâchent et prennent du tabac ; et ce luxe me fait craindre qu’ils ne demeurent toujours pauvres.

» Ils ne semblaient pas désirer une quantité plus considérable de fer, et ils ne nous demandèrent que des aiguilles, car les leurs sont faites avec des arêtes. Au reste, avec leurs aiguilles grossières, ils cousent les bordages de leurs pirogues, ils font leurs vêtemens et des broderies très-curieuses ; ils emploient, au lieu de fil, des nerfs qu’ils découpent de la grosseur convenable. Les femmes sont chargées de toutes les opérations de la couture ; elles sont les tailleurs, les cordonniers, les constructeurs et les couvreurs des canots du pays : selon toute apparence, les hommes travaillent la charpente sur laquelle on pose les peaux qui bordent les embarcations. Ils fabriquent avec de l’herbe des paniers très-solides : la finesse et l’élégance de la plupart de leurs ouvrages annoncent un esprit inventif, et que la peine ne rebute pas.

» Je n’ai jamais aperçu d’âtre ou de foyer dans leurs cabanes ; elles sont éclairées et échauffées par des lampes qui sont très-simples, et qui cependant remplissent très-bien l’objet auquel on les destine ; c’est tout uniment une pierre plate creusée dans l’un des côtés ; ils mettent dans la partie creuse de l’huile mêlée à de l’herbe séchée qui tient lieu de mèche. Les hommes et les femmes se chauffent souvent sur une de ces lampes ; ils les placent alors entre leurs jambes, sous leurs vêtemens, et ils les y tiennent quelques minutes.

» Ils produisent du feu par collision et par frottement : quand ils veulent employer la première de ces deux méthodes, ils frappent l’une contre l’autre deux pierres, l’une desquelles a été bien enduite de soufre : s’ils veulent mettre en usage le second expédient, ils se servent de deux morceaux de bois ; l’un est un bâton d’environ dix-huit pouces de longueur, et l’autre un reste de planche ; l’extrémité du bâton est pointue, et, après l’avoir appuyé fortement sur la planche, ils le tournent avec agilité comme on tourne une vrille, et au bout de quelques minutes ils produisent du feu. Cette méthode est usitée dans un grand nombre de pays ; on la trouve au Kamtchatka, au Groënland, au Brésil, à Taïti, à la Nouvelle-Hollande, et vraisemblablement ailleurs. Des savans et des littérateurs ingénieux ont voulu en conclure que les peuplades parmi lesquelles on la voit établie sont de la même race ; mais des rapports que le hasard a fait naître, et qui reposent sur un petit nombre de points, n’autorisent pas une pareille conclusion ; et les différences qu’on observe dans les mœurs ou les coutumes de deux peuplades, ne suffisent pas pour prouver qu’elles tirent leur origine d’une source différente. Indépendamment de l’exemple que je viens de citer, il me serait facile d’en alléguer beaucoup d’autres à l’appui de cette opinion.

» Nous n’avons rien vu parmi les naturels d’Ounalachka qui ressemble à une arme offensive ou à une arme défensive : on ne peut croire que les Russes les aient trouvés dans cet état ; on imaginera plutôt qu’ils les ont désarmés. Des vues politiques peuvent aussi avoir engagé la cour de Russie à leur interdire les grandes pirogues ; car il est difficile de penser qu’ils n’en avaient pas autrefois de pareilles à celles que nous avons trouvées chez tous leurs voisins ; cependant nous n’en avons aperçu de cette espèce qu’une ou deux qui appartenaient aux Russes. Nous n’avons pas rencontré sur le continent d’Amérique des canots aussi petits que ceux dont se servent ces insulaires ; ils étaient néanmoins construits de la même manière, ou bien leur construction offrait peu de différence ; l’arrière se termine un peu brusquement ; l’avant est fourchu, et la pointe supérieure de la fourche se projette en dehors de la pointe inférieure, laquelle est de niveau avec la surface de la mer. Il est difficile de concevoir pourquoi ils ont adopté cette méthode ; car la fourche est sujette à saisir tout ce qu’elle trouve sur son chemin. Pour remédier à cet inconvénient, ils placent un petit bâton d’une pointe à l’autre. Leurs canots ont d’ailleurs la forme de ceux des Groënlandais et des Esquimaux : la charpente est composée de lattes très-minces, recouvertes de peaux de phoque : ils ont environ douze pieds de long, un pied et un pied et demi de large au milieu, et douze ou quatorze pouces de profondeur : ils peuvent au besoin porter deux hommes, dont le premier est étendu de toute sa longueur dans l’embarcation, et dont le second occupe le siége ou le trou rond percé à peu près au milieu. Ce trou est bordé en dehors d’un chaperon de bois, autour duquel est cousu un sac de boyau qui se replie ou s’ouvre comme une bourse, et qui a des cordons de cuir dans la partie supérieure. L’insulaire assis dans le trou serre le sac autour de son corps, et il ramène sur ses épaules l’extrémité du cordon, afin de le tenir en place : les manches de sa veste serrent son poignet ; ce vêtement lui étant juste à son cou, et le capuchon étant relevé par-dessus la tête, où il est arrêté par le chapeau, l’eau ne peut guère lui mouiller le corps ou entrer dans le canot : il a de plus un morceau d’éponge pour essuyer celle qui pourrait s’introduire : il se sert d’une pagaie à double pale ; il la tient par le milieu avec les deux mains, et il frappe l’eau d’un mouvement vif et régulier, d’abord d’un côté, et ensuite de l’autre ; il donne ainsi une vitesse considérable au canot, et il suit une ligne droite. Lorsque nous partîmes d’Egoukhchak pour aller à Samganoudha, deux ou trois pirogues marchèrent aussi vite que nous, quoique nous fissions trois milles par heure.

» Leur attirail de pêche et de chasse est toujours dans leurs pirogues sous des bandes de cuir disposées exprès. Leurs instrumens sont tous de bois et d’os, et bien faits ; ils ressemblent beaucoup à ceux qu’emploient les Groënlandais, et que Crantz a décrits ; ils n’en diffèrent que par les pointes : la pointe de quelques-uns de leurs dards n’a pas plus d’un pouce de longueur, et Crantz dit que celle des dards des Groënlandais a un pied et demi. Les dards et quelques instrumens d’Ounalachta sont très-curieux. Ce peuple harponne le poisson avec une grande adresse à la mer ou dans les rivières ; il se sert aussi d’hameçons et de lignes, de filets et de nasses : ses hameçons sont d’os, et ses lignes de nerfs.

» On rencontre ici les poissons communs dans les autres mers du nord, tels que la baleine, le dauphin, le marsouin, l’espadon, le fletan, la morue, le saumon, la truite, la sole, des poissons plats, et plusieurs autres espèces de petits poissons ; il y en a peut-être beaucoup d’autres que nous n’eûmes pas occasion d’apercevoir. Le fletan et le saumon paraissent être les plus abondans ; ils fournissent principalement à la subsistance des naturels ; du moins, si j’en excepte quelques morues, ce furent les seuls que nous remarquâmes en réserve pour l’hiver. Au nord du 60e. degré, la mer offre peu de petits poissons ; mais à cette hauteur les baleines deviennent plus nombreuses.

» Les phoques et tous les animaux de cette famille ne sont pas en aussi grand nombre ici que dans la plupart des autres mers. On ne doit pas s’en étonner, puisque presque toutes les parties de la côte du continent, ou des diverses îles situées dans l’intervalle qui sépare Ounalachka de l’Amérique sont habitées, et que chacun des peuples les chasse pour s’en nourrir ou en tirer ses vêtemens. Au reste, on trouve une quantité prodigieuse de morses autour de la glace. Nous aperçûmes quelquefois un cétacé qui avait la tête semblable à celle du dauphin, et qui soufflait comme les baleines ; il était blanc, tacheté de brun, et plus grand que le phoque : c’était vraisemblablement la vache de mer ou le manati.

» Je crois pouvoir assurer que les oiseaux marins et aquatiques ne sont ni aussi nombreux ni aussi variés que dans les parties septentrionales de notre mer Atlantique ; il y en a cependant quelques-uns que je ne me souviens pas d’avoir vus ailleurs.

» Nos courses et nos observations ne s’étant pas étendues au delà du bord de la mer, le lecteur ne doit pas espérer que je lui donnerai de grands détails sur les animaux ou les végétaux du pays. Si j’en excepte les cousins, les insectes sont peu nombreux. Je n’ai point vu de reptiles, si ce n’est des lézards. On ne rencontre des daims ni à Ounalachka, ni sur aucune des autres îles. Les insulaires n’ont pas d’animaux domestiques, pas même des chiens. Les renards et les belettes furent les seuls quadrupèdes qui frappèrent nos regards ; mais les naturels nous dirent qu’on y trouve aussi des lièvres et des marmottes. Il en résulte que la mer et les rivières fournissent la plupart des subsistances. Les naturels doivent aussi à la mer tous les bois qu’ils emploient dans leurs constructions, car il n’en croît pas un brin sur aucune des îles, non plus que sur la côte d’Amérique adjacente.

» Les savans disent que les graines des plantes sont portées de différentes manières d’une partie du monde à l’autre, qu’elles arrivent même sur les îles situées au milieu des mers les plus considérables et fort éloignées de toutes les terres : pourquoi donc ne trouve-t-on point d’arbres sur cette partie du continent de l’Amérique, non plus que sur aucune des îles qui en sont voisines ? Ces contrées sont certainement aussi propres à recevoir des graines par les divers moyens dont j’ai entendu parler qu’aucune des côtes qu’on voit abonder en forêts. La nature n’aurait-elle pas refusé à certaines espèces de terrains la puissance de produire des arbres sans le secours de l’art ? Quant aux bois qui flottent sur les côtes de ces îles, je suis convaincu qu’ils viennent d’Amérique ; car si on n’en aperçoit pas sur les côtes du Nouveau-Monde les plus voisines, l’intérieur du pays peut en produire assez pour que les torrens au printemps renversent des portions de forêts, et en amènent les débris à la mer : d’ailleurs il en arrive peut-être des côtes boisées, quoiqu’elles soient situées à une plus grande distance.

» Ounalachka offre une grande variété de plantes ; la plupart étaient en fleur à la fin de juin. On y trouve plusieurs de celles qui croissent en Europe et en d’autres parties de l’Amérique, et particulièrement à Terre-Neuve ; on en voit d’autres qu’on rencontre au Kamtchatka, et que mangent les naturels des deux pays, par exemple, la sarane : elle ne semble pas être fort abondante, car nous ne pûmes nous procurer que celle dont Ismyloff nous fit présent.

» Les indigènes mangent quelques autres racines sauvages ; par exemple, la tige d’une plante qui ressemble à l’angélique : ils mangent aussi des baies de plusieurs espèces, telles que les mûres de ronces, les baies de myrtil, de camarigne, etc. Le capitaine Clerke essaya d’en conserver quelques-unes qui ressemblaient à des prunes sauvages ; mais elles fermentèrent et elles devinrent aussi fortes que si on les avait laissées tremper dans de la liqueur.

» Nous découvrîmes quelques autres plantes qui pourraient devenir utiles ; mais ni les Russes ni les naturels du pays n’en font usage : tels sont le pourpier sauvage, une espèce de pois, une espèce de cochléaria, du cresson, etc. Chacune de ces plantes nous parut fort bonne à la soupe et en salade. Les terrains bas et les vallées offrent une quantité considérable d’herbe qui devient très-épaisse et fort haute. Je crois que le bétail subsisterait toute l’année à Ounalachka, sans qu’on fût contraint de l’enfermer dans des étables ; je pense qu’il croîtrait du grain, des racines et des végétaux en bien des cantons : mais les négocians russes et les insulaires semblent se contenter, pour le présent, des productions spontanées de la nature.

» Les habitans d’Ounalachka avaient du soufre natif ; mais je n’ai pas eu occasion d’apprendre d’où il venait. Nous découvrîmes aussi de l’ocre, une pierre qui donne une couleur violette, et une autre qui produit un très-bon vert. Je ne sais si cette dernière est connue : dans son état naturel elle est d’un gris verdâtre, grossière et pesante : l’huile la dissout aisément ; mais lorsqu’on la met dans l’eau, elle perd toutes ses propriétés. Elle me parut rare ; on nous dit qu’elle est plus abondante à l’île d’Ounémak. Quant aux pierres qui environnent la côte et les collines, je n’en remarquai point de nouvelles.

» Les naturels d’Ounalachka enterrent leurs morts au sommet des collines, et ils élèvent un petit tertre sur leur tombeau. Je fis un jour une promenade dans l’intérieur de l’île avec un indigène qui m’accompagnait ; il me montra plusieurs de ces cimetières. Il y en avait un au bout du chemin qui mène du havre au village ; il offrait un tas de pierres, auquel chaque passant ne manquait pas d’en ajouter une. J’aperçus d’ailleurs plusieurs tertres de pierres qui n’étaient pas un ouvrage de la nature ; quelques-uns me parurent fort anciens. Je ne sais quelle idée ils se forment de la Divinité et de l’état des âmes après la mort ; j’ignore aussi quels sont leurs amusemens : je n’ai rien observé qui pût m’instruire sur ces deux points.

» Ils sont entre eux très-gais, très-affectueux, et se sont toujours conduits envers nous avec beaucoup de civilité. Les Russes nous apprirent qu’ils n’avaient jamais eu de liaison avec les femmes du pays, parce qu’elles ne sont pas chrétiennes. Nos gens ne furent pas si scrupuleux, et quelques-uns d’eux eurent lieu de se repentir de les avoir trouvées si faciles. Il me semble que ces insulaires ne poussent pas leur carrière très-loin : je n’ai point rencontré d’homme ou de femme dont la figure annonçât plus de soixante ans ; très-peu paraissaient en avoir plus de cinquante. La vie pénible qu’ils mènent abrége vraisemblablement leurs jours.

» Depuis l’époque de notre arrivée à la baie du Prince-Guillaume, j’ai souvent eu occasion de dire combien les naturels de cette partie du nord-ouest de l’Amérique ressemblent aux Groënlandais et aux Esquimaux par la figure, les vêtemens, les armes, les pirogues et autres particularités semblables. Cependant je fus beaucoup moins frappé de ces rapports que de l’analogie entre les dialectes des Groënlandais et des Esquimaux, et ceux des habitans de la rade de Norton et d’Ounalachka. On observera toutefois, relativement aux mots que nous recueillîmes à la partie occidentale du Nouveau-Monde, qu’on ne doit pas trop compter sur leur exactitude ; car, après la mort de M. Anderson, peu de personnes à bord s’occupèrent de cette matière ; et je me suis aperçu souvent que les mêmes termes écrits par deux ou trois de nos messieurs, d’après la prononciation du même insulaire, différaient beaucoup lorsqu’on les comparait. Au reste, l’analogie était encore assez grande pour m’autoriser à dire que tous ces peuples sont de la même race : s'il en est ainsi, il existe au nord, selon toute apparence, une communication quelconque entre la partie occidentale de l’Amérique et la partie orientale ; communication cependant qui peut être fermée aux vaisseaux par les glaces ou par d’autres obstacles : telle fut du moins mon opinion durant mon séjour à Ounalachka. »

Le capitaine Cook appareilla d’Ounalachka le 26 octobre ; il arriva le 26 novembre sur les côtes d’une île qui fait partie des îles Sandwich, et ne tarda pas à se convaincre qu’il avait reconnu imparfaitement cet archipel.

« Ceux des habitans qui vinrent nous voir, dit-il, étaient instruits de notre première relâche : malheureusement j’en eus une preuve trop ertaine ; car ils étaient déjà infectés d’une funeste maladie : je ne pouvais expliquer ce fait que par leurs communications avec les îles voisines depuis notre départ. »

Cook ne put mouiller que le 17 janvier 1779 à Oouaïhy[14], dans la baie de Karakakoua. Les vents contraires l’avaient retenu long-temps sur la côte : il serait bien à désirer qu’il n’eût pas lutté contre les obstacles avec tant de constance, car c’est à Oouaïhy qu’il a trouvé la mort.

« Les vaisseaux, dit le capitaine Cook (dont il faut conserver les dernières paroles), étaient remplis de naturels ; nous fûmes entourés d’une multitude de pirogues. Je n’avais jamais vu dans le cours de mes voyages une foule si nombreuse rassemblée au même endroit ; car, indépendamment de ceux qui arrivèrent en canots, le rivage de la baie était couvert de spectateurs ; d’autres nageaient autour de nous en troupes de plusieurs centaines ; on les eût pris pour des bancs de poissons. La singularité de cette scène nous frappa beaucoup ; peu de personnes à bord regrettèrent que j’eusse échoué dans mes tentatives pour trouver un passage au nord ; car si elles avaient réussi, nous n’aurions pas eu occasion de relâcher une seconde fois aux îles Sandwich, et d’enrichir notre voyage d’une découverte qui, à bien des égards, paraît devoir être la plus importante que les Européens aient faite jusqu’à présent dans la vaste étendue du grand Océan. »

Le Journal du capitaine Cook finit ici. C’est le capitaine King qui a écrit la suite du Voyage.

FIN DU VINGT-NEUVIÈME VOLUME.
  1. Dans l’émunération des singularités les plus curieuses de l’histoire naturelle de l’espèce humaine on a cité les peuples de l’Amérique qui, dit-on, manquent de barbe, tandis qu’ils ont une quantité considérable de cheveux. L’ingénieux auteur des Recherches philosophiques sur les Américains, le docteur Robertson, dans son Histoire d’Amérique, et en général les écrivains dont l’autorité est la plus imposante, donnent ce fait pour incontestable. Puisque le capitaine Cook le contredit, du moins en ce qui a rapport au peuple d’Amérique avec lequel il a eu des entrevues à Noutka, n’est-il pas juste d’engager les auteurs dont je viens de parler à examiner de nouveau la question ? On peut d’ailleurs citer d’autres témoins que le capitaine Cook. Le capitaine Carrer a trouvé aussi de la barbe aux sauvages établis dans l’intérieur du continent de l’Amérique. « D’après des recherches très-multipliées et un examen bien attentif, dit-il, je puis, malgré le respect que j’ai pour l’autorité de M. Paw et de M. Robertson sur d’autres point, déclarer que leurs assertions sont erronées, et qu’ils connaissent d’une manière imparfaite les usages des Indiens. Lorsque ces peuples ont passé l’âge de la puberté, leurs corps, dans leur état naturel, est couvert de poils, ainsi que celui des Européens. Les hommes, il est vrai, jugeant la barbe très-incommode, se donnent beaucoup de peine pour s’en débarrasser, et on ne leur en voit jamais lorsqu’ils deviennent vieux et qu’ils négligent leur figure. — Les Naudoouessis et les tribus éloignées l’arrachent avec des morceaux d’un bois dur, qui forment des pincettes ; ceux qui communiquent avec les Européens se procurent du fil d’archal, dont ils font une vis ou un tire-bourre ; ils appliquent cette vis sur leur barbe, et, pressant les anneaux, et en donnant une secousse brusque, ils arrachent les poils qu’elles ont saisis. » (Voyage de Carver, pages 224, et 22 de l’original.) M. Marsden, qui cite aussi Carver, fait une remarque digne d’attention ; il observe que le masque de l’armure de Montezuma, conservé à Bruxelles, a de très-larges moustaches, et que les Américains n’auraient pas imité cet ornement, si la nature ne leur eût offert le modèle. Les observations faites par le capitaine Cook sur la côte ouest de l’Amérique septentrionale, jointe à celles de Carver dans l’intérieur de ce continent, et confirmées par le masque mexicain dont on vient de parler, sont plus que suffisantes pour être de l’avis de M. Marsden, qui s’énonce d’une manière bien modeste : « Sans les autorités nombreuses et respectables d’après lesquelles on assure que les naturels d’Amérique manquent naturellement de barbe, je penserais qu’on a adopté trop à la hâte l’opinion commune sur ce sujet, et que, si les Américains manquent de barbe à l’époque de l’âge mûr, c’est parce qu’ils contractent de bonne heure l’habitude de l’arracher ainsi que les insulaires de Sumatra. J’avoue qu’il me resterait moins de doutes sur la justesse de cette opinion, si l’on prouvait qu’ils ne sont pas dans l’usage de s’arracher la barbe, comme je le suppose. » History of Sumatra, pages 39 et 40.
  2. La réflexion du capitaine Cook offre une excellente apologie aux admirateurs d’Hérodote en particulier, sur ses contes merveilleux de cette espèce. (Note de l’Éditeur.)
  3. Il paraît que M. Webber fut obligé de réitérer souvent ses offrandes avant qu’on voulût lui permettre d’achever son dessin. Voici les détails qu’il nous a communiqués lui-même : « Après avoir dessiné une vue générale de leurs habitations, je voulus dessiner aussi l’intérieur de l’une des cabanes, afin d’avoir assez de matériaux pour donner une idée parfaite de la manière de vivre des naturels du port de Noutka. Je ne tardai pas à en découvrir une propre à mon objet. Tandis que je m’occupais de ce travail, un homme s’approcha de moi, tenant un grand couteau à la main. Il parut fâché lorsqu’il vit mes yeux fixés sur deux statues d’une proportion gigantesque, peintes à la manière du pays, et placées à une extrémité de l’appartement. Comme je fis peu d’attention à lui, et que je continuai mon ouvrage, il alla tout de suite chercher une natte, qu’il plaça de manière à m’ôter la vue des statues. Étant à peu près sûr que je ne trouverais plus une occasion d’achever mon dessin, et mon projet ayant quelque chose de trop intéressant pour y renoncer, je crus devoir acheter la complaisance de cet homme. Je lui offris un des boutons de mon habit ; ce bouton était de métal, et je pensai qu’il serait bien aise de l’avoir. Mon bouton produisit l’effet que j’en espérais ; car le sauvage enleva la natte, et il me permit de reprendre mes crayons. J’eus à peine tiré quelques traits, qu’il revint couvrir de nouveau les statues avec sa natte ; il répéta sa manœuvre jusqu’à ce que je lui eusse donné un à un tous mes boutons ; et, lorsqu’il s’aperçut qu’il m’avait complètement dépouillé, il ne s’opposa plus à ce que je désirais. »
  4. Nous savons aujourd’hui que la conjecture du capitaine Cook était bien fondée. Il paraît, par le Journal du voyage des Espagnols, qu’ils ne communiquèrent avec les naturels de cette partie de la côte d’Amérique qu’en trois endroits, à 41° 7′, à 47° 21′, et à 57° 18′ de latitude : ainsi ils n’abordèrent pas à moins de de Noutka, et il est très-vraisemblable que les habitans de cette baie n’avaient jamais entendu parler des vaisseaux espagnols.
  5. Il est très-probable que les deux cuillères d’argent trouvées par le capitaine Cook à Noutka venaient des Espagnols établis au sud de cette partie de la côte d’Amérique ; mais il paraît qu’on est bien fondé à croire que les habitans de Noutka tirent leur fer d’une autre partie du Nouveau-Monde. On observera qu’en 1775 les Espagnols trouvèrent au puerto de la Trinidad, par 41° 7′ de latitude, des traits garnis d’une pointe de cuivre ou de fer, qu’ils jugèrent être venus du nord. M. Daines Barrington dit, dans une note sur cette partie du Journal espagnol, page 20 : « J’imaginerais que le cuivre et le fer dont on parle ici venaient originairement de nos forts de la baie d’Hudson. »
  6. Ne peut-on pas observer, à l’appui de la remarque de M. Andersen, que opelszthl, terme, qui, dans la langue de Noutka, désigne le soleil, et Vitzliputzli, nom d’une divinité du Mexique, ont entre eux une analogie de son qui n’est pas très-éloignée ?
  7. Le grelot en forme de boule trouvé à peu de distance de cette rade par Steller, qui accompagna Behring en 1741, paraît être destiné du même usage. Voyez Muller, page 266.
  8. Le capitaine Cook ayant laissé en blanc, dans son manuscrit, le nom de cette rivière, milord Sandwich a recommandé avec raison de l’appeler la Rivière de Cook.
  9. Le capitaine King m’a communiqué les détails que voici sur son entrevue avec la même famille. « Le 12, tandis que je surveillais ceux de nos gens qui remplissaient les futailles, une pirogue remplie de naturels s’approcha de moi : je les engageai à débarquer ; un vieillard et une femme descendirent à terre. Je donnai un petit couteau à la femme, en lui faisant entendre qu’elle en recevrait de moi un beaucoup plus grand, si elle me procurait du poisson : elle m’avertit par signes de la suivre. Je l’avais accompagnée l’espace d’environ un mille, lorsque l’homme se laissa tomber en traversant une grève pierreuse, et se fit au pied une blessure profonde. Je m’arrêtai, et sa femme tourna son doigt vers les yeux de l’homme, que je vis couverts d’une taie épaisse et blanche. Il se tint ensuite près de sa femme, qui l’avertit des obstacles qui se trouvaient sur son chemin. La femme portait sur son dos un petit enfant couvert avec le chaperon de sa robe. J’ignorai ce que c’était jusqu’au moment où je l’entendis pousser des cris. J’atteignis leur canot après deux milles de chemin ; il était de peau, ouvert et renversé, la partie convexe du côte du vent ; il leur servait de cabane. On exigea de moi une singulière opération. On me recommanda d’abord de retenir mon haleine, ensuite de souffler, et enfin de cracher sur les yeux du malade ; quand j’eus fait ces trois choses la femme prit mes mains, et les présenta contre l’estomac de son mari ; elle les y tint quelque temps, et elle raconta sur ces entrefaites une histoire désastreuse de sa famille, en me montrant quelquefois son mari, d’autres fois un homme perclus de tous ses membres, qui appartenait à la famille, et quelquefois son enfant. J’achetai tous les poissons qu’ils avaient, c’est-à-dire, du très-beau saumon, de la truite saumonée et des mulets ; il les remirent fidèlement au matelot que je leur envoyai après mon départ. Le mari avait cinq pieds deux pouces, et il était bien fait. Il avait le teint de couleur de cuivre, des cheveux noirs et courts, et peu de barbe. Sa lèvre inférieure était percée de deux trous, mais il n’y portait point d’ornemens. La femme etait petite et trapue ; elle avait le visage joufflu et rond ; un long corset de peau de daim, garni d’un grand chaperon, composait son vêtement, et elle avait des bottes très-larges. Le mari et la femme avaient des dents noires, qui me parurent limées jusqu’au niveau des gencives. La femme était tatouée dans l’espace qui sépare la lèvre du menton. »
  10. Le peu qu’on sait du voyage de Synd se trouve, avec une carte, dans les Nouvelles découvertes des Russes, par M. Coxe.
  11. Trente-six livres.
  12. Les Russes ont commencé en 1762 à fréquenter Ounalachka. Voyez les Découvertes des Russes, par Coxe, ch. viii, page 80 de l’original.
  13. L’auteur cité dans la note précédente donne quelques détails sur les hostilités qui ont eu lieu entre les Russes et les naturels du pays.
  14. les Anglais écrivent ce nom Owhyhée. Cette orthographe fautive est celle que l’on emploie dans toutes les cartes.