Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXIV/Cinquième partie/Livre II/Chapitre VI

CHAPITRE VI.

Premier voyage de Cook.

Occupons-nous maintenant des travaux du célèbre navigateur du dix-huitième siècle, qui a enrichi la géographie du plus grand nombre de découvertes, et qui a fait faire à la connaissance du globe des progrès tels qu’on a peine à concevoir qu’ils soient dus à un seul homme.

Vers la fin de l’année 1767, la Société royale de Londres pensa qu’il serait convenable d’envoyer des astronomes dans quelques parties du grand Océan, pour y observer le passage de vénus sur le disque du soleil, qui devait avoir lieu en 1769 ; elle jugea en même temps que les îles Marquesas de Mendoça, ou celles de Rotterdam et Amsterdam, étaient, parmi celles que l’on connaissait alors, les endroits les plus propres pour faire cette observation. En conséquence, au mois de février 1768, la Société présenta au roi un mémoire, par lequel elle suppliait sa majesté de donner des ordres pour cette expédition. Cette demande fut favorablement accueillie, et l’amirauté fit armer l’Endeavour, bâtiment du port de trois cent soixante-dix tonneaux ; le commandement en fut donné au lieutenant de vaisseau Jacques Cook, officier dont les talens pour l’astronomie et la navigation étaient connus, et qui fut en même temps nommé par la Société royale pour observer le passage de vénus, de concert avec M. Charles Green. L’événement prouva qu’on ne pouvait faire un meilleur choix.

Tandis qu’on travaillait à l’équipement de ce vaisseau, Wallis revint en Angleterre. Comme à son départ on lui avait recommandé de déterminer un lieu propre à l’observation du passage de vénus, ce capitaine indiqua pour cet objet le havre de Taïti. En conséquence, la Société royale désigne cette île pour le lieu de l’observation.

L’Endeavour avait été construit pour le commerce du charbon-de-terre : on avait préféré un bâtiment de cette construction pour plusieurs raisons : c’était ce que nos matelots appellent a good sea boat (un bon bateau marin), qui était plus spacieux, plus propre à s’approcher de terre, et qui pouvait être manœuvré avec moins de monde que d’autres bâtimens de même charge. Il avait quatre-vingt-quatre hommes d’équipage, outre le commandant. On lui donna des vivres pour dix-huit mois, et il prit dix canons et douze pierriers, avec une quantité suffisante de munitions. Après l’observation du passage de vénus, l’Endeavour devait suivre le projet général des découvertes dans le grand Océan. Banks et Solander s’embarquèrent aussi sur l’Endeavour comme naturalistes, et secondèrent avec un zèle exemplaire les travaux de Cook.

Joseph Banks, qui depuis a été président de la Société royale, et qui est mort au mois de juin 1820, avait reçu l’éducation d’un homme de lettres que sa fortune destine à jouir des plaisirs de la vie plutôt qu’à en partager les travaux ; cependant, entraîné par un désir ardent d’acquérir d’autres connaissances de la nature que celles qu’on puise dans les livres, il résolut, jeune encore, de renoncer à des jouissances qu’on regarde communément comme les principaux avantages de La fortune, et d’employer son revenu non pas dans les amusemens de l’oisiveté et du repos, mais à l’étude de l’histoire naturelle ; il se livra donc à des fatigues et à des dangers qu’il est rare d’affronter volontairement, et auxquels on ne s’expose guère que pour satisfaire les insatiables désirs de l’ambition et de l’avarice.

En sortant de l’université d’Oxford, en 1763, il traversa la mer Atlantique, et visita les côtes de Terre-Neuve et de Labrador. Les dangers, les difficultés et les désagrémens des longs voyages sont plus pénibles encore dans la réalité qu’on ne s’y attend ; cependant Banks revint de sa première expédition sans être découragé ; et lorsqu’il vit qu’on équipait l’Endeavour pour un voyage dont le but était d’entreprendre de nouvelles découvertes, il résolut de s’embarquer dans cette expédition. Il se proposait d’étendre dans sa patrie le progrès des lumières, et il ne désespérait pas de laisser parmi les nations grossières et sauvages qu’il pourrait découvrir des arts ou des instrumens qui leur rendraient la vie plus douce, et qui les enrichiraient peut-être, jusqu’à un certain point, des connaissances ou au moins des productions de l’Europe.

Comme il était décidé à faire toutes les dépenses nécessaires pour l’exécution de son plan, il engagea le docteur Solander à l’accompagner dans ce voyage. Ce savant, natif de Suède, avait été élève du célèbre Linné. Son mérite ne tarda pas à être connu ; il obtint une place dans le muséum britannique. Banks regarda comme très-importante l’acquisition d’un pareil compagnon de voyage, et la suite fit voir qu’il ne s’était pas trompé. Il prit aussi avec lui deux peintres, l’un pour dessiner le paysage et les figures, et l’autre pour peindre les objets d’histoire naturelle.

Cook partit de Plymouth le 26 août 1768, relâcha à Madère, à Rio-Janeiro, et enfin, le 3 janvier 1769, il eut connaissance de la Terre du Feu. Le 14, il entra dans le détroit de Le Maire. Le lendemain on mouilla le long de la Terre du Feu ; on y eut avec les naturels une entrevue pendant laquelle Cook eut occasion de reconnaître la justesse du récit de Bougainville. Le lendemain il arriva une aventure très-singulière aux savans qui faisaient partie de l’expédition. Elle prouve que, si la raison a quelque puissance sur nos sens, ceux-ci à leur tour exercent un pouvoir que la raison la plus exercée ne saurait vaincre.

De grand matin, Banks et Solander, accompagnés du chirurgien Monkhouse, de Green l’astronome, de leurs gens et de deux matelots pour les aider à porter leur équipage, partirent du vaisseau dans la vue de pénétrer dans l’intérieur des terres aussi loin qu’ils le pourraient, et de s’en revenir le soir. Des montagnes que l’on voyait à une certaine distance semblaient offrir à leur base un bois, puis une plaine surmontée d’un roc pelé. Banks voulait traverser le bois, dans l’espérance de trouver au delà de quoi se dédommager des peines qu’il se donnerait, et cueillir des plantes nouvelles sur ces montagnes, où aucun botaniste n’avait encore pénétré. Ils entrèrent dans le bois par une petite plage sablonneuse, située à l’ouest de l’aiguade, et ils continuèrent à monter jusqu’à trois heures après midi sans trouver aucun sentier, et sans pouvoir arriver à la vue du terrain qu’ils voulaient visiter. Bientôt après ils parvinrent à l’endroit qu’ils avaient pris pour une plaine ; ils furent très-contrariés de reconnaître que c’était un terrain marécageux, couvert de petits buissons de bouleaux d’environ trois pieds de haut, si bien entrelacés les uns dans les autres, qu’il était impossible de les écarter pour s’y frayer un passage. Ils étaient obligés de lever la jambe à chaque pas, et ils enfonçaient dans la vase jusqu’à la cheville du pied. Pour aggraver la peine et la difficulté d’un pareil voyage, le temps, qui jusqu’alors avait été aussi beau que dans les premiers jours du moi de mai en Europe, devint nébuleux et froid, avec des bouffées d’un vent très-piquant, accompagné de neige. Malgré leur fatigue, ils allèrent en avant avec courage. Ils croyaient avoir passé le plus mauvais chemin, et n’être plus éloignés que d’un mille du rocher qu’ils avaient aperçu. Ils étaient à peu près aux deux tiers de ce bois marécageux, lorsque Buchan, un des dessinateurs de Banks, fut saisi d’un accès d’épilepsie. Toute la compagnie fut obligée de faire halte, parce qu’il lui était impossible de se traîner plus loin. On alluma du feu, et ceux qui étaient les plus fatigués furent laissés derrière pour prendre soin du malade. Banks et Solander, Green et Monkhouse continuèrent leur route, et bientôt parvinrent au sommet de la montagne. Comme botanistes ils eurent de quoi satisfaire leur attente ; ils trouvèrent beaucoup de plantes qui sont aussi différentes de celles qui croissent dans les montagnes d’Europe que celles-ci le sont des productions de nos plaines.

Le froid était devenu très-vif, la neige tombait en plus grande abondance, et le jour était si fort avancé, qu’il n’était pas possible de retourner au vaisseau avant le lendemain. C’était un parti bien désagréable et bien dangereux que de passer la nuit sur cette montagne et dans ce climat. Ils y furent pourtant contraints, et ils prirent pour cela toutes les précautions qui dépendaient d’eux. Pendant que Banks et Solander, profitant d’une occasion qu’ils avaient achetée par tant de dangers, s’occupaient à rassembler les plantes, ils renvoyèrent Green et Monkhouse vers Buchan et les personnes qui étaient restées avec lui. Ils fixèrent pour rendez-vous général une hauteur par laquelle ils pensaient que le chemin serait meilleur pour retourner au bois, en traversant le marais, qui, par cette nouvelle route, ne paraissait pas éloigné de plus d’un demi-mille, et au sortir duquel l’on se mettrait à l’abri dans le bois, où l’on pourrait élever une hutte et allumer du feu. Comme ils n’avaient qu’à descendre la colline, il leur semblait facile d’accomplir ce projet. La troupe se rassembla au rendez-vous, et quoiqu’on souffrit du froid, tous étaient alertes et bien portans, Buchan lui-même ayant recouvré ses forces au delà de ce qu’on pouvait espérer. Il était près de huit heures du soir, mais il faisait encore assez de jour, et on se mit en marche pour traverser la vallée. Banks prit sur lui de faire l’arrière-garde de sa troupe, pour empêcher qu’il ne restât des traîneurs. On verra bientôt que cette précaution n’était pas inutile. Le docteur Solander, qui avait traversé plus d’une fois les montagnes qui séparent la Suède de la Norwége, savait bien qu’un grand froid, surtout quand il est joint à la fatigue, produit un engourdissement et une disposition au sommeil presque insurmontables. Il conjura ses compagnons de ne point s’arrêter, quelque peine qu’il leur en put coûter, et quelque soulagement qu’ils espérassent dans le repos. « Quiconque s’assied, leur dît-il, s’endort, et qui s’endort ne se réveille plus. » Après cet avis qui les alarma, ils allèrent en avant ; ils étaient toujours sur le rocher, et n’avaient pas encore pu arriver jusqu’au marais, lorsque le froid devint si vif, qu’il produisit les effets qu’on leur avait tant fait redouter. Le docteur Solander fut le premier qui ne put résister à ce besoin de sommeil contre lequel il s’était efforcé de prémunir ses compagnons ; il demanda qu’on le laissât se coucher. Banks lui fit des prières et des remontrances inutiles. Il s’étendit sur la terre couverte de neige, et ce fut avec une peine extrême que son ami le tint éveillé. Richmond, un des noirs de Banks qui avait aussi souffert du froid, commença aussi à traîner le pas. Banks envoya donc en avant cinq personnes, parmi lesquelles était Buchan, pour préparer du feu au premier endroit convenable ; et lui-même, avec quatre autres, demeura avec le docteur et Richmond, qu’on fit marcher partie de gré et partie de force : mais, lorsqu’ils eurent traversé la plus grande partie du marais, ils déclarèrent qu’ils n’iraient pas plus loin. Banks eut encore recours aux prières et aux instances ; tout fut sans effet : quand on disait à Richmond que, s’il s’arrêtait il mourrait bientôt de froid, il répondait qu’il ne désirait rien autre chose que de se coucher et de mourir. Le docteur ne renonçait pas si formellement à la vie : il disait qu’il voulait bien aller, mais qu’il lui fallait auparavant prendre un instant de sommeil, quoiqu’il eût averti tout le monde que s’endormir et périr était la même chose. Banks et les autres, se trouvant dans l’impossibilité de les faire avancer, les laissèrent se coucher, soutenus en partie sur les broussailles, et l’un et l’autre tombèrent tout de suite dans un sommeil profond.

Bientôt après, quelques-uns de ceux qui avaient été envoyés en avant revinrent avec la bonne nouvelle que le feu était allumé à un quart de mille de là. Banks alors s’occupa d’éveiller le docteur Solander, et heureusement il y réussit ; mais quoiqu’il n’eût dormi que cinq minutes, il avait presque perdu l’usage de ses membres, et tous ses muscles étaient si contractés, que ses souliers tombaient de ses pieds : il consentit cependant à marcher avec les secours qu’on pourrait lui donner ; mais tous les efforts furent inutiles pour faire relever le pauvre Richmond. Après avoir tenté sans succès de le mettre en mouvement, Banks laissa auprès de lui son autre noir et un matelot, qui semblaient avoir moins souffert du froid que les autres, leur promettant de les remplacer promptement par deux autres hommes qui se seraient suffisamment réchauffés ; il parvînt enfin avec beaucoup de peine à faire arriver le docteur auprès du feu. Il envoya ensuite deux de ses gens qui s’étaient reposés et réchauffés, espérant qu’ils pourraient, avec le secours de ceux qui étaient restés derrière, rapporter Richmond, quand même il serait impossible de le réveiller. Environ une demi-heure après, il eut le chagrin de voir ses deux hommes revenir seuls ; ils dirent qu’ils avaient parcouru tous les environs de l’endroit où l’on avait laissé Richmond, qu’il n’y avait trouvé personne, et que, bien qu’ils eussent crié à plusieurs reprises, on ne leur avait point répondu. Ce récit causa beau d’étonnement et de douleur, particulièrement à Banks, qui ne pouvait concevoir comment cela était arrivé. Cependant il s’aperçut qu’il manquait une bouteille de rhum, qui faisait toute la provision de la troupe ; il conjectura qu’elle était dans le havre-sac d’un des absens, et en conclut que le noir et le matelot, qu’on avait laissés avec Richmond, s’étaient servis de ce moyen pour se tenir en haleine, et que tous trois en ayant bu un peu trop, s’étaient écartés de l’endroit où on les avait laissés, au lieu d’attendre les secours et les guides qu’on leur avait promis. Sur ces entrefaites, la neige ayant recommencé à tomber et duré deux heures sans relâche, on désespéra de revoir ces malheureux, au moins vivans. Mais, vers minuit, à la grande satisfaction de ceux qui étaient autour du feu, on entendit des cris à quelque distance. Banks et quatre autres se détachèrent sur-le-champ, et trouvèrent le matelot n’ayant que la force qu’il lui fallait pour se soutenir en chancelant, et pour demander qu’on l’aidât. Banks l’envoya tout de suite auprès du feu, et, à l’aide des renseignemens qu’on put tirer de lui, on se remit à la recherche des deux autres, qu’on retrouva bientôt après. Richmond était debout, mais ne pouvant mettre un pied devant l’autre. Son compagnon était étendu sur la terre, aussi insensible qu’une pierre ; on fit venir tous ceux qui étaient auprès du feu, et on essaya d’y porter ces deux hommes ; tous les efforts furent inutiles ; la nuit était extrêmement noire ; la neige était très-haute, et il leur était très-difficile de se faire un chemin à travers les broussailles et sur un terrain marécageux, où chacun d’eux faisait des chutes à tous les pas. Le seul expédient qu’ils imaginèrent fut de faire du feu sur le lieu même ; mais la neige qui était sur terre, celle qui tombait encore, et celle qui était secouée à gros flocons de dessus les arbres, les mettait dans l’impossibilité d’allumer du feu dans ce nouvel endroit, ou d’y en porter de celui qu’ils avaient allumé dans le bois. Ils furent donc réduits à la triste nécessité d’abandonner ces malheureux à leur destinée, après leur avoir fait un lit de petites branches d’arbres, et les en avoir couverts jusqu’à une hauteur assez considérable.

Après être demeurés ainsi exposés à la neige et au froid pendant une heure et demie, quelques-uns de ceux qui n’avaient pas encore été saisis du froid commencèrent à perdre le sentiment ; entre autres Briscoe, un des domestiques de Banks, se trouva si mal, qu’on crut qu’il mourrait avant qu’on pût l’approcher du feu.

À la fin cependant ils arrivèrent au feu, et passèrent la nuit dans une situation qui, quoique terrible en elle-même, l’était encore davantage par le souvenir de ce qui s’était passé et par l’incertitude de ce qui les attendait. De douze hommes qui étaient partis le matin pleins de vigueur et de santé, deux étaient regardés comme morts ; un autre était si mal, qu’on doutait beaucoup qu’il pût revoir le lendemain ; et un quatrième, Buchan, était menacé de retomber dans son accès par la nouvelle fatigue qu’il avait essuyée pendant cette fâcheuse nuit. Ils étaient éloignés du vaisseau d’une longue journée de chemin ; il leur fallait traverser des bois impraticables dans lesquels ils pouvaient craindre de s'égarer et d’être surpris par la nuit suivante. Comme ils ne s’étaient préparés qu’à un voyage de huit ou dix heures, il ne leur restait pour provision qu’une espèce de vautour qu’ils avaient tué en se mettant en marche, et qui, partagé également, ne pouvait fournir à chacun d’eux que quelques bouchées. Ils ne savaient comment ils pourraient soutenir le froid, car la neige continuait à tomber ; ils jugeaient de la dureté de ce climat par une seule observation bien faite pour effrayer ; c’est qu’ils étaient alors au milieu de l’été ; le 21 décembre étant le plus long jour dans cette partie du monde ; et tout devait leur faire craindre les plus grandes extrémités du froid, lorsqu’ils étaient témoins d’un phénomène qu’on ne voit pas même en Norwège et en Laponie, dans la saison de l’année correspondante à celle où l’on se trouvait.

La pointe du jour commençant a paraître, ils jetèrent les yeux de tous côtés, et ne virent rien que de la neige qui leur paraissait aussi épaisse sur les arbres que sur la terre ; et de nouvelles bouffées se succédant continuellement avec la plus grande violence, il leur fut impossible de se mettre en marche. Ils ignoraient combien cette situation pouvait durer, et ils avaient trop de raisons de craindre d’être forcés de rester dans cette horrible forêt jusqu’au moment où ils y périraient de faim et de froid.

Ils avaient souffert tout ce qu’on peut imaginer de l’horreur d’une pareille situation, lorsqu’à six heures du matin ils conçurent quelques espérances de salut, en distinguant le lieu du lever du soleil au travers des nuages qui commençaient à devenir un peu moins épais et à se dissiper. Leur premier soin fut de voir si les pauvres malheureux qu’ils avaient laissés ensevelis sous des branches d’arbres vivaient encore : trois hommes de la troupe furent dépêchés pour cela, et revinrent bientôt avec la triste nouvelle que ces infortunés étaient morts.

Quoique le ciel se nettoyât toujours davantage, la neige continuait à tomber avec tant d’abondance, que les Anglais n’osaient se hasarder à reprendre leur route vers le vaisseau ; mais sur les huit heures une petite brise s’éleva ; fortifiée de l’action du soleil, elle acheva d’éclairer le temps, et bientôt après ils virent la neige tomber des arbres en gros flocons, signe certain de l’approche d’un dégel. Ils examinèrent alors avec plus d’attention l’état de leurs malades : Briscoe était encore très-mal, mais il dit qu’il se croyait en état de marcher ; Buchan était beaucoup mieux que ni lui ni ses compagnons n’eussent osé l’espérer. Ils étaient cependant pressés par la faim, qui, après un si long jeûne, l’emporta sur toutes les autres craintes. Avant de partir, il fut convenu unanimement qu’on mangerait le vautour ; il fut plumé ; et comme on jugea qu’il serait plus aisé de le partager avant qu’il fût cuit, on en fit dix portions que chacun accommoda à sa fantaisie. Après ce repas, qui fournit à chacun environ trois bouchées, ils se préparèrent à partir ; mais il était dix heures avant que la neige fût assez fondue pour laisser le chemin praticable. Après une marche d’environ huit heures, ils furent agréablement surpris de se trouver sur le rivage, et beaucoup plus près du vaisseau qu’ils ne pouvaient s’y attendre. En revoyant les traces du chemin qu’ils avaient fait en partant du navire, ils aperçurent qu’au lieu de monter la montagne en ligne droite, ce qui les aurait fait pénétrer dans le pays, ils avaient presque décrit un cercle autour d’elle. Quand ils furent à bord, ils se félicitèrent les uns les autres de leur retour, avec une joie qu’on ne peut sentir qu’après avoir été exposé à un danger semblable, et dont Cook prit bien aussi sa part, après toutes les inquiétudes qu’il avait senties en ne les voyant pas revenir le même jour.

Cook fait ici une remarque très-philosophique sur les habitans de cette pointe méridionale du continent américain. « Ces hommes, dit-il, qui nous parurent les plus misérables et les plus stupides des créatures humaines, le rebut de la nature, nés pour consumer leur vie à errer dans ces déserts affreux où nous avons vu deux Européens périr de froid au milieu de l’été, sans autre habitation qu’une malheureuse hutte formée de quelques bâtons et d’un peu d’herbes sèches, où le vent, la neige et la pluie pénètrent de toutes parts, presque nus, destitués même des commodités que peut fournir l’art le plus grossier, privés de tous moyens de préparer leur nourriture ; ces hommes, dis-je, étaient contens ; ils semblaient ne désirer rien au delà de ce qu’ils possèdent. Rien de ce que nous leur offrions ne leur paraissait agréable, à l’exception des grains de verre, ornement de luxe. Nous n’avons pas pu savoir ce qu’ils souffrent pendant la rigueur de leur hiver ; mais il est certain qu’ils ne sont affectés douloureusement de la privation d’aucune des commodités sans nombre que nous mettons au rang des choses de première nécessité. Comme ils ont peu de désirs, il est probable qu’ils les satisfont tous. Il n’est pas aisé de déterminer ce qu’ils gagnent à être exempts du travail, de l’inquiétude et des soins que nous coûtent nos efforts continuels pour satisfaire cette multitude infinie de désirs divers que l’habitude d’une vie artificielle a fait naître dans nos cœurs ; mais peut-être cela seul compense-t-il tous les avantages de leur situation, et tient égale entre eux et nous la balance du bien et du mal, qui sont l’un et l’autre le partage de l’humanité.

» Nous n’avons vu sur cette terre aucun quadrupède, excepté des phoques communs et ceux qu’on nomme des lions marins et des chiens. C’est une chose digne de remarque que ces chiens aboient, ce que ne font pas ceux qui sont originaires d’Amérique, nouvelle preuve que le peuple que nous y avons vu a eu quelque communication immédiate ou éloignée avec les habitans de l’Europe. Il y a cependant d’autres quadrupèdes dans l’intérieur du pays ; car Banks, étant au sommet de la plus haute des montagnes qu’il parcourut dans son expédition à travers les bois, vit les traces d’un grand animal sur la surface d’un terrain marécageux, mais sans pouvoir distinguer de quelle espèce il était.

Le 22 janvier, Cook ayant achevé d’embarquer son bois et son eau, continua sa route dans le détroit de Le Maire. La vue de la Terre des États ne lui présenta point l’aspect affreux que lui avaient trouvé d’autres navigateurs. Le sol n’était pas couvert de neige ; il offrait du bois et de la verdure.

Après avoir doublé le cap Horn, Cook se dirigea d’abord au nord-ouest. Du 4 au 8 mars il découvrit Lagon island (l’île du Lagon), Bow island (l’île de l’Arc), les Groupes, Bird island (l’île aux Oiseaux), et Chain island (île de la Chaîne). Toutes ces terres sont basses, entourées de brisans, et couvertes de cocotiers ; quelques-unes parurent habitées, elles font partie de l’archipel Dangereux de Bougainville. Le 10 il eut connaissance de Maitea, la même que l’île d’Osnabruck de Wallis, et le 11 il arriva devant Taïti. Le 13 il mouilla dans la baie de Matavaï, l’Endeavour fut bientôt entouré par les pirogues des insulaires, qui apportaient des fruits et des poissons. Ils les échangèrent contre des verroteries.

Parmi les insulaires se trouvait Ouaou, qui fut reconnu par Gore, lieutenant de Cook, et d’autres personnes venues précédemment à Taïti avec Wallis. On le fit monter à bord, et on le combla de marques d’amitié. Comme on devait faire un séjour assez long dans l’île, Cook fit publier un règlement pour maintenir le bon ordre dans les relations avec les naturels, et désigner les personnes chargées exclusivement de faire les échanges, afin de ne pas déprécier les marchandises d’Europe.

De tous les voyageurs modernes, nul n’a donné des observations plus détaillées sur Taïti, et nous nous garderons bien de rien retrancher de cet excellent morceau.

« Dès que le vaisseau fut bien amarré à son mouillage, j’allai à terre avec MM. Banks et Solander, notre ami Ouaou, et un détachement de soldats sous les armes. Plusieurs centaines d’habitans nous reçurent à la descente du canot ; ils annonçaient, au moins par leurs regards, que nous étions les bienvenus, quoiqu’ils fussent tellement intimidés, que le premier qui s’approcha de nous se prosterna si bas, qu’il était presque rampant sur ses mains et sur ses genoux. C’est une chose remarquable, que cet Indien, ainsi que ceux qui étaient venus dans les pirogues, nous présentèrent le même symbole de paix, qu’on sait avoir été en usage parmi les anciennes et puissantes nations de l’hémisphère septentrional, une branche d’arbre. Nous le reçûmes en faisant des signes qui annonçaient nos dispositions amicales et notre contentement, et comme chacun d’eux tenait une branche à sa main, aussitôt nous fîmes tous de même.

» Conduits par Ouaou, ils marchèrent avec nous environ un demi-mille vers l’endroit où le Dauphin avait fait son eau ; quand nous y fûmes arrivés, ils s’arrêtèrent, et mirent à nu le terrain en arrachant toutes plantes : alors les principaux d’entre eux y jetèrent les branches d’arbre qu’ils tenaient, en nous invitant par signes à faire la même chose. Nous montrâmes à l’instant combien nous étions empressés à les satisfaire ; et afin de donner plus de pompe à la cérémonie, je fis ranger en bataille les soldats de marine, qui marchèrent en ordre, et placèrent leurs rameaux sur ceux des Indiens, et nous suivîmes leur exemple. Nous continuâmes ensuite notre marche, et lorsque nous fûmes parvenus au lieu de l’aiguade, les Indiens nous firent entendre par signes que nous pouvions occuper ce canton ; mais nous ne le trouvâmes pas convenable. Cette promenade dissipa la timidité que la supériorité de nos forces avaient d’abord inspirée aux insulaires ; ils prirent de la familiarité. Ils quittèrent avec nous l’aiguade, et nous firent passer à travers les bois. Chemin faisant, nous leur distribuâmes de la verroterie, et d’autres petits présens, et nous eûmes la satisfaction de voir qu’ils leur faisaient beaucoup de plaisir. Notre marche fut de quatre à cinq milles, au milieu de bocages qui étaient chargés de cocos et de fruits à pain, et qui donnaient l’ombrage le plus agréable. Les habitations de ce peuple, situées sous ces arbres, n’ont la plupart qu’un toit, sans murailles, et l’ensemble de la scène réalisait ce que les fables poétiques nous racontent de l’Arcadie. Nous remarquâmes pourtant avec regret que dans toute notre course nous n’avions aperçu que deux cochons, et pas une volaille. Ceux des nôtres qui avaient été de l’expédition du Dauphin nous dirent que nous n’avions pas encore vu les Indiens de la première classe. Ils soupçonnèrent que les chefs s’étaient éloignés ; ils voulurent nous conduire à l’endroit, où était situé, dans le premier voyage, ce qu’ils appelaient le palais de la reine, mais nous n’en trouvâmes aucun vestige : nous nous décidâmes à revenir le lendemain matin, et à faire des efforts pour découvrir la noblesse dans ses retraites.

» Dès le grand matin du 14 avril, avant que nous fussions sortis du vaisseau, quelques pirogues, dont la plupart venaient du côté de l’ouest, s’approchèrent de nous : deux de ces pirogues étaient remplies d’Indiens, qui, par leur maintien et leur habillement, paraissaient être d’un rang supérieur. Deux d’entre eux vinrent à bord, et se choisirent parmi nous chacun un ami ; l’un, qui s’appelait Matahah, prit M. Banks pour le sien, et l’autre s’adressa à moi : cette cérémonie consista à se dépouiller d’une grande partie de leurs habillemens, et à nous en revêtir. Nous présentâmes en retour à chacun une hache et de la verroterie. Bientôt après, en nous montrant le sud-ouest, ils nous firent signe de les suivre dans leurs demeures : comme je voulais trouver un havre p]us commode, et faire de nouvelles épreuves sur le caractère de ce peuple, j’y consentis.

» Je fis équiper deux canots, et je m’embarquai, accompagné de MM. Banks et Solander, de nos officiers et de nos deux amis indiens. Après un trajet d’environ une lieue, ils nous engagèrent par signes à débarquer, et nous firent entendre que c’était là le lieu de leur résidence. Nous descendîmes à terre au milieu d’un grand nombre d’insulaires, qui nous menèrent dans une maison beaucoup plus longue que celles que nous avions vues jusqu’alors. Nous aperçûmes en entrant un homme d’un âge moyen, qui s’appelait, comme nous l’apprîmes ensuite, Toutahah ; à l’instant on nous étendit des nattes ; et l’on nous invita à nous y asseoir vis-à-vis de lui. Dès que nous fûmes assis, Toutahah fit apporter un coq et une poule, qu’il présenta à M. Banks et à moi ; nous acceptâmes le présent, qui fut suivi bientôt après d’une pièce d’étoffe parfumée à leur manière, et dont ils eurent grand soin de nous faire remarquer l’odeur, qui n’était point désagréable. La pièce que reçut M. Banks avait trente-trois pieds de long et six de large ; il donna en retour une cravate de soie garnie de dentelles, et un mouchoir de poche. Toutahah se revêtit sur-le-champ de cette nouvelle parure avec un air de complaisance et de satisfaction qu’il n’est pas possible de décrire. Mais il est temps de parler des femmes.

» Après cet échange de présens, les femmes nous accompagnèrent à plusieurs grandes maisons que nous parcourûmes avec beaucoup de liberté ; elles nous firent toutes les politesses dont il nous était, dans notre position, possible de profiter ; et de leur côté elles semblaient n’avoir aucun scrupule qui empêchât ces politesses d’aller plus loin. Excepté le toit, les maisons, comme je l’ai dit, sont ouvertes partout, et ne présentent aucun lieu retiré ; mais les femmes, en nous montrant souvent les nattes étendues sur la terre, en s’y asseyant quelquefois, et en nous attirant vers elles, ne nous laissèrent aucun lieu de douter qu’elles ne s’embarrassent beaucoup moins que nous d’être aperçues.

» Nous prîmes enfin congé du chef notre ami, et nous dirigeâmes notre marche le long de la côte. Lorsque nous eûmes fait environ un mille de chemin, nous rencontrâmes un autre chef, appelé Toubouraï-Tamaïdé, à la tête d’un grand nombre d’insulaires. Nous ratifiâmes avec lui un traité de paix, en suivant les cérémonies décrites plus haut, et que nous avions mieux apprises. Après avoir reçu la branche qu’il nous présenta et lui en avoir donné une autre en retour, nous mîmes la main sur la poitrine ; et prononçant le mot taïo, qui signifie ami, le chef nous fit entendre que, si nous voulions manger, il était prêt à nous faire servir. Nous acceptâmes son offre, et nous dînâmes de très-bon cœur avec du poisson, du fruit à pain, des cocos, et des bananes apprêtées à leur manière. Ils mangeaient du poisson cru, et nous en présentèrent ; mais ce mets n’était pas de notre goût, et nous le refusâmes.

» Pendant cette visite, une femme de notre hôte, appelée Tomio, fit à M. Banks l’honneur de se placer près de lui sur la même natte. Tomio n’était pas dans la première fleur de l’âge, et elle ne nous parut point avoir jamais été remarquable par sa beauté : c’est pour cela, je pense, que M. Banks ne lui fit pas un accueil bien flatteur. Cette femme essuya une autre mortification : sans faire attention à la dignité de sa compagne, M. Banks, voyant parmi la foule une jolie petite fille, lui fit signe de venir à lui ; la jeune fille se fit un peu presser, et vint enfin s’asseoir de l’autre côté de M. Banks : il la chargea de petits présens et de toutes les brillantes bagatelles qui pouvaient lui faire plaisir. La princesse, quoique mortifiée de la préférence qu’on accordait à sa rivale, ne cessa pourtant pas ses attentions pour M. Banks ; elle lui donnait le lait des cocos et toutes les friandises qui étaient à sa portée. Cette scène aurait pu devenir plus intéressante et plus curieuse, si elle n’avait pas été interrompue par un incident plus sérieux. M. Solander et M. Monkhouse se plaignirent qu’on les avait volés ; le premier avait perdu une petite lunette dans une boîte de chagrin, et le second sa tabatière. Malheureusement cet événement mit fin à la bonne humeur de la compagnie ; on porta des plaintes du délit au chef ; et, afin de leur donner du poids, M. Banks se leva avec vivacité, et frappa la terre de la crosse de son fusil. Toute l’assemblée fut pénétrée de frayeur en voyant ce mouvement et entendant le bruit : excepté le chef, trois femmes et deux ou trois autres naturels qui, par leur habillement, semblaient être d’un rang supérieur, tous les autres s’enfuirent avec la plus grande précipitation.

» Le chef portait sur son visage des marques de confusion et de douleur ; il prit M. Banks par la main, et le conduisit à l’autre bout de l’habitation où il y avait une grande quantité d’étoffes : il les lui offrit pièce à pièce, en lui faisant entendre par signes que, si cela pouvait expier l’action qui venait de se commettre, il était le maître d’en prendre une partie, et même le tout, s’il voulait. M. Banks rejeta cette offre et lui fit comprendre qu’il ne voulait rien que ce qu’on avait dérobé malhonnêtement. Toubouraï-Tamaïdé sortit en grande hâte, laissant M. Banks avec Tomio, qui, pendant toute cette scène de désordre et de terreur, s’était
toujours tenue à ses côtés ; et il lui fit signe de l’attendre jusqu’à son retour. M. Banks s’assit avec Tomio, et fit pendant environ une demi-heure la conversation, autant qu’il le put, par signes. Le chef revint, portant en sa main la tabatière et la boîte de la lunette, et il les rendit : la joie était peinte sur son visage avec une force d’expression qu’on ne rencontre que chez ces peuples. En ouvrant l’étui de la lunette, on s’aperçut qu’elle était vide ; la physionomie de Toubouraï-Tamaïdé changea sur-le-champ : il prit M. Banks une seconde fois par la main, sortit précipitamment avec lui hors de la maison, sans prononcer une seule parole, et le conduisit le long de la côte en marchant fort vite. Lorsqu’ils furent à environ un mille de distance de la maison, ils rencontrèrent une femme qui donna au chef une pièce d’étoffe ; il la prit avec empressement, et continua son chemin en la portant à sa main. Solander et M. Monkhouse les avaient suivis ; ils arrivèrent enfin à une maison où ils furent reçus par une autre femme à qui le chef donna la pièce d’étoffe, et il fit signe à nos messieurs de lui donner aussi quelques verroteries ; ils satisfirent à sa demande, et après que la pièce d’étoffe et les verroteries eurent été déposées sur le plancher, la femme sortit et revint une demi-heure après avec la lunette, en témoignant à cette occasion la même joie que nous avions remarquée auparavant dans le chef. Ils nous rendirent nos présens avec une inflexible résolution de ne pas les accepter. On força M. Solander de recevoir l’étoffe comme une réparation de l’injure qu’on lui avait faite ; il ne put pas s’en dispenser ; mais il voulut à son tour faire un présent à la femme. Il ne serait peut-être pas facile de rendre raison de toutes les manœuvres qu’on employa pour recouvrer la lunette et la tabatière : mais cette difficulté ne paraîtra pas étrange, si l’on fait attention que la scène se passait au milieu d’un peuple dont on ne connaît encore qu’imparfaitement le langage, la police et les mœurs. Au reste, dans ce qui se passa, les chefs firent paraître une intelligence et une combinaison de moyens qui feraient honneur aux gouvernemens les plus réguliers et les plus policés. Sur les six heures du soir, nous retournâmes au vaisseau.

» Le lendemain plusieurs des chefs que nous avions vus la veille vinrent à bord de notre vaisseau ; ils nous apportèrent des cochons, du fruit à pain et d’autres rafraîchissemens, et nous leur donnâmes en échange des haches, des toiles et les autres marchandises qui nous paraissaient leur faire le plus de plaisir.

» Dans le petit voyage que je fis à l’ouest de l’île je n’avais point trouvé de havre plus convenable que celui où nous étions mouillés ; je me décidai à aller à terre, et à choisir un canton commandé par l’artillerie du vaisseau où je pusse construire un petit fort pour notre défense, et me préparer à faire nos observations astronomiques.

» Je pris donc un détachement, et je débarquai sans délai, accompagné de MM. Banks et Solander, et de l’astronome M. Green. Nous nous fixâmes à la pointe nord-est de la baie, sur une partie de la plage qui, à tous égards, était très-propre à remplir notre objet, et aux environs de laquelle il n’y avait aucune habitation de Taïtiens. Après que nous eûmes marqué le terrain que nous voulions occuper, nous dressâmes une petite tente qui appartenait à M. Banks. Sur ces entrefaites un grand nombre de naturels s’étaient rassemblés autour de nous ; mais il nous sembla que c’était seulement pour nous regarder, car ils n’avaient aucune espèce d’armes. J’ordonnai néanmoins qu’excepté Ouaou et un autre qui paraissait un chef, personne ne passât la ligne que j’avais tracée. Je m’adressai à ces deux Taïtiens, et je tâchai de leur faire entendre par signes que nous avions besoin de ce terrain pour y dormir pendant un certain nombre de nuits, et qu’ensuite nous nous en irions. Je ne sais pas s’ils comprirent ce que je voulais leur expliquer, mais tous les naturels se comportèrent avec une déférence et un respect qui nous causèrent à la fois du plaisir et de la surprise : ils s’assirent paisiblement hors de l’enceinte, et regardèrent jusqu’à la fin, sans nous interrompre, des travaux qui durèrent plus de deux heures. Comme nous n’avions vu que deux cochons et point de volaille dans la promenade que nous fîmes lorsque nous débarquâmes dans cet endroit, nous soupçonnâmes qu’à notre arrivée ils avaient retiré ces animaux dans l’intérieur du pays ; nous étions d’autant plus portés à le croire, qu’Ouaou n’avait cessé de nous faire signe de ne pas aller dans le bois ; c’est pour cela que malgré son avis nous résolûmes d’y pénétrer. Après avoir commandé treize soldats de marine et un officier subalterne pour garder la tente, nous partîmes suivis d’un grand nombre de Taïtiens. En traversant une petite rivière qui était sur notre passage, nous vîmes quelques canards ; dès que nous fûmes à l’autre extrémité, M. Banks tira sur ces oiseaux et en tua trois d’un coup : cet accident répandit la terreur parmi les Taïtiens ; la plupart tombèrent sur-le-champ à terre comme s’ils avaient été frappés par l’explosion du fusil ; peu de temps après cependant ils revinrent de leur frayeur, et nous continuâmes notre route. Nous n’allâmes pas loin sans être alarmés par deux coups de fusil que notre garde tira dans la tente : nous étions alors un peu écartés les uns des autres ; mais Ouaou nous eut bientôt rassemblés, et d’un geste de la main il renvoya tous ses compatriotes qui nous suivaient, excepté trois qui, pour nous donner un gage de paix et nous prier d’avoir à leur égard les mêmes dispositions, coururent en hâte rompre les branches d’arbres, et revinrent à nous en les portant dans leurs mains. Nous avions trop de raisons de craindre qu’il ne nous fut arrivé quelque désastre ; nous retournâmes donc à grands pas vers la tente, dont nous n’étions pas éloignés de plus d’un demi-mille, et en y arrivant nous n’y trouvâmes que nos gens.

» Nous apprîmes qu’un des insulaires qui était resté autour de la tente après que nous en fûmes sortis, guettant le moment d’y entrer à l’improviste, et surprenant la sentinelle, lui avait arraché son fusil : l’officier qui commandait le détachement, soit par la crainte de nouvelles violences, soit par le désir naturel d’exercer une autorité à laquelle il n’était pas accoutumé, soit enfin par la brutalité de son caractère, ordonna aux soldats de marine de faire feu : ceux-ci ayant aussi peu de prudence ou d’humanité que l’officier, tirèrent au milieu de la foule qui s’enfuyait, et qui était composée de plus de cent personnes ; ils observèrent qu’ils n’avaient pas tué le voleur, ils le poursuivirent et le firent tomber raide mort d’un nouveau coup de fusil : nous sûmes par la suite qu’aucun autre Taïtien n’avait été tué ni blessé.

» Ouaou, qui ne nous avait point quittés, observant qu’il n’y avait plus aucun de ses compatriotes autour de nous, rassembla avec peine un petit nombre de ceux qui avaient pris la fuite, et les fit ranger devant la tente : nous tâchâmes de justifier nos gens aussi bien qu’il nous fut possible, et de convaincre les Indiens que, s’ils ne nous faisaient point de mal, nous ne leur en ferions jamais : ils s’en allèrent sans témoigner ni défiance ni ressentiment ; et après avoir démonté notre tente, nous retournâmes au vaisseau, peu contens de ce qui s’était passé dans la journée.

» Nous interrogeâmes plus particulièrement le détachement de garde, qui s’aperçut bientôt que ne nous pouvions pas approuver sa conduite. Les soldats, pour se défendre, dirent que la sentinelle à qui on avait arraché son fusil avait été attaquée et jetée à terre d’une manière violente, et même que le voleur l’avait frappée avant que l’officier eût ordonné de faire feu. Quelques-uns de nos gens prétendirent que, si Ouaou n’était pas instruit qu’on formerait quelque entreprise contre les soldats qui gardaient la tente, il en avait au moins des soupçons ; que c’était pour cela qu’il avait fait tant d’efforts afin de nous empêcher de la quitter ; d’autres expliquèrent son importunité par le désir qu’il avait que nous restassions sur le rivage sans aller dans l’intérieur du pays. On remarqua que, puisque M. Banks venait de tirer sur des canards, Ouaou et les chefs qui nous avaient toujours suivis, lors même que les autres Taïtiens eurent été renvoyés, n’auraient pas pensé, par les coups de fusil qu’ils entendirent, qu’il venait de s’élever une querelle, s’ils n’avaient pas eu des raisons de soupçonner que leurs compatriotes nous avaient fait quelque insulte ; on appuyait ces conjectures sur ce que nous les avions vu remuer les mains pour faire signe aux Taïtiens de se disperser et détacher à l’instant des branches d’arbres qu’ils nous offrirent. Nous n’avons jamais pu connaître avec certitude les véritables circonstances de cette malheureuse affaire, ni savoir si quelques-unes de nos conjectures étaient fondées.

» Le lendemain matin, 16, nous vîmes peu d’insulaires sur la côte, et aucun n’approcha du vaisseau ; ce qui nous convainquit que toutes nos tentatives pour calmer leurs craintes avaient été sans succès. Nous remarquâmes surtout avec regret qu’Ouaou lui-même nous avait abandonnés, quoiqu’il eût été si constant dans son attachement, et si empressé à rétablir la paix qui venait de se rompre.

» Les choses ayant pris une tournure si peu favorable, je fis touer le vaisseau plus près de la côte, et je l’amarrai de manière qu’il commandait à toute la partie du nord-est de la baie, et en particulier à l’endroit que j’avais désigné pour la construction d’un fort ; sur le soir cependant j’allai à terre, n’étant accompagné que de l’équipage d’un canot et de quelques officiers. Les Indiens se rassemblèrent autour de nous ; mais ils n’étaient pas en aussi grand nombre qu’auparavant ; ils étaient à peu près trente ou quarante, et nous vendirent des cocos et d’autres fruits : nous crûmes reconnaître qu’ils avaient pour nous autant d’amitié que jamais.

» Le 17 au matin, nous eûmes le malheur de perdre M. Buchan, que M. Banks avait amené comme peintre de paysages et de figures ; c’était un jeune homme sage, laborieux et spirituel, qu’il regretta beaucoup ; il espérait, par les travaux de M. Buchan, montrer à ses amis, en Angleterre, des tableaux de ce pays et de ses habitans : il n’y avait aucune autre personne à bord qui pût les peindre avec autant d’exactitude et d’élégance. M. Buchan avait toujours été sujet à des accès d’épilepsie : il en fut attaqué sur les montagnes de la Terre du Feu, et cette disposition, jointe à une maladie bilieuse qu’il avait contractée pendant la navigation, mit fin à sa vie : on proposa de l’enterrer dans l’ile ; mais M. Banks pensa que cette démarche offenserait peut-être les naturels, dont nous ne connaissions pas encore entièrement les usages et les coutumes, et nous jetâmes le corps du défunt à la mer, avec autant de décence et de solennité que la situation où nous nous trouvions put le permettre.

» Le matin de ce même jour, nous reçûmes une visite des deux chefs, nos amis, Toubouraï-Tamaïdé et Toutahah, qui venaient de l’ouest de l’île ; ils apportaient avec eux, comme emblèmes de la paix, non pas de simples branches de bananiers, mais deux jeunes arbres : ils ne voulurent point se hasarder à venir à bord avant que nous les eussions acceptés ; ce qui s’était passé à la tente leur avait probablement donné de l’inquiétude. Chacun d’eux apportait encore, comme des dons propitiatoires, quelques fruits à pain et un cochon tout apprêté. Ce dernier présent nous fut d’autant plus agréable, que nous ne pouvions pas toujours nous procurer de ces animaux : nous donnâmes en retour à chacun de nos nobles bienfaiteurs une hache et un clou. Sur le soir, nous allâmes à terre et nous y passâmes la nuit dans une tente que nous avions dressée, afin d’observer une éclipse du premier satellite de jupiter ; mais le temps fut si nébuleux, que nous ne pûmes pas accomplir notre projet.

» Le 18, à la pointe du jour, j’allai à terre avec tous les gens de l’équipage qui n’étaient pas absolument nécessaires à la garde du vaisseau ; nous commençâmes alors à construire notre fort : pendant que les uns étaient occupés à creuser les retranchemens, d’autres coupaient les piquets et les fascines. Les naturels, qui s’étaient rassemblés autour de nous comme à l’ordinaire, furent bien loin d’empêcher nos travaux, car plusieurs nous aidèrent au contraire volontairement ; ils allaient chercher dans les bois les fascines et les piquets, d’un air fort empressé ; nous respections, il est vrai, leur propriété avec tant de scrupule, que nous achetâmes tous les pieux dont nous nous servîmes dans cette occasion, et nous ne coupâmes aucun arbre sans avoir obtenu leur consentements. Le terrain où nous construisîmes notre fort était sablonneux ; ce qui nous obligea de renforcer nos retranchemens avec du bois ; trois des côtés furent fortifiés de cette manière ; le quatrième était bordé par une rivière, sur le rivage de laquelle je fis placer un certain nombre de barriques à eau. Ce même jour, nous servîmes du porc pour la première fois à l’équipage, et les Indiens nous apportèrent tant de fruit à pain et de cocos, que nous fûmes contraints d’en renvoyer une partie sans l’acheter, et de les avertir en même temps par signes que nous n’en n’aurions pas besoin dans les deux jours suivans. Nous ne donnâmes que de la verroterie en échange de tout ce que nous achetâmes alors ; un seul grain de la grosseur d’un pois était le prix de cinq ou six cocos et d’autant de fruits à pain. Avant le soir, la tente de M. Banks fut dressée au milieu des ouvrages, et il passa la nuit à terre pour la première fois ; on plaça des sentinelles pour le garder ; mais aucun Indien n’entreprit d’approcher du fort.

« Le lendemain au matin 19, notre ami Toubouraï-Tamaïdé fit à M. Banks une visite dans sa tente ; il amenait avec lui non-seulement sa femme et sa famille, mais il apportait encore le toit d’une maison, plusieurs matériaux pour la dresser, enfin des ustensiles et des meubles de différentes sortes : nous crûmes qu’il voulait par-là fixer sa résidence dans notre voisinage. Cette marque de confiance et de bienveillance nous fit beaucoup de plaisir, et nous résolûmes de ne rien négliger pour augmenter encore l’attachement qu’il avait pour nous. Bientôt après son arrivée, il prit M. Banks par la main, et lui fit signe de l’accompagner dans les bois. M. Banks y consentit, et, après avoir fait environ un quart de mille, ils trouvèrent une espèce de hangar qui appartenait à Toubouraï-Tamaïdé, et qui paraissait lui servir de temps en temps de demeure. Lorsqu’ils y furent entrés, le chef indien développa un paquet d’étoffes de son pays ; il prit deux habits, l’un de drap rouge, l’autre d’une natte très-bien faite ; puis le reconduisit sur-le-champ à la tente. Les gens de sa suite lui apportèrent bientôt du porc et du fruit à pain, qu’il mangea en trempant ces mets dans une eau qui lui servait de sauce ; après son repas, il se retira sur le lit de M. Banks, et y dormit l’espace d’une heure. L’après-midi, sa femme Tomio amena à la tente un jeune homme d’environ vingt-deux ans, d’une figure agréable ; ils semblaient tous deux le reconnaître pour leur fils, mais nous découvrîmes dans la suite que ce n’était pas leur enfant ; ce jeune homme, et un autre chef qui nous était venu voir, s’en allèrent le soir du côté de l’ouest, et Toubouraï-Tamaïdé et sa femme s’en retournèrent à l’habitation située aux bords du bois.

» M. Monkhouse, notre chirurgien, s’étant promené le soir dans l’île, rapporta qu’il avait vu le corps de l’homme qui avait été tué près la tente ; il nous dit qu’il était enveloppé dans une pièce d’étoffe, et placé sur une espèce de bière soutenue par des poteaux, sous un toit que les Taïtiens paraissaient avoir dressé pour celte cérémonie ; qu’on avait déposé près du mort quelques instrumens de guerre et d’autres choses qu’il aurait examinées en particulier, si l’odeur insupportable du cadavre ne l’en avait empêché ; il ajouta qu’il avait vu aussi deux autres petits hangars de la même espèce que le premier, dans l’un desquels il y avait des ossemens humains qui étaient entièrement desséchés. Nous apprîmes depuis que c’était là la manière dont ils disposent de leurs morts.

Dès ce jour il commença à y avoir hors de l’enceinte de notre petit camp une espèce de marché abondamment fourni de toutes les denrées du pays, si l’on en excepte les cochons. Toubouraï-Tamaïdé nous venait voir continuellement ; il imitait nos manières ; il se servait même dans les repas du couteau et de la fourchette, qu’il maniait très-adroitement.

Le récit de M. Monkhouse sur le mort excita ma curiosité, et j’allai le voir avec quelques autres personnes ; je trouvai que le hangar sous lequel on avait placé son corps était joint à la maison qu’il habitait lorsqu’il était en vie, et qu’il y en avait d’autres qui n’en étaient pas éloignées de plus de trente pieds. Ce hangar avait à peu près quinze pieds de long et onze de large, avec une hauteur proportionnée : l’un des bouts était entièrement ouvert ; et l’autre, ainsi que les deux côtés, était enfermé en partie par un treillage d’osier. La bière sur laquelle on avait déposé le corps mort était un châssis de bois semblable à celui dans lequel on place les lits de vaisseaux, appelés cadres ; le fond était de nattes, et quatre poteaux d’environ cinq pieds soutenaient cette bière. Le corps était enveloppé d’une natte, et par dessus d’une étoffe blanche : on avait placé à ses côtés une massue de bois, qui est une de leurs armes de guerre, et près de la tête qui touchait au bout fermé du hangar, deux coques de cocos, dont ils se servent quelquefois pour puiser de l’eau ; à l’autre bout du hangar, on avait planté à terre, à côté d’une pierre de la grosseur d’un coco, quelques baguettes, et des feuilles vertes liées ensemble. Il y avait près de cet endroit un jeune bananier, dont les Indiens se servent pour emblème de la paix, et tout à côté une hache de pierre ; beaucoup de noix de palmier enfilées en chapelet étaient suspendues à l’extrémité du hangar, et en dehors les Taïtiens avaient planté en terre la tige d’un bananier, haute d’environ cinq pieds ; au sommet de cet arbre il y avait une coque de coco remplie d’eau douce ; enfin on avait attaché au côté d’un des poteaux un petit sac qui renfermait quelques morceaux de fruit à pain tout grillé ; on n’y avait pas mis ces tranches tout à la fois, car les unes étaient fraîches et les autres gâtées. Je m’aperçus que plusieurs des naturels nous observaient avec un mélange d’inquiétude et de défiance peintes sur leur visage ; ils témoignèrent par des gestes la peine qu’ils éprouvaient quand nous nous approchâmes du corps , ils se tinrent à une petite distance tandis que nous l’examinions, et ils parurent contens lorsque nous nous en allâmes.

» Notre séjour à terre n’aurait point été désagréable, si nous n’avions pas été continuellement tourmentés par les mouches, qui, entre autres incommodités, empêchaient de travailler M. Parkinson, peintre d’histoire naturelle pour M. Banks ; lorsqu’il voulait dessiner, ces insectes couvraient toute la surface de son papier, et même ils mangeaient la couleur à mesure qu’il l’étendait sur son dessin : nous eûmes recours aux filets à mosquites, qui rendirent cet inconvénient plus supportable, sans l’écarter entièrement.

» Le 22 Toutahah nous donna un essai de la musique de son pays ; quatre Indiens jouaient d’une flûte qui n’avait que deux trous, et par conséquent ne pouvait former que quatre notes en demi-tons : ils jouaient de ces instrumens à peu près comme on joue de la flûte traversière, excepté seulement que le musicien, au lieu de se servir de la bouche, soufflait avec une narine dans l’un des trous, tandis qu’il bouchait l’autre avec son pouce ; quatre autres personnes joignirent leurs voix au son de ces instrumens, en gardant fort bien la mesure ; mais on ne joua qu’un seul air pendant tout le concert.

» Plusieurs Taïtiens nous apportèrent des haches qu’ils avaient reçues du Dauphin, et nous prièrent de les aiguiser et de les raccommoder ; entre autres il y en avait une qui, nous paraissant être fabriquée en France, donna lieu à beaucoup de conjectures. Après bien des recherches, nous apprîmes que, depuis le départ du Dauphin, un vaisseau avait abordé à Taïti : nous crûmes alors que c’était un bâtiment espagnol ; mais nous sûmes depuis que c’était la frégate la Boudeuse, commandée par M. de Bougainville.

» Le 24 MM. Banks et Solander examinèrent le pays à l’ouest, le long du rivage, dans un espace de plusieurs milles. Le terrain, dans les deux premiers milles qu’ils parcoururent, était plat et fertile ; ils rencontrèrent ensuite de petites montagnes qui s’étendaient jusqu’à la surface de l’eau ; et un peu plus loin ils en trouvèrent qui s’avançaient jusque dans la mer ; de sorte qu’ils furent obligés de les gravir. Ces montagnes stériles occupaient une étendue d’environ trois milles, et aboutissaient à une grande plaine couverte d’assez belles maisons, habitées par des Taïtiens qui paraissaient vivre dans une grande aisances. À cet endroit coulait une rivière qui sortait d’une vallée profonde et agréable ; elle était beaucoup plus considérable que celle qui passait à côté de notre fort : nos deux voyageurs la traversèrent, et, quoiqu’elle fut un peu éloignée de la mer, elle avait près de trois cents pieds de largeur. Un mille au delà de cette rivière la campagne était stérile, les rochers s’avançaient partout dans la mer ; ce qui décida MM. Banks et Solander à s’en revenir. À l’instant où ils se disposaient à prendre ce parti, un insulaire leur offrit des rafraîchissemens qu’ils acceptèrent : ils aperçurent que cet homme était d’une race décrite par divers auteurs comme étant formée du mélange de plusieurs nations, mais différente de toutes. Il avait la peau d’un blanc mat, sans aucune apparence d’autre couleur, quoique quelques parties de son corps fussent un peu moins blanches que le reste. Ses cheveux, ses sourcils et sa barbe étaient aussi blancs que sa peau ; ses yeux étaient rouges, et il semblait avoir la vue basse : c’était un Albinos.

» MM. Banks et Solander, en s’en revenant, rencontrèrent Toubouraï-Tamaïdé et ses femmes, qui, en les voyant, versèrent des larmes de joie, et pleurèrent pendant quelque temps avant que leur agitation pût se calmer.

» Le soir M. Solander prêta son couteau à une de ces femmes, qui négligea de le lui rendre ; et le lendemain matin M. Banks reconnut qu’il avait aussi perdu le sien. Je dois assurer, à cette occasion, que les Taïtiens de toutes les classes, hommes et femmes, sont les plus déterminés voleurs de la terre. Le jour même de notre arrivée, lorsqu’ils vinrent nous voir à bord, les chefs prenaient dans la chambre ce qu’ils pouvaient attraper, et les gens de leur suite n’étaient pas moins habiles à voler dans les autres parties du vaisseau ; ils s’emparaient de tout ce qu’il était facile de cacher, jusqu’à ce qu’ils allassent à terre ; ils prirent même des fenêtres, et en emportèrent deux sans qu’on s’en aperçût. Toubouraï-Tamaïdé et Toutahah étaient les seuls qui n’avaient pas été trouvés coupables de vol. Cette circonstance faisait présumer en leur faveur qu’ils étaient exempts d’un vice dont toute la nation est infectée ; mais cette présomption ne pouvait guère contre-balancer les fortes apparences du contraire. C’est pour cela que M. Banks n’accusa qu’avec répugnance le premier de lui avoir volé son couteau ; l’Indien nia le fait fort gravement et d’un air assuré. M. Banks lui fit entendre qu’il voulait absolument qu’on le lui rendît, sans s’embarrasser de celui qui l’avait volé. À cette déclaration, prononcée d’un ton ferme, un des naturels, qui était présent, montra une guenille, dans laquelle trois couteaux étaient soigneusement renfermés, celui que M. Solander avait prêté à la femme, un couteau de table qui m’appartenait, et un troisième dont le propriétaire n’était pas connu. Le chef les prit, et sortit sur-le-champ pour les rapporter dans la tente. M. Banks resta avec les femmes, qui témoignèrent beaucoup de crainte qu’on ne fît quelque mai à leur maître. Enfin le chef arriva à la tente, rendit les couteaux, et commença à chercher celui de M. Banks dans tous les endroits où il l’avait vu. Sur ces entrefaites un des domestiques de M. Banks apprenant ce qui se passait, et n’ayant point entendu dire que le couteau fût égaré, alla le prendre dans un endroit où il l’avait mis la veille. Toubouraï-Tamaïdé, sur cette preuve de son innocence, exprima par ses regards et par ses gestes les émotions violentes dont son cœur était agité ; des larmes coulèrent de ses yeux, et il fit signe avec le couteau, que, si jamais il se rendait coupable de l’action qu’on lui imputait, il consentait à avoir la gorge coupée. Il sortit précipitamment de la tente, et retourna à grands pas vers M. Banks , paraissant lui reprocher amèrement les soupçons qu’on avait formés contre lui. M. Banks comprît bientôt que le Taïtien avait reçu le couteau des mains de son domestique ; il était presque aussi affligé que le chef de ce qui venait de se passer ; il sentit qu’il était coupable lui-même, et voulait expier sa faute. Le pauvre Taïtien, malgré la violence de son agitation, était d’un caractère à ne pas conserver son ressentiment ; il oublia l’injure que lui avait faite M. Banks, et se réconcilia parfaitement lorsque celui-ci l’eut traité avec familiarité, et qu’il lui eut donné quelques petits présens.

» Il faut observer ici que ces peuples, par les simples sentimens de la conscience naturelle, ont une connaissance du juste et de l’injuste, et qu’ils se condamnent volontairement eux-mêmes lorsqu’ils font aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fît. Il est sûr que Toubouraï-Tamaïdé sentait la force de l’obligation morale ; s’il avait regardé comme indifférente l’action qu’on lui imputait, il n’aurait pas été si agité lorsqu’on démontra la fausseté de l’accusation. Nous devons sans doute juger de la vertu de ces peuples par la seule règle fondamentale de la morale, la conformité de leur conduite à ce qu’ils croient être justes ; mais nous ne devons pas conclure, d’après les exemples rapportés plus haut, que le vol suppose dans leur caractère la même dépravation qu’on reconnaîtrait dans un européen qui aurait commis ces actions. Leur tentation était si forte à la vue de nos effets et de nos marchandises, que, si ceux qui ont plus de connaissance, de meilleurs principes et de plus grands motifs de résister à l’appât d’une action avantageuse et malhonnête en éprouvaient une pareille, ils seraient regardés comme des hommes d’une probité rare, s’ils avaient le courage de la surmonter. Un Indien au milieu de quelques couteaux d’un sou, de verroteries, ou même de clous et de morceaux de verre cassé, est dans le même état d’épreuve que le dernier des Européens à côté de plusieurs coffres ouverts, remplis d’or et de bijoux.

» Le 26 je fis monter sur le fort six pierriers ; je fus fâché de voir que les Taïtiens en étaient effrayés. Quelques pêcheurs qui vivaient sur le rivage se retirèrent dans l’intérieur de l’île, et Ouaou nous dit par signes que dans quatre jours nous tirerions nos grandes pièces d’artillerie.

» Le 27 Toubouraï-Tamaïdé, avec un de ses amis qui mangeait avec une voracité dont je n’avais jamais vu d’exemple, et les trois femmes Térapo, Tirao et Omié, qui l’accompagnaient ordinairement, dînèrent au fort ; ils s’en allèrent sur le soir, et dirigèrent leur marche vers la maison de Toubouraï-Tamaïdé, située au bord du bois. Ce chef revint en moins d’un quart d’heure, fort ému ; il prit avec empressement M. Banks par la main, et lui fit signe de le suivre. M. Banks y consentit, et ils arrivèrent bientôt à un endroit où ils trouvèrent le boucher du vaisseau qui tenait en sa main une faucille. Toubouraï-Tamaïdé s’arrêta alors ; et, dans un transport de rage qui empêchait de comprendre ses signes, il fit entendre que le boucher avait menacé ou entrepris d’égorger sa femme avec cette arme. M. Banks lui dit par signes que, s’il pouvait expliquer clairement la nature du délit, l’homme serait puni. À cette réponse l’Indien se calma : il fit comprendre à M. Banks que le délinquant ayant pris fantaisie d’une hache de pierre qui était dans la maison, il l’avait demandée à sa femme pour un clou ; que, celle-ci ayant refusé de conclure le marché pour ce prix, l’Anglais avait jeté le clou à terre et pris la hache, en la menaçant de lui couper la gorge, si elle faisait résistance. L’Indien produisit la hache et le clou, afin de donner des preuves de l’accusation, et le boucher dit si peu de chose pour sa défense, qu’il n’était pas possible de douter de la vérité du fait.

» M. Banks me communiqua cette aventure, et je pris le moment où le chef, ses femmes et d’autres Indiens étaient à bord du vaisseau, pour faire venir le boucher. Après lui avoir rappelé les preuves de son crime, je donnai ordre qu’il fût puni, afin de prévenir par-là de semblables violences, et acquitter M. Banks de sa promesse. Les Taïtiens regardèrent avec attention pendant qu’on déshabillait le coupable, et qu’on l’attachait aux agrès ; ils étaient en silence et attendaient en suspens ce qu’on voulait lui faire : dès qu’on lui eut donné le premier coup, ils s’approchèrent de nous avec beaucoup d’agitation, et nous supplièrent de lui épargner le reste du châtiment. J’avais plusieurs raisons de n’y pas consentir ; et lorsqu’ils virent que leur intercession était inutile, leur commisération se répandit en larmes.

» Ils sont toujours, il est vrai, comme les enfans, prêts à exprimer par des pleurs tous les mouvemens de l’âme dont ils sont fortement agités, et, comme eux, ils paraissent les oublier dès que les pleurs ont coulé ; entre autres exemples, celui que nous allons citer est remarquable. Le 28, dès le grand matin et avant le jour, un grand nombre de Taïtiens vinrent au fort. M. Banks ayant remarqué Térapo parmi les femmes, il alla vers elle et la fit entrer : il vit qu’elle avait les larmes aux yeux ; et dès qu’elle fut dans le fort ses pleurs commencèrent à couler en abondance. M. Banks lui en demanda la cause avec instance ; mais, au lieu de lui répondre, elle tira de dessous son vêtement la dent d’un requin dont elle se frappa cinq ou six fois la tête ; un ruisseau de sang suivit bientôt les blessures. Térapo parla très-haut pendant quelques minutes d’un ton très-triste, sans répondre en aucune manière aux demandes de M. Banks, qui les lui répétait toujours avec plus d’impatience et d’intérêt. Pendant cette scène, M. Banks fut fort surpris d’apercevoir les autres insulaires qui parlaient et qui riaient entre eux, et ne faisaient aucune attention à la douleur de la Taïtienne. Mais la conduite de cette femme fut encore plus extraordinaire : dès que les plaies eurent cessé de saigner, elle leva les yeux, prit un air riant, et rassembla quelques pièces d’étoffe dont elle s’était servie pour étancher son sang ; elle en fit un paquet, les emporta hors de la tente, et les jeta dans la mer, ayant grand soin de les éparpiller, comme si elle eût voulu empêcher qu’on ne les vit, et faire oublier par-là le souvenir de ce qui venait de se passer ; elle se plongea ensuite dans la rivière, se lava tout le corps, et revint dans nos tentes avec autant de gaieté et le visage aussi joyeux que s’il ne lui était rien arrivé.

» Il n’est pas étrange que le chagrin de ces peuples sans art soit passager, et qu’ils expriment sur-le-champ et d’une manière forte les mouvemens dont leur âme est agitée. Ils n’ont jamais appris à déguiser ou à cacher ce qu’ils sentent ; et, comme ils n’ont point de ces pensées habituelles qui sans cesse rappellent le passé et anticipent l’avenir, ils sont affectés par toutes les variations du moment, ils en prennent le caractère, et changent de dispositions toutes les fois que les circonstances changent ; ils ne suivent point de projet d’un jour à l’autre, et ne connaissent pas ces sujets continuels d’inquiétude et d’anxiété dont la pensée est la première qui s’empare de l’esprit quand on s’éveille, et la dernière qui le quitte au moment où l’on s’endort. Cependant si, tout considéré, l’on admet qu’ils sont plus heureux que nous, il faut dire que l’enfant est plus heureux que l’homme, et que nous avons perdu du côté de la félicité, en perfectionnant notre nature, en augmentant nos connaissances et en étendant nos vues.

» Pendant tout le matin des pirogues abordèrent près de nous au fort, et les tentes étaient remplies de Taïtiens qui venaient des différentes parties de l’ile. Je fus occupé à bord du vaisseau ; mais M. Molineux, notre maître, qui avait été de la dernière expédition du Dauphin, alla à terre. Dès qu’il fut entré dans la tente de M. Banks, il fixa les yeux sur une femme assise très-modestement parmi les autres, et il nous dit que c’était la personne qu’on supposait être reine de l’île lors du voyage du capitaine Wallis ; la Taïtienne en même temps reconnut M. Molineux pour un des étrangers qu’elle avait vus auparavant. Tous nos gens ne pensaient plus au reste de la compagnie ; ils étaient entièrement occupés à examiner une femme qui avait joué un rôle si distingué dans la description que nous avaient donnée de Taïti les navigateurs qui découvrirent cette île. Nous apprîmes bientôt qu’elle s’appelait Obéréa ; elle nous parut avoir environ quarante ans ; elle était d’une taille élevée et forte ; elle avait la peau blanche et les yeux pleins de sensibilité et d’intelligence ; ses traits annonçaient qu’elle avait été belle dans sa jeunesse ; mais il ne lui restait plus que les ruines de sa beauté.

» Dès que nous connûmes sa dignité, nous lui proposâmes de la conduire au vaisseau ; elle y consentit volontiers, et vint à bord accompagnée de deux hommes et de plusieurs femmes qui semblaient être de sa famille. Je la reçus avec toutes les marques de distinction qui pouvaient lui faire plaisir ; je n’épargnai pas mes présens, et entre autres choses que je lui donnai il y avait une poupée dont cette auguste personne parut surtout fort contente. Après qu’Obéréa eut passé quelque temps dans le vaisseau, je la reconduisis à terre ; dès que nous eûmes débarqué, elle m’offrit un cochon et plusieurs régimes de bananes, qu’elle fit porter au fort, en une espèce de procession dont elle et moi formions l’arrière-garde. En allant au fort, nous rencontrâmes Toutahah, qui semblait alors revêtu de l’autorité souveraine, quoiqu’il ne fût pas roi. Il ne parut pas content des égards que j’avais pour Obéréa ; il devint si jaloux, lorsqu’elle lui montra sa poupée, qu’afin de l’apaiser, je crus devoir lui en présenter une pareille. Il préféra alors une poupée à une hache : par un sentiment de jalousie enfantine, il voulait qu’on lui fît un don exactement semblable à celui qu’avait reçu l’ex-reine. Cette remarque est d’autant plus vraie, qu’en très-peu de temps ils n’attachèrent aucun prix aux poupées.

» Le 29, assez tard dans la matinée, M. Banks alla faire sa cour à Obéréa ; on lui dit qu’elle dormait encore, et qu’elle était couchée sous le pavillon de sa pirogue. Il y alla dans le dessein de l’éveiller, et il crut pouvoir prendre cette liberté sans crainte de l’offenser. En regardant à travers le pavillon, il fut fort surpris de voir dans son lit un beau jeune homme d’environ vingt-cinq ans, qui s’appelait Obady. Il se retira en hâte et tout confus ; mais on lui fit bientôt entendre que ces amours ne scandalisaient personne, et que chacun savait qu’Obéréa avait choisi Obady pour lui prodiguer ses faveurs. Obéréa était trop polie pour souffrir que M. Banks l’attendît long-temps dans son antichambre ; elle s’habilla elle-même plus promptement qu’à l’ordinaire ; et pour lui donner des marques d’une faveur spéciale, elle le revêtit d’un habillement d’étoffes fines, et vint ensuite avec lui dans nos tentes. Le soir M. Banks, suivi de quelques flambeaux , alla voir Toubouraï-Tamaïdé, comme cela lui était déjà arrivé souvent ; il fut très-affligé et très-surpris de le trouver lui et sa famille dans la tristesse, et quelques-uns de ses parens versant des larmes. Il tâcha en vain d’en découvrir la cause ; c’est pour cela qu’il ne resta pas long-temps chez le Taïtien. Quand M. Banks eut fait part de cette circonstance aux officiers du fort, ils se rappelèrent qu’Ouaou avait prédit que dans quatre jours nous tirerions nos grandes pièces d’artillerie. Comme c’était alors la fin du troisième jour, la situation de Toubouraï-Tamaïdé et de sa famille les alarma. Nous doublâmes les sentinelles au fort, et nos officiers passèrent la nuit sous les armes. À deux heures du matin, M. Banks fit la ronde autour de notre petit camp ; il vit que tout était si paisible, qu’il regarda comme imaginaires les soupçons que nous avions formés, en pensant que les Taïtiens méditaient une attaque contre nous. Nous avions d’ailleurs de quoi nous rassurer ; nos petites fortifications étaient finies. Les côtés méridional et septentrional étaient garnis d’un parapet de terre élevé de quatre pieds et demi, et, au delà, d’un fossé qui avait dix pieds de large et six de profondeur. Le côté de l’ouest faisant face à la baie était environné également par un parapet de terre de quatre pieds et demi, et revêtu de palissades ; il n’y avait point de fossés, parce que la marée montante venait jusqu’au pied du rempart. On avait placé au côté de l’est, situé sur le bord de la rivière, une double rangée de futailles remplies d’eau : cet endroit était le plus faible, on y monta les deux pièces de quatre ; les six pierriers furent pointés de manière qu’ils commandaient aux deux seules avenues qu’il y avait à la sortie du bois. Notre garnison était composée de quarante-cinq hommes armés de fusils, y compris les officiers et les observateurs qui résidaient à terre. Les sentinelles étaient relevées aussi exactement que dans nos places frontières, où le service militaire se fait avec le plus de ponctualité.

» Le lendemain 30 nous continuâmes à nous tenir sur nos gardes, quoique nous n’eussions pas de raisons particulières de croire que cette précaution fût nécessaire. Sur les dix heures du matin, Tomio s’en vint à la tente en courant ; elle portait sur son visage des marques de douleur et de crainte ; elle prit par la main M. Banks, à qui les Taïtiens s’adressaient toujours dans les occasions de détresse ; elle lui fit entendre que Toubouraï-Tamaïdé se mourait, par une suite de quelque chose que nos gens lui avaient donné à manger, et elle le pria venir à la maison du malade. M. Banks partit sans délai, et trouva l’Indien la tête appuyée contre un poteau, et dans l’attitude de la langueur et de l’abattement. Les insulaires qui environnaient Toubouraï-Tamaïdé firent signe à M. Banks qu’il avait vomi, et lui apportèrent une feuille pliée avec grand soin, où ils disaient qu’était renfermée une partie du poison qui avait mis leur compatriote à l’agonie. M. Banks, fort empressé, ouvrit la feuille, où il ne vit qu’un morceau de tabac que Toubouraï-Tamaïdé avait demandé à quelques-uns de nos gens, qui avaient eu l’indiscrétion de le lui donner. Le malade avait observé que nos matelots le tenaient long-temps dans leur bouche ; et, voulant faire la même chose, il l’avait mâché jusqu’à le réduire en poudre, et l’avait ensuite avalé ; il regarda d’une manière très-touchante M. Banks, pendant qu’il examinait la feuille et ce qui y était renfermé ; et il lui fit entendre qu’il n’avait plus guère de temps à vivre. M. Banks, connaissant alors la maladie, lui conseilla de boire beaucoup de lait de cocos, ce qui termina en peu de temps sa maladie et ses craintes. Toubouraï-Tamaïdé passa la journée au fort, avec la gaieté et la bonne humeur qui accompagnent toujours la guérison inattendue des maladies de l’esprit ou du corps.

» Le capitaine Wallis ayant rapporté en Angleterre une des haches de pierres des Taïtiens, qui ne connaissaient aucune espèce de métaux, M. Stephens, secrétaire de l’amirauté, en fit faire une pareille en fer. Je l’avais à bord, pour montrer à ces peuples combien nous excellions dans l’art de fabriquer des instrumens d’après leur propre modèle. Je ne la leur avais pas encore fait voir, parce que je ne m’en étais pas souvenu. Le premier de mai, Toutahah nous vint rendre visite au vaisseau sur les dix heures du matin, et il témoigna beaucoup de curiosité de voir ce qui était renfermé dans les armoires et les tiroirs de ma chambre. Comme je le satisfaisais en tout, je les ouvris sur-le-champ : il désira d’avoir plusieurs choses qu’il apercevait, et il les rassembla : enfin il jeta les yeux sur la hache ; il s’en saisit avec beaucoup d’empressement ; et remettant tout ce qu’il avait déjà choisi, il me demanda si je voulais la lui donner. J’y consentis tout de suite ; et comme s’il eût craint que je ne m’en repentisse, il l’emporta dans un transport de joie, sans me faire d’autres demandes ; ce qui n’arrivait pas souvent, quelque généreux que nous fussions à leur égard.

» Sur le midi, un des chefs qui avait dîné avec moi quelques jours auparavant, accompagné de quelques-unes de ses femmes, vint seul à bord du vaisseau. J’avais observé que ses femmes lui donnaient à manger ; je ne doutais pas que dans l’occasion il ne voulût bien prendre lui-même la peine de porter les alimens à sa bouche ; je me trompais. Lorsque nous fûmes à table, et que le dîner fut servi, je lui présentai quelques-uns des mets ; je vis qu’il n’y touchait pas, et je le pressai de manger ; mais il resta toujours immobile comme une statue, sans toucher à un seul morceau ; il serait sûrement parti sans dîner, si un de mes domestiques ne lui avait mis les mets dans la bouche.

» Le premier de mai, dans l’après-midi, nous dressâmes notre observatoire, et nous portâmes à terre, pour la première fois, un quart de cercle et quelques autres instrumens.

» Le lendemain au matin, 2, sur les neuf heures, j’allai à terre avec M. Green pour placer notre quart de cercle ; il n’est pas possible d’exprimer la surprise et le chagrin que nous ressentîmes en ne le trouvant pas. Il avait été déposé dans une tente réservée pour ma demeure ; et personne n’y avait couché, parce que j’avais passé la nuit à bord du vaisseau. On ne l’avait jamais sorti de son étui, qui avait dix-huit pouces en carré ; le tout formait un volume d’un poids considérable. Une sentinelle avait fait la garde pendant toute la nuit, à sept ou huit pas de la porte de la tente, et il ne nous manquait aucun autre instrument. Nous soupçonnâmes d’abord qu’il avait été volé par quelque homme de l’équipage, qui, en voyant un étui dont il ne savait pas le contenu, aurait pensé qu’il renfermait des clous ou quelque autre marchandise dont il pouvait commercer avec les naturels du pays. On offrit une grosse récompense à quiconque pourrait le découvrir ; sans cet instrument, nous ne pouvions pas remplir l’objet qui était le but principal de notre voyage. Cependant les recherches que nous fîmes ne se bornèrent pas au fort et aux endroits voisins ; et comme l’étui avait peut-être été rapporté au vaisseau, si l’un des hommes de l’équipage était le voleur, nous envoyâmes à bord pour y faire les perquisitions les plus exactes ; mais notre monde revint sans rapporter aucune nouvelle du quart de cercle. M. Banks, qui, dans de pareilles occasions, ne craignait ni la peine ni les dangers, et qui avait plus d’influence sur les insulaires qu’aucun de nous, résolut d’aller le chercher lui-même dans les bois : il espérait que, s’il avait été volé par des Taïtiens, il le trouverait sûrement dans l’endroit où ils auraient ouvert l’étui, parce qu’ils auraient vu alors que cet instrument ne pouvait leur être utile en aucune manière ; ou que, si ce moyen ne lui réussissait pas, il le recouvrerait du moins par l’ascendant qu’il avait acquis sur les chefs. Il se mit en route, accompagné d’un midshipman et de M. Green. En traversant la rivière, ils rencontrèrent Toubouraï-Tamaïdé, qui, avec trois morceaux de paille, leur montrait sur sa main la figure d’un triangle. M. Banks connut alors que c’étaient les Indiens qui avaient volé le quart de cercle, et qu’ils n’étaient pas disposés à rendre ce qu’ils avaient pris, quoiqu’ils eussent ouvert la boîte. Il ne perdit point de temps, et fit entendre à Toubouraï-Tamaïdé qu’il voulait aller tout de suite avec lui à l’endroit où l’instrument avait été porté. Le Taïtien y consentit : ils tirèrent du côté de l’ouest, et le chef s’informait du voleur dans toutes les maisons par où ils passaient ; les Indiens lui dirent de quel côté il avait tourné ses pas, et combien il y avait de temps qu’ils ne l’avaient vu. L’espoir de l’attraper bientôt les soutenait dans leur fatigue ; ils avançaient tantôt marchant, tantôt courant, quoique le temps fut excessivement chaud. Lorsqu’ils eurent grimpé une montagne éloignée du fort d’environ quatre milles, Toubouraï-Tamaïdé fit voir à M. Banks un endroit situé à trois milles au delà, et lui dit par signes qu’il ne devait pas s’attendre à retrouver l’instrument avant d’y être parvenu. Ils se reposèrent là pendant quelques instans : excepté une paire de pistolets que M. Banks portait toujours dans sa poche, ils n’avaient point d’armes ; ils allaient dans un endroit éloigné de plus de sept milles du fort, où les insulaires seraient peut-être moins soumis que dans les environs de notre camp ; il serait donc très-difficile de leur faire rendre une chose qu’ils n’avaient volée qu’en mettant leur vie en danger, et qu’ils paraissaient disposés à garder, quoiqu’elle leur fût inutile. Toutes ces réflexions étaient bien propres à décourager M. Banks et nos gens, et leur situation devenait plus critique à chaque pas : ils résolurent pourtant de ne pas abandonner leur entreprise et de prendre tous les moyens possibles pour leur sûreté. M. Banks et M. Green, qui allèrent en avant, me renvoyèrent le midshipman ; il vint me dire qu’ils ne pouvaient pas revenir avant la nuit, et qu’ils désiraient que j’envoyasse un détachement à leur suite. En recevant ce message, je partis moi-même avec un nombre d’hommes que je jugeai suffisant pour cette occasion ; j’ordonnai au vaisseau et au fort de ne pas souffrir qu’aucune pirogue sortît de la baie, sans cependant saisir ou détenir aucun des naturels.

» Sur ces entrefaites, M. Banks et M. Green continuèrent leur route sous les auspices de Toubouraï-Tamaïdé ; et dans l’endroit même que celui-ci leur avait désigné, ils trouvèrent un Taïtien qui tenait en sa main une partie de notre instrument ; ils s’arrêtèrent, bien contens de ce qu’ils voyaient ; un grand nombre d’insulaires, se rassemblèrent autour d’eux, de sorte qu’ils étaient pressés par la foule. M. Banks crut devoir leur montrer un de ses pistolets, ce qui les fit ranger sur-le-champ. Comme le nombre des Taïtiens augmentait à chaque moment, il traça un cercle, sur l’herbe, et tous se placèrent en dehors tranquillement et sans tumulte. M. Banks leur ordonna de rapporter au milieu de l’espace tracé la boîte du quart de cercle, plusieurs lunettes et d’autres petits effets que dans leur précipitation ils avaient mis dans un étui de pistolet qu’on lui avait volé auparavant dans la tente, et enfin un autre pistolet de selle : les Taïtiens remirent dans le cercle ce qu’ils avaient pris.

» M. Green était impatient de voir s’ils rendraient tout ce qu’ils avaient dérobé ; en examinant la boîte, il trouva qu’il y manquait le pied et quelques autres petites parties moins importantes : plusieurs personnes se détachèrent pour aller à la recherche, et en rapportèrent quelques pièces ; mais on dit que le voleur n’avait pas porté si loin le pied, et qu’on le rendrait quand ils seraient partis. Toubouraï-Tamaïdé confirma cette promesse, et M. Banks et M. Green se disposèrent à revenir, parce qu’ils pouvaient facilement suppléer à ce qui leur manquait. Ils avaient fait environ deux milles lorsque je les rencontrai avec mon détachement : nous nous félicitâmes les uns les autres d’avoir retrouvé notre instrument ; nous ressentions une joie proportionnée au degré d’utilité dont il était pour nous.

» Sur les huit heures M. Banks retourna au fort avec Toubouraï-Tamaïdé ; il fut surpris d’y trouver Toutahah gardé par les soldats, et de voir que plusieurs Taïtiens effrayés et éplorés environnaient la porte du camp. M. Banks y entra en hâte ; et on permit à quelques insulaires de le suivre : la scène était touchante ; Toubouraï-Tamaïdé courut vers Toutahah, et, le serrant dans ses bras, ils fondirent tous deux en larmes et inondèrent leurs visages de pleurs sans pouvoir proférer un seul mot ; les autres Taïtiens pleuraient également sur le sort de leur chef ; ils étaient très-persuadés qu’on allait le faire mourir. J’arrivai au fort un quart d’heure après. Ce qui venait de se passer me causa de l’étonnement et du chagrin ; Toutahah, ayant été détenu contre mes ordres, fut à l’instant mis en liberté ; je m’informai de toute cette affaire, et voici comment on me la raconta. Mon départ pour le bois avec un détachement d’hommes sous les armes, et dans un temps où l’on avait commis un vol dont les naturels croyaient que j’étais sûrement indigné à raison de la peine qu’il nous causait, les avait tellement alarmés, que le soir ils commencèrent à quitter le voisinage du fort et à emporter leurs effets. M. Gore, mon second lieutenant, qui commandait abord du vaisseau, vit une double pirogue sortir du fond de la baie. comme il avait reçu ordre de n’en laisser passer aucune, il envoya le contre-maître avec un canot pour l’arrêter : les Taïtiens effrayés, en voyant que le canot les abordait, sautèrent dans la mer ; Toutahah étant malheureusement du nombre, le contre-maître le prit, le ramena au vaisseau, et laissa les autres se sauver à la nage vers la côte. M. Gore l’envoya au fort sans faire attention à l’ordre que j’avais donné de ne saisir et de ne détenir personne. M. Hicks, mon premier lieutenant, qui y commandait, après l’avoir reçu de M. Gore, ne crut pas être le maître de le renvoyer.

» Les Taïtiens étaient si fort prévenus de l’idée qu’on allait mettre à mort Toutahah, qu’ils ne crurent le contraire que lorsque par mes ordres il eût été reconduit hors du fort ; tout le peuple le reçut comme si ç’avait été leur père qui eût échappé d’un danger mortel, et chacun s’empressa de l’embrasser. La joie soudaine est ordinairement libérale, sans faire beaucoup d’attention au mérite de ceux à qui elle fait du bien ; et Toutahah, se voyant en liberté contre son espérance, dans le premier mouvement de sa reconnaissance, nous sollicita de recevoir un présent de deux cochons : nous sentions que dans cette occasion nous n’en étions pas dignes, et nous le refusâmes plusieurs fois.

» MM. Banks et Solander, chargés de faire les échanges dans le marché, exercèrent leur emploi le lendemain 3 ; mais il vint très-peu de Taïtiens, et ceux qui s’y rendirent n’apportaient point de provisions. Toutahah cependant fit redemander la pirogue que nous avions détenue, et nous la renvoyâmes. Comme on avait détenu une autre pirogue qui appartenait à Obéréa, Topia, son homme d’affaires lors du voyage du Dauphin, vint examiner si on n’avait rien enlevé de ce qui était à bord : il fut si content de la trouver dans l’état où on l’avait prise, qu’il se rendit au fort, y resta toute la journée, et passa la nuit dans sa pirogue. Sur le midi quelques pêcheurs dans des pirogues vinrent vis-à-vis de nos tentes ; ils ne voulurent nous vendre que très-peu des provisions qu’ils avaient, et pourtant nous avions grand besoin de cocos et de fruits à pain. Pendant le courant de la journée M. Banks alla se promener dans le bois, afin qu’en se familiarisant avec les Taïtiens, il pût recouvrer leur confiance et leur amitié ; ils lui firent des honnêtetés, mais ils se plaignirent du mauvais traitement qu’avait essuyé leur chef ; ils dirent qu’il avait été frappé et traîné par les cheveux. M. Banks tâcha de les convaincre qu’il n’avait souffert aucune violence sur sa personne : peut-être cependant le contre-maître avait exercé contre lui une brutalité dont il rougissait et qu’il craignait d’avouer. Toutahah, se rappelant probablement la manière dont on s’était comporté à son égard, et pensant que nous ne méritions pas les cochons qu’il nous avait laissés en présent, envoya dans l’après-midi un messager pour demander en retour une hache et une chemise. L’Indien me dit que son chef n’avait pas dessein de venir au fort pendant dix jours ; je m’excusai de ce que je différerais jusqu’à son arrivée de donner la hache et la chemise. J’espérais qu’impatient de les avoir, il viendrait bientôt les chercher ; je savais que la première entrevue terminerait la froideur qui était entre lui et nous, et que l’absence aurait probablement augmentée.

» Le lendemain 4 nous ressentîmes davantage les suites de l’offense que nous avions faite aux Taïtiens dans la personne de leur chef ; car le marché était si mal fourni, que nous manquions du nécessaire. M. Banks alla trouver Toubouraï-Tamaïdé dans les bois, et ne lui persuada que difficilement de nous faire vendre cinq corbeilles de fruits à pain ; enfin il les obtint : il y en avait cent vingt, et ce secours nous vint très-à-propos. Dans l’après-midi un autre messager vint demander, de la part de Toutahah, la hache et la chemise. Comme il était absolument nécessaire de regagner l’amitié de ce chef, et que sans lui nous ne pourrions guère avoir de provisions, je lui fis dire que M. Banks et moi, nous irions lui rendre visite le lendemain, et que nous lui porterions ce qu’il désirait.

» Le lendemain 5, de grand matin, il envoya au fort pour me rappeler ma promesse ; ses gens semblaient attendre avec beaucoup d’impatience notre arrivée à sa maison. Sur les dix heures je fis mettre en mer la pinasse, et je m’y embarquai avec MM. Banks et Solander : nous étions accompagnés d’un des envoyés de Toutahah, et à une heure nous arrivâmes au lieu de sa résidence, qu’ils appelaient Eparré, et qui était située à environ quatre milles à l’ouest de nos tentes.

» Nous trouvâmes un grand nombre de Taïtiens qui nous attendaient sur le rivage ; il nous aurait été impossible d’aller plus avant, si un homme grand et de bonne mine ne nous avait pas ouvert un passage ; sa tête était couverte d’une espèce de turban, et il tenait à la main un bâton blanc, dont il frappait impitoyablement ceux qui étaient autour de lui : cet homme nous conduisit vers le chef, tandis que la foule criait taïo Toutahah, Toutahah est votre ami. Nous le vîmes comme un ancien patriarche, assis sous un arbre et environné de plusieurs vieillards vénérables ; il nous fit signe de nous asseoir, et sur-le-champ il nous demanda sa hache ; je la lui présentai ainsi que la chemise, avec un habit de drap fait selon la mode de son pays, et garni d’un espèce de ruban : il les reçut avec bien du plaisir, et tout de suite il endossa le vêtement ; mais il donna la chemise à la personne qui nous avait fait faire passage en débarquant sur la côte : cet homme était assis alors près de nous, et Toutahah semblait désirer que nous eussions des attentions particulières pour lui. Peu de temps après, Obéréa et plusieurs autres femmes que nous connaissions arrivèrent et s’assirent parmi nous. Toutahah sortit plusieurs fois ; mais ses absences n’étaient pas longues ; nous crûmes qu’il quittait l’assemblée pour aller montrer aux Indiens son nouvel habillement : nous nous trompions ; il allait donner des ordres pour les rafraîchissemens et le repas qu’on nous servit. La dernière fois qu’il sortit, étant presque étouffés par la foule, nous étions impatiens de nous en retourner ; sur ces entrefaites on vint nous dire qu’il nous attendait dans un autre endroit. Nous le trouvâmes assis sous le tendelet de notre propre canot, et il nous fit signe d’aller à lui. Tous ceux de nous que le canot pouvait contenir y entrèrent, et il ordonna alors d’apporter du fruit à pain et des cocos, dont nous goûtâmes plutôt pour le satisfaire que par envie de manger. Peu de temps après, on vint l’avertir, et il sortit du bateau, et quelques minutes ensuite on nous invita à le suivre : nous fûmes conduits dans une grande place ou cour attenante à sa maison, et qui était palissadée de bambous d’environ trois pieds de haut. On y préparait pour nous un divertissement entièrement nouveau ; c’était un combat de lutte. Le chef était assis dans la partie supérieure de l’amphithéâtre, et les principales personnes de sa suite rangées en demi-cercle à ses côtés ; c’étaient les juges qui devaient applaudir au vainqueur. On avait laissé des siéges pour nous ; mais nous aimâmes mieux être en liberté parmi le reste des spectateurs.

» Quand tout fut prêt, dix ou douze hommes, qui, d’après ce que nous apprîmes, étaient les combattans, et qui n’avaient d’autres vêtemens qu’une ceinture d’étoffe, entrèrent dans l’arène : ils en firent le tour lentement, les regards baissés et la main gauche sur la poitrine ; de la droite, qui était ouverte, ils frappaient souvent l’avant-bras de la première avec tant de raideur, que le coup produisait un son assez aigu : c’était un défi général que se faisaient les combattans les uns aux autres, ou qu’ils adressaient aux spectateurs. D’autres athlètes suivirent bientôt ceux-ci de la même manière ; ils se donnèrent ensuite des défis particuliers, et chacun d’eux choisit son adversaire. Cette formalité consistait à joindre les bouts des doigts et à les appuyer sur sa poitrine, en remuant en même temps les coudes en haut et en bas avec beaucoup de promptitude. Si l’homme à qui le lutteur s’adressait acceptait le cartel, il répétait les mêmes signes, et ils se mettaient tous deux sur-le-champ dans l’attitude de combattre. Une minute après ils en venaient aux mains : c’était une pure dispute de force ; chacun tâchait d’abord de se saisir de son adversaire par la cuisse, et, s’il n’en venait pas à bout, par la main, les cheveux, la ceinture, en un mot, partout où il pouvait ; ils s’accrochaient enfin sans adresse ni habileté, jusqu’à ce que l’un des athlètes, profitant d’un moment avantageux, ou ayant plus de force dans les muscles, renversât l’autre. Lorsque le combat était fini, les vieillards applaudissaient au vainqueur par quelques mots que toute l’assemblée répétait en chœur sur une espèce de chant, et la victoire était célébrée ordinairement par trois cris de joie. Le spectacle était suspendu alors pendant quelques minutes ; ensuite un autre couple de lutteurs s’avançait dans l’arène, et combattait de la même manière. Après que le combat avait duré une minute, si l’un des deux n’était pas mis à terre, ils se séparaient d’un commun accord, ou par l’intervention de leurs amis ; et, dans ce cas, chacun étendait son bras en frappant l’air pour faire un nouveau défi au même rival ou à un autre. Tandis que les lutteurs étaient aux prises, une autre troupe exécutait une danse qui durait aussi l’espace d’une minute ; mais les danseurs et les lutteurs, entièrement occupés de ce qu’ils faisaient, ne donnaient pas la moindre attention les uns aux autres. Nous observâmes avec plaisir que le vainqueur ne montrait jamais d’orgueil à regard de l’adversaîre qu’il avait défait, et que le vaincu ne murmurait point de la gloire de son rival. Enfin toute la lutte eut lieu avec une bonne amitié et une bonne humeur parfaite, quoiqu’il y eût au moins cinq cents spectateurs, dont quelques-uns étaient des femmes ; il est vrai qu’elles étaient en petit nombre : de plus, elles étaient toutes d’un rang distingué, et nous avons des raisons de croire qu’elles n’assistaient à ce spectacle que par égard pour nous.

» Ces combats durèrent environ deux heures : pendant ce temps l’homme qui nous avait fait faire place lors de notre débarquement retenait les Taïtiens à une distance convenable, en frappant rudement de son bâton ceux qui s’avançaient trop ; nous nous informâmes de son état, et nous apprîmes que c’était un officier de Toutahah qui remplissait les fonctions, de maître des cérémonies. »

Les lecteurs qui connaissent les combats des athlètes de l’antiquité remarqueront sans doute une ressemblance grossière entre ces anciens jeux et les luttes des habitans d’une petite île située au milieu du grand Océan. On peut à ce sujet se rappeler la description qu’en a donnée Fénélon dans son Télémaque ; quoiqu’il raconte des événemens fabuleux, il a copié fidèlement les mœurs des anciens temps, d’après les auteurs qu’on regarde comme des historiens fidèles.

« Lorsque les combats de lutte furent terminés, on nous fit entendre qu’on préparait des cochons et des fruits à pain pour notre dîner ; comme nous avions grand appétit, cette nouvelle nous fit plaisir. Toutahah cependant sembla se repentir de sa libéralité : au lieu de placer ces deux cochons devant nous, il en fit porter un dans notre canot ; nous ne fûmes pas fâchés d’abord de ce nouvel arrangement, parce que nous pensions que nous dînerions mieux à notre aise dans notre bâtiment qu’à terre, et qu’il serait plus facile d’écarter la foule. Dès que nous fûmes arrivés à bord, il nous dit de retourner au vaisseau avec son cochon : cet ordre notait pas agréable ; nous avions un trajet de quatre milles, et pendant ce temps le dîner se refroidissait : nous crûmes pourtant devoir le satisfaire ; il nous accompagna au vaisseau, suivi de quelques autres Taïtiens, et enfin nous mangeâmes les mets qu’il avait préparés, et dont lui et Toubaraï-Tamaïdé eurent une bonne part.

» Notre réconciliation avec ce chef fit sur les Taïtiens l’impression favorable que nous pouvions désirer ; car dès qu’ils surent qu’il était à bord, les fruits à pain, les cocos, et les autres provisions, arrivèrent au fort en grande abondance.

» Les échanges se faisaient dans le marché comme à l’ordinaire ; mais les cochons y étant toujours fort rares, M. Molineux, notre maître et M. Green, s’embarquèrent le 8, dès le grand matin, dans la pinasse, afin d’examiner s’ils pourraient acheter des cochons ou de la volaille dans la partie de l’île à l’est. Ils parcoururent un espace d’environ vingt milles ; ils aperçurent plusieurs cochons et une tortue, qu’on ne voulut pas leur vendre : chacun leur disait que tout cela appartenait à Toutahah, et qu’on ne pouvait en rien échanger sans sa permission. Nous commençâmes à croire que Toutahah était un grand prince, puisqu’il avait une autorité si absolue, et qui s’étendait si loin. Nous reconnûmes ensuite qu’il gouvernait comme souverain cette partie de l’île au nom d’un mineur que nous n’avons jamais vu pendant notre séjour à Taïti. M. Green à son retour nous raconta qu’il avait trouvé un arbre d’une grandeur si énorme et si incroyable, qu’il craignait d’en parler, puisque sa circonférence était de cent quatre-vingts pieds. M. Banks et Solander lui expliquèrent bientôt que c’était une espèce de figuier, dont les branches, en se recourbant vers la terre, y avaient pris de nouvelles racines, et qu’il était facile de se tromper, en regardant comme un seul arbre cet assemblage de tiges jointes de près les unes aux autres, et toutes réunies par une végétation commune.

» Quoique le marché du fort fût assez bien fourni, cependant les provisions y arrivaient plus lentement : au commencement de notre séjour, nous en achetions une quantité suffisante pour notre consommation entre le lever du soleil et huit heures du matin ; mais plus tard ce commerce nous prenait la plus grande partie du jour. M. Banks plaça son petit canot devant la porte du fort, et les Taïtiens venaient y faire leurs échanges. Jusqu’à présent les petites verroteries avaient suffi pour payer les cocos et les fruits à pain : comme ces denrées n’y étaient plus en si grande abondance, nous fûmes obligés, pour la première fois, de montrer nos clous. Pour un des plus petits, qui avait quatre pouces de long, les Indiens nous donnaient vingt cocos, et du fruit à pain en proportion ; et en peu de temps le marché fut approvisionné comme à l’ordinaire.

» Le 9, dans la matinée, Obéréa vint nous faire sa première visite, depuis la perte de notre quart de cercle et la malheureuse détention de Toutahah ; elle était accompagnée d’Obady, qui était alors son favori et de Topia : ils nous présentèrent un cochon et quelques fruits à pain, et nous leur donnâmes en retour une hache. Nous fournissions alors à la curiosité des Taïtiens un spectacle intéressant et nouveau : notre forge était dressée et travaillait presque continuellement ; ils nous apportaient des morceaux de fer, en nous priant de leur en fabriquer des instrumens de différente espèce ; je supposai que ces morceaux de fer leur avaient été donnés par Wallis ; comme j’avais très-grande envie de faire tout ce qui pouvait les contenter, on satisfaisait leur empressement, à moins que les ouvrages du vaisseau n’exigeassent tout le temps du serrurier. Obéréa ayant reçu sa hache, nous engagea à lui en faire une autre avec du vieux fer qu’elle nous montra ; cette opération n’était pas possible : elle nous apporta alors une hache rompue, afin de la lui raccommoder. Je fus charmé de cette occasion, qui me donnait un moyen de regagner ses bonnes grâces : sa hache fut raccommodée, et elle parut satisfaite. Elle s’en alla le soir avec tout son monde ; ils emmenèrent la pirogue, qui avait resté long-temps à la pointe du fort ; mais ils nous promirent de retenir dans trois jours.

» Le 10 je semai quelques pépins de melons et des graines d’autres plantes, dans un terrain qui avait été préparé pour cet effet. Nous les avions mises pendant le voyage dans de petites bouteilles bouchées avec de la poix-résine. Excepté la graine de moutarde, aucune autre ne germa ; M. Banks pensa que le défaut absolu d’air avait gâté les graines.

» Nous apprîmes ce jour-là que les naturels donnaient à leur île le nom d’O-Taïti. Après beaucoup de peine, nous reconnûmes qu’il leur était absolument impossible d’apprendre à prononcer nos noms ; lorsqu’ils voulaient les articuler, ils produisaient des mots tout-à-fait différens, dont ils se servaient pour nous désigner. Ils m’appelèrent Touté, et M. Hicks, Hété : ils ne purent jamais venir à bout d’articuler Molineux ; ils appelaient notre maître Boba, de Robert, son nom de baptême ; M. Gore, Toarro ; le docteur Solander, Torano ; M. Banks, Tapané ; M. Green, Etéry ; M. Parkinson, Patini ; M. Sporing, Polini ; Petersgill, Petrodoro : ils avaient formé de cette manière des noms pour presque tous les gens de l’équipage. Il n’était cependant pas facile de découvrir dans ces nouveaux noms des traces de l’original ; c’étaient peut-être moins des sons arbitraires, déterminés par la disposition de leurs organes, que des mots significatifs dans leur propre langue ; par exemple, ils appelèrent Maté, M. Monkhouse, le midshipman, qui commandait le détachement lorsque le voleur du fusil fut tué. Ils lui donnaient ce nom, non pas en tâchant d’imiter le son de la première syllabe du mot Monkhouse, mais parce que Maté signifie tuer : il est probable que cette observation doit s’appliquer aux noms qu’ils donnèrent à d’autres personnes d’entre nous.

» Le 12 mai nous reçûmes la visite de quelques femmes que nous n’avions pas encore vues, et qui nous abordèrent avec des cérémonies très-singulières. M. Banks faisait des échanges dans son canot, à la porte du fort, accompagné de Toutahah, qui l’était venu voir le matin avec quelques autres naturels. Entre neuf et dix heures, il arriva à l’endroit du débarquement une double pirogue, dans laquelle étaient assis un homme et deux femmes. Les Taïtiens qui étaient autour de M. Banks lui dirent par signes d’aller à leur rencontre ; ce qu’il lit sur-le-champ. Mais pendant qu’il sortait du bateau, l’homme et les deux femmes s’étaient déjà avancés jusqu’à quinze pas de lui ; ils s’arrêtèrent alors, et l’invitèrent par signes à faire la même chose : ils jetèrent à terre une douzaine de jeunes bananiers, et autres plantes. M. Banks s’arrêta ; et les Taïtiens s’étant rangés en haie, l’un d’eux, qui semblait être un domestique, passant et repassant à six reprises différentes, remit une branche, à chaque tour, à M. Banks, prononçant toujours quelques paroles en la lui donnant. Topia, qui était près de M. Banks, remplissait les fonctions de son maître de cérémonies ; à mesure qu’il recevait les rameaux, il les plaçait dans le bateau. Lorsque cette cérémonie fut achevée, un autre homme apporta un grand paquet d’étoffes, qu’il étendit les unes après les autres sur la terre, dans l’espace qui était entre M. Banks et les Taïtiens qui lui rendaient visite. Il y avait neuf pièces ; il en posa trois l’une sur l’autre ; et alors une des femmes appelée Ourattoua, la plus distinguée d’entre elles, monta sur ce tapis ; et, relevant ses vêtemens jusqu’à la ceinture, elle fit trois fois le tour à pas lents, avec beaucoup de sérieux et de sang-froid, et un air d’innocence et de simplicité qu’il n’est pas possible d’imaginer ; elle laissa retomber ensuite ses vêtemens, et alla se remettre à sa place : on étendit trois autres pièces sur les trois premières ; elle remonta alors et fit la même cérémonie qu’on vient de décrire : enfin les trois dernières pièces furent étendues sur les six premières, et elle en fit le tour, pour la troisième fois, avec les mêmes circonstances. Les Taïtiens replièrent les étoffes et les offrirent à M. Banks, comme un présent de la part de la femme, qui s’avança alors avec son ami pour le saluer. M. Banks fit à tous deux les dons qu’il jugea devoir leur être les plus agréables ; ils restèrent dans la tente l’espace dune heure, et s’en allèrent. Sur le soir les officiers qui étaient au fort reçurent la visite d’Obéréa et d’une femme de sa suite, sa favorite, nommée Otheothea :
c’était une jeune fille d’une figure agréable. Ils furent d’autant plus charmés de la voir, qu’elle avait passé quelques jours sans venir au camp, et qu’on nous avait rapporté qu’elle était malade ou morte.

» Le 13, le marché étant fini à dix heures, M. Banks voulut chercher de l’ombrage pendant la chaleur du jour, et alla se promener dans les bois, portant son fusil comme à l’ordinaire : en s’en revenant, il rencontra Toubouraï-Tamaïdé près de la maison qu’il habitait par intervalles. Comme il s’était arrêté pour passer quelque temps avec lui, le Taïtiën lui arracha subitement le fusil des mains, le banda, et, l’élevant en l’air, il tira la détente ; heureusement l’amorce brûla sans que le coup partît. M. Banks lui reprit aussitôt son fusil, très-surpris de voir qu’il eût acquis assez de connaissance du mécanisme de cette arme pour la décharger, et il lui reprocha avec beaucoup de sévérité ce qu’il venait de faire. Comme il était très-important de ne pas apprendre aux Taïtiens comment on maniait ces armes, M. Banks, dans toutes les occasions, leur avait dit qu’ils ne pouvaient pas nous faire une plus grande offense que de les toucher. Comme il était nécessaire alors de réitérer ces défenses avec plus de force, il ajouta les menaces à ses reproches. Toubouraï-Tamaïdé supporta tout patiemment : mais, dès que M. Banks eut traversé la rivière, le Taïtien partit avec toute sa famille et ses meubles pour sa maison d’Éparré. Les Taïtiens qui étaient au fort apprirent bientôt cette nouvelle : nous craignîmes les suites du mécontentement de Toubouraï-Tamaïdé, qui, dans toutes les occasions, nous avait été très-utile. M. Banks résolut de le suivre sans délai, afin de solliciter son retour : il partit le même soir, accompagné de M. Molineux. Ils le trouvèrent assis au milieu d’un grand cercle de ses compatriotes, à qui probablement il avait raconté son aventure et les craintes qu’elle lui faisait naître. Son visage présentait l’image de la douleur et de l’abattement, et les mêmes passions étaient également marquées avec force sur la figure de tous ceux qui l’environnaient. Lorsque M. Banks et M. Molineux entrèrent dans le cercle, une des femmes exprima son chagrin de la même manière que Térapo dans une autre occasion, c’est-à-dire en se perçant la tête à plusieurs reprises avec la dent d’un requin, jusqu’à ce qu’elle fut couverte de sang. M. Banks ne perdit point de temps pour tâcher de les consoler ; il assura le chef qu’il fallait oublier tout ce qui s’était passé, qu’il ne leur voulait aucun mal, et qu’ils n’avaient rien à craindre. Toubouraï-Tamaïdé fut bientôt calmé, et reprit sa confiance et sa tranquillité : il ordonna de tenir prête une double pirogue ; ils revinrent tous ensemble au fort avant le souper, et, pour gage d’une parfaite réconciliation, le Taïtien et sa femme passèrent la nuit dans la tente de M. Banks. Leur présence cependant ne suffit pas pour nous mettre à l’abri des insulaires. Entre onze heures et minuit un d’eux s’efforça d’entrer dans le fort en escaladant les palissades, dans le dessein sans doute de voler tout ce qu’il pourrait trouver. La sentinelle, qui le découvrit heureusement, ne fit pas feu, et le voleur s’enfuit avec tant de promptitude qu’aucun de nos gens ne put l’atteindre. La forge de l’armurier était dressée dans le fort, et le fer et les instrumens de ce métal dont on s’y servait continuellement, étaient des tentations au vol, que les Taïtiens ne pouvaient surmonter.

» Le dimanche 14, j’ordonnai qu’on célébrât le service divin au fort ; nous désirions que quelques-uns des principaux Taïtiens y assistassent ; mais lorsque l’heure fut arrivée, la plupart s’en allèrent chez eux. M. Banks cependant traversa la rivière, et ramena Toubouraï-Tamaïdé et sa femme Tomio ; il espérait que les cérémonies occasioneraient quelques questions de leur part, et donneraient lieu à quelques instructions de la nôtre. Il les fit asseoir sur des siéges, et se plaça près d’eux ; pendant tout le service ils observaient attentivement ses postures, et l’imitaient très-exactement ; ils s’asseyaient, se tenaient debout, et se mettaient à genoux comme M. Banks. Ils sentaient que nous étions occupés à quelque chose de sérieux, et d’important, et ils ordonnèrent aux Taïtiens qui étaient hors du fort de se tenir en silence : cependant, après que le service fut fini, ils ne firent ni l’un ni l’autre aucune question, et ils ne voulaient pas nous écouter lorsque nous tâchions de leur expliquer ce qui venait de se passer.

» Les Taïtiens, après avoir vu nos cérémonies religieuses dans la matinée, jugèrent à propos de nous montrer dans l’après-midi les leurs, qui étaient très-différentes. Un jeune homme de près de six pieds, et une jeune fille de onze à douze ans sacrifièrent à Vénus, devant plusieurs de nos gens, et un grand nombre de naturels du pays, sans paraître attacher aucune idée d’indécence à leur action, et ne s’y livrant au contraire, à ce qu’il nous semblait, que pour se conformer aux usages du pays. Parmi les spectateurs il y avait plusieurs femmes d’un rang distingué, et en particulier Obéréa, qui, à proprement parler, présidait à la cérémonie ; car elle donnait à la fille des instructions sur la manière dont elle devait jouer son rôle ; mais, quoique la fille fût jeune, elle ne paraissait pas en avoir besoin.

» Nous ne racontons pas cet événement comme un pur objet de curiosité, mais parce qu’il peut servir dans l’examen d’une question qui a été long-temps discutée par les philosophes. La honte qui accompagne certaines actions que tout le monde regarde comme innocentes en elles-mêmes est-elle imprimée dans le cœur de l’homme par la nature, ou provient-elle de l’habitude et de la coutume ? Si la honte n’a d’autre origine, que la coutume des nations, il ne sera peut-être pas aisé de remonter à la source de cette coutume, quelque générale qu’elle soit ; si cette honte est une suite de l’instinct naturel, il ne sera pas moins difficile de découvrir comment elle est anéantie ou sans force parmi ces peuples, chez qui on n’en trouve, pas la moindre trace.

» Le 14 et le 15, nous eûmes une autre occasion de connaître si tous les Taïtiens étaient complices des projets que quelques-uns de leurs compatriotes méditaient contre nous. La nuit du 13 au 14, on vola une de nos pièces à l’eau, qui était à côté du fort. Le matin nous ne vîmes pas un insulaire qui ne fût instruit du vol ; cependant nous jugeâmes qu’ils n’étaient pas d’intelligence avec les voleurs, ou qu’ils trahissaient leurs associés ; car ils paraissaient tous disposés à nous indiquer où nous pourrions retrouver la barrique. M. Banks alla pour la chercher dans un endroit de la baie, où l’on nous dit qu’elle avait été mise dans une pirogue ; mais comme cette pièce à l’eau ne nous était pas fort nécessaire, il ne fit pas beaucoup de recherches pour la recouvrer. Lorsqu’il fut de retour, Toubouraï Tamaïdé lui dit qu’avant le lendemain matin on nous volerait une autre barrique. Il n’est pas aisé de conjecturer comment il avait appris ce projet : il est sûr qu’il n’était pas du complot ; car il vint, avec sa femme et sa famille, dans l’endroit où étaient placées les pièces à l’eau ; il y dressa des lits, en disant qu’en dépit du voleur il nous donnerait un gage de leur sûreté. Nous ne voulûmes pas y consentir : nous lui fîmes entendre qu’on placerait une sentinelle jusqu’au matin pour faire la garde autour des barriques ; il retira alors ses lits dans la tente de M. Banks, où il passa la nuit avec sa famille ; il fit signe à la sentinelle, en la quittant, d’être bien sur ses gardes. Nous reconnûmes bientôt qu’il avait été bien informé : le voleur vint vers minuit ; mais, s’apercevant qu’on avait mis un soldat pour veiller sur les barriques, il s’en alla sans rien dérober.

» L’aventure du couteau avait beaucoup augmenté la confiance de M. Banks en Toubouraï-Tamaïdé, et il ne se défiait point de lui ; le Taïtien fut exposé par la suite à des tentations que sa probité et son honneur ne purent pas surmonter. Il s’était trouvé plusieurs fois dans des occasions favorables de commettre quelque vol, et il avait résisté ; mais il fut enfin séduit par les charmes enchanteurs d’un panier de clous : ces clous étaient plus grands que tous ceux que nous avions donnés jusqu’alors en échange aux Taïtiens, et ils avaient été laissés, peut-être par négligence, dans un coin de la tente de M. Banks, où le chef avait un libre accès. Celui-ci, ayant relevé par inadvertance quelque partie de son habillement sous lequel il en avait caché un, le domestique de M. Banks, le vit, et le dit à son maître. M. Banks, sachant qu’on ne lui avait pas donné ce clou, et qu’il ne l’avait pas reçu en échange, examina sur-le-champ le panier où il y en avait sept, et il remarqua qu’il en manquait cinq. Il accusa avec répugnance Toubouraï-Tamaïdé du délit : le Taïtien avoua le fait ; mais la douleur qu’il en ressentit n’était probablement pas plus grande que celle de l’accusateur. On lui redemanda sur-le-champ les clous, et il répondit qu’ils étaient à Éparré ; cependant il jugea à propos d’en montrer un, parce que M. Banks paraissait fort empressé de les ravoir, et qu’il lui faisait quelques signes de menace. Toubouraï-Tamaïdé fut conduit au fort pour y être jugé par la voix générale.

» Nous devions, faire voir que nous ne regardions pas son offense comme légère ; cependant, après quelque délibération, nous lui dîmes qu’on lui pardonnerait, s’il voulait rapporter les quatre autres clous au fort ; il consentit à cette condition ; mais je suis fâché de dire qu’il ne la remplit pas : au lieu d’aller chercher les clous, il se retira avec sa famille avant la nuit, en emportant tous ses meubles.

» Comme notre chaloupe semblait faire eau, j’en fis examiner le fond, et je fus fort surpris de trouver qu’elle était tellement rongée par les vers, qu’il fallait absolument en refaire une neuve. Les officiers qui avaient été de l’expédition du Dauphin me dirent que leurs canots n’avaient pas essuyé de semblable accident ; c’est pourquoi je ne m’y attendais pas. Je craignis que la pinasse ne fût dans le même état ; mais, en la visitant, j’eus la consolation de voir qu’elle n’avait point été endommagée par les vers, quoiqu’elle fût construite du même bois, et qu’elle eût été dans la même eau que la chaloupe. Je pense que cette différence provenait de ce que la chaloupe avait été enduite de goudron, et la pinasse d’une composition de céruse et d’huile. Le fond de tous les canots destinés à naviguer dans ces mers doivent donc être espalmés comme la pinasse, et les vaisseaux fournis de tout ce qui est nécessaire pour les caréner quand ils en auront besoin.

» Après avoir reçu différens messages de Toutahah, qui nous mandait que, si nous voulions lui rendre visite, il reconnaîtrait cette complaisance par un présent de quatre cochons, j’envoyai M. Hicks, mon premier lieutenant, afin de voir s’il ne serait pas possible de s’en procurer quelques-uns sans cela ; je lui ordonna en même temps de faire au chef taïtien toutes sortes de politesses. M. Hicks le trouva éloigné d’Éparré, dans un lieu appelé Tettahah, situé à cinq milles plus à l’ouest. Toutahah le reçut avec beaucoup de cordialité ; il lui montra sur-le-champ un cochon, et lui dit que, dans la matinée, on amènerait les trois autres qui étaient à quelque distance. M. Hicks attendit volontiers ; mais comme les trois cochons ne venaient point, et qu’il ne jugea pas à propos de rester plus long-temps, il s’en revint avec celui qu’on lui avait donné.

« Le 25, Toubouraï-Tamaïdé, accompagné de sa femme Tomio, parut à la tente pour la première fois depuis qu’on l’avait découvert volant des clous ; il paraissait affligé et craintif ; cependant il ne crut pas devoir chercher à regagner nos bonnes grâces et notre amitié en rendant les quatre clous qu’il avait emportés. La froideur et la réserve avec lesquelles M. Banks et les autres le traitèrent n’étaient guère capables de lui inspirer du calme et de la gaieté : il ne demeura pas long-temps, et il partit brusquement. M. Monkhouse, le chirurgien, alla le lendemain, dans la matinée, pour opérer la réconciliation ; il tâcha de lui persuader de rendre les clous ; mais il ne put pas y réussir.

» Le 27, il fut décidé que nous irions voir Toutahah, quoique nous ne comptassions pas beaucoup sur les cochons qu’il avait promis pour nos peines. Je m’embarquai dès le grand matin dans la pinasse avec MM. Banks et Solander, et trois autres personnes. Ce chef avait quitté Tettahah, où M. Hicks l’avait trouvé, et il était dans un endroit appelé Atahourou, à six milles plus loin. Comme nous ne pûmes pas faire plus de la moitié du chemin en canot, il était presque nuit lorsque nous arrivâmes. Nous vîmes Toutahah assis comme à l’ordidaire sous un arbre, et environné d’un grand nombre de Taïtiens ; nous lui fîmes nos présens, qui consistaient en un habit et un jupon d’étoffe jaune, et quelques autres bagatelles qu’il reçut avec plaisir. Il ordonna sur-le-champ de tuer et d’apprêter un cochon pour le souper, en nous promettant qu’il nous en donnerait plusieurs le lendemain ; mais nous avions moins envie de nous régaler dans ce voyage que de remporter des rafraîchissemens dont le fort avait besoin ; nous le priâmes de ne pas faire tuer le cochon, et nous soupâmes des fruits du pays. Comme la nuit approchait, et qu’il y avait dans ce lieu plus de monde que les maisons et les canots n’en pouvaient contenir, et entre autres Obéréa, sa suite et plusieurs autres Taïtiens que nous connaissions, nous commençâmes à chercher des logemens ; nous étions au nombre de six. M. Banks fut assez heureux pour qu’Obéréa lui offrît une place dans sa pirogue ; il nous souhaita une bonne nuit, nous quitta, et alla se coucher de bonne heure, suivant la coutume du pays ; il ôta ses habits, comme à l’ordinaire, à cause de la chaleur : Obéréa lui dit amicalement qu’elle voulait les garder, parce qu’à coup sûr on les volerait, si elle n’en avait pas soin. M. Banks, ayant une pareille sauvegarde, s’endormit avec toute la tranquillité imaginable ; il s’éveilla sur les onze heures, et voulant sortir pour quelques besoins, il chercha ses habits dans l’endroit où il avait vu Obéréa les placer ; mais ils n’y étaient plus. Il éveilla Obéréa sur-le-champ. Dès qu’elle entendit sa plainte, elle se leva précipitamment, ordonna qu’on allumât des flambeaux, et se mit en devoir de retrouver ce que M. Banks avait perdu. Toutahah dormait dans la pirogue voisine : alarmé du bruit, il vint vers eux, et sortit avec Obéréa afin de découvrir le voleur. M. Banks, n’était pas en état de les accompagner : on ne lui avait rien laissé que sa culotte ; on avait pris son habit, sa veste, ses pistolets, sa poire à poudre, et plusieurs autres effets qui étaient dans ses poches. Une demi-heure après, Obéréa et Toutaha revinrent, mais sans avoir rien appris ni sur les vêtemens, ni sur le voleur. M. Banks commença à avoir des craintes ; on n’avait pas emporté son fusil, mais il avait négligé de le charger ; il ne savait pas où le docteur Solander et moi passions la nuit, et, en cas de besoin, il ne pouvait pas recourir à notre secours. Il crut cependant qu’il valait mieux ne point montrer de crainte ni de soupçon à l’égard des Taïtiens avec qui il était ; il donna son fusil à Topia, qui s’était éveillé au milieu du désordre, et qu’il chargea d’en prendre soin, en le priant en même temps de rester couché. Il ajouta qu’il était satisfait des peines que Toutahah et Obéréa avaient prises pour retrouver ses effets, quoiqu’elles eussent été inutiles. M. Banks se recoucha assez agité ; il entendit bientôt après de la musique, et il vit des lumières à peu de distance sur le rivage : c’était un concert ou assemblée qu’ils appellent heïva, nom général qu’ils donnent à toutes les fêtes publiques. Comme ce spectacle devait nécessairement rassembler beaucoup d’Indiens, et que je pouvais peut-être m’y trouver, ainsi que d’autres Anglais, M. Banks se leva pour y aller aussi. Les lumières et le son l’amenèrent dans une case où j’étais avec trois autres personnes du vaisseau. Il nous distingua aisément du reste de la foule ; il s’approcha presque nu, et nous raconta sa triste aventure ; nous le consolâmes comme les malheureux se consolent entre eux : nous lui dîmes que nous avions été aussi maltraités que lui ; je lui fis voir que j’avais les jambes nues, et lui dis qu’on avait volé mes bas sous ma tête, quoique je fusse sûr de ne pas avoir dormi. Mes compagnons lui prouvèrent aussi, en se montrant, qu’ils avaient perdu leur habit. Nous résolûmes pourtant d’entendre la musique, quelque mal vêtus que nous fussions. Le concert était composé de quatre tambours, de trois flûtes et de plusieurs voix ; il dura environ une heure ; et lorsqu’il fut fini, nous nous retirâmes dans les endroits où nous avions couché, après être convenus que jusqu’au lendemain matin nous ne ferions aucune démarche pour retrouver nos habits.

« Le 28, nous nous levâmes à la pointe du jour, suivant l’usage de l’île. Le premier homme que vit M. Banks fut Topia, qui gardait fidèlement son fusil. Obéréa lui apporta bientôt quelques vêtemens de son pays, pour lui servir au défaut des siens ; de sorte qu’en nous abordant il portait un habillement bigarré, moitié à la taïtienne et moitié à l’anglaise. Excepté le docteur Solander, dont nous ne connaissions pas le gîte, et qui n’avait point assisté au concert, nous fûmes bientôt réunis. Peu de temps après, Toutahah parut, et nous le pressâmes de chercher nos habits qu’on avait dérobés ; mais nous ne pûmes jamais lui persuader, non plus qu’à Obéréa, de faire aucune démarche à cet effet, et nous soupçonnâmes alors qu’ils étaient complices du vol. Sur les huit heures, M. Solander vint nous joindre ; il avait passé la nuit dans une case à un mille de distance, chez des hôtes plus honnêtes que les nôtres, et on ne lui avait rien pris.

« Nous perdîmes alors tout espoir de recouvrer nos habits, dont en effet nous n’avons jamais entendu parler dans la suite, et nous passâmes toute la matinée à demander les cochons qu’on nous avait promis ; mais nos tentatives furent également sans succès. Sur le midi, nous marchâmes vers le canot, assez mécontens, et n’emportant rien avec nous que ce que nous avions acheté la veille du boucher et du cuisinier de Toutahah.

« En retournant au canot, nous eûmes un spectacle qui nous dédommagea, en quelque manière, de nos fatigues et de nos pertes. Chemin faisant, nous arrivâmes à un des endroits, en petit nombre, où l’île n’est pas environnée par des récifs et où par conséquent un ressac violent brise sur la côte ; les lames étaient des plus effrayantes que j’eusse jamais vues ; il aurait été impossible à un de nos canots de s’en tirer ; et si le meilleur nageur de l’Europe avait été, par quelque accident, exposé à leur furie, je suis persuadé qu’il y aurait été bientôt englouti par les flots ou écrasé contre les grosses pierres dont le rivage était couvert. Cependant nous y vîmes dix ou douze Taïtiens qui nageaient pour leur plaisir ; lorsque les flots brisaient près d’eux, ils plongeaient par-dessous et reparaissaient de l’autre côté avec une adresse et une facilité inconcevables. Ce qui rendit ce spectacle encore plus amusant, ce fut que les nageurs trouvèrent au milieu de ces brisans l’arrière d’une vieille pirogue ; ils le saisirent et le poussèrent devant eux en nageant jusqu’à une assez grande distance en mer ; alors deux ou trois de ces insulaires se mettaient dessus, et, tournant le bout carré contre la vague, ils étaient chassés vers la côte avec une rapidité incroyable, et quelquefois même jusqu’à la grève ; mais ordinairement la vague brisait sur eux avant qu’ils fussent à moitié chemin, et alors ils plongeaient et se relevaient d’un autre côté en tenant toujours ce reste de pirogue : ils se remettaient à nager de nouveau au large, et revenaient ensuite par la même manœuvre, à peu près comme nos enfans dans les jours de fêtes grimpent la colline du parc de Greenwich, pour avoir le plaisir de se rouler en bas. Nous restâmes plus d’une demi-heure à contempler cette scène étonnante. Pendant cet intervalle, aucun des nageurs n’entreprit d’aller à terre ; ils semblaient prendre à ce jeu le plaisir le plus vif ; nous continuâmes alors notre route , et enfin le soir nous arrivâmes au fort.

» On peut remarquer à cette occasion que la nature humaine est douée de plusieurs facultés qui ne sont portées que rarement au degré de développement dont elles sont susceptibles, et que tous les hommes sont capables de certains efforts qu’aucun d’eux ne fait, à moins qu’il n’y soit porté par le besoin ou par des circonstances extraordinaires. Ces nageurs, en déployant les forces dont nous avons tous l’usage, à moins que nous ne soyons attaqués de quelque infirmité particulière, opéraient des prodiges qui nous semblent au-dessus de la nature. Des exemples plus familiers montrent encore la vérité de cette observation. Les danseurs de corde et les voltigeurs ne font que perfectionner des facultés que tous les individus ont comme eux ; ils n’ont point reçu de don particulier de la nature : tous les hommes, il est vrai, avec autant d’exercice et d’habitude, ne deviendraient pas aussi habiles dans leur art ; mais il est incontestable qu’ils y feraient du moins quelques progrès : il faut en dire autant de tous les autres arts. L’exemple des aveugles nous fournit une autre preuve que l’homme a des facultés dont il ne fait presque jamais usage. On ne peut pas supposer que la perte d’un sens donne plus de force à ceux qui restent, comme l’amputation d’une branche d’arbre rend plus vigoureuses celles qui sont encore attachées au trône. Tout homme peut donc acquérir par les organes de l’ouïe et du toucher la délicatesse et la finesse qui nous surprennent dans ceux qui ont perdu la vue. Si les aveugles ne perfectionnent pas également leur intelligence, c’est qu’ils n’en ont pas également besoin. Celui qui jouit de sa vue est le maître de faire par choix ce que l’homme privé de ses yeux fait par nécessité ; et s’il voulait s’appliquer comme lui à exercer ses organes, il les rendrait aussi parfaits. Afin d’encourager les efforts du genre humain, établissons donc pour principe d’un usage universel, que quiconque fera tout ce qu’il peut fera beaucoup plus qu’on ne croit communément possible.

» Parmi les insulaires qui étaient venus nous voir il y en avait quelques-uns d’une île voisine, appelée par eux Eimeo, et que le capitaine Wallis a nommée île du Duc d’York. Ils nous parlèrent de vingt-deux îles situées dans les environs de Taïti.

» Comme le jour où nous devions faire nos observations astronomiques approchait, je résolus, en conséquence de quelques idées que m’avait données lord Morton, d’envoyer deux détachemens, afin d’observer le passage de Vénus dans différens endroits, espérant que, si nous ne réussissions pas à Taïti, nous aurions ailleurs un meilleur succès. Nous nous occupâmes donc à préparer nos instrumens et à montrer l’usage qu’il en fallait faire à ceux de nos officiers que je me proposais d’envoyer dans un autre endroit.

» Le 1er. juin, deux jours avant le passage de vénus, je fis partir pour Eiméo, dans la grande chaloupe, M. Gore et MM. Monkhouse et Sporing, à qui M. Green avait donné des instrumens convenables. M. Banks jugea à propos d’aller avec eux, et il fut accompagné de Toubouraï-Tamaïdé, de Tomio et de plusieurs Taïtiens. Dès le grand matin du 3, j’envoyai M. Hicks avec MM. Clerck et Pétersgill, nos contre-maîtres, et M. Saunders, un des midshipmen, dans la pinasse, dans l’est de Taïti, afin d’y choisir, à quelque distance de notre principal observatoire, un lieu convenable où ils pussent employer les instrumens qu’ils avaient aussi emportés pour le même dessein.

» Malgré toute la célérité qu’on mit pour équiper la chaloupe, elle ne fut prête que dans l’après-midi ; nos gens, qui étaient à bord, après avoir ramé la plus grande partie de la nuit, l’amenèrent enfin au-dessous de la terre d’Eimeo. À la pointe du jour du 2, ils virent une pirogue, qu’ils appelèrent. Les Indiens qu’elle avait à bord leur montrèrent un passage à travers le récif , ils y entrèrent, et ils choisirent bientôt après, pour lieu de leur observatoire, un rocher de corail qui s’élevait hors de l’eau, à environ cinq cents pieds de la côte ; ce rocher en avait deux cent cinquante de longueur et soixante de large. On trouvait au milieu un lit de sable blanc assez étendu pour y placer les tentes. M. Gore et ses compagnons commencèrent à les dresser et à faire les autres préparatifs nécessaires pour l’opération importante du lendemain. Sur ces entrefaîtes, M. Banks, suivi des insulaires de Taïti et de ceux qu’il avait rencontrés dans la pirogue, alla dans l’intérieur de l’île pour y acheter des provisions ; il s’en procura effectivement une quantité suffisante avant la nuit. Lorsqu’il revint au rocher, il trouva l’observatoire en ordre et les télescopes fixés et éprouvés. La soirée fut très-belle ; cependant l’inquiétude ne leur permit pas de prendre beaucoup de repos pendant la nuit : chacun faisait la garde à son tour l’espace d’une demi-heure ; il allait satisfaire l’impatience des autres, et il leur rapportait la situation du temps ; quelquefois encourageant leur espérance en disant que le ciel était serein, et d’autres fois les alarmant en leur annonçant qu’il était couvert.

» Ils furent debout dès la pointe du jour du 3, et ils eurent la satisfaction de voir le soleil se lever sans nuage. M. Banks souhaitant alors un heureux succès à nos observateurs, M. Gore et M. Monkhouse, retourna une seconde fois dans l’île pour en examiner les productions et y acheter des rafraîchissemens. Pour faire ses échanges avec les naturels, il se plaça sous un arbre ; et, afin de n’être pas poussé par la foule, il traça autour de lui un cercle dans lequel il ne leur permit pas d’entrer.

» Sur les huit heures, il aperçut deux pirogues qui voguaient vers l’endroit où il était, et les insulaires lui firent entendre qu’elles appartenaient à Tarrao, roi de l’île, qui venait lui rendre visite. Dès que les pirogues s’approchèrent de la côte, le peuple se rangea en haie depuis le rivage jusqu’au lieu du marché, et sa majesté débarqua avec sa sœur Néna. Comme il s’avançait vers l’arbre sous lequel était M. Banks, il alla à leur rencontre, et il les introduisit en grande cérémonie dans le cercle, dont il avait écarté les autres insulaires. C’est la coutume de ces peuples de s’asseoir pendant leurs conférences. M. Banks développa une espèce de turban d’étoffe de l’Inde, qu’il portait sur sa tête en place de chapeau ; il l’étendit à terre, et ils s’assirent tous ensemble. On apporta alors le présent royal, qui était composé d’un chien, d’un cochon, de quelques fruits à pain, de cocos et autres choses pareilles. M. Banks envoya une pirogue à l’observatoire pour y porter ce présent : les messagers revinrent avec une hache, une chemise, et des verroteries qu’il offrit à sa majesté, qui les reçut avec beaucoup de satisfaction.

» Pendant cet intervalle, Toubouraï-Tamaïdé et Tomio arrivèrent de l’observatoire ; Tomio dit qu’elle était parente de Tarrao ; elle lui fit présent d’un grand clou, et donna en même temps une chemise à Néna.

» Après le premier contact intérieur de vénus avec le soleil, M. Banks retourna à l’observatoire, emmenant avec lui Tarrao, Néna et quelques-uns des principaux personnages de leur suite, parmi lesquels il y avait trois jeunes femmes très-belles. Il leur montra la planète au-dessus du soleil, et tâcha de leur faire entendre que ses compagnons et lui avaient quitté leur pays pour venir observer ce phénomène. Bientôt après, M. Banks retourna avec eux à l’île d’Eimeo ; il y passa le reste de la journée à en examiner les productions, qu’il trouva à peu près les mêmes que celles de Taïti. Les hommes qu’il y vit ressemblaient aussi entièrement aux naturels de cette dernière île, et il en reconnut plusieurs pour les avoir déjà vus à Taïti ; de manière que tous ceux avec qui il fit des échanges connaissaient ses marchandises et leur valeur.

» Le lendemain au matin 4, nos observateurs plièrent leurs tentes pour s’en revenir, et arrivèrent au fort avant la nuit.

» L’observation fut faite avec un égal succès au fort, et par les personnes que j’avais envoyées dans l’est de l’île ; depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher il n’y eut pas un seul nuage au ciel, et nous observâmes, M. Green, le docteur Solanger et moi, tout le passage de venus avec la plus grande facilité. Le télescope de M. Green et le mien étaient de la même force, et celui du docteur Solander était plus grand. Nous vîmes tous autour de la planète un brouillard nébuleux, qui rendait moins distincts les temps des contacts, et surtout des contacts intérieurs ; ce qui nous fit différer les uns les autres dans nos observations plus qu’on ne devait l’attendre.

» Nous trouvâmes que notre observatoire était situé au 17e. degré 29 minutes 15 secondes de latitude sud, et au 149e. degré 32 minutes 30 secondes de longitude ouest de Greenwich.

» Si nous avions des raisons de nous féliciter du succès de notre entreprise, quelques-uns de nos gens avaient profité du temps de manière à nous causer bien du regret. Pendant que les officiers étaient tous occupés à observer le passage de vénus, des matelots enfoncèrent un des magasins, et volèrent près d’un cent pesant de clous à fiche. Le cas était sérieux et de grande importance ; car si les voleurs avaient répandu ces clous parmi les Taïtiens, ils nous auraient fait un tort irréparable en diminuant la valeur du fer, qui était la principale marchandise que nous avions apportée pour commercer avec ces insulaires. On découvrit un des voleurs ; mais on ne lui trouva que sept clous : il fut puni par vingt-quatre coups de fouet, et il ne voulut jamais, révéler ses complices. »

Le 5, nous célébrâmes l’anniversaire du jour de la naissance du roi ; nous aurions dû faire cette cérémonie la veille, mais nous attendîmes pour cela le retour de nos officiers, qui étaient allés observer le passage de vénus. Plusieurs des chefs taïtiens assistèrent à cette fête : ils burent à la santé de sa majesté sous le nom de Kihiargo, qui était le son le plus approché qu’ils pouvaient rendre pour exprimer le roi George.

Il mourut à cette époque une vieille femme d’un certain rang, et qui était parente de Tomio. Cet incident nous donna occasion de voir comment ils disposent des cadavres, et nous confirma dans l’opinion que ces peuples n’enterrent jamais leurs morts, contre la coutume de toutes les autres nations actuellement connues. Au milieu d’une petite place carrée, proprement palissadée de bambous, ils dressèrent sur deux poteaux le tendelet d’une pirogue, et ils placèrent le corps en dessous, sur un châssis, tel que nous l’avons décrit plus haut. Le corps était couvert d’une belle étoffe, et on avait placé près de lui du fruit à pain, du poisson et d’autres provisions. Nous supposâmes que les alimens étaient préparés pour l’esprit du défunt, et que par conséquent ces Indiens ont quelques idées confuses de l’existence des âmes après la mort ; mais lorsque nous nous adressâmes à Toubouraï-Tamaïdé, afin de nous instruire plus particulièrement sur cette matière, il nous dit que ces alimens étaient des offrandes qu’ils présentaient à leurs dieux. Ils ne supposaient cependant pas que les dieux mangeassent, ainsi que les Juifs ne pensaient point que Jehovah pût habiter dans une maison. Il faut regarder leur offrande de la même manière que le temple de Jérusalem, c’est-à-dire, comme un témoignage de respect et de reconnaissance, et un moyen de solliciter la présence plus immédiate de la Divinité. Vis-à-vis le carré, il y avait un endroit où les parens du défunt allaient payer le tribut de leur douleur ; et au-dessous du tendelet on trouvait une quantité innombrable de petites pièces d’étoffe, sur lesquelles les pleureurs avaient versé leurs larmes et leur sang ; car, dans les transports de leur chagrin, c’est un usage universel parmi eux de se faire des blessures avec la dent d’un requin. À quelques pas de là, on avait dressé deux petites huttes ; quelques parens du défunt demeurent habituellement dans l’une, et l’autre sert d’habitation au principal personnage du deuil, qui est toujours un homme revêtu d’un habillement singulier, et qui fait des cérémonies que nous rapporterons plus bas. On enterre ensuite les os de morts dans un lieu voisin de celui où on élève ainsi les cadavres pour les laisser en pouriture.

» Il est impossible de deviner ce qui peut avoir introduit parmi ces peuples l’usage d’élever le mort au-dessus de la terre, jusqu’à ce que la chair soit consumée par la putréfaction, et d’enterrer ensuite les os ; mais c’est une chose digne de remarque, qu’Élien et Apollonius de Rhodes attribuent une coutume semblable aux anciens habitans de Colchide, pays situé près du royaume de Pont en Asie, et qu’on appelle aujourd’hui la Mingrélie ; excepté pourtant que cette manière de disposer des morts n’avait pas lieu pour les deux sexes ; ils enterraient les femmes, mais ils enveloppaient les hommes morts dans une peau, et les suspendaient en l’air avec une chaîne. Cet usage des habitans de la Colchide avait sa source dans leur croyance religieuse. La terre et l’air étaient les principaux objets de leur culte ; et l’on croit que, par une suite de quelque principe superstitieux, ils dévouaient leurs morts à ces deux élémens. Nous n’avons jamais pu découvrir positivement si les Taïtiens adoptent de pareils principes ; mais nous reconnûmes bientôt que les cimetières sont aussi des lieux où ils vont rendre une sorte de culte religieux. Nous observerons en passant que, quoiqu’il soit très-absurde d’imaginer que le bonheur ou le malheur d’une vie future dépend, en quelque manière, de la façon dont on disposera des cadavres, lorsque le temps de l’épreuve sera passé, cependant rien n’est plus général que cette espèce d’inquiétude parmi les hommes. Malgré le mépris que nous avons pour les cérémonies funéraires, qui ne nous sont point familières par l’habitude, ou que la superstition ne nous a pas rendues sacrées, la plupart des hommes s’occupent gravement à empêcher que leur corps ne soit rompu dans un champ par le hoyau du laboureur, ou dévoré par les vers, lorsqu’il ne sera plus capable de sensation ; ils le font placer à prix d’argent dans une terre sainte, lors même qu’ils croient que le sort de sa future existence est irrévocablement décidé. Nous sommes si fortement portés à associer des idées de sensations agréables ou douloureuses aux opinions et aux actions qui nous affectent pendant la vie, que nous agissons involontairement comme si après la mort elles devaient faire la même impression sur nous, ce que pourtant personne n’oserait soutenir.

» Ainsi il arrive que le désir de conserver sans tache ou de transmettre avec honneur le nom que nous laissons après nous est un des plus puissans motifs qui règlent les actions mêmes des nations les plus éclairées. On doit convenir, dans tous les principes, que les morts sont insensibles à la réputation qu’ils laissent après eux ; cependant, excepté dans les hommes vils que l’habitude de la bassesse et du crime a rendus indifférens à l’honneur et à la honte, la force de la raison et les réflexions du sage ne peuvent pas surmonter ce penchant que nous avons tous de laisser un nom irréprochable ou célèbre lorsque nous ne serons plus : c’est là sans doute une des plus heureuses imperfections de notre nature, dont le bien général de la société dépend jusqu’à un certain point ; et comme on prévient quelques crimes en suspendant avec des chaînes le corps d’un criminel après sa mort, de même, le désir d’écarter l’infamie de notre tombe, ou d’acquérir de l’honneur lorsqu’il ne restera plus de nous que le nom, procure de grands avantages à la société, et arrête bien des maux.

» Des mœurs absolument nouvelles nous montrent les folies et les absurdités des hommes séparés de ces idées particulières, qui, par leurs associations, nous accoutument à les voir sans en être surpris. Le meilleur usage peut-être que nous puissions faire de la connaissance de ces mœurs étrangères, c’est de nous montrer combien les sottises du genre humain sont essentiellement les mêmes presque partout. Lorsqu’un zélé dévot de l’église romaine voit les Indiens des bords du Gange persuadés qu’ils s’assurent le bonheur d’une vie future en mourant avec la queue d’une vache dans la main, il rit de leurs extravagances et de leur superstition ; mais ces Indiens riraient à leur tour, si on leur disait qu’il y a dans le continent de l’Europe des hommes qui imaginent qu’ils se procureront les mêmes avantages en mourant avec les sandales d’un franciscain.

» Comme les Taïtiens depuis quelques jours nous apportaient du fruit à pain en moindre quantité qu’à l’ordinaire, nous en demandâmes la raison, et l’on nous dit que les arbres promettaient une récolte abondante, et que chacun avait alors cueilli une partie des fruits pour en faire une espèce de pâte aigrelette qu’ils appellent mahié, et qui, après avoir subi une fermentation, se conserve pendant un temps considérable, et leur sert d’alimens lorsque les fruits ne sont pas encore mûrs.

» Le principal personnage du deuil devait faire le 10 la cérémonie en l’honneur de la vieille femme dont nous avons déjà décrit le tombeau. M. Banks était si curieux de voir tous les mystères de la solennité, qu’il résolut de s’y charger d’un emploi, après qu’on lui eut dit qu’il ne pouvait pas y assister sans cette condition. Il alla donc le soir dans l’endroit où était déposé le corps, et il fut reçu par la fille de la défunte, quelques autres personnes et un jeune homme d’environ quatorze ans, qui se préparaient tous à la cérémonie. Toubouraï-Tamaïdé en était le chef. La figure de son habillement était extrêmement bizarre, et pourtant lui seyait assez bien. On dépouilla M. Banks de ses vêtemens à l’européenne ; les Taïtiens nouèrent autour de ses reins une petite pièce d’étoffe, et ils lui barbouillèrent tout le corps jusqu’aux épaules avec du charbon et de l’eau, de manière qu’il était aussi noir qu’un nègre. Ils firent la même opération à plusieurs personnes, et entre autres à quelques femmes qu’on mit dans le même état de nudité que lui ; le jeune homme fut noirci partout, et ensuite le convoi se mit en marche.

» Toubouraï-Tamaïdé proférait près du corps quelques mots que nous avons jugés être une prière : il récitait les mêmes paroles lorsqu’il fut arrivé dans sa maison ; ils continuèrent ensuite leur route vers le fort, dont nous leur avions permis d’approcher dans cette occasion, les Taïtiens ont coutume de s’enfuir avec la plus grande précipitation à l’arrivée du convoi ; dès qu’il fut aperçu de loin par ceux qui étaient aux environs du fort, ils allèrent se cacher dans les bois. Le convoi marcha du fort le long de la côte, et mit en fuite une autre troupe d’insulaires qui étaient plus de cent, et qui se retirèrent tous dans le premier lieu écarté qu’ils purent rencontrer ; il traversa ensuite la rivière, et entra dans les bois, passant devant plusieurs maisons qui étaient toutes désertes, et l’on ne vit pas un seul Taïtien pendant le reste de la procession, qui dura près d’une demi-heure. Ils appellent nineveh, la fonction que faisait M. Banks ; deux Taïtiens étaient chargés du même emploi. Comme les naturels avaient tous disparu, ils allèrent dire au principal personnage du deuil imiatata, il n’y a personne. Enfin on envoya tous les gens du convoi se laver dans la rivière et reprendre leurs habits ordinaires.

» Le 12, des Taïtiens se plaignirent à moi que deux des matelots leur avaient pris des arcs, des flèches et des cordes faites avec des cheveux tressés ; j’examinai l’affaire, et, trouvant que l’accusation était prouvée, je fis donner à chacun des coupables vingt-quatre coups de fouet.

» Nous n’avons point encore parlé de leurs arcs et de leurs flèches, et ils n’en apportaient pas souvent au fort ; cependant Toubouraï-Tamaïdé vint ce jour-là nous voir avec son arc, en conséquence d’un défi que lui avait fait M. Gore, Le chef pensait que c’était pour essayer à qui lancerait la flèche plus loin, et M. Gore, à qui frapperait mieux le but ; et comme celui-ci ne tâchait pas de pousser la flèche le plus loin qu’il lui serait possible, et que l’autre ne cherchait point à atteindre le but, on ne put pas comparer leur adresse. Toubouraï-Taimaïdé, voulant alors nous montrer ce qu’il était capable de faire, banda son arc, et décocha une flèche à huit cents pieds ; c’est-à-dire, à un peu plus d’un sixième de mille. Leurs flèches ne sont jamais empennées, et leur manière de tirer est singulière ; ils s’agenouillent, et au moment où la flèche part, ils laissent tomber l’arc.

» M. Banks, dans sa promenade du matin, rencontra des Taïtiens qu’il reconnut, après quelques questions, pour des musiciens ambulans ; dès que nous eûmes appris l’endroit où ils devaient passer la nuit, nous nous y rendîmes tous ; ils avaient deux flûtes et trois tambours, et une grande foule s’était assemblée autour d’eux. Ceux qui battaient du tambour accompagnaient la musique avec leurs voix, et nous fûmes fort surpris de découvrir que nous étions l’objet de leurs chansons. Nous ne nous attendions pas à rencontrer parmi les habitans sauvages de ce coin solitaire du globe une profession pour qui les nations les plus distinguées par leur esprit et leurs connaissances avaient de l’estime et de la vénération ; tels sont pourtant les bardes et les ménestrels de Taïti : ils improvisaient, et joignaient la musique de leurs instrumens au son de leurs voix ; ils allaient continuellement d’un lieu à l’autre, et le maître de la maison, ainsi que l’assemblée, leur donnaient en récompense les choses dont ils pouvaient se passer, et dont ces bardes avaient besoin.

» Le 14, on commit au fort un vol qui nous jeta dans de nouvelles difficultés et dans de nouveaux embarras. Au milieu de la nuit un Taïtien trouva moyen de dérober un fourgon de fer qui nous servait pour le four ; on l’avait dressé par hasard contre la palissade, de sorte qu’on voyait en dehors le bout du manche. Nous apprîmes que le voleur qui l’avait lorgné le soir, était venu tout doucement sur les trois heures du matin, et que, guettant le moment où la sentinelle était détournée, il avait adroitement saisi le fourgon avec un grand bâton crochu, et l’avait tiré par-dessus la palissade. Je crus qu’il était important de tâcher de mettre fin à tous ces vols en employant un moyen qui rendrait les naturels intéressés eux-mêmes à les prévenir. J’avais donné ordre qu’on ne tirât pas sur eux, lors même qu’ils étaient pris en flagrant délit : j’avais pour cela plusieurs raisons ; je ne pouvais pas donner aux soldats de garde un pouvoir de vie ou de mort, dont ils seraient les maîtres de faire usage quand ils le voudraient, et j’avais déjà éprouvé qu’ils n’étaient que trop empressés à tuer légèrement lorsqu’ils en avaient la permission. Je ne croyais pas d’ailleurs que les vols que faisaient les Taïtiens fussent des crimes dignes de mort ; parce qu’on pend les voleurs en Angleterre, je ne pensai pas qu’on dût les fusiller à Taïti : c’eût été exécuter sur les naturels de ce pays une loi faite après coup ; ils n’avaient point parmi eux de loi semblable, et il me sembla que nous n’avions pas le droit de la leur imposer. En voulant jouir des avantages de la société civile, ils n’ont pas comme nous accepté pour condition de s’abstenir de vol sous peine d’être puni de mort. Je ne voulais point les exposer à nos armes à feu chargées de balles, et je ne me souciais pas trop qu’on tirât sur eux seulement avec de la poudre. Le bruit de l’explosion et la fumée les auraient d’abord alarmés ; mais, dès qu’ils auraient vu qu'il ne leur en arrivait point de mal, ils auraient peut-être méprisé nos armes, et ils en seraient venus à des insultes que nous aurions été forcés de repousser d’une manière plus à craindre pour eux. Au contraire, en ne tirant jamais qu’à balle, nous pouvions les maintenir dans la crainte qu’ils avaient de nos armes à feu, et nous mettre à l’abri de leurs outrages. Il survint alors un incident que je regardai comme un expédient, favorable à mon dessein. Une vingtaine de leurs pirogues étaient venues près de nous, chargées de poisson : je les fis saisir sur-le-champ, et conduire dans la rivière derrière le fort, et j’avertis les Taïtiens que nous allions les brûler, si on ne nous rendait pas le fourgon et les autres choses qu’ils avaient volées depuis notre arrivée dans l’île. Je hasardai de publier cette menace, quoique je ne fusse pas dans le dessein de la mettre à exécution ; je ne doutais pas qu’elle ne parvînt à ceux qui possédaient les effets qu’on nous avait dérobés, et que dans peu on ne nous les rapportât, puisque tous les Taïtiens y étaient intéressés. J’en fis la liste : elle était composée principalement du fourgon, du fusil qui avait été pris au soldat de marine, lorsque le Taïtien fut tué, des pistolets et des habits que M. Banks avait perdus à Atahourou, d’une épée qui appartenait à un de nos sous-officiers, et d’une barrique. Sur le midi on rendit le fourgon, et ils firent de vives instances pour que je relâchasse les pirogues ; mais je m’en tins toujours à mes premières conditions. Le lendemain 15 vint, et on ne rapporta rien de plus ; ce qui me surprit beaucoup, car les insulaires étaient dans le plus grand embarras pour leur poisson qui allait se gâter dans peu de temps. Je fus donc réduit à l’alternative désagréable de relâcher les pirogues contre ce que j’avais déclaré solennellement et en public, ou de les détenir au détriment de ceux qui étaient innocens, et sans que nous en retirassions aucun profit : j’avisai un expédient passager, je leur permis de prendre le poisson ; mais je retins toujours les pirogues : cette permission produisit de nouveaux désordres et de nouvelles injustices ; comme il n’était pas facile de distinguer à qui le poisson appartenait en particulier, ceux qui n’y avaient point de droit profitèrent de la circonstance, et pillèrent les pirogues. Ils réitérèrent leurs sollicitations pour que je renvoyasse ces bâtimens : j’avais alors les plus fortes raisons de croire que les effets dérobés n’étaient pas dans l’île, ou que ceux qui souffraient par la détention des pirogues n’avaient pas assez d’influence sur les voleurs pour les engager à abandonner leur proie ; je me décidai enfin à les relâcher, très-mortifié du mauvais succès de mon projet.

» Il arriva sur ces entrefaites un autre accident qui fut sur le point de nous brouiller avec les Taïtiens, malgré toutes les précautions que nous prenions pour entretenir la paix. J’envoyai à terre la chaloupe afin d’en rapporter du lest pour le vaisseau ; l’officier qui la commandait, ne trouvant pas d’abord des pierres qui lui convinssent, se mit à abattre quelques parties d’une muraille qui enfermait un terrain où ils déposaient les os de leurs morts : les Taïtiens s’y opposèrent avec violence, et un messager revint aux tentes nous avertir qu’ils ne voulaient pas souffrir cette entreprise. M. Banks partit sur-le-champ et termina bientôt la dispute à l’amiable, en envoyant les gens de la chaloupe à la rivière, où l’on pouvait rassembler assez de pierres pour le lestage du bâtiment sans offenser les naturels. Il faut bien remarquer que ces insulaires paraissaient beaucoup plus jaloux de ce qu’on faisait aux morts qu’aux vivans. Ce fut le seul cas où ils osèrent nous résister ; et, excepté dans une autre occasion du même genre, ils n’ont jamais insulté qui que ce soit parmi nous, M. Monkhouse, cueillant un jour une fleur sur un arbre situé dans un de leurs enclos funéraires, un Taïtien qui l’aperçut, vint tout à coup derrière lui, et le frappa : M. Monkhouse saisit son adversaire ; mais deux autres insulaires approchèrent à l’instant, prirent le chirurgien par les cheveux, le forcèrent de lâcher leur compatriote, et s’enfuirent ensuite sans lui faire d’autre violence.

» Le 19, nous retenions toujours les pirogues : nous reçûmes le soir une visite d’Obéréa, et nous fûmes très-surpris en voyant qu’elle ne nous rapportait aucun des effets qu’on nous avait volés, car elle savait qu’elle était soupçonnée d’en avoir quelques-uns en garde. Elle dit, il est vrai, qu’Obady, son favori, qu’elle avait renvoyé et battu, les avait emportés ; mais elle semblait sentir qu’elle n’avait pas droit d’être crue sur sa parole ; elle laissa voir les signes de crainte les plus marqués ; cependant elle les surmonta avec une résolution surprenante, et elle nous fit de très-grandes instances pour que nous lui permissions de passer la nuit, elle et sa suite, dans la tente de M. Banks. Nous ne voulûmes pas y consentir ; l’histoire des habits volés était trop récente, et d’ailleurs la tente était déjà remplie d’autres personnes. Aucun autre de nous ne fut disposé à la recevoir, et elle coucha dans sa pirogue, très-mortifiée et très-mécontente.

» Le lendemain 20, dès le grand matin, elle revint au fort avec sa pirogue et ce qui y était contenu, se remettant à notre pouvoir avec une espèce de grandeur d’âme qui excita notre étonnement et notre admiration. Afin d’opérer plus efficacement la réconciliation, elle nous présenta un cochon et plusieurs autres choses, et entre autres un chien. Nous avions appris que les Taïtiens regardent cet animal comme une nourriture plus délicate que le porc, et nous résolûmes à cette occasion de vérifier l’expérience. Nous remîmes le chien, qui était très-gras, à Topia, qui se chargea d’être le boucher et le cuisinier. Il le tua en lui serrant fortement avec ses mains le nez et le museau, opération qui dura plus d’un quart d’heure.

» Pendant ce temps, les Indiens firent un trou en terre d’environ un pied de profondeur dans lequel on alluma du feu ; et l’on y mit des couches alternatives de petites pierres et de bois pour le chauffer. Topia tint pendant quelque temps le chien sur la flamme ; et le raclant avec une coquille, tout le poil tomba, comme s’il avait été échaudé dans une eau bouillante : il le fendit avec la même coquille, et en tira les intestins, qui furent envoyés à la mer, où ils furent lavés avec soin, et mis dans des coques de cocos, ainsi que le sang qu’on avait tiré du corps en l’ouvrant. On ôta le feu du trou lorsqu’il fut assez échauffé, et on mit au fond quelques-unes des pierres qui n’étaient pas assez chaudes pour changer la couleur de ce qu’elles touchaient ; on les couvrit de feuilles vertes, sur lesquelles on plaça le chien avec ses intestins ; on étendit sur l’animal une seconde couche de feuilles vertes et de pierres chaudes, et on boucha le creux avec de la terre. En moins de quatre heures on le rouvrit ; on en tira l’animal très-bien cuit, et nous convînmes tous que c’était un mets excellent. On ne donne point de viande aux chiens qu’on nourrit dans l’île pour la table, mais seulement des fruits à pain, des cocos, des ignames et d’autres végétaux : les Taïtiens apprêtent de la même manière toutes les viandes et les poissons qu’ils mangent.

» Le 21, nous reçûmes au fort la visite d’Omao, chef que nous n’avions pas encore vu, et pour qui les naturels du pays avaient un respect extraordinaire. Il amenait avec lui un enfant d’environ sept ans, et une jeune femme qui en avait à peu près seize : quoique l’enfant fût en état de marcher, il était cependant porté sur le dos d’un homme, ce que nous regardâmes comme une preuve de sa dignité. Dès qu’on les aperçut de loin, Obéréa et plusieurs Taïtiens qui étaient au fort, allèrent à leur rencontre, après s’être découvert la tête et le corps jusqu’à la ceinture ; à mesure qu’il approchait, tous les autres insulaires qui étaient aux environ du fort faisaient la même cérémonie. Il est probable que découvrir son corps est dans ce pays un témoignage de respect ; et comme ils en laissent voir publiquement toutes les parties avec une égale indifférence, nous fûmes moins étonnés d’apercevoir Ouratoua se mettre nue de la ceinture en bas : ce n’était peut-être qu’une autre politesse adaptée à des personnages d’un rang différent. Le chef entra dans la tente ; mais toutes nos prières ne purent pas engager la jeune femme à l’y suivre, quoiqu’elle parût refuser contre son inclination. Les naturels mettaient une attention extrême à l’en empêcher, ils employaient presque la force lorsqu’elle était sur le point de succomber. Ils retenaient l’enfant en dehors avec autant d’inquiétude : le docteur Solander, le rencontrant à la porte, le prit par la main, et l’introduisit dans la tente avant que les Taïtiens s’en aperçussent : mais d’autres qui s’y trouvaient déjà le voyant arriver, le firent sortir.

» Ces circonstances excitèrent vivement notre curiosité : nous nous informâmes de la qualité de nos hôtes, et nous apprîmes qu’Omao était le mari d’Obéréa ; qu’ils s’étaient séparés depuis long-temps, d’un commun accord ; et que la jeune femme et le petit garçon étaient leurs enfans. Nous apprîmes aussi que l’enfant, qui s’appelait Terridiri, était l’héritier présomptif de la souveraineté de l’île ; que sa sœur lui était destinée pour femme, et qu’on différait le mariage jusqu’à ce qu’il eût un âge convenable. Le souverain actuel de l’île était un fils d’Ouappaï, qu’on nommait Outou, et qui était encore mineur, comme nous l’avons observé plus haut. Ouappaï, Omao, et Toutahah étaient frères : comme Ouappaï, l’aîné des trois, n’avait point d’autre enfant qu’Outou, le fils d’Omao, son premier frère, était l’héritier de la souveraineté. Il paraîtra peut-être étrange qu’un enfant soit souverain pendant la vie de son père ; mais, suivant la coutume du pays, il succède au titre et à l’autorité de son père dès le moment de sa naissance. On choisit un régent ; le père du nouveau souverain conserve ordinairement, à ce titre, son autorité jusqu’à ce que son fils soit en âge de gouverner par lui-même : cependant, on avait dérogé à l’usage dans ce cas, et la régence était tombée sur Toutabah, oncle du petit roi, parce qu’il s’était distingué dans une guerre. Omao me fit sur l’Angleterre et ses habitans plusieurs questions qui décelaient beaucoup de pénétration et d’intelligence.

» Le 26, sur les trois heures du matin, je m’embarquai dans la pinasse, accompagné de M. Banks, pour faire le tour de l’île, et dresser une carte de ses côtes et havres. Nous prîmes notre route vers l’est, et à huit heures du matin nous allâmes à terre dans un district appelé Oahounné, gouverné par Ahio, jeune chef que nous avions vu souvent dans nos tentes, et qui voulut bien déjeuner avec nous. Nous y trouvâmes aussi deux autres Taïtiens de notre connaissance, Titéboalo et Houna, qui nous menèrent dans leurs maisons, près desquelles nous rencontrâmes le corps de la vieille femme dont M. Banks avait suivi le convoi. Cette habitation avait passé par héritage de la défunte à Houna ; et comme il était pour cela nécessaire que le cadavre y fût placé, on l’avait tiré du lieu où il avait été déposé par le convoi, pour l’y transporter. Nous allâmes à pied vers le havre d’Ohidey, où mouilla M. de Bougainville. Les naturels du pays nous montrèrent l’endroit où il avait dressé ses tentes, et le ruisseau qui lui servit d’aiguade : nous n’y reconnûmes pourtant d’autres vestiges de son séjour que les trous où les piquets des tentes avaient été plantés, et un morceau de pot cassé. Nous vîmes Ereti, chef qui était son principal ami, et dont le frère Aotourou s’embarqua sur la Boudeuse.

» Ce havre est situé au côté occidental d’une grande baie, et sous l’abri d’une petite île appelée Boourou, voisine d’une autre qu’on nomme Taaouiri ; la coupure dans les rescifs est très-grande ; mais l’abri n’est pas trop bon pour les vaisseaux.

» Après que nous eûmes examiné cet endroit, nous rentrâmes dans la pinasse qui nous suivait ; nous tâchâmes d’engager Titéboalo à venir avec nous à l’autre côté de la baie ; mais il ne voulut point y consentir ; il nous conseilla même de ne pas y aller : il nous dit que ce canton était habité par un peuple qui n’était pas sujet de Toutahah, et qui nous massacrerait ainsi que lui. On imagine bien que cette nouvelle ne nous fît pas abandonner notre entreprise : nous chargeâmes sur-le-champ nos armes à feu à balles ; et Titéboalo, qui comprit que cette précaution nous rendait formidables, consentit alors à être de notre expédition.

» Après avoir vogué jusqu’au soir, nous parvînmes à une langue basse de terre, ou isthme placé au fond de la baie, et qui partage l’île en deux péninsules, dont chacune forme un district ou gouvernement entièrement indépendant l’un de l’autre. Comme nous n’étions pas encore entrés dans le pays de notre ennemi, nous résolûmes de passer la nuit à terre : nous débarquâmes, et nous trouvâmes peu de maisons ; mais nous vîmes plusieurs doubles pirogues dont nous connaissions les maîtres, qui nous donnèrent à souper et un logis. M. Banks dut le sien à Ouratoua, la femme qui lui avait fait ses complimens au fort d’une manière si singulière.

» Le 27 au matin nous examinâmes le pays : c’est une plaine marécageuse d’environ deux milles, au travers de laquelle les insulaires portent leurs canots jusqu’à l’autre côté de la baie. Nous nous préparâmes alors à continuer notre route vers le canton que Titéboalo appelait l’autre royaume. Il nous dit qu’on nommait Tierrébou ou Taïti-Eté cette partie de l’île, et Ouahitéa le chef qui y gouvernait. Nous apprîmes aussi, à cette occasion, que la péninsule où nous avions dressé nos tentes s’appelait Opoureonéï ou O-Taïti-Neï. Titéboalo semblait avoir plus de courage que la veille ; il ne répéta plus que le peuple de Tierrébou nous tuerait ; mais il assura que nous ne pourrions pas y acheter des provisions : effectivement depuis notre départ du fort nous n’avions point eu de fruit à pain.

» Nous fîmes quelques milles en mer, et nous débarquâmes dans un district qui était le domaine d’un chef appelé Moraïtata, le tombeau des hommes, et dont le père se nommait Paahaïredo, le voleur de pirogues. Quoique ces noms parussent confirmer ce que Titéboalo nous avait dit, nous reconnûmes bientôt qu’il s’était trompé. Le père et le fils nous reçurent avec toute l’honnêteté possible : ils nous donnèrent des rafraîchissemens, et après quelque délai ils nous vendirent un gros cochon pour une hache. Une foule d’insulaires se rassemblèrent autour de nous ; nous n’en vîmes que deux de notre connaissance. Nous ne remarquâmes parmi eux aucune des quincailleries ou autres marchandises de notre vaisseau ; nous vîmes cependant plusieurs effets d’Europe. Nous trouvâmes dans une des maisons deux boulets de douze livres, dont l’un était marqué de la large flèche d’Angleterre, quoique les insulaires nous dissent qu’ils les avaient reçus des vaisseaux qui étaient à la rade dans le havre de Bougainville.

» Nous marchâmes à pied jusqu’au district qui dépendait immédiatement d’Ouahïtéa, principal chef ou roi de la péninsule. Il avait un fils ; mais nous ne savons pas si, suivant la coutume d’Opoureonéi, il administrait le gouvernement comme régent, ou en son propre nom. Ce district est composé d’une grande et fertile plaine, arrosée par une rivière que nous fûmes obligés de passer dans une pirogue. Les insulaires qui nous suivaient aimèrent mieux la traverser à la nage, et ils se jetèrent à l’eau comme une meute de chiens. Nous ne vîmes dans cet endroit aucune maison qui parût habitée, mais seulement les ruines de plusieurs grandes cases. Nous tirâmes le long de la côte qui forme une baie appelée O-Aïtipeha, et enfin nous trouvâmes le chef assis près de jolis pavillons de pirogues, sous lesquels nous supposâmes que lui et ses gens passaient la nuit. C’était un vieillard maigre, dont les ans avaient blanchi la barbe et les cheveux. Il avait avec lui une jolie femme d’environ vingt-cinq ans, et qui se nommait Toudiddé. Nous avions souvent entendu parler de cette femme ; et ce qu’on nous a dit, ainsi que ce que nous en avons vu, nous a fait penser que c’était l’Obéréa de cette péninsule. Les récifs qui sont le long de la côte forment, entre cet endroit et l’isthme, des havres où les vaisseaux pourraient être en parfaite sûreté. Tiary, fils d’Ouahïtéa, de qui nous avions acheté un cochon, nous accompagnait. Le pays que nous parcourûmes semblait être plus cultivé que le reste de l’île ; les ruisseaux coulaient partout dans des lits étroits de pierres, et le rivage paraissait aussi bordé de pierres. Les maisons ne sont ni vastes ni nombreuses ; mais les pirogues, amarrées le long de la côte, étaient innombrables : elles étaient plus grandes et mieux faites que toutes celles que nous avions vues jusqu’alors ; l’arrière était plus haut, la longueur du bâtiment plus considérable, et les pavillons soutenus par des colonnes. Presque à chaque pointe de la côte il y avait un bâtiment sépulcral ; nous en vîmes aussi plusieurs dans l’intérieur des terres. Ils étaient de la même forme que ceux d’Opoureonéï, mais plus propres, mieux entretenus, et décorés de plusieurs planches qu’on avait dressées de bout, et sur lesquelles on avait sculpté différentes figures d’oiseaux et d’hommes. Ils avaient représenté sur l’une de ces planches un coq peint en rouge et jaune, pour imiter le plumage de cet animal : nous en vîmes aussi où il y avait des portraits grossiers d’hommes élevés les uns sur la tête des autres. Nous n’aperçûmes pas un seul fruit à pain dans ce canton, quoiqu’il soit fertile et cultivé : les arbres étaient entièrement stériles, et il nous parut que les habitans se nourrissaient principalement de noix assez ressemblantes à une châtaigne, et qu’ils appellent ahy.

» Lorsque nous fûmes fatigués de marcher à pied nous appelantes la chaloupe. Les Indiens Titéboalo et Téahaou n’étaient plus avec nous. Nous conjecturâmes qu’ils étaient restés derrière, chez Ouahïtéa, attendant que nous allions les y rejoindre, en conséquence d’une promesse qu’ils nous avaient arrachée ; mais il ne fut pas en notre pouvoir de la remplir.

» Tiary cependant, et un autre Taïtien, s’embarquèrent avec nous ; nous allâmes jusque vis-à-vis une petite île appelée Otouraeïté. Il était nuit alors ; nous résolûmes de débarquer, et nos insulaires nous conduisirent dans un endroit où ils dirent que nous pourrions coucher ; c’était une maison déserte, près de laquelle il y avait une petite anse où la pinasse pouvait être en sûreté. Nous manquions de provisions, parce que depuis notre départ nous en avions trouvé très-peu. M. Banks alla tout de suite dans les bois pour voir s’il était possible de nous en procurer. Comme il faisait très-sombre, il ne rencontra personne, et ne trouva qu’une case inhabitée ; il ne rapporta qu’un fruit à pain, la moitié d’un autre, et quelques ahys. Nous les joignîmes à un ou deux canards et à quelques corlieux que nous avions : nous en fîmes un souper assez abondant, mais désagréable, faute de pain, dont nous avions négligé de nous pourvoir, espérant trouver des fruits à pain. Nous nous logeâmes sous le pavillon d’une pirogue appartenant à Tiary, qui nous accompagnait.

» Le lendemain matin 28, après avoir fait une autre tentative inutile pour nous procurer des provisions, nous dirigeâmes notre marche autour de la pointe sud-est de l’île, qui n’est couverte par aucun récif, mais ouverte à la mer, et où la côte est formée par le pied des collines. La côte de la partie la plus méridionale de l’île est couverte d’un récif, et la terre y est très-fertile. Nous fîmes cette route en partie à pied, et le reste du temps dans la pinasse. Lorsque nous eûmes parcouru environ trois milles nous arrivâmes à un endroit où nous vîmes plusieurs grandes pirogues et un certain nombre de Taïtiens, et nous fûmes agréablement surpris de trouver que bous les connaissions très-particulièrement. Nous achetâmes avec beaucoup de difficulté quelques cocos ; nous nous rembarquâmes ensuite, emmenant avec nous Teahaou, un des insulaires qui nous avaient attendus chez Ouahitéa, et qui nous étaient venus rejoindre la veille, bien avant dans la nuit.

» Lorsque nous fûmes en travers de l’extrémité sud-est de l’île, nous allâmes à terre par le conseil de notre guide taïtien, qui nous dit que le pays était riche et fertile. Le chef, nommé Mathiabo, vint bientôt près de nous ; mais il parut ignorer totalement la manière dont nous commercions. Cependant ses sujets nous apportèrent quantité de cocos, et environ vingt fruits à pain. Nous achetâmes le fruit à pain très-cher ; mais le chef nous vendit un cochon pour une bouteille de verre, qu’il préféra à toutes les autres marchandises que nous pouvions lui donner. Il possédait une oie et un dindon que le Dauphin avait laissés dans l’île ; ces deux animaux étaient extraordinairement gras, et si bien apprivoisés, qu’ils suivaient partout les insulaires, qui les aimaient passionnément.

» Nous vîmes dans une grande case un spectacle tout-à-fait nouveau pour nous. Il y avait à l’un des bouts une planche en demi-cercle, à laquelle pendaient quinze mâchoires d’hommes ; elles nous semblèrent fraîches et avaient toutes leurs dents. Un coup d’œil si extraordinaire excita fortement notre curiosité ; nous fîmes plusieurs recherches ; mais alors nous ne pûmes rien apprendre ; le peuple ne voulait pas ou ne pouvait pas nous entendre.

» Quand nous quittâmes cet endroit, le chef Mathiabo demanda la permission de nous accompagner, et nous y consentîmes volontiers : il passa le reste de la journée avec nous, et il nous fut très-utile en nous servant de pilote sur les bas-fonds. Sur le soir nous entrâmes dans la baie du côté du nord-ouest de l’île qui répond à celui du sud-est, car l’isthme partage l’île, comme je l’ai déjà observé. Après que nous eûmes côtoyé les deux tiers de cette baie, nous nous décidâmes à aller passer la nuit à terre. Nous vîmes à quelque distance une grande maison que Mathiabo nous dit appartenir à un de ses amis ; bientôt après plusieurs pirogues vinrent à notre rencontre ; elles avaient à bord plusieurs femmes très-belles, qui par leur maintien semblaient avoir été envoyées pour nous solliciter à descendre. Comme nous avions déjà résolu de coucher dans cet endroit, leurs invitations étaient presque superflues ; nous trouvâmes que la maison appartenait au chef du district, nommé Ouiouérou ; il nous reçut très-amicalement, et ordonna à ses gens de nous aider à apprêter nos provisions, dont nous avions alors une assez bonne quantité. Lorsque notre souper fut prêt, on nous conduisit dans la partie de la maison où Ouiouéron était assis. Mathiabo soupa avec nous, et Ouiouérou faisant aussi venir des provisions, notre repas fut très-paisible et très-gai. Dès qu’il fut fini, nous demandâmes où nous coucherions, et on nous montra un endroit de la maison qui nous était destiné. Nous envoyâmes alors chercher nos manteaux ; M. Banks se déshabilla comme à son ordinaire ; mais, après ce qui lui était arrivé à Atahourou, il eut la précaution de faire porter ses habits à la pinasse, se proposant de se couvrir avec une pièce d’étoffe de Taïti. Mathiabo s’apercevant de ce que nous faisions, prétendit qu’il avait aussi besoin d’un manteau. Comme il s’était très-bien comporté à notre égard, et qu’il nous avait rendu quelques services, nous ordonnâmes qu’on en apportât un pour lui. Nous nous couchâmes, en remarquant que Mathiabo n’était pas avec nous ; nous crûmes qu’il était allé se baigner, comme ces insulaires ont la coutume de le faire avant de dormir. Quelques instans après, un Taïtien que nous ne connaissions pas vint dire à M. Banks que Mathiabo et le manteau avaient disparu. Ce chef avait tellement gagné notre confiance, que nous ne crûmes pas d’abord ce rapport ; mais Teahaou le confirma bientôt, et nous reconnûmes qu’il n’y avait point de temps à perdre. Nous ne pouvions pas espérer de rattraper le voleur sans le secours des insulaires qui étaient autour de nous ; M. Banks se leva promptement, leur raconta le délit, et les chargea de recouvrer le manteau ; et afin que sa demande fît plus d’impression, il montra un de ses pistolets de poche qu’il portait toujours avec lui. La vue du pistolet alarma toute l’assemblée ; et au lieu de nous aider à poursuivre le voleur, ou retrouver ce qui avait été pris, les Taïtiens s’enfuirent en grande précipitation ; nous saisîmes pourtant un d’entre eux qui s’offrit alors à diriger nos pas du côté du voleur. Je partis avec M. Banks ; et quoique nous courussions pendant tout le chemin, l’alarme nous avait déjà précédés : dix minutes après nous rencontrâmes un homme qui rapportait le manteau que Mathiabo, pénétré de frayeur, avait abandonné : nous ne voulûmes pas le poursuivre plus long-temps, et il s’échappa. En revenant, nous trouvâmes entièrement déserte la maison, qui était remplie auparavant de près de trois cents personnes. Les Taïtiens s’apercevant bientôt que nous n’avions du ressentiment que contre Mathiabo, le chef Ouiouérou, sa femme et plusieurs autres, se rapprochèrent et logèrent dans le même endroit que nous pendant la nuit. Nous étions cependant destinés à une nouvelle scène de trouble et d’inquiétude ; notre sentinelle nous donna l’alarme, sur les cinq heures du matin, en nous apprenant qu’on avait enlevé la pinasse. Il dit qu’il l’avait vue amarrée à son grappin une demi-heure auparavant, mais qu’en entendant ensuite le bruit des rames, il avait regardé si elle y était encore, et qu’il ne l’avait pas aperçue. Nous nous levâmes promptement à cette triste nouvelle, et nous courûmes au bord de l’eau. Les étoiles brillaient, et la matinée était claire ; la vue s’étendait fort loin ; mais nous n’aperçûmes point de pinasse. Nous étions dans une situation capable de justifier les plus-terribles craintes ; il faisait calme tout plat : il était impossible de supposer que la pinasse s’était détachée de son grappin ; nous avions de fortes raisons d’appréhender que les Taïtiens ne l’eussent attaquée, et que, profitant du sommeil de nos gens, ils n’eussent réussi dans leur entreprise. Nous n’étions que quatre ; nous n’avions qu’un fusil et deux pistolets de poche chargés, mais sans aucune provision de balles ni de poudre. Nous restâmes long-temps dans cet état d’anxiété et de détresse, attendant à tout moment que les Taïtiens fondraient sur nous, lorsque nous vîmes revenir la pinasse qui avait été chassée par la marée ; nous fûmes confus et surpris de n’avoir pas fait attention à cette circonstance.

» Dès que la pinasse fut de retour, nous déjeunâmes et quittâmes bien vite ce canton, de peur qu’il ne nous arrivât quelque autre accident. Il est situé au côté septentrional de Tierrébou, péninsule sud-est de Taïti, à environ cinq milles au sud-est de l’isthme ; on y trouve un havre grand, commode, et aussi bon que les autres qui sont dans l’île : la terre, dans les environs, est très-riche en productions. Quoique nous eussions eu peu de communication avec ce district, les habitans nous reçurent partout amicalement : il est fertile et peuplé, et, autant que nous en pûmes juger, dans un état plus florissant qu’Opoureoneï, quoiqu’il n’ait pas plus du quart de son étendue.

» Nous débarquâmes ensuite dans le dernier district de Tierrébou, qui était gouverné par un chef appelé Omoé. Omoé bâtissait une maison ; il avait très-grande envie de se procurer une hache, qu’il aurait achetée volontiers au prix de tout ce qu’il possédait. Malheureusement pour lui et pour nous, nous n’en avions pas une dans la pinasse. Nous lui offrîmes de commercer avec des clous ; il ne voulut rien nous donner en échange de cette marchandise. Nous nous rembarquâmes ; mais le chef n’abandonnant pas tout espoir d’obtenir de nous quelque chose qui pût lui être utile, nous suivit dans une pirogue avec sa femme Ouna-Aouha. Quelque temps après nous les prîmes dans notre pinasse, et lorsque nous eûmes vogué l’espace d’une lieue, ils demandèrent que nous les missions à terre ; nous les satisfîmes sur-le-champ, et nous rencontrâmes quelques-uns de leurs sujets qui apportaient un très-gros cochon. Nous étions aussi empressés d’avoir cet animal qu’Omoé l’était d’acquérir la hache ; et certainement il valait bien la meilleure de celles que nous avions dans le vaisseau. Nous trouvâmes un expédient ; nous dîmes au Taïtien que, s’il voulait amener son cochon au fort à Matavaï, nous lui donnerions une grande hache, et par-dessus le marché un clou pour sa peine. Après avoir délibéré avec sa femme sur cette proposition, il y consentit, et il nous remit une grande pièce d’étoffe de son pays pour gage qu’il remplirait la convention, ce qu’il ne fit pourtant pas.

» Nous vîmes à cet endroit une curiosité singulière : c’était la figure d’un homme grossièrement faite d’osier, mais qui n’était point mal dessinée ; elle avait plus de sept pieds de haut, et elle était trop grosse d’après cette proportion. La carcasse était entièrement couverte de plumes blanches dans les parties où ils laissent à leur peau sa couleur naturelle, et noires dans celles où ils ont coutume de se peindre ; on avait formé des espèces de cheveux sur la tête, et quatre protubérances, trois au front, et une par derrière, que nous aurions nommées des cornes, mais que les Indiens décoraient du nom de taté-été, petits hommes. Cette figure s’appelait Manioe, et on nous dit qu’elle était seule de son espèce à Taïti. Ils entreprirent de nous expliquer à quoi elle servait, et quel avait été leur but en la faisant ; mais nous ne connaissions pas assez leur langue pour les entendre. Nous apprîmes dans la suite que c’était une représentation de Mauvé, un de leurs Eatouas, ou dieux de la seconde classe.

» Après avoir arrangé nos affaires avec Omoé, nous nous mîmes en marche pour retourner au fort, et nous atteignîmes bientôt Opouréoneï, la péninsule nord-ouest. Nous parcourûmes quelques milles, et nous allâmes encore à terre ; nous n’y vîmes rien qui fût digne de remarque, qu’un lieu de dépôt pour les morts, régulièrement décoré. Le pavé était extrêmement propre, et on y avait élevé une pyramide d’environ cinq pieds de haut, entièrement couverte de fruits de deux plantes qui sont particulières à Taïti. Il y avait près de la pyramide une petite figure de pierre grossièrement travaillée ; c’est le seul exemple de sculpture en pierre que nous ayons aperçu chez ces peuples ; les Taïtiens paraissaient y attacher un grand prix, car ils l’avaient couvert d’un hangar fait exprès pour le mettre à l’abri des injures du temps.

» Notre pinasse passa dans le seul havre qui soit propre pour un mouillage sur la côte méridionale d’Opoureoneï. Il est situé à environ cinq milles à l’ouest de l’isthme, entre deux petites îles qui gisent près du rivage, et qui sont éloignées l’une de l’autre à peu près d’un mille ; le fond y est bon par onze ou douze brasses d’eau. Nous étions près du district appelé Paparra, qui appartenait à Omao et Obéréa, nos amis, et nous nous proposions d’y coucher. Lorsque nous allâmes à terre, une heure avant la nuit, ils étaient absens ; ils avaient quitté leur habitation pour aller nous rendre visite au fort. Nous ne changeâmes pas pour cela de projet ; nous choisîmes pour logis la maison d’Obéréa, qui, quoique petite, était très-propre : il n’y avait d’autre habitant que son père, qui nous reçut de manière à nous faire penser que nous étions les bien-venus. Nous voulûmes profiter du peu de jour qui restait ; nous allâmes à une pointe de terre, sur laquelle nous avions vu de loin des arbres qu’ils appellent étoa, et qui distinguent ordinairement les lieux où ils enterrent les os de leurs morts ; ils donnent le nom de moraï à ces cimetières, qui sont aussi des lieux où ils vont rendre un culte religieux. Nous fûmes bientôt frappés de la vue d’un énorme bâtiment qu’on nous dit être le moraï d’Omao et d’Obéréa, et le principal morceau d’architecture qui fut dans l’île : c’était une fabrique de pierre élevée en pyramide, sur une base en carré long, de deux cent soixante-sept pieds de long, et de quatre-vingt-sept de large ; elle était construite comme les petites élévations pyramidales sur lesquelles nous plaçons quelquefois la colonne d’un cadran solaire, et dont chaque côté est en forme d’escalier ; les marches des deux côtés étaient plus larges que celles des bouts ; de sorte que l’édifice ne se terminait pas en parallélogramme comme la base, mais en un faîte ressemblant au toit de nos maisons. Nous comptâmes onze rampes élevées chacune de quatre pieds, ce qui donne quarante-quatre pieds pour la hauteur du bâtiment. Chaque marche était composée d’un rang de morceaux de corail blanc, taillés et polis proprement. Le reste de la masse (car il n’y avait point de cavité dans l’intérieur) consistait en cailloux ronds, qui, par la régularité de leur forme, semblaient avoir été travaillés. Quelques-unes des pierres de corail étaient très-grandes ; nous en mesurâmes une qui avait trois pieds et demi de long et deux et demi de large. La base était de pierres taillées aussi en carré ; une d’elles avait à peu près quatre pieds sept pouces de long, et deux pieds quatre pouces de largeur. Nous fûmes étonnés de voir une pareille masse construite sans instrumens de fer pour tailler les pierres, et sans mortier pour les joindre. La structure en était aussi compacte et aussi solide qu’aurait pu la faire un maçon d’Europe ; seulement les marches du côté le plus long n’étaient pas parfaitement droites : elles formaient au milieu une espèce de creux, de sorte que toute la surface d’une extrémité à l’autre présentait non pas une ligne droite, mais une ligne courbe. Comme nous n’avions point vu de carrière dans le voisinage, les Taïtiens avaient dû apporter les pierres de fort loin, et ils n’ont pour transporter les fardeaux que le secours de leurs bras. Ils avaient sans doute aussi tiré le corail de dessous l’eau ; quoiqu’il y en ait dans la mer en grande abondance, il est toujours au moins à la profondeur de trois pieds. Ils n’avaient pu tailler la pierre et le corail qu’avec des instrumens de même matière, ce qui est un ouvrage d’un travail incroyable. Il leur était plus facile de les polir : ils se servent pour cela d’un sable de corail dur, qu’on trouve partout sur les côtes de la mer. Il y avait au milieu du sommet de cette masse une figure d’oiseau sculptée en bois, et près de celle-ci une autre figure de poisson brisée, sculptée en pierre. Toute cette pyramide faisait partie d’une place spacieuse, presque carrée, dont les grands côtés avaient trois cent soixante pieds de long, et les deux autres trois cent cinquante-quatre : la place était environnée de murailles et pavée de pierres plates dans toute son étendue ; il y croissait, malgré le pavé, plusieurs étoas, et des bananiers. À environ trois cents pieds à l’ouest de ce bâtiment, il y avait une espèce de cour pavée, où l’on voyait plusieurs petites plates-formes élevées sur des colonnes de bois, de sept pieds de hauteur. Les Taïtiens les nomment étouattas. Il nous parut que c’étaient des espèces d’autels, parce qu’ils y plaçaient des provisions de toute espèce en offrande à leurs dieux. Nous avons vu depuis sur ces autels des cochons tout entiers, et nous y avons trouvé des crânes de plus de cinquante de ces animaux, outre ceux d’un grand nombre de chiens.

» L’objet principal de l’ambition de ces peuples est d’avoir un magnifique moraï : celui-ci était un monument frappant du rang et du pouvoir d’Obéréa. Nous avons déjà remarqué que nous ne la trouvâmes pas revêtue de l’autorité qu’elle exerçait lors du voyage du Dauphin ; nous en savons à présent la raison. En allant de sa maison au moraï, le long de la côte de la mer, nous aperçûmes partout sous nos pieds une multitude d’ossemens humains, surtout de côtes et de vertèbres : nous demandâmes l’explication d’un spectacle si étrange, et l’on nous dit que dans le dernier mois de ouaraheou, qui répond au mois de décembre 1768, quatre ou cinq mois avant notre arrivée, le peuple de Tierrébou, péninsule sud-est de Taïti, avait fait une descente dans cet endroit, et tué un grand nombre d’habitans, dont nous voyions les os sur le rivage ; que dans cette occasion Obéréa et Omao, qui administrait alors le gouvernement de l’île pour son fils, s’étaient enfuis dans les montagnes ; que les vainqueurs avaient brûlé toutes les maisons, qui étaient très-grandes, et emmené les cochons et les autres animaux qu’ils avaient pu trouver. Nous apprîmes aussi que le dindon et l’oie que nous avions vus chez Mathiabo, le voleur de manteau, étaient au nombre des dépouilles. Cette histoire expliqua pourquoi nous les avions trouvés chez un peuple avec qui le Dauphin n’avait point eu de communications, ou du moins fort peu. Lorsque nous dîmes que nous avions vu à Tierrébou des mâchoires d’hommes suspendues à une planche dans une longue maison, on nous répondit que les conquérans les avaient emportées comme des trophées de leur victoire. Les Taïtiens font parade des mâchoires de leurs ennemis, ainsi que les naturels de l’Amérique septentrionale portent en triomphe les chevelures des hommes qu’ils ont tués.

» Dès que nous eûmes satisfait notre curiosité, nous retournâmes à notre logement, et nous y passâmes la nuit tranquillement et dans une parfaite sécurité. Le lendemain au soir, 20, nous arrivâmes à Atahourou, lieu de résidence de Toutahah, notre ami, où l’on avait volé nos habits, la dernière fois que nous y avions couché. Cette aventure parut oubliée de notre côté et du sien. Les insulaires nous reçurent avec beaucoup de plaisir ; ils nous donnèrent un bon souper et un logis où nous ne perdîmes rien, et où personne ne nous inquiéta.

» Le 1er. juillet, nous retournâmes au fort à Matavaï, après avoir fait le tour de l’île, que nous trouvâmes d’environ trente lieues. Nous nous plaignîmes alors de manquer de fruit à pain ; mais les insulaires nous assurèrent que la récolte de la dernière saison était presque épuisée, et que les fruits que nous avions vus sur les arbres ne seraient pas mangeables avant trois mois ; ce qui nous fit concevoir pourquoi nous en avions trouvé si peu dans notre voyage.

» Pendant que le fruit à pain mûrit dans les plaines, les Taïtiens tirent quelques secours des arbres qu’ils ont plantés sur les collines, afin d’avoir des subsistances dans tous les temps ; mais la quantité n’en est pas suffisante pour prévenir la disette. Ils se nourrissent alors de la pâte aigrelette qu’ils appellent mahié, de fruits du bananier sauvage, et de noix d’ahy qui sont en maturité, à moins que les fruits à pain ne mûrissent quelquefois plus tôt. Je ne puis pas expliquer pourquoi le Dauphin, qui était dans l’île à la même saison que nous, y en trouva une si grande abondance sur les arbres.

» Les Taïtiens, nos amis, se rassemblèrent en foule autour de nous dès que nous fûmes de retour, et aucun ne s’approcha les mains vides. Quoique j’eusse résolu de rendre les pirogues détenues à ceux qui en étaient les propriétaires, on ne l’avait point encore fait ; les Taïtiens les redemandèrent de nouveau, et enfin je les relâchai. Je ne puis m’empêcher de remarquer à cette occasion que ces peuples pratiquent de petites fraudes les uns envers les autres avec une mauvaise foi réfléchie, qui me donna beaucoup plus mauvaise opinion de leur caractère que les vols qu’ils commettaient en succombant aux tentations violentes qui les sollicitaient à s’approprier nos métaux et les productions de nos arts, qui ont pour eux un prix inestimable.

» Parmi ceux qui s’adressèrent à moi pour me prier de relâcher leur pirogue, il y avait un certain Pottatou, homme de quelque importance, que nous connaissions tous : j’y consentis, supposant qu’une d’elles lui appartenait, ou qu’il la réclamait en faveur d’un de ses amis : il alla en conséquence sur le rivage s’emparer d’une des pirogues, qu’il commençait d’emmener à l’aide de ses gens. Cependant les véritables propriétaires du bateau vinrent bientôt le redemander ; et, soutenus par les autres Taïtiens, ils lui reprochèrent à grands cris qu’il volait leur bien, et ils se mirent en devoir de reprendre la pirogue par force. Pottatou demanda à être entendu, et dit pour sa justification que la pirogue avait appartenu, il est vrai, à ceux qui la réclamaient, mais que je l’avais confisquée et la lui avais vendue pour un cochon. Ces mots terminèrent toutes les clameurs : les propriétaires, sachant qu’ils ne pouvaient pas appeler de mon autorité, souscrivaient à ce qu’avait dit le voleur ; et il aurait profité de sa proie, si quelques-uns de nos gens ne m’étaient pas venus rendre compte de la dispute qu’ils avaient entendue. J’ordonnai sur-le-champ qu’on détrompât les Taïtiens ; les légitimes propriétaires reprirent leur pirogue, et Pottatou sentit si bien sa faute, que ni lui ni sa femme, qui était complice de sa friponnerie, n’osèrent de long-temps nous regarder en face.

» Le 3, dès le grand matin, M. Banks, accompagné de quelques Taïtiens qui lui servaient de guides, partit pour suivre le cours de la rivière, en remontant la vallée d’où elle sort, et voir jusqu’où ses bords étaient habités. Ils rencontrèrent, dans les six premiers milles de chaque côté de la rivière, des maisons peu éloignées les unes des autres ; la vallée avait partout environ douze cents pieds de largeur entre les bases des collines ; on leur montra ensuite une maison qu’on dit être la dernière de celles qu’ils verraient.

» Lorsqu’ils y arrivèrent, le propriétaire leur offrit pour rafraîchissemens des cocos et d’autres fruits qu’ils acceptèrent : après s’y être arrêtés peu de temps, ils continuèrent leur route assez loin. Il n’est pas facile de compter les distances par un mauvais chemin, mais ils crurent qu’ils avaient encore fait environ six milles ; ils passèrent sous des voûtes formées par des fragmens de rochers, où on leur dit que couchaient souvent les insulaires lorsqu’ils étaient surpris par la huit. Ils trouvèrent bientôt après que des roches escarpées bordaient la rivière. Il en sortait une cascade qui formait un lac dont le courant était si rapide, que les Taïtiens assurèrent qu’il était impossible de le passer. Ils ne paraissaient pas connaître la vallée au delà de cet endroit ; ils ne vont que sur le penchant des rochers et sur les plaines qui sont au sommet, où ils recueillent une grande quantité de fruits du bananier sauvage, qu’ils appellent vaé. Le chemin qui conduisait des bords de la rivière sur ces rochers était effrayant : les côtés presque perpendiculaires avaient quelquefois cent pieds d’élévation : les ruisseaux qui jaillissaient partout des fentes de la surface le rendaient d’ailleurs extrêmement glissant. Cependant à travers ces précipices on avait fait un sentier, au moyen de longs morceaux d’écorces d’hibiscus tiliaceus, qui, joints l’un à l’autre, servaient de corde à l’homme qui voulait y grimper : en la serrant fortement, il s’élevait d’une saillie de rocher à l’autre, où il n’y avait qu’un Taïtien ou une chèvre qui pût placer le pied. L’une de ces cordes avait près de trente pieds de long ; les guides de M. Banks s’offrirent à l’aider, s’il voulait la monter, et ils lui firent entendre qu’à peu de distance de là ils trouveraient un chemin moins difficile et moins dangereux, M. Banks examina cette partie de la montagne que les Taïtiéns appelaient un meilleur chemin ; mais il le trouva si mauvais, qu’il ne jugea pas à propos de s’y hasarder, d’autant plus que rien ne pouvait récompenser les fatigues et les dangers du voyage qu’un bocage de bananiers sauvages ou de vaé, espèce d’arbre qu’il avait déjà vue souvent.

» Pendant cette excursion, il eut une occasion favorable d’examiner s’il y avait des mines dans les rochers qui étaient presque partout à nu ; mais il n’en découvrit pas la moindre apparence. Il nous parut évident que ces rochers, ainsi que ceux de Madère, avaient été brûlés ; et de toutes les pierres qui ont été recueillies à Taïti, il n’y en a pas une seule qui ne porte des marques incontestables de feu, à l’exception peut-être de quelques morceaux d’un caillou dont ils forment des haches ; et même parmi ceux-ci nous en trouvâmes qui étaient brûlés jusqu’à être presque réduits en pierre-ponce. On aperçoit aussi les traces du feu dans l’argile qui est sur les collines, et l’on peut supposer avec raison que Taïti et les îles voisines sont les débris d’un continent que quelques naturalistes ont cru nécessaire dans cette portion du globe pour y conserver l’équilibre de ses parties, et qui s’est enfoncé dans la mer par l’explosion d’un feu souterrain. D’autres croient que ces îles ont été détachées des rochers qui, depuis la création du monde, avaient servi de lit à la mer, et élevés, par une explosion semblable, à une hauteur que les eaux ne peuvent jamais atteindre. L’une et l’autre de ces suppositions paraissent d’autant plus probables, que la profondeur de l’eau ne diminue point par degrés, à mesure qu’on approche de la côte, et que les îles sont presque partout environnées de récifs brisés et informes, et dans l’état où serait naturellement la substance solide du globe qui serait fracassée par quelque commotion violente. Il faut remarquer à cette occasion qu’on doit vraisemblablement attribuer la cause des tremblemens de terre à des eaux qui se précipitent tout à coup sur quelque grande masse d’un feu souterrain. Ces eaux raréfiées dans un instant et réduites en vapeurs, la mine éclate et lance différens corps vitrifiés, les coquilles et autres productions marines qui deviennent fossiles, et enfin les couches qui couvraient le foyer, tandis que les portions de terre des environs du trou s’éboulent et tombent dans le gouffre. Tous les phénomènes qu’on observe dans les tremblemens de terre semblent être d’accord avec cette théorie ; la terre, en s’affaissant, laisse souvent dans les endroits qu’elle occupait des lacs et différentes substances qui portent d’une manière visible l’empreinte de l’action du feu. Il est vrai que le feu ne peut pas subsister sans air ; mais il ne faut pas tirer de là une objection contre notre système, qui suppose qu’il y a du feu au-dessous de cette partie de la terre, qui forme le lit de la mer, parce qu’il y a un grand nombre d’ouvertures qui entretiennent une communication avec l’air extérieur, même sur les plus hautes montagnes, et à la plus grande distance des côtes de la mer.

» M. Banks sema, le 4, beaucoup de pépins de melons d’eau, d’oranges, de limons et de graines d’autres plantes et d’arbres qu’il avait rassemblés à Rio-Janeiro. Il prépara pour cela un terrain de chaque côté du fort et dans le bois, et choisit le sol qui parut le plus convenable ; et on a lieu d’espérer que ses semences réussiront. Il en donna une grande quantité aux Indiens ; il avait mis en terre quelques pépins de melons dès les premiers jours de notre arrivée ; les naturels lui montrèrent ensuite les plantes qui croissaient très-bien, et ils lui en demandaient continuellement un plus grand nombre.

» Nous commençâmes alors à nous disposer à notre départ : nous enverguâmes les voiles, et fîmes les autres préparatifs nécessaires ; notre eau était déjà à bord, et nous avions examiné nos provisions. Sur ces entrefaites, nous reçûmes une autre visite d’Omao et d’Obéréa, accompagnés de leur fils et de leur fille ; les Taïtiens témoignèrent leur respect en se découvrant la partie supérieure du corps, ainsi que nous l’avons dit plus haut. La fille qui, à ce que nous comprîmes, s’appelait Toïmata, avait fort envie de voir le fort ; mais son père ne voulut pas le lui permettre, Tiary, fils de Ouahïtéa, souverain de Tiérébou, était aussi avec nous lors de cette visite. Nous apprîmes le débarquement d’un autre insulaire que nous ne nous attendions pas à voir, et dont nous ne désirions point la compagnie ; c’était l’habile filou qui vola notre quart de cercle. On nous dit qu’il prétendait encore faire quelques tours d’adresse pendant la nuit ; les Taïtiens s’offrirent tous avec beaucoup d’empressement à nous en garantir, et ils demandèrent à cet effet la permission de coucher au fort, ce qui produisit un si bon effet, que le voleur, désespérant du succès, abandonna son entreprise.

» Les charpentiers passèrent le 7 à abattre les portes et les palissades de notre petite forteresse ; elles nous servirent en mer de bois à brûler. Un insulaire fut assez adroit pour dérober la penture et le gond de la porte. Nous poursuivîmes à l’instant le voleur, et nos gens, après une course de six milles, s’aperçurent qu’il s’était caché parmi des joncs, et qu’ils l’avaient dépassé. On visita les joncs, le filou s’était échappé ; mais on y trouva une gratte qui avait été volée au vaisseau quelque temps auparavant ; et bientôt après, Toubouraï-Tamaïdé, notre ami, rapporta la penture.

» Nous continuâmes le 8 et le 9 à démanteler notre fort ; nos amis les Taïtiens s’y rendirent en foule ; quelques-uns, je pense, fâchés de voir approcher notre départ, et les autres voulant tirer de nous tout ce qu’ils pourraient pendant notre séjour.

» Nous espérions quitter l’île sans faire ou recevoir aucune autre offense, mais par malheur il en arriva autrement. Deux matelots étrangers étant sortis du fort avec ma permission, on vola le couteau de l’un d’eux. Pour tâcher de le recouvrer, il employa probablement des moyens violens. Les insulaires l’attaquèrent et le blessèrent dangereusement d’un coup de pierre. Après avoir fait une autre blessure légère à la tête de son compagnon, ils s’enfuirent dans les montagnes. Comme j’aurais été fâché de prendre aucune connaissance ultérieure de l’affaire, je vis sans regret que les délinquans s’étaient échappés ; mais je fus bientôt après enveloppé malgré moi dans une querelle qu’il n’était pas possible d’éviter.

» Clément Webb et Samuel Gibson, deux jeunes soldats de marine, désertèrent le fort au milieu de la nuit du 8 au 9, et nous nous en aperçûmes le matin. Comme j’avais fait publier que chacun devait se rendre à bord le lendemain, parce que le vaisseau mettrait à la voile ce jour-là ou le jour suivant, je commençai à craindre que les absens n’eussent dessein de rester dans l’île. Je voyais qu’il n’était pas possible de prendre des mesures efficaces pour les trouver sans troubler l’harmonie et la bonne intelligence qui régnaient entre les Taïtiens et nous, et je résolus d’attendre patiemment leur retour pendant une journée.

» Le 10 au matin, voyant, à mon grand regret, que les deux soldats n’étaient pas de retour, on en demanda des nouvelles aux Taïtiens, qui nous avouèrent franchement qu’ils avaient dessein de ne pas retourner à bord, et qu’ils s’étaient réfugiés dans les montagnes, où il était impossible à nos gens de les trouver. Nous les priâmes de nous aider dans nos perquisitions, et après avoir délibéré pendant quelque temps, deux d’entre eux s’offrirent à servir de guides à ceux de nos gens que je jugerais à propos d’envoyer après les déserteurs. Nous savions qu’ils étaient sans armes ; je crus que deux hommes seraient suffisans pour les ramener ; je chargeai de cette commission un sous-officier et le caporal des soldats de marine, qui partirent avec leurs conducteurs. Il était très-important pour nous de recouvrer ces deux déserteurs ; je n’avais point de temps à perdre ; d’ailleurs les Taïtiens nous donnaient des doutes sur leur retour, en nous disant qu’ils avaient pris chacun une femme, et qu’ils étaient devenus habitans du pays. Je fis signifier à plusieurs des chefs qui étaient au fort avec leurs femmes, et entre autres à Toubouraï-Tamaïdé, Tomio et Oberéa, que nous ne leur permettrions pas de s’en aller tant que les déserteurs ne seraient pas revenus. Cette précaution était d’autant plus nécessaire que, si les Taïtiens avaient caché nos deux hommes pendant quelques jours, j’aurais été forcé de partir sans les ramener. Je fus charmé de voir que cet ordre ne leur inspira ni crainte ni mécontentement ; ils me protestèrent que mes gens seraient mis en sûreté et renvoyés le plus tôt possible. Tandis que ceci se passait au fort, j’envoyai M. Hicks dans la pinasse pour conduire Toutahah à bord du vaisseau, et il exécuta sa commission sans que le chef ni ses sujets en fussent alarmés. Si les insulaires qui servaient de guides étaient fidèles à leur parole, et voulaient faire diligence, j’avais lieu d’espérer qu’ils ramèneraient les déserteurs avant le soir. Mes craintes augmentèrent en voyant mon espoir trompé, et à l’approche de la nuit je pensai qu’il n’était pas sûr de laisser au fort les Taïtiens que je détenais pour otages, et en conséquence je fis mener au vaisseau Toubouraï-Tamaïdé, Obéréa et quelques autres chefs. Cette démarche répandit une consternation générale ; et lorsqu’on les embarqua dans le canot, plusieurs d’entre eux, et surtout les femmes, parurent fort émues, et témoignèrent leurs appréhensions par des larmes. Je les accompagnai moi-même à bord, et M. Banks resta au fort avec quelques autres Taïtiens de trop peu d’importance pour chercher à m’en assurer autrement.

» Quelques insulaires ramenèrent Webb sur les neuf heures, et déclarèrent qu’ils détiendraient Gibson, le sous-officier et le caporal, jusqu’à ce que Toutahah fût mis en liberté. Ils employaient contre moi le moyen que j’avais pris contre eux ; mais j’étais allé trop loin pour reculer. Je dépêchai sur-le-champ M. Hicks dans la chaloupe avec un fort détachement de soldats pour enlever les prisonniers, et je dis à Toutahah qu’il devait envoyer avec eux quelques-uns de ses Taïtiens leur ordonner d’aider M. Hicks dans son entreprise, et enfin demander en son nom le relâchement des gens de mon équipage, qu’autrement sa personne en répondrait. Il consentit à tout volontiers : M. Hicks reprit mes hommes sans la moindre opposition, et sur les sept heures du matin du 11, il les ramena au vaisseau. Il ne put pourtant pas recouvrer les armes qu’on avait prises au sous-officier et au caporal ; mais une demi-heure après on les rapporta au vaisseau, et je mis alors les chefs en liberté.

» Lorsque je questionnai le sous-officier sur ce qui était arrivé à terre, il me répondit que les insulaires qui l’accompagnaient, ainsi que ceux qu’il rencontra dans son chemin, n’avaient voulu lui rien apprendre des déserteurs ; qu’au contraire ils l’avaient troublé dans ses recherches ; qu’en s’en revenant au vaisseau pour y prendre des ordres ultérieurs, ils avaient été saisis tout à coup par des hommes armés, qui, apprenant la détention de Toutahah, s’étaient cachés dans un bois pour exécuter ce projet ; qu’enfin ils avaient été attaqués dans un moment défavorable, que les Taïtiens leur avaient arraché les armes des mains, en déclarant qu’ils seraient détenus en prison jusqu’à ce que leur chef fut mis en liberté. Il ajouta pourtant que le sentiment des insulaires n’avaient pas été unanime sur cette violence ; que quelques-uns voulaient qu’on les relâchât, et d’autres qu’on les retînt ; que, la dispute s’étant échauffée, ils en étaient venus des paroles aux coups, et qu’enfin le parti qui opinait pour la détention avait prévalu ; il dit encore que Webb et Gibson furent bientôt après ramenés par un détachement des insulaires, et qu’on les constitua prisonniers pour servir de nouveaux otages à la personne de leur chef ; qu’après quelque débat ils se décidèrent à renvoyer Webb pour m’informer de leur résolution, m’assurer que ses compagnons étaient sains et saufs, et m’indiquer un endroit où je pourrais faire parvenir ma réponse. On voit par-là que, quelque fâcheuse que fût pour nous la détention des chefs, je n’aurais jamais recouvré mes gens sans cette précaution. Quand les chefs renvoyés du vaisseau débarquèrent à terre, on rendit la liberté aux prisonniers du fort, et après s’être arrêtés environ une heure avec M. Banks, ils s’en allèrent tous. À cette occasion, ainsi qu’ils avaient déjà fait dans une autre semblable, ils nous donnèrent des marques de leur joie par une libéralité que nous ne méritions guère ; ils nous pressèrent beaucoup d’accepter quatre cochons : nous refusâmes absolument de les recevoir en présent ; et comme ils persistèrent également à ne pas recevoir quelque chose en échange, nous laissâmes leurs cochons. En interrogeant les déserteurs nous trouvâmes que le rapport des insulaires était vrai ; ils étaient devenus fort amoureux de deux filles, et ils avaient formé le projet de se cacher jusqu’à ce que le vaisseau eût mis à la voile, et de fixer leur résidence à Taïti. Comme nous avions transporté de terre tout ce qui était au fort, chacun passa la nuit à bord du vaisseau.

» Topia, dont on a parlé si souvent dans cette partie de notre voyage, était au nombre des Taïtiens qui vivaient presque toujours avec nous. Nous avons déjà observé qu’il avait été premier ministre d’Obéréa, lorsqu’elle jouissait de l’autorité souveraine ; il était d’ailleurs le principal tahoua ou prêtre de l’île ; et, par conséquent, il était bien instruit des principes et des cérémonies de la religion de son île. Il avait aussi beaucoup d’expérience et de lumière sur la navigation, et il connaissait particulièrement le nombre et la situation des îles voisines. Topia nous avait témoigné plusieurs fois le désir de s’embarquer avec nous ; il nous avait quittés le 11 avec ses autres compatriotes ; mais le lendemain il revint à bord, accompagné d’un jeune homme d’environ treize ans qui lui servait de domestique, et il nous pressa de lui permettre de faire voyage sur notre vaisseau. Plusieurs raisons nous engageaient à y consentir : en apprenant son langage et en lui enseignant le nôtre, nous pouvions acquérir par-là beaucoup plus de connaissances sur les coutumes, le gouvernement et la religion de ces peuples, que nous n’en avions puisé pendant le court séjour que nous fîmes parmi eux, et je le reçus volontiers à bord de notre bâtiment. Comme nous ne pûmes pas mettre à la voile le 12, parce que nous fûmes obligés de faire de nouveaux jas pour notre petite et notre seconde ancre d’affourche, qui avaient été entièrement rongés par les vers, Topia dit qu’il voulait encore aller à terre une fois, et qu’il ferait un signal pour qu’on l’y envoyât chercher le soir par un canot ; il y alla et emporta un portrait en miniature de M. Banks, qu’il avait envie de montrer à ses amis, et plusieurs bagatelles pour leur donner en faisant ses adieux.

» Après dîner M. Banks désirant se procurer un dessin du moraï appartenant à Toutahah à Eparré, je l’y accompagnai, ainsi que le docteur Solander, dans la pinasse. Dès que nous eûmes débarqué, plusieurs de nos amis vinrent à notre rencontre ; d’autres cependant s’absentèrent par ressentiment de ce qui était arrivé la veille. Nous marchâmes sur-le-champ vers la maison de Toutahah où nous rencontrâmes Obéréa et des Taïtiens qui ne nous étaient pas venus recevoir à la descente à terre. Nous eûmes bientôt fait une entière réconciliation, et lorsque nous leur dîmes que nous mettrions à la voile l’après-midi du jour suivant, ils nous promirent que dès le grand matin ils viendraient nous rendre visite pour nous faire leurs derniers adieux. Nous trouvâmes aussi Topia à Eparré ; nous le ramenâmes avec nous au vaisseau, et il passa la nuit à bord pour la première fois.

» Le lendemain, 13 juillet, le vaisseau fut rempli des Taïtiens nos amis, dès la pointe du jour, et il fut environné d’un grand nombre de pirogues qui portaient d’autres insulaires d’une classe inférieure. Nous levâmes l’ancre entre onze heures et midi ; et dès que le vaisseau fut sous voiles, les Taïtiens prirent congé de nous, et versèrent des larmes, pénétrés d’une tristesse modeste et silencieuse, qui avait quelque chose de tendre et de très-intéressant. Les insulaires qui étaient dans les pirogues semblaient au contraire se disputer à qui pousserait les plus grands cris ; mais il y entrait plus d’affectation que de véritable douleur. Topia soutînt cette scène avec une fermeté et une tranquillité vraiment admirables : il est vrai qu’il pleura ; mais les efforts qu’il fit pour cacher ses larmes, faisaient encore plus d’honneur à son caractère. Il envoya par Othéothéa une chemise pour dernier présent à Potomaï, maîtresse favorite de Toutahah ; il alla ensuite sur la grande hune avec M. Banks, et il fit des signes aux pirogues tant qu’il continua à les voir.

» C’est ainsi que nous quittâmes l’île de Taïti et ses habitans après un séjour de trois mois. Nous vécûmes pendant la plus grande partie de ce temps dans l’amitié la plus cordiale, et nous nous rendîmes réciproquement toute sorte de bons offices : les petits différens qui survinrent par intervalles ne firent pas plus de peine aux Taïtiens qu’à nous-mêmes ; ces disputes étaient toujours une suite de la situation et des circonstances où nous nous trouvions des faiblesses de la nature humaine, de l’impossibilité de nous entendre mutuellement, et enfin du penchant des Taïtiens au vol, que nous ne pouvions ni tolérer ni prévenir. Excepté dans un seul cas, ces brouilleries n’entraînèrent point de conséquences fatales, et c’est à cet accident que sont dues les mesures que j’employai pour en prévenir d’autres pareilles qui pouvaient arriver par la suite. L’impression produite sur les Taïtiens par la mort de ceux qui avaient péri dans leurs démêlés avec le Dauphin, m’avait fait espérer que je pourrais séjourner dans l’île sans y répandre du sang. C’est à quoi ont tendu toutes mes démarches pendant le temps que j’y ai demeuré, et je désire sincèrement que les navigateurs qui aborderont à l’avenir à Taïti soient encore plus heureux. Notre trafic s’y fit avec autant d’ordre que dans les marchés les mieux réglés de l’Europe. Tous les échanges furent conduits avec habileté, surtout par M. Banks, qui était infatigable pour nous procurer des provisions et des rafraîchissemens lorsqu’on pouvait en avoir ; mais, sur la fin de notre séjour, les denrées devinrent rares par la trop grande consommation que nous en faisions au fort et au vaisseau, et par l’approche de la saison où les cocos et les fruits à pain commencent à manquer. Nous achetions tous ces fruits pour des quincailleries et des clous ; d’abord nous ne cédions point des clous qu’on ne nous donnât en échange quelque chose qui valût quarante pence (à peu près quatre francs de France) ; mais bientôt après nous ne pouvions pas acheter un petit cochon pesant dix ou douze livres pour moins d’une hache. Quoique ces peuples missent une très-grande valeur aux clous de fiche, comme plusieurs des gens de l’équipage en avaient, les femmes trouvèrent une manière beaucoup plus aisée de s’en procurer qu’en nous apportant des provisions.

» Les meilleurs objets pour le trafic de Taïti sont les grandes et les petites haches, les clous de fiche, les grands clous, les lunettes, les couteaux et les verroteries ; avec quelques-unes de ces marchandises on peut acheter tout ce que possèdent ces insulaires. Ils aiment beaucoup les belles toiles blanches et imprimées ; mais une hache d’un écu a chez eux plus de valeur qu’une pièce d’étoffe de 20 shillings (24 francs).

» L’île est environnée par un récif de rochers de corail, en dedans duquel on trouve plusieurs baies et des ports excellens ; celle de Matavaï, où nous étions mouillés, est assez spacieuse, et l’eau y est assez profonde pour contenir un grand nombre des plus gros vaisseaux. La côte est bordée par une belle plage sablonneuse ; par-derrière coule une rivière d’eau douce ; toute une flotte pourrait y faire de l’eau sans que les vaisseaux s’incommodassent les uns les autres. Il n’y a dans toute l’île d’autre bois à brûler que celui des arbres fruitiers ; il faut l’acheter des naturels du pays, ou bien se brouiller avec eux. On rencontre à l’ouest de cette baie quelques havres dont il n’est pas nécessaire de donner une description.

» Excepté la partie qui borde la mer, la surface du pays est très-inégale ; elle s’élève en hauteurs qui traversent le milieu de l’île, et y forment des montagnes qu’on peut voir à soixante milles de distance. Entre le pied de ces montagnes et la mer règne une bordure de terre basse qui environne presque toute l’île ; les hauteurs aboutissent directement sur les bords de l’Océan en bien peu d’endroits. La largeur de cette bordure varie ; mais elle n’a nulle part plus d’un mille et demi. À l’exception du sommet des montagnes, le sol est partout extrêmement gras et fertile, arrosé par un grand nombre de ruisseaux d’une eau excellente, et couvert d’arbres fruitiers de diverses espèces, dont le feuillage est si touffu, qu’il forme un bois continu ; quoique la cime des montagnes soit en général stérile et brûlée par le soleil, la terre y donne cependant des productions en plusieurs endroits.

» Quelques-unes des vallées et la terre basse, qui est située entre le pied des montagnes et la mer, sont les seules parties de l’île qui soient habitées ; elles sont très-peuplées. Les maisons n’y forment pas des villages ; elles sont rangées au pied des montagnes, à peu près à cent cinquante pieds de distance les unes des autres, et environnées de petites plantations de mûriers à papier, arbre qui fournit aux Taïtiens la matière première de leurs étoffes. Toute l’île, suivant le rapport de Topia, qui sûrement la connaissait très-bien, peut fournir six mille sept cent quatre-vingts combattans ; d’où il est facile de calculer quelle était la population génerale.

» L’île de Taïti produit des fruits à pain, des cocos, des bananes de treize sortes, et les meilleures que nous ayons jamais mangées ; le corossol, fruit assez ressemblant à la pomme, et qui est très-agréable lorsqu’il est mûr ; des patates douces, des ignames, du cacao ; une espèce d’arum ; le djambei, fruit que les insulaires regardent comme délicieux ; des cannes à sucre, qui se mangent crues ; le pié, racine d’une espèce d’ortie ; l’éti, dont ils ne mangent que la racine ; l’ahy, fruit qui croît en gousse comme la féve, et qui, lorsqu’il est rôti, a une saveur très-ressemblante à celle de la châtaigne ; l’ouarra (pandanus), arbre dont le fruit approche de l’ananas ; un arbrisseau appelé nono ; le morinda, qui produit aussi un fruit ; une espèce de fougère, dont on mange la racine, et quelquefois les feuilles ; le thévé, dont on mange aussi la racine. Au reste, il n’y a que la classe inférieure des Taïtiens qui se nourrisse des fruits du nono, de la fougère et du thévé ; à moins que ce ne soit dans un temps de disette, ils ne servent pas d’alimens aux autres insulaires. Tous ces fruits, qui composent la nourriture des Taïtiens, sont des productions spontanées de la nature ; ou bien leur culture se réduit à si peu de chose, que ce peuple semble exempt de l’anathème général, qui porte que l’homme mangera son pain à la sueur de son front. On trouve aussi dans l’île le mûrier dont les Chinois font le papier, et que les Taïtiens appellent aouta ; un arbre ressemblant au figuier sauvage des îles d’Amérique ; le matté, autre espèce de figuier ; l’étou (sebestier), une espèce de souchet ; le mou, espèce de tournefortia ; le thaheinou ; l’eurhi, espèce de liseron ;l’éboua (solanum centifolium) ; le tammané (calophyllum monophyllum) ; le poerou (hibiscus tiliaceus) ; l’eroua, ortie en arbre, et plusieurs autres plantes, dont on ne peut pas faire ici une mention particulière.

» Les Taïtiens n’ont aucune espèce de fruits, plantes potagères, légumes ou graines d’Europe.

» Les cochons, les chiens et la volaille, sont les seuls animaux apprivoisés de l’île ; les canards, les pigeons, les perroquets, un petit nombre d’autres oiseaux, et les rats, sont les seuls animaux sauvages ; on n’y trouve pas de serpens. La mer fournit à ces insulaires une grande quantité d’excellent poisson de toute sorte ; il est, de tous leurs alimens, celui qu ils aiment le mieux : la pêche fait leur principale occupation.

» Les Taïtiens sont d’une taille et d’une stature supérieure à celle des Européens. Les hommes sont grands, forts, robustes, bien faits. Le plus grand que nous ayons vu avait six pieds trois pouces et demi ; il était habitant d’une île voisine appelée Houaheiné. Les femmes d’un rang distingué sont en général au-dessus de notre taille moyenne ; mais celles d’une classe inférieure sont au-dessous, et quelques-unes même sont très-petites : cette diminution dans la stature vient vraisemblablement de leur commerce trop prématuré avec les hommes ; de toutes les circonstances qui peuvent affecter la taille, c’est la seule dans laquelle elles différent des femmes d’un rang supérieur.

» Leur teint est de ce brun clair ou olive que plusieurs Européens préfèrent au plus beau teint blanc et rosé. Il est trèsèfoncé chez les insulaires qui sont exposés à l’air et au soleil ; mais dans ceux qui vivent à l’abri, et surtout chez les femmes d’une classe supérieure, il conserve sa nuance naturelle ; leur peau délicate est douce et unie ; leurs joues n’offrent pas les même teintes que nous appelons du nom de couleurs. La forme de leur visage est agréable ; les Taïtiens n’ont les os des joues élevés, les yeux creux, ni le front proéminent. Le seul trait qui ne réponde pas aux idées que nous avons de la beauté, est le nez, qui, en général, est un peu aplati. Leurs yeux, et surtout ceux des femmes, sont pleins d'expression, quelquefois étincelans de feu, ou remplis d’une douce sensibilité. Leurs dents sont aussi, presque sans exception, très-égales et très-blanches, et leur haleine est très-douce.

» Leurs cheveux sont ordinairement noirs et un peu rudes ; les hommes portent la barbe de différentes manières ; cependant ils en arrachent toujours une grande partie, et ils ont grand soin de tenir le reste très-net et très-propre. Les deux sexes ont aussi la coutume d’épiler tous les poils qui croissent sous les aisselles ; ils nous accusaient de malpropreté pour ne pas faire de même. Ils unissent dans leurs mouvemens la vigueur à l’aisance ; leur démarche est agréable, leurs manières sont gracieuses, leur conduite entre eux et envers les étrangers est affable et civile. Il semble qu’ils sont d’un caractère brave, sincère, étranger aux soupçons et à la perfidie, à la vengeance et à la cruauté. Nous eûmes en eux la même confiance qu’on a en ses meilleurs amis ; plusieurs de nous, et en particulier M. Banks, passèrent souvent la nuit dans leurs maisons au milieu des bois sans être accompagnés de personne, et par conséquent entièrement à leur discrétion. Il faut pourtant convenir qu’ils sont tous voleurs ; mais, à cela près, ils n’ont point à craindre la comparaison avec aucun autre peuple de la terre. Pendant notre séjour à Taïti, nous vîmes cinq ou six personnes semblables à celles que rencontrèrent MM. Banks et Solander, le 24 avril, dans leur promenade à l’est de l’île. Leur peau était d’un blanc mat ; pareille au nez d’un cheval blanc ; ils avaient aussi les cheveux, la barbe, les sourcils et les cils blancs, les yeux rouges et faibles, la vue courte, la peau crasseuse et revêtue d’une espèce de duvet blanc. Nous trouvâmes qu’il n’y avait pas deux de ces hommes qui appartinssent à la même famille, et nous en conclûmes qu’ils ne formaient pas une race, mais que c’étaient des malheureux défigurés par une maladie.

» Dans la plupart des pays où les habitans ont des cheveux longs, les hommes ont coutume de les couper court, et les femmes de tirer vanité de leur longueur. Le contraire a lieu à Taïti ; les femmes les portent toujours coupés autour des oreilles ; et les hommes, si l’on en excepte les pêcheurs qui sont presque continuellement dans l’eau, les laissent flotter en grandes boucles sur leurs épaules, ou les relèvent en touffe sur le sommet de la tête.

» Ils ont aussi coutume de s’oindre la tête avec ce qu’ils appellent du monoe, qui est une huile exprimée du coco, dans laquelle ils laissent infuser des herbes et des fleurs odoriférantes ; mais l’huile étant ordinairement rance, l’odeur est d’abord très-désagréable pour un Européen. Comme ils vivent dans un climat chaud, et ne connaissent pas l’usage des peignes, ils ne peuvent pas tenir leurs têtes exemptes de vermine ; les enfans et la populace la mangent quelquefois. Cet usage dégoûtant forme une exception singulière dans leurs mœurs. Leur délicatesse et leur propreté à d’autres égards sont presque sans exemple ; et ceux à qui nous donnâmes des peignes se débarrassèrent bientôt de leurs poux avec un empressement qui nous fit voir qu’ils n’avaient pas moins d’aversion que nous pour cette vermine.

» Ils impriment sur leurs corps des marques suivant l’usage de plusieurs autres peuples, ce qu’ils appellent tatouer. Ils piquent la peau aussi profondément qu’il leur est possible, sans en tirer du sang, avec un petit instrument qui a la forme d’une houe. La partie qui répond à la lame est composée d’un os ou d’une coquille, qu’on a ratissé pour l’amincir, et qui est d’un quart de pouce à un pouce et demi de largeur. Le tranchant est partagé en dents ou pointes aiguës, qui sont depuis le nombre de trois jusqu’à vingt, suivant la grandeur de l’instrument. Lorsqu’ils veulent s’en servir, ils plongent la dent dans une espèce de poudre faite avec le noir de fumée qui provient de l’huile de noix, qu’ils brûlent au lieu de chandelles, et qui est délayée avec de l’eau. On place sur la peau la dent ainsi préparée, et en frappant à petits coups avec un bâton, sur le manche qui porte la lame, ils percent la peau, et impriment dans le trou un noir qui y laisse une tache ineffaçable : l’opération est douloureuse ; il s’écoule quelques jours avant que les blessures soient guéries. On la fait aux jeunes gens des deux sexes, lorsqu’ils ont douze à quatorze ans ; on leur peint sur plusieurs parties du corps différentes figures, suivant le caprice des parens, ou peut-être suivant le rang qu’ils occupent dans l’île. Les hommes et les femmes portent ordinairement une de ces marques, de la forme d’un Z, sur chaque jointure de leurs doigts du pied et de la main, et souvent autour du pied. Ils ont d’ailleurs tous des carrés, des cercles, des demi-lunes et des figures grossières d’hommes, d’oiseaux, de chiens, ou d’autres de différens dessins, tracées sur les bras et les jambes. On nous a dit que quelques-unes de ces marques avaient une signification, quoique nous n’ayons jamais pu en apprendre le sens. Les fesses sont la partie du corps où ces ornemens sont répandus avec le plus de profusion ; les deux sexes les ont couvertes d’un noir foncé, au-dessus duquel ils tracent différens arcs les uns sur les autres jusqu’aux fausses côtes. Ces arcs ont souvent un quart de pouce de large, et des lignes dentelées et non pas droites, en forment la circonférence. Ces figures sur les fesses leur donnent de la vanité ; et les hommes et les femmes les montrent avec un mélange d’ostentation et de plaisir. Il nous est impossible de décider s’ils les font voir comme un ornement, ou comme une preuve de leur intrépidité et de leur courage à supporter la douleur. En général, ils ne peignent point leur visage, et nous n’avons vu qu’un seul exemple du contraire. Quelques vieillards avaient la plus grande partie de leur corps couverte de grandes taches peintes en noir, avec une dentelure profonde sur les bords, ce qui imitait imparfaitement la flamme ; mais on nous apprit qu’ils venaient d’une île voisine appelée Noououra, et qu’ils n’étaient pas originaires de Taïti.

» M. Banks a vu faire l’opération du tatouage sur le dos d’une fille d’environ treize ans. L’instrument dont se servirent les Indiens dans cette occasion avait trente dents : ils firent plus de cent piqûres dans une minute, et chacune entraînait après soi une goutte de sérosité un peu teinte de sang. La petite fille souffrit la douleur pendant l’espace d’un quart d’heure avec le plus ferme courage ; mais bientôt accablée par les nouvelles piqûres qu’on renouvelait à chaque instant, elle ne put plus les supporter ; elle éclata d'abord en plaintes, elle pleura ensuite, et enfin poussa de grands cris, en conjurant ardemment l’homme qui faisait l’opération de la suspendre ; il fut pourtant inexorable ; et lorsqu’elle commença à se débattre, il la fit tenir par deux femmes, qui tantôt l’apaisaient en la flattant, et d’autres fois la grondaient et la battaient même lorsqu’elle redoublait ses efforts pour échapper. M. Banks resta une heure dans une maison voisine pour examiner l’opération, qui n’était pas finie lorsqu’il s’en alla : cependant on ne la fit que d’un côté ; l’autre avait déjà été gravé quelque temps auparavant, et il restait à imprimer sur les reins ces arcs dont ils sont plus fiers que de toutes les autres figures qu’ils portent sur leurs corps, et dont l’opération est la plus douloureuse.

» Il est étrange que ce peuple soit si jaloux d’avoir des marques qui ne sont pas des signes de distinction ; je n’ai vu aucun Taïtien, homme ou femme, qui, dans un âge mûr, n’eût le corps ainsi peint. Peut-être cet usage a-t-il sa source dans la superstition. Cette conjecture est d’autant plus probable, qu’il ne produit aucun avantage visible, et que l’on éprouve de grandes douleurs pour s’y conformer. Quoique nous en ayons demandé la raison à plusieurs centaines de Taïtiens, nous n’avons jamais pu nous procurer aucune lumière sur ce point.

» Leur habillement est composé d’étoffes et de nattes de différentes espèces, que nous décrirons en parlant de leurs manufactures. Ils portent dans les temps secs un vêtement d’étoffe qui ne résiste pas à l’eau ; et dans un temps de pluie, ils en prennent un fait de natte. Ils l’arrangent de diverses manières, suivant leur fantaisie ; car il n’est point taillé en forme régulière, et il n’y a jamais deux morceaux cousus ensemble. L’habillement des femmes les plus distinguées est composé de trois ou quatre pièces ; l’une d’environ six pieds de largeur et trente de long, qu’elles enveloppent plusieurs fois autour des reins, de manière qu’elle pend en forme de jupon jusqu’au milieu de la jambe ; on l’appelle parou. Les deux ou trois autres pièces, d’environ huit pieds de long et trois de large, ont chacune un trou dans le milieu ; elles les mettent l’une sur l’autre ; et, passant la tête à travers l’ouverture, les deux bouts retombent devant et derrière en scapulaire qui, étant ouvert par les côtés, laisse le mouvement du bras en liberté. Les Taïtiens donnent à ces pièces le nom de tebota ; ils les rassemblent autour des reins, et les serrent avec une ceinture d’une étoffe plus légère, qui est assez longue pour faire plusieurs fois le tour du corps. Ce vêtement ressemble exactement à celui des habitans du Pérou et du Chili, et que les Espagnols appellent poncho.

» L’habillement des hommes est le même que celui des femmes, excepté qu’au lieu de laisser pendre en jupon la pièce qui couvre les reins, ils la passent autour de leurs cuisses en forme de culotte, et on la nomme alors maro ; tel est le vêtement des Taïtiens de toutes les classes ; et comme il est universellement le même quant à la forme, les hommes et les femmes d’un rang supérieur se distinguent par la quantité d’étoffes qu’ils portent. On en voit qui enveloppent autour d’eux plusieurs pièces d’étoffe de vingt à trente pieds de long et de six à neuf de large ; quelques-uns en laissent flotter une grande pièce sur les épaules comme une espèce de manteau ; et si ce sont de très-grands personnages, et qu’ils veuillent paraître avec pompe, ils en mettent deux de cette manière. Les gens de la classe inférieure qui n’ont d’étoffe que la petite quantité que leur en donnent les tribus et les familles auxquelles ils appartiennent, sont obligés d’être habillés plus à la légère. Dans la chaleur du jour ils vont presque nus ; les femmes n’ont qu’un mince jupon, et les hommes qu’une ceinture qui couvre les reins. Comme la parure est toujours incommode, et surtout dans un pays chaud, où elle consiste à mettre une couverture sur une autre, les femmes d’un certain rang se découvrent toujours vers le soir, jusqu’à la ceinture, et elles se dépouillent de tout ce qu’elles portent sur la partie supérieure du corps, avec aussi peu de scrupule que nos femmes quittent un double fichu. Lorsque les chefs nous rendaient visite, quoiqu’ils portassent sur les hanches plus d’étoffe qu’il n’en fallait pour habiller douze hommes, ils avaient d’ordinaire le reste du corps entièrement nu.

« Leurs jambes et leurs pieds ne sont point couverts ; ils se garantissent le visage du soleil au moyen de petits bonnets de natte ou de feuilles de cocotier, qu’ils font dans quelques minutes, lorsqu’ils en ont besoin ; ce n’est pourtant pas là toute leur coiffure : les femmes en outre portent quelquefois de petits turbans, ou bien une autre parure qu’ils appellent tomou, et qui leur sied beaucoup mieux. Le tomou est composé de cheveux tressés en fils, qui ne sont guère plus gros que de la soie à coudre. M. Banks en a de pelotons qui ont plus d’un mille de long sans un seul nœud. Ils arrangent une profusion de ces cheveux autour de la tête, et d’une manière qui produit un effet agréable. J’ai vu une femme qui en portait cinq ou six pelotons. Ils placent parmi ces cheveux des fleurs de différente espèce, et en particulier du jasmin du Cap, dont ils ont toujours une grande quantité plantée près de leur maison. Les hommes, qui, comme je l’ai observé, relèvent leurs cheveux sur le sommet de la tête, y mettent quelquefois une plume de la queue du paille-en-cul ; d’autres fois ils portent une espèce de guirlande bizarre composée de diverses fleurs placées sur un morceau d’écorce de bananier, ou collées avec de la gomme sur du bois. Ils portent aussi une sorte de perruque faite de cheveux d’hommes et de poil de chien, ou peut-être de filasse de cocos attachée sur un réseau qui se place sous les cheveux naturels, de manière que cette parure artificielle est suspendue par-derrière. Excepté les fleurs, les Taïtiens connaissent peu d’autres ornemens : les deux sexes ont des pendans d’oreilles d’un seul côté. Lorsque nous arrivâmes dans l’île, ils y employaient de petites coquilles, des cailloux, des graines, des pois rouges ou de petites perles dont ils enfilent trois dans un cordon ; mais nos quincailleries servirent bientôt seules à cet usage.

» Les enfans sont entièrement nus ; les filles jusqu’à l’âge de trois ou quatre ans, et les garçons jusqu’à celui de six ou sept.

» Nous avons déjà eu occasion de parler des maisons ou plutôt des huttes de ce peuple : elles sont toutes bâties dans le bois entre la mer et les montagnes. Pour former l’emplacement de leurs cases, ils ne coupent des arbres qu’autant qu’il le faut pour empêcher que le chaume dont elles sont couvertes ne pourisse par l’eau qui dégoutterait des branches, de manière qu’en sortant de sa cabane le Taïtien se trouve sous un ombrage le plus agréable qu’il soit possible d’imaginer ; ce sont partout des bocages d’arbres à paîn et de cocotiers sans broussailles, et entrecoupés de chaque côté par des sentiers qui conduisent d’une habitation à l’autre. Rien n’est plus délicieux que ces ombrages dans un climat si chaud, et il est impossible de trouver de plus belles promenades. Comme il n’y a point de broussailles, on y goûte la fraîcheur ; un air pur y circule librement ; et les maisons n’ayant point de murailles, elles reçoivent les vents du côté qu’ils soufflent. Je vais donner une description particulière d’une de ces habitations d’une moyenne grandeur ; comme la structure est la même partout, on pourra de là se former une idée exacte de celles qui ont plus d’étendue, ou qui en ont moins.

» Le terrain qu’elle occupe est un parallélogramme de vingt-quatre pieds de longueur et de onze de large ; le toit pose sur trois rangées de colonnes ou de poteaux parallèles entre eux, un de chaque côté, et l’autre au milieu ; cette couverture est formée de deux plans inclinés qui se réunissent par l’extrémité supérieure et, qui se terminent en faîte comme les toits de chaume. La plus haute élévation, dans l’intérieur, est de neuf pieds, les bords de chaque côté du toit descendent presqu’à trois pieds de terre ; au-dessous, la cabane est entièrement ouverte, ainsi qu’aux deux extrémités jusqu’au sommet du faîte. Le toit est couvert de feuilles de palmier ; du foin répandu sur la surface de la terre à quelques pouces d’épaisseur forme le plancher ; par-dessus ils étendent des nattes sur lesquelles ils s’asseyent pendant le jour, et dorment pendant la nuit. Dans quelques habitations pourtant il y a un siége qui sert seulement au maître de la famille, et si l’on y ajoute quelques petits billots creusés dans la partie supérieure, et qui leur servent d’oreillers, ils n’ont point d’autres meubles.

» La hutte est destinée principalement à y passer la nuit ; car, à moins qu’il ne pleuve, ils mangent en plein air, à l’ombre de quelque arbre voisin. Les habillemens qu’ils portent pendant le jour leur servent de couverture pendant la nuit ; le plancher est le lit commun de tout le ménage ; il n’y a aucune séparation. Le maître de la maison et sa femme se couchent au milieu, et près d’eux les personnes de la famille qui sont mariées, ensuite les filles qui ne le sont pas, et à peu de distance les garcons ; les serviteurs, ou toutous, comme on les appelle, dorment à la belle étoile, lorsqu’il ne tombe point de pluie ; et dans le cas contraire, ils se réfugient sous les bords de la maison.

» Les chefs ont des huttes d une autre espèce qui sont moins ouvertes, plus petites que les autres, et construites de manière qu’il les transportent sur leurs pirogues d’un endroit à l’autre, et les dressent comme des tentes. Elles sont fermées sur les côtés par des feuilles de cocotiers, qui ne les bouchent pas assez exactement pour empêcher l’air d’y entrer ; le chef et sa femme y couchent seuls.

» Les Taïtiens ont d’autres maisons beaucoup plus grandes, qui ne sont pas bâties pour un seul chef ou une seule famille, mais pour servir d’assemblée ou de retraite à tous les habitans d’un canton : quelques-unes de celles-ci ont deux cents pieds de long, trente de large, et vingt d’élévation jusqu’au faîte ; elles sont construites et entretenues aux frais communs du district pour lequel elles sont destinées, et elles ont, à un des côtés, une vaste place environnée d’une petite palissade.

» Ces maisons, ainsi que celles des familles particulières, n’ont point de murailles ; ce peuple n’a pas besoin de lieu retiré ; il n’a aucune idée de l’indécence, et il satisfait en public ses désirs et ses passions avec aussi peu de scrupule que nous apaisons notre faim en mangeant avec nos parens et nos amis. Des hommes qui n’ont point d’idée de la pudeur par rapport aux actions ne peuvent pas en avoir relativement aux paroles ; il n’est pas besoin de remarquer que la conversation de ces insulaires roule principalement sur ce qui est la source de leurs plus grands plaisirs, et que les deux sexes y parlent de tout sans retenue ni émotion, et dans les termes les plus simples.

» Les végétaux forment la plus grande partie de leur nourriture. Nous avons déjà dit qu’excepté les cochons, les chiens et la volaille, ils n’ont point d’animaux apprivoisés ; ceux-là même n’y sont pas en grande quantité. Lorsqu’un chef tue un cochon, il le partage presque également entre ses sujets ; et comme ils sont très-nombreux, la portion qui revient à chaque individu dans ces festins, qui n’arrivent pas souvent, est nécessairement très-petite. Les Taïtiens du commun se régalent plus fréquemment avec des chiens et de la volaille : je ne puis pas vanter beaucoup la saveur de leur volaille, mais nous convînmes tous qu’un chien du grand Océan était presque aussi bon qu’un agneau d’Angleterre. Ils ont probablement cet excellent goût, parce qu’ils se nourrissent uniquement de végétaux. La mer fournit à ces insulaires beaucoup de poissons de toute espèce ; ils mangent crus les plus petits qu’ils attrappent, comme nous mangeons les huîtres, et ils tirent parti de toutes les productions de la mer. Ils aiment passionnément les homards, les crabes et les coquillages qu’ils trouvent sur la côte. Ils mangent aussi des sèches, quoiqu’il y en ait de si coriaces, qu’il faille les laisser pourir avant de pouvoir les mâcher. Parmi les végétaux qui leur servent d’alimens, le fruit à pain est le principal, et pour s’en procurer, ils n’ont d’autre peine qu’à grimper sur un arbre. Cet arbre n’est pas tout-à-fait une production spontanée de la nature ; mais le Taïtien qui, dans sa vie, en plante une dizaine, ce qui exige un travail d’une heure, remplit ses obligations à l’égard de ses contemporains et de la génération à venir aussi parfaitement que l’habitant de nos climats moins tempérés qui laboure pendant le froid de l’hiver moissonne à la chaleur de l’été, toutes les fois que reviennent ces saisons ; et qui, après avoir nourri sa famille, trouve moyen de laisser à ses enfans de l’argent et du bien.

» Il est vrai qu’ils n’ont pas toute l’année du fruit à pain ; mais les cocos, les bananes et beaucoup d’autres fruits suppléent à ce défaut.

» On imagine bien que la cuisine, chez ce peuple, n’est pas un art bien perfectionné. Ils n’ont que deux manières de préparer leurs alimens : l’une de les griller, et l’autre de les cuire au four. L’opération de griller quelque chose est si simple, qu’il n’est pas besoin de la détailler ici. Nous avons déjà parlé de leur manière de cuire au four, dans la description du repas que nous prépara Topia. Ils apprêtent ainsi fort bien les cochons et les gros poissons, et, suivant nous, ils sont plus succulens et plus également cuits que dans nos meilleures cuisines d’Europe. Ils cuisent aussi du fruit à pain dans un four pareil à celui que nous avons décrit ; il s’adoucit alors et devient assez semblable à une pomme-de-terre bouillie, sans être pourtant aussi farineux qu’une pomme-de-terre de la meilleure espèce. Ils apprêtent le fruit à pain de trois manières ; ils y mettent quelquefois de l’eau ou du lait de cocos, et le réduisent en pâte avec un caillou ; d’autres fois ils le mêlent avec des bananes mûres, ou ils en font une pâte aigrelette qu’ils appellent mahié.

» Le mahié supplée, au fruit à pain lorsque la saison ne leur permet pas d’en avoir du frais : voici comment ils le font.

» Ils cueillent les fruits avant qu’ils soient parfaitement mûrs, et, après les avoir mis en tas, ils les couvrent exactement avec des feuilles : dans cet état, ils subissent une fermentation, et deviennent d’une douceur désagréable ; ils en ôtent le trognon, et jettent ensuite le reste dans un trou qui est creusé pour cet effet ordinairement dans les habitations : ce creux est garni proprement d’herbe au fond et sur les côtés ; ils couvrent le tout de feuilles et de grosses pierres ; il éprouve alors une seconde fermentation, prend un goût aigrelet, et se conserve ainsi pendant plusieurs mois. Ils le tirent du trou à mesure qu’ils en ont besoin ; et après l’avoir mis en boule et l’avoir enveloppé de feuilles, ils le font cuire dans leur four ; il se garde cinq ou six semaines ainsi apprêté. Les naturels du pays le mangent froid et chaud, et c’est communément un des mets de tous leurs repas ; il était pour nous d’un goût aussi désagréable qu’une olive fraîche lorsqu’on en mange pour la première fois.

» Le mahié se fait comme la bière, par fermentation, et quelquefois, ainsi que dans nos brasseries, l’opération manque, sans qu’on puisse en déterminer la cause ; il est donc très-naturel que ce peuple grossier joigne des idées et des cérémonies superstitieuses à ce travail. Les vieilles femmes en sont chargées le plus souvent ; excepté ceux qui les aident, elles ne souffrent pas que personne touche rien de ce qu’elles emploient, et même elles ne permettent point d’entrer dans la partie de la maison où elles font cette préparation. Il arriva un jour que M. Banks toucha par inadvertance une des feuilles qui étaient sur la pâte ; la vieille femme qui présidait à ces mystères lui dit que l’opération manquerait ; et, dans un transport de douleur et de désespoir, elle découvrit le trou sur-le-champ. M. Banks regretta le malheur qu’il avait causé ; mais il se consola, parce qu’il eut occasion d’examiner par-là la manière dont les Taïtiens procèdent à cette grande œuvre, qu’il n’aurait peut-être pas pu connaître autrement.

» Tels sont leurs alimens, auxquels l’eau salée, qu’ils emploient dans tous leurs repas, sert de sauce universelle. Ceux qui vivent près de la mer vont en puiser lorsqu’ils en ont besoin, et ceux qui habitent à quelque distance la conservent dans des vases de bambou, qu’ils placent pour cet usage dans leur habitation. Ils ont pourtant d’autre sauce que l’eau salée ; ils en font une seconde avec l’amande du coco, qu’ils laissent fermenter jusqu’à ce qu’elle se dissolve en pâte assez ressemblante à du beurre, et qu’ils pétrissent ensuite avec de l’eau salée. La saveur de cette sauce est très-forte, et nous parut très-désagréable lorsque nous en goûtâmes pour la première fois ; quelques-uns de nos gens cependant ne la trouvèrent pas dans la suite si mauvaise, et même ils la préféraient à celle que nous employions dans nos repas, surtout quand elle était mêlée avec le poisson. Les Taïtiens semblaient la regarder comme une friandise ; ils ne s’en servaient pas dans leurs repas ordinaires, soit parce qu’ils imaginent que c’est prodiguer mal à propos les cocos, ou que, lors de notre séjour dans l’île, elles ne fussent pas assez mûres pour cela.

» En général, l’eau et le jus de coco forment toute leur boisson. Ils ignorent heureusement l’art de faire par la fermentation des liqueurs enivrantes ; ils ne mâchent aucun narcotique, comme les habitans de quelques autres pays font de l’opium, du bétel ou du tabac. Quelques-uns des insulaires burent librement de nos liqueurs fortes et s’enivrèrent de temps en temps ; mais ceux qui tombèrent dans l’ivresse étaient si peu disposés à réitérer la même débauche, que par la suite ils ne voulurent jamais avaler une goutte de la boisson qui les avait mis dans cet état. Nous avons cependant appris qu’ils s’enivrent quelquefois en buvant un suc exprimé des feuilles d’une plante qu’ils appellent ava. Cette plante n’était pas dans sa maturité lorsque nous étions à Taïti, de manière que nous n’avons vu aucun exemple de ses effets ; et puisqu’ils regardent l’ivrognerie comme une chose honteuse, ils nous en auraient probablement caché toutes les circonstances, s’ils s’y étaient livrés pendant notre séjour. Ce vice est presque particulier aux chefs et aux personnes d’un rang distingué, qui se disputent à qui boira le plus grand nombre de coups, et chaque coup est d’environ une pinte. Ils ont grand soin que les femmes ne goûtent point de ce jus enivrant.

» Ils n’ont point de tables ; mais leurs repas se font avec beaucoup de propreté ; leurs mets sont trop simples et en trop petit nombre pour qu’il y règne de l’ostentation : ils mangent ordinairement seuls ; cependant, lorsqu’un étranger leur rend visite, ils l’admettent quelquefois à manger avec eux. Je vais donner une description particulière du repas d’un de leurs principaux personnages.

» Il s’assied sous un arbre voisin ou au côté de sa maison qui est à l’ombre, et on étend proprement sur la terre, en forme de nappe, une grande quantité de feuilles d’arbre à pain ou de bananier. On met près de lui un panier qui contient sa provision, et deux coques de cocos, l’une remplie d’eau douce ; la chair ou le poisson sont tout apprêtés et enveloppés de feuilles. Les gens de sa suite, qui ne sont pas en petit nombre, s’asseyent autour de lui, et, lorsque tout est prêt, il commence par laver ses mains et sa bouche avec de l’eau douce, ce qu’il répète presque continuellement pendant le repas ; il tire ensuite du panier une partie de sa provision, qui est composée ordinairement d’un ou deux petits poissons, de deux ou trois fruits à pain, de quatorze ou quinze bananes mûres, ou de six ou sept corossols. Il prend d’abord la moitié d’un fruit à pain, qu’il pèle, et dont il arrache la chair avec ses ongles ; il en met dans sa bouche autant qu’elle en peut contenir, et pendant qu’il la mâche, il prend un de ses poissons qu’il morcelle dans l’eau salée, et il place l’autre, ainsi que le reste du fruit à pain, sur les feuilles qui sont étendues devant lui ; il empoigne ensuite avec tous les doigts d’une main un petit morceau du poisson qui a été mis dans l’eau salée, et il le suce dans sa bouche de manière à en exprimer autant d’eau qu’il est possible : il en fait de même des autres morceaux, et entre chacun d’eux, au moins ordinairement, il hume un peu d’eau salée, qu’il puise dans une coque de coco ou dans le creux de sa main. Sur ces entrefaites, un des gens de sa suite prépare un coco vert, en détachant l’écorce extérieure avec ses dents, opération qui paraît très-surprenante à un Européen ; mais elle est si peu difficile, que plusieurs de nous en vinrent à bout avant notre départ de l’île, quoique auparavant ils pussent à peine casser une noisette. Lorsque le maître veut boire, il prend le coco ainsi préparé, et en y faisant un trou avec son doigt ou avec une pierre, il suce la liqueur qu’elle contient. Dès qu’il a mangé son fruit à pain et ses poissons, il passe aux bananes, et ne fait qu’une bouchée de chacune, quoiqu’elle soit aussi grosse qu’un poudding noir. S’il a des corossols au lieu de bananes, il ne les goûte jamais, à moins qu’ils ne soient pelés ; pour cela, un de ses domestiques ramasse à terre une des coques, qui y sont toujours en quantité, et la lui porte ; il commence à couper ou racler la pelure, mais si maladroitement, qu’il emporte une grande partie du fruit. Si, au lieu de poisson, son repas est composé de viande, il doit avoir, pour la couper, quelque instrument qui lui tienne lieu de couteau : dans ce cas, on lui présente un morceau de bambou, qu’il partage transversalement avec ses ongles, et il découpe sa viande avec ces morceaux de bois. Pendant tout cet intervalle, quelques personnes de sa suite sont occupées à piler du fruit à pain avec un caillou sur un tronçon de bois. Lorsque le fruit à pain est pilé de cette manière et arrosé d’eau de temps en temps, il se réduit à la consistance d’une pâte molle ; on le met alors dans un vase assez ressemblant à un baquet de boucher : on y mêle quelquefois de la banane ou du mahié, suivant le goût du maître, en y versant de l’eau de temps en temps, et en l’exprimant ensuite avec la main. Le fruit à pain, ainsi préparé, ressemble assez à un flan épais ; on en remplit un grand coco qu’on met devant lui ; il le hume, comme nous sucerions une gelée, si nous n’avions point de cuillère pour la porter à la bouche. Le repas finit alors, et le maître se lave encore les mains et la bouche. On replace ensuite dans le panier ce qu’il a laissé, et on nettoie les écales de cocos.

» Ces peuples prennent une quantité prodigieuse d’alimens dans un seul repas : j’ai vu un homme manger deux ou trois poissons aussi grands qu’une perche : trois fruits à pain, dont chacun était plus gros que les deux poings ; quatorze ou quinze bananes qui avaient six à sept pouces de long, et quatre ou cinq de circonférence, et près d’une quarte de fruit à pain pilé, qui est aussi substantiel que le flan le plus épais. Ce fait est si extraordinaire, qu’à peine voudra-t-on le croire ; et je ne l’aurais pas rapporté, si je n’en avais d’autres garans que moi-même ; mais MM. Banks et Solander et plusieurs de nos officiers en ont été témoins oculaires, et ils savent que j’interpelle leur témoignage dans cette occasion.

» Il est très-surprenant que ce peuple, qui aime passionnément la société, et surtout celle des femmes, s’en interdise les plaisirs dans les repas, quoique ce soit surtout à table que toutes les autres nations policées et sauvages aiment à jouir des agrémens de la société. Nous avons souvent recherché comment les repas, qui, partout ailleurs rassemblent les familles et les amis, les isolent à Taïti, et nous n’avons jamais rien pu apprendre sur cette matière : ils mangent seuls, disent-ils, parce que cela est convenable ; mais ils n’ont jamais entrepris de nous expliquer pourquoi il est convenable de manger seul. Telle est cependant la force de l’habitude, qu’ils témoignaient la plus grande répugnance, et même de l’aversion de ce que nous mangions en société, surtout avec nos femmes et des mêmes mets. Nous pensâmes d’abord que cette étrange singularité provenait de quelque opinion superstitieuse ; mais ils nous ont toujours affirmé le contraire. Nous observâmes aussi dans cette coutume quelques caprices que nous fûmes aussi embarrassés d’expliquer que la coutume elle-même : nous ne pûmes jamais engager aucune des femmes à s’asseoir avec nous à table lorsque nous dînions en compagnie ; elles allaient pourtant cinq ou six ensemble dans les chambres de domestiques, et y mangeaient de bon cœur tout ce qu’elles pouvaient trouver : j’en ai cité un exemple plus haut, et lorsque nous les y attrapions, elles n’étaient pas déconcertées. Si quelqu’un de nous se trouvait seul avec une femme, elle mangeait quelquefois avec lui ; mais alors elle témoignait combien elle serait fâchée que cette action fût connue, et exigeait toujours par avance les sermens les plus forts de garder le secret.

» Dans leurs familles, deux frères, et même deux sœurs, ont chacun leur panier séparé, ainsi que les provisions et l’appareil de leurs repas. Lorsqu’ils vinrent nous rendre visite pour la première fois dans nos tentes, ils apportaient tous un panier où étaient leurs alimens ; et quand nous nous asseyions à table, ils sortaient, se plaçaient à terre, à six ou dix pieds de distance les uns des autres, en se tournant le dos, chacun prenait son repas de son côté sans proférer un seul mot.

» Les femmes ne s’abstiennent pas seulement de manger avec les hommes et de prendre les mêmes alimens ; leur nourriture est encore apprêtée en particulier par de jeunes garçons qu’on entretient à cet effet, et qui, après avoir préparé les provisions, vont les déposer dans un hangar séparé, et assistent à leurs repas.

» Quoique les Taïtiens ne mangeassent pas ensemble et ne voulussent pas s’asseoir à notre table lorsque nous allions voir dans leurs maisons ceux que nous connaissions particulièrement, ils nous ont souvent engagés à dîner avec eux, et dans ces occasions nous avons plusieurs fois mangé au même panier et bu au même vase. Les vieilles femmes cependant parurent toujours offensées de cette liberté ; et s’il nous arrivait de toucher à leurs provisions, et même au panier qui les contenait, sur-le-champ elles jetaient le tout fort loin.

» Les Taïtiens d’un âge moyen et d’un rang distingué dorment ordinairement après le repas et dans la chaleur du jour : ils sont extrêmement indolens, et ils n’ont pas d’autre occupation que de dormir et manger. Ceux qui sont plus âgés sont moins paresseux, et les jeunes garçons et les petites filles restent éveillés pendant tout le jour, par l’activité et l’effervescence naturelle de leur âge.

» En rapportant les incidens qui nous arrivèrent pendant notre séjour dans l’île, j’ai déjà parlé de leurs amusemens, et en particulier de leur musique, de leur danse, de leur combat de lutte, de leur maniement de l’arc ; ils se disputent aussi quelquefois à qui jettera le mieux une javeline. En lançant une flèche, ils ne visent point à un but, mais à la plus grande distance ; en décochant la javeline, au contraire, ils ne cherchent pas à la pousser le plus loin possible, mais à frapper une marque qui est fixée : cette javeline est d’environ neuf pieds de long ; le tronc d’un bananier, placé à environ soixante pieds de distance, sert de but.

» Les flûtes et les tambours sont les seuls instrumens de musique qu’ils connaissent ; les flûtes sont faites d’un bambou creux d’environ un pied de long ; et, comme nous l’avons déjà dit, elles n’ont que deux trous, et par conséquent que quatre notes, avec lesquelles ils ne semblent avoir composé jusqu’ici qu’un air : ils appliquent à ces trous l’index de la main gauche et le doigt du milieu de la droite.

» Le tambour est composé d’un tronc de bois de forme cylindrique, creusé, solide à l’un des bouts, et recouvert à l’autre avec la peau d’un requin : ils n’ont d’autres baguettes que leurs mains, et ils ne connaissent point la manière d’accorder ensemble deux tambours de ton différent. Ils ont un expédient pour mettre à l’unisson les flûtes qui jouent ensemble ; ils prennent une feuille qu’ils roulent et qu’ils appliquent à l’extrémité de la flûte la plus courte ; ils la raccourcissent ou ils rallongent, comme on tire les tuyaux des télescopes, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé le ton qu’ils cherchent ; ce dont leur oreille paraît juger avec beaucoup de délicatesse.

» Ils joignent leurs voix aux instrumens ; et, comme je l’ai remarqué ailleurs, ils improvisent en chantant : ils appellent pehaï ou chanson chaque distique ou couplet : ces vers sont ordinairement rimés, et lorsqu’ils étaient prononcés par les naturels, nous y reconnaissions un mètre. M. Banks prit beaucoup de peine pour en écrire quelques-uns qui furent faits à notre arrivée ; il tâcha d’exprimer leurs sons par la combinaison de nos lettres, le plus parfaitement qu’il lui fut possible ; mais en les lisant, comme nous n’avions pas leur accent, nous ne pouvions y retrouver ni le mètre ni la rime.

» Ils s’amusent souvent à chanter des couplets lorsqu’ils sont seuls ou avec leur famille, et surtout quand il est nuit : quoiqu’ils n’aient pas besoin de feu pour se chauffer, ils se servent pourtant d’une lumière artificielle entre le coucher du soleil et le temps où ils vont se reposer. Leurs chandelles sont faites d’une espèce de noix huileuse, dont ils embrochent plusieurs dans une baguette ; après avoir allumé celle qui est à un des bouts, le feu prend ensuite à la seconde, en brûlant en même temps la partie de la brochette qui la traverse, comme la mèche de nos bougies. Lorsque la seconde est consumée, le feu se communique à la troisième, et ainsi de suite ; quelques-unes de ces chandelles brûlent pendant un temps considérable, et donnent une lumière assez forte. Les Taïtiens se couchent ordinairement une heure après que le crépuscule du soir est fini ; mais, lorsqu’ils ont des étrangers qui passent la nuit dans leurs habitations, ils laissent communément une de ces chandelles allumée pendant la nuit, probablement pour être à portée de veiller sur celles de leurs femmes dont ils ne veulent pas faire les honneurs à leurs hôtes.

» En d’autres pays, les petites filles et toutes les personnes du sexe qui ne sont pas mariées, sont supposées ignorer entièrement les mystères de l’amour ; leur conduite et leur conversation sont soumises à la plus grande réserve, et on a soin d’écarter de leur esprit toutes les idées et les images qui tiennent à l’amour. Il arrive précisément ici le contraire ; parmi les divertissemens de ces insulaires, il y a une danse appelée timodory, exécutée par des jeunes filles, toutes les fois qu’elles peuvent se rassembler au nombre de huit ou dix. Cette danse est composée de postures et de gestes extrêmement lascifs, auxquels on accoutume les enfans dès leurs premières années ; elle est accompagnée d’ailleurs de paroles qui expriment encore plus clairement la lubricité. Les Taïtiens observent la mesure avec autant d’exactitude que nos meilleurs danseurs sur les théâtres d’Europe. Ces amusemens, permis à une jeune fille, lui sont interdits dès le moment qu’étant devenue femme, elle peut mettre en pratique les leçons et réaliser les symboles de la danse.

» On ne peut pas supposer que ces peuples estiment beaucoup la chasteté : les hommes offrent aux étrangers leurs sœurs ou leurs filles, par civilité ou en forme de récompense ; et l’infidélité conjugale, même dans la femme, n’est punie que par quelques paroles dures ou par des coups légers. Ils portent la licence des mœurs et la lubricité à un point que les autres nations dont on a parlé depuis le commencement du monde jusqu’à présent n’avaient pas encore atteint, et qu’il est impossible de concevoir.

» Un nombre très-considérable de Taïtiens des deux sexes forment des sociétés singulières, où toutes les femmes sont communes à tous les hommes ; cet arrangement met dans tous leurs plaisirs une variété perpétuelle dont ils ont tellement besoin, que le même homme et la même femme n’habitent guère plus de deux ou trois jours ensemble.

» Ces sociétés sont distinguées sous le nom d’arreoï ; ceux qui en font partie ont des assemblées auxquelles les autres insulaires n’assistent point : les hommes s’y divertissent par des combats de lutte, et les femmes y dansent en liberté la timorody, afin d’exciter en elles des désirs qu’elles satisfont souvent sur-le-champ, comme on nous l’a raconté. Ceci n’est rien encore : si une de ces femmes devient enceinte, ce qui arrive plus rarement que si chacune habitait avec un seul homme, l’enfant est étouffé au moment de sa naissance, afin qu’il n’embarrasse point le père, et qu’il n’interrompe pas la mère dans les plaisirs de son abominable prostitution. Quelquefois cependant il arrive que la mère ressent pour son enfant la tendresse que la nature inspire à tous les animaux pour la conservation de leur progéniture, et elle surmonte alors par instinct la passion qui l’avait entraînée dans cette société ; mais dans ce cas-là même on ne lui permet pas de sauver la vie de son enfant, à moins qu’elle ne trouve un homme qui l’adopte comme étant de lui : elle prévient alors le meurtre ; mais l’homme et la femme étant censés, par cet acte, s’être donnés exclusivement l’un à l’autre, ils sont chassés de la communauté, et perdent pour l’avenir tout droit aux priviléges et aux plaisirs de l’arreoï : la femme est appelée ouhannaounaou, « qui a fait des enfans, » mot qu’ils emploient en cette occasion comme un terme de reproche, quoiqu’aux yeux de la sagesse, de l’humanité et de la saine raison, il n’y ait rien de plus honorable et de plus conforme aux sentimens qui distinguent l’homme de la brute.

» Il ne faudrait pas attribuer à un peuple, sur de légères preuves, une pratique si horrible et si étrange ; mais j’en ai d’assez convaincantes pour justifier le récit que je viens de faire. Les Taïtiens, loin de regarder comme un déshonneur d’être agrégés à cette société, en tirent au contraire vanité, comme d’une grande distinction. Lorsqu’on nous a indiqué des personnes qui étaient membres d’un arreoï, nous leur avons fait, M. Banks et moi, des questions sur ce sujet, et nous avons reçu de leur propre bouche les détails que je viens de rapporter. Plusieurs Taïtiens nous ont avoué qu’ils étaient agrégés à ces exécrables sociétés, et que plusieurs de leurs enfans avaient été mis à mort.

» Je ne dois pas terminer la description de la vie domestique de ces insulaires sans parler de leur extrême propreté. Si ce qui diminue le bien-être et augmente les maux de la vie est un vice, sûrement la propreté doit être rangée au nombre des vertus : le défaut de cette qualité détruit la beauté et la santé de l’homme, et mêle du dégoût jusque dans ses plaisirs les plus vifs. Les Taïtiens se lavent constamment tout le corps dans une eau courante, trois fois par jour, à quelque distance qu’ils soient de la mer ou d’une rivière ; le matin, dès qu’ils sont levés, à midi, et le soir, avant de se coucher. J’ai déjà remarqué que, dans leurs repas, ils se lavent les mains et la bouche presqu’à chaque morceau qu’ils mangent ; on ne trouve sur leur vêtement et sur leur personne ni tache ni malpropreté ; de manière que, dans une grande compagnie de Taïtiens, on n’est jamais incommodé que de la chaleur ; et il n’est peut-être pas possible d’en dire autant de nos assemblées les plus brillantes en Europe.

» Si la nécessité est la mère de l’invention, on ne peut pas supposer que l’industrie ait fait beaucoup de progrès dans les pays où la prodigalité de la nature a rendu ces secours presque superflus. On en retrouve cependant chez les Taïtiens quelques exemples qui font d’autant plus d’honneur à leur activité et à leur adresse qu’ils ne connaissent point l’usage des métaux pour façonner des instrumens.

» L’étoffe qui leur sert d’habillement forme leur principale manufacture : leur manière de la fabriquer et de la teindre contient quelques détails qui peuvent être utiles, même aux ouvriers d’Angleterre ; c’est pourquoi je donnerai un peu plus d’étendue à ma description.

» Cette étoffe est de trois sortes, et composée de l’écorce de trois différent arbres, le mûrier à papier, l’arbre à pain, et un arbre qui ressemble au figuier sauvage des îles de l’Amérique.

» La plus belle et la plus blanche est faite avec le mûrier qu’ils appellent aouta ; elle sert de vêtement aux principaux personnages de l’île ; la couleur rouge est celle qu’elle prend le mieux : la seconde étoffe, fabriquée avec l’écorce de l’arbre à pain, nommée ourou, est inférieure à la première en blancheur et en douceur, et ce sont surtout les Taïtiens de la dernière classe qui en font usage : la troisième sorte, manufacturée avec l’écorce du figuier, est grossière et rude, et de la couleur du papier gris le plus foncé ; quoiqu’elle soit moins agréable à l’œil et au toucher que les deux autres, c’est pourtant la plus utile, parce quelle résiste à l’eau, avantage que n’ont pas les deux premières. La plus grande partie de cette troisième étoffe, qui est la plus rare, est parfumée, et les chefs de Taïti la portent pour les habits de deuil.

» Ils ont grand soin de multiplier tous les arbres qui fournissent la matière première de ces étoffes ; ils donnent surtout une attention particulière au mûrier, qui couvre la plus grande partie des terres cultivées. Ils ne s’en servent que lorsqu’il a deux ou trois ans, qu’il est haut de six ou huit pieds, et un peu plus gros que le pouce. Les Taïtiens croient que la meilleure qualité qu’il puisse avoir est d’être mince, droit, élevé et sans branches : lorsque la tige porte des feuilles inférieures dont le bouton pourrait produire une branche, ils les arrachent soigneusement.

» Quoique les étoffes composées de l’écorce de ces trois arbres soient différentes, elles sont cependant fabriquées de la même manière. Je me contenterai donc de décrire les procédés qu’ils emploient pour manufacturer la plus fine. Lorsque les arbres sont d’une grandeur convenable, on les arrache, on les dépouille de leurs branches, et on en coupe ensuite les racines et les sommets. L’écorce, étant fendue longitudinalement, se détache avec facilité ; et lorsqu’on en a amassé une assez grande quantité, on la porte à un ruisseau d’eau vive, et on l’y laisse tremper après l’avoir chargée de pierres pesantes, pour qu’elle ne soit point entraînée par le courant ; quand on juge qu’elle est suffisamment macérée, les servantes vont au ruisseau, se mettent toutes nues, s’asseyent dans l’eau pour séparer l’écorce intérieure de la partie verte de l’épidémie ; elles placent à cet effet l’écorce intérieure sur une planche polie et aplatie ; elles la ratissent très-soigneusement avec la coquille que nos marchands appellent langue de tigre (tellina gargadia), et elles la plongent continuellement dans l’eau jusqu’à ce qu’il ne reste rien que les plus belles fibres de cette écorce. Quand elle est ainsi préparée dans l’après-midi, elle est étendue le soir sur des feuilles de bananier. Il paraît que cette partie de l’ouvrage offre quelque difficulté, puisque la maîtresse de la famille est toujours chargée de surveiller cette opération : on place les écorces l’une à côté de l’autre sur une longueur de trente à trente-six pieds, et une largeur d’environ un pied ; on en met deux ou trois couches l’une sur l’autre. On a grand soin que l’étoffe soit partout d’une égale épaisseur, et s’il arrive que l’écorce soit plus mince dans un endroit que dans un autre d’une couche, on en prend un morceau un peu plus épais pour le placer par-dessus dans la couche supérieure. L’écorce reste dans cet état jusqu’au lendemain matin ; alors la plus grande partie de l’eau qu’elle contenait étant imbibée ou évaporée, les fibres adhèrent si bien ensemble, que toutes les couches se lèvent de terre en une seule pièce.

» Après qu’on a ainsi levé la pièce, on la pose sur le côté poli d’un grande planche de bois préparée pour cet effet, et les servantes la battent avec de petits maillets d’environ un pied de long et de trois pouces d’épaisseur, faits d’un bois dur que les insulaires appellent étoa. La forme de cet instrument ressemble assez à un cuir de forme carrée pour repasser les rasoirs, excepté seulement que le manche est un peu plus long, et que chacune des quatre faces est sillonnée de rainures et de lignes proéminentes plus ou moins hautes ou profondes : celles d’un des côtés sont de la grosseur d’une petite ficelle ; les plus petites, de celle d’un fil de soie, et dans cet intervalle les autres diminuent par degrés.

» Ils battent d’abord l’écorce avec le côté du maillet où sont les plus grosses rainures, et ils frappent en cadence comme nos forgerons sur leur enclume. L’écorce s’étend très-promptement sous les coups, et les rainures de l’instrument y laissent l’empreinte d’un tissu : on la bat successivement avec les autres côtés du maillet, et l’on finit par le plus uni ; alors l’étoffe sort achevée de la main de l’ouvrier. Quelquefois on applique plusieurs doubles de cette étoffe, qu’on bat avec le côté le plus uni du maillet ; dans ce cas elle s’amincit, devient presque aussi légère qu’une mousseline, et ils lui donnent le nom d’hobou. L’étoffe se blanchit très-bien à l’air ; mais elle acquiert plus de blancheur et de douceur lorsqu’on la lave et qu’on la bat derechef après qu’on l’a portée.

» Il y a plusieurs sortes de cette étoffe, de différens degrés de finesse, suivant qu’elle est plus ou moins battue sans être doublée. Les autres étoffes sont aussi plus ou moins belles, suivant qu’elles ont été battues ; mais elles diffèrent en même temps les unes des autres par les différens matériaux dont elles sont composées. On ne prend l’écorce de l’arbre à pain que lorsque les tiges sont beaucoup plus longues et plus épaisses que celles du figuier qu’on emploie quand elles sont plus jeunes.

» Quand les Taïtiens veulent laver cette étoffe après qu’elle a été portée, ils la font tremper dans une eau courante, où ils la laissent pendant quelque temps après l’avoir fixée au fond avec une pierre ; ils la tordent ensuite légèrement pour en exprimer l’eau. Quelquefois ils lui donnent alors une nouvelle fabrication ; ils en mettent plusieurs pièces l’une sur l’autre, et ils les battent ensemble avec le côté le plus raboteux du maillet : elles deviennent d’une épaisseur égale à nos draps d’Angleterre, et plus douces et plus unies que ces draps, après qu’elles ont un peu servi, quoiqu’en sortant de dessous le maillet elles paraissent avoir été empesées.

» Cette étoffe se déchire quelquefois lorsqu’on la bat ; mais on la raccommode aisément en y joignant un morceau avec une colle composée de la racine du pi ; et cette opération se fait avec tant d’adresse qu’on ne s’en aperçoit pas. Les femmes s’occupent aussi à enlever les taches, comme nos dames à faire de la broderie ou des nœuds.

» La fraîcheur et la douceur sont les principales qualités de cette étoffe ; son défaut est d’être spongieuse comme le papier, et de se déchirer presque aussi facilement.

» Les Taïtiens la teignent surtout en rouge et en jaune. Leur rouge est très-beau, et j’oserai dire plus brillant et plus fin qu’aucun de ceux que nous avons en Europe. Notre véritable écarlate est celui qui en approche davantage ; et le peintre d’histoire naturelle qu’avait amené M. Banks ne put l’imiter qu’imparfaitement, en mêlant ensemble du vermillon et du carmin. Le jaune est encore très-brillant ; mais nous en avons d’aussi beau. Leur rouge est composé des sucs de deux végétaux mêlés ensemble, et qui, séparés, n’ont aucune tendance à cette couleur : l’un est une espèce de figuier appelé matté ; et l’autre, le sébestier, ou étou : ils emploient le fruit du figuier et la feuille du sébestier.

» Le fruit du figuier est à peu près aussi gros qu’un pois ou qu’une très-petite groseille, et lorsqu’on en rompt la tige, il en sort un suc laiteux comme celui du figuier d’Europe. Les femmes reçoivent cette liqueur dans une petite quantité d’eau de coco ; il faut trois ou quatre pintes de ces petites figues pour en préparer ainsi une roquille. Dès qu’on en a tiré une quantité suffisante, on y trempe les feuilles de l’étou, et on les met ensuite sur une feuille de bananier : on les y retourne jusqu’à ce qu’elles soient plus flasques : on les serre doucement, en augmentant la pression par degrés, de manière à ne pas rompre les feuilles. À mesure qu’elles deviennent plus molles et plus spongieuses, elles imbibent plus de liqueur : dans l’espace d’environ cinq minutes la couleur commence à paraître sur les veines des feuilles ; et en dix minutes, ou un peu plus, elles en sont parfaitement saturées. Les insulaires les pressent alors aussi fortement qu’il leur est possible.

» Les jeunes garçons préparent à cet effet une grande quantité de moué, en l’épluchant avec leurs dents ou entre deux petits bâtons, jusqu’à ce qu’il soit dépouillé de son écorce verte et de la substance farineuse qui est dessous, et qu’il n’y reste plus qu’un réseau de fibres transparent : ils y enveloppent les feuilles de l’étou, qui distillent alors la liqueur qu’elles contiennent, à mesure qu’on les presse. Comme ces feuilles ont peu de suc par elles-mêmes, elles ne donnent guère que celui dont elles étaient imbibées. Lorsque ce premier suc est entièrement exprimé, on imprègne de nouveau les feuilles, et on continue la même opération jusqu’à ce que la liqueur qui passe à travers ne soit plus colorée : les feuilles de l’étou sont jetées de côté ; mais on conserve le moué, qui, étant profondément imbibé de la couleur, sert de brosse pour étendre la teinture sur l’étoffe.

» On reçoit toujours la liqueur exprimée dans de petits vases faits de feuilles de bananier. Je ne sais pas si cette feuille a quelque qualité favorable à la teinture, ou si les Taïtiens ont adopté cet usage parce qu’il est facile de se procurer du bananier et de distribuer ces petits vases parmi les ouvriers.

» Ils ne teignent ordinairement leur étoffe légère que sur les bords ; ils répandent au contraire des couleurs sur toute la surface de celle qui est plus épaisse : ils ne les appliquent que d’un côté, comme la peinture ; et quoique j’aie vu de l’étoffe légère trempée entièrement dans la liqueur, la couleur n’avait pas le même brillant et le même lustre que lorsqu’elle y avait été mise de l’autre manière.

» La feuille de l’étou est généralement employée dans ce procédé, et produit probablement la plus belle couleur ; cependant ils composent un rouge avec le suc de leurs figues mêlé dans le taheinou, espèce de tournefortia, le pohec, l’eurhé ou convolvulus brasiliensis ; et l’éboua, espèce de solanum. Le mélange de ces diverses plantes, ou la différente dose qu’ils emploient, produit sur leurs étoffes plusieurs nuances de couleurs dont quelques-unes sont fort supérieures aux autres.

» La beauté de la meilleure n’est pas permanente ; il est pourtant probable qu’on pourrait, par des expériences, trouver quelque méthode pour la fixer, et il serait très-utile de rechercher les qualités que donnerait le mélange d’une substance végétale avec une autre. La manière dont on a découvert nos plus belles couleurs suffit pour encourager cette entreprise : à l’inspection de l’indigo, du pastel, de la gaude et de la plupart des plantes qu’on emploie dans nos teintures, on n’imaginerait pas qu’elles contiennent les couleurs qu’on en tire. Je terminerai ce que je viens de dire du rouge des Taïtiens en ajoutant que les femmes qui ont servi à le préparer ou à l’appliquer sur les étoffes conservent avec soin, comme un ornement, cette couleur sur leurs ongles et leurs doigts, où elle paraît dans sa plus grande beauté.

» Leur jaune est composé de l’écorce de la racine du nono (morinda citrifolia), qu’ils ratissent et font infuser dans l’eau. Après qu’on l’y a laissée tremper pendant quelque temps, l’eau se colore, et on y plonge l’étoffe pour la teindre. On devrait examiner si le morinda, dont le nono est une espèce, ne pourrait pas servir à la teinture. Brown, dans son Histoire de la Jamaïque, fait mention de trois espèces de morinda, qui sont employées pour teindre en brun ; et Rumphius dit que les insulaires des Indes orientales se servent du bancuda angustifolia, qui approche beaucoup du nono de Taïti, comme d’une drogue qui fixe les couleurs rouges avec lesquelles elle a une affinité particulière.

Les Taïtiens teignent aussi en jaune avec le fruit du tamano ; mais nous n’avons pas eu occasion de découvrir comment ils en tirent cette couleur. Ils ont encore une manière de teindre en brun et en noir : ces couleurs sont si médiocres, que la méthode de les préparer n’a pas excité notre curiosité.

» La fabrication des nattes est une autre manufacture considérable des Taïtiens. Ils en ont qui sont plus belles et meilleures que celles que nous faisons en Europe : les plus grossières leurs servent de lits ; ils portent les plus fines dans les temps humides. Ils prennent bien des peines et emploient beaucoup de soins à faire ces dernières, dont il y a deux espèces. Les unes se font avec l’écorce du poërou (hibiscus tiliaceus) ; quelques-unes sont aussi fines qu’un drap grossier. Ils appellent ouanné l’autre espèce, qui est encore plus belle ; elle est blanche, lustrée et brillante : ils la fabriquent avec des feuilles de leur ouharrou, espèce de pandanus, dont nous n’avons pas eu occasion de voir les fleurs ni le fruit. Ils ont d’autres nattes, ou, comme ils les nomment, des moës qui leur servent de siéges et de lits ; elles sont composées de joncs et d’herbes, et ils les fabriquent, ainsi que tous leurs ouvrages tressés, avec une facilité et une promptitude étonnante.

» Ils sont aussi très-adroits à faire des paniers et des ouvrages d’osier. Leurs paniers sont de mille forme différentes, et quelques-uns très-artistement travaillés : ils s’occupent tous, hommes et femmes, à ce travail. Ils en fabriquent avec des feuilles de cocotier dans l’espace de quelques minutes ; les femmes, qui nous venaient voir de très-grand matin, avaient coutume, dès que le soleil était levé sur l’horizon, d’envoyer chercher quelques feuilles dont elles formaient de petits chapeaux pour mettre leur visage à l’abri : cette opération leur coûtait si peu de travail et de temps, que, le soir, lorsque le soleil baissait, elles les jetaient. Ces chapeaux cependant ne leur couvrent pas la tête ; ils ne consistent qu’en une bande qui en fait le tour, et une corne avancée qui ombrage le front.

» Ils font avec l’écorce du poërou des cordes et des lignes dont les plus grosses ont un pouce d’épaisseur, et les plus minces sont de la grosseur d’une petite ficelle : ils forment avec ces dernières des filets pour la pêche. Ils composent avec les fibres de cocos un cordage pour joindre ensemble les différentes parties de leurs pirogues, et d’autres courroies tordues ou tressées ; et ils fabriquent avec l’écorce de l’eroua, espèce d’ortie qui croît dans les montagnes, et qui, par cette raison, est un peu rare, les meilleures lignes pour la pêche qu’il soit possible de trouver. Ils attrapent avec ces lignes les poissons les plus forts et les plus fretillans, tels que les bonites et les thons, qui rompraient dans un instant nos lignes de soie les plus fortes, quoiqu’elles soient deux fois aussi épaisses que celles des Taïtiens.

» Ils font aussi une espèce de seine d’une herbe qui a les feuilles larges et grossières, et dont la tige ressemble au glaïeul. Ils entortillent et joignent ensemble ces herbes jusqu’à ce que le filet, qui est à peu près aussi large qu’un grand sac, ait soixante à quatre-vingt brasses de long. Ils la tirent dans les bas-fonds, et le propre poids de la seine la tient si bien au fond de la mer, qu’un poisson peut difficilement échapper.

» Les Taïtiens montrent une sagacité et une industrie extrêmes dans tous les expédiens qu’ils emploient pour prendre des poissons. Ils ont des harpons de bambou dont la pointe est d’un bois dur, et ils frappent le poisson plus sûrement avec cet instrument que nous ne le pouvons faire avec nos harpons de fer, quoique les nôtres aient d’ailleurs l’avantage d’être attachés à une ligne ; de manière que, si le croc atteint le poisson, nous sommes sûrs de l’attraper, quand même il ne serait pas mortellement blessé.

» Ils ont deux sortes d’hameçons construits avec un art admirable, et qui répondent très-bien au but qu’ils se proposent dans ces ouvrages : l’un d’eux est appelé ouitti-ouitti. La tige est faite de nacre de perles, la plus brillante qu’ils peuvent trouver, et l’intérieur, qui est ordinairement la partie la plus éclatante, se met par-derrière. Ils attachent à ces hameçons une touffe blanche de poil de chien ou de soie de cochon, de manière qu’elle ressemble un peu à la queue d’un poisson. L’hameçon et l’amorce sont mis au bout d’une ligne d’éroua que porte une baguette de bambou. Le pêcheur, afin de réussir dans son entreprise, fait attention au vol des oiseaux qui suivent toujours les bonites lorsqu’elles nagent dans les bas-fonds ; il dirige sa pirogue sur leur marche, et lorsqu’il a l’avantage d’être conduit par ces guides, il revient rarement sans avoir fait une bonne pêche.

» La seconde espèce d’hameçon est aussi faite de nacre de perles ou de quelque autre coquillage dur ; ils ne peuvent pas les barbeler comme les nôtres, mais, pour suppléer à ce défaut, ils recourbent la pointe en dedans. Ces hameçons sont de différentes grandeurs ; et ils s’en servent avec beaucoup de succès pour attraper toutes sortes de poissons. La manière de les fabriquer est très-simple ; chaque pêcheur les travaille lui-même ; ils coupent d’abord la coquille en morceaux carrés avec le taillant d’un autre coquillage, et avec un corail qui est assez raboteux pour servir de lime ; ils leur donnent la forme d’un hameçon ; ils font ensuite un trou au milieu ; leur vilebrequin est la première pierre qu’ils trouvent avec une pointe aiguë ; ils attachent cette pierre au bout d’un petit bâton de bambou, et ils tournent cet instrument dans leurs mains de la même manière que nous tournons un moussoir à chocolat. Lorsque la coquille est percée et que le trou est assez large, on y introduit une petite lime de corail, au moyen de laquelle l’hameçon est fini dans très-peu de temps ; car l’ouvrier n’emploie guère plus d’un quart d’heure à ce travail.

» Le lecteur a déjà pris quelque idée de la maçonnerie, de la sculpture et de l’architecture des Taïtiens, dans la description que j’ai donnée des moraïs ou lieux où ils déposent leurs morts. Les pirogues sont les autres objets les plus importans de leur art de construire et de sculpter en bois ; c’est peut-être pour ces insulaires un aussi grand travail de fabriquer une de leurs principales pirogues avec leurs instrumens que pour nous de construire un vaisseau de guerre avec les nôtres.

» Ils ont une hache de pierre, un ciseau ou gouge fait avec un os humain, et ordinairement avec l’os de l’avant-bras, une râpe de corail et la peau d’une espèce de raie qui, avec du sable de corail, leur sert de lime ou de pierre à aiguiser.

» Voilà le catalogue complet de leurs instrumens ; et avec ce petit nombre d’outils ils bâtissent des maisons, construisent des pirogues, taillent des pierres, abattent, fendent, sculptent et polissent des bois.

» La pierre dont ils forment le taillant de leurs haches est une espèce de basalte d’une couleur noirâtre ou grise, qui n’est pas très-dure, mais qui ne s’égrène pourtant pas facilement. Ces haches sont de différentes grandeurs ; celles qui leur servent à abattre des bois pèsent de six à huit livres ; d’autres qu’ils emploient pour sculpter sont du poids de sept ou huit onces : comme il est nécessaire de les aiguiser presqu’à chaque instant, l’ouvrier a toujours près de lui pour cela une écale de coco remplie d’eau.

» Le travail le plus difficile pour les Taïtiens, c’est d’abattre un arbre ; c’est aussi celui où ils ressentent davantage le défaut de leurs instrumens ; cette besogne demande un certain nombre d’ouvriers, et le travail constant de plusieurs jours. Lorsque l’arbre est à bas, ils le fendent par les veines, dans toute sa longueur et toute sa largeur, en planches de trois à quatre pouces d’épaisseur. Il faut remarquer que le tronc de la plupart de ces arbres a huit pieds de circonférence, et que l’épaisseur est à peu près la même dans toute sa longueur, qui est de quarante pieds jusqu’à la naissance des branches. Ils appellent avié l’arbre qui leur sert communément de bois de construction ; la tige en est élevée et droite ; quelques-unes cependant des plus petites pirogues sont faites d’arbre à pain, qui est un bois léger, spongieux et qui se travaille aisément ; ils aplanissent très-promptement les planches avec leurs haches, et ils sont si adroits, qu’ils peuvent enlever une légère écorce sans donner un seul coup mal à propos. Comme ils ne connaissent point la manière de plier une planche, toutes les parties de la pirogue, creuses ou plates, sont taillées à la main.

» On peut diviser en deux classes les pirogues dont se servent les Taïtiens et les habitans des îles voisines ; ils appellent les unes ivahahs, et les autres pahiés.

» L’ivahah, qu’ils emploient dans les petites excursions, a les côtés perpendiculaires et le fond plat, et le pahié, qu’ils montent dans les voyages plus longs, a les côtés bombés et le fond en forme de quille. Les ivahahs sont tous de la même forme, mais d’une grandeur différente, et servent à divers usages. Leur longueur est de dix à soixante-douze pieds ; mais la largeur ne suit pas cette proportion. Les ivahahs longs de dix pieds ont à peu près un pied de large, et ceux qui ont plus de soixante-dix pieds de longueur n’en ont guère que deux de largeur ; ils distinguent l’ivahah de combat, l’ivahah de pèche et l’ivahah de voyage ; car quelques-uns de ces derniers vont d’une île à l’autre. L’ivahah de combat est le plus long de tous ; la poupe et la proue sont fort élevées au-dessus du corps de bâtiment dans la forme d’un demi-cercle ; la poupe en particulier a quelquefois dix-sept à dix-huit pieds de haut, quoique la pirogue en elle-même n’en ait guère que trois. Ces derniers ivahahs ne vont jamais à la mer : on les attache ensemble par les côtés, à la distance d’environ trois pieds, avec de grosses cordes d’écorce, qu’on passe à travers le bâtiment, et qu’on amarre sur les plats-bords. Ils dressent sur l’avant de ces ivahahs un échafaud ou plate-forme d’environ dix ou douze pieds de long, un peu plus large que les pirogues, et qui est soutenue par des poteaux de six pieds d’élévation. Les combattans, qui ont pour armes de trait les frondes et les javelines, se placent sur cette plate-forme ; ils ne se servent de leurs arcs et de leurs flèches que pour se divertir, comme on s’amuse chez nous au disque et au palet, ce qui doit être rangé au nombre des singularités qu’on remarque dans les mœurs de ce peuple. Les rameurs sont assis au-dessous de ces plates-formes ; ils reçoivent les blessés et font monter de nouveaux hommes à leur place. Quelques-unes de ces pirogues ont dans toute leur longueur une plate-forme de bambous ou d’autres bois légers, beaucoup plus large que tout le bâtiment, qui porte alors un bien plus grand nombre de combattans ; mais nous n’en avons vu qu’une équipée de cette manière.

» Les ivahahs de pêche ont de dix à quarante pieds de longueur ; tous ceux qui ont vingt-cinq pieds de long et plus, de quelque espèce qu’ils soient, portent des voiles dans l’occasion. L’ivahah de voyage est toujours double, et garni d’un petit pavillon propre d’environ cinq ou six pieds de large et de six ou sept de long, attaché sur l’avant du bâtiment, pour la commodité des principaux personnages qui s’y asseyent pendant le jour et y dorment pendant la nuit. Les ivahahs de pêche sont quelquefois joints ensemble, et ont une cabane à bord ; mais cela, n’est pas commun.

» Les ivahahs qui ont moins de vingt-cinq pieds de long ne portent que rarement ou même presque jamais de voiles. Quoique la poupe s’élève de quatre ou cinq pieds, l’avant du bâtiment est plat, et une planche s’avance d’environ quatre pieds, en saillie sur le bord.

» La longueur du pahié varie aussi de trente à soixante pieds ; mais ce bâtiment, comme l’ivahah, est très-étroit : j’en ai mesuré un qui avait cinquante-un pieds de long, et seulement un pied et demi de largeur à l’un des bouts ; il n’a qu’environ trois pieds dans sa plus grande largeur : telle est la proportion générale qu’ils suivent dans leur construction. Le pahié ne s’élargit pourtant pas par degrés ; mais, ses côtés étant droits et parallèles pendant un petit espace au-dessous du plat-bord, ils s’élargissent tout à coup et se terminent en angles vers le fond, de sorte qu’en coupant transversalement cette partie du bâtiment, elle présente à peu près la forme d’un as de pique, et l’ensemble est beaucoup trop large pour sa longueur. Les Taïtiens emploient ces pahiés dans les combats, ainsi que les plus grands ivahahs, mais plus particulièrement pour les longs voyages. Le pahié de combat, qui est le plus grand de tous, est garni d’une plateforme qui est proportionnellement plus large que celle de l’ivahah, parce que sa forme le met en état de soutenir un beaucoup plus grand poids. Les pahiés de voyage sont ordinairement doubles, et leur grandeur moyenne est celle de nos gros bateaux de mer ; ils font quelquefois d’une île à l’autre des voyages d’un mois, et nous avons de bonnes preuves qu’ils sont quinze ou vingt jours en mer, et qu’ils pourraient y rester plus long-temps, s’ils avaient plus de moyens d’y garder des provisions et de l’eau douce.

» Lorsque ces pirogues portent une seule voile, elles font usage d’un morceau de bois attaché au bout de deux perches mises en travers du bâtiment, et qui sont saillantes de six à dix pieds, suivant la grandeur de la pirogue : en quoi elles ressemblent aux prowollans des îles Larrons, et c’est ce que la relation du voyage d’Anson nomme balancier. Les haubans sont attachés à ce balancier, qui est absolument nécessaire pour orienter le bateau, lorsqu’il souffle un vent frais.

» Quelques-uns de ces pahiés ont un seul mât, et d’autres deux : ces mâts sont composés d’une seule perche ; et quand la longueur de la pirogue est de trente pieds, celle du mât est d’un peu moins de vingt-cinq : il est fixé à un châssis sur la pirogue, et porte une voile de natte dont la longueur surpasse la sienne d’un tiers. La voile est aiguë au sommet, carrée à la base, et échancrée sur les côtés ; elle ressemble un peu à celle dont on se sert sur les canots des vaisseaux de guerre : elle est placée dans un châssis de bois qui l’entoure de chaque côté, de manière qu’on ne peut ni la riser ni la ferler ; et si l’une ou l’autre de ces deux manœuvres devient nécessaire, il faut la couper, ce qui pourtant arrive rarement dans ces climats où le temps est si uniforme. Les Indiens attachent au sommet du mât, pour l’orner, des plumes qui ont une inclinaison oblique en avant. Les rames ou pagaies dont on se sert dans ces pirogues ont un long manche et une pale plate, et sont assez ressemblantes à la pelle d’un boulanger. Chaque personne à bord de la pirogue, excepté celles qui sont assises sous le pavillon, manie une de ces rames, qui font marcher le bâtiment assez vite : ces pirogues cependant font tant d’eau par les coutures, qu’un Indien, au moins, est sans cesse occupé à la vider. Ces bâtimens sont très-propres pour le débarquement et pour s’éloigner de la côte, lorsqu’il y a de la houle ; au moyen de leurs grandes longueurs et de leurs poupes élevées, ils débarquent à sec, quand nos bateaux pourraient à peine venir à bout d’aborder, et l’élévation de leur avant leur donne le même avantage pour s’éloigner d’un rivage.

» Les ivahahs sont les seules pirogues employées par les Taïtiens ; mais nous vîmes plusieurs palliés qui venaient des autres îles.

» Ils conservent ces pahiés avec beaucoup de soin sous une espèce de hangar construit de poteaux fichés en terre, dont les sommets sont rapprochés les uns des autres, et attachés ensemble avec de très-forts cordages : ils forment ainsi une espèce d’arc gothique, recouvert partout de chaume jusqu’à terre, excepté aux deux extrémités, qui sont ouvertes ; quelques-uns de ces hangars ont cinquante à soixante pas de longueur.

» À l’occasion de la navigation de ces peuples, je parlerai de leur sagacité étonnante à prévoir le temps qui arrivera, ou du moins le côté d’où soufflera le vent. Ils ont plusieurs manières de pronostiquer ces événemens ; mais je n’en connais qu’une : ils disent que la voie lactée est toujours courbée latéralement, mais tantôt dans une direction, et tantôt dans une autre, et que cette courbure est un effet de l’action que le vent exerce sur elle, de manière que, si la même courbure continue pendant la nuit, le vent correspondant soufflera sûrement le lendemain. Je ne prétends pas juger de l’exactitude des règles qu’ils suivent : je sais seulement que, quelque méthode qu’ils emploient pour prédire le temps, ou au moins le vent qui soufflera, ils se trompent beaucoup plus rarement que nous.

» Dans leurs plus grands voyages ils se dirigent sur le soleil pendant le jour, et sur les étoiles pendant la nuit. Ils distinguent toutes les étoiles par des noms particuliers ; ils connaissent dans quelle partie du ciel elles paraîtront durant chacun des mois où elles sont visibles sur l’horizon ; ils savent aussi, avec plus de précision que ne le croira peut-être un astronome d’Europe, le temps de l’année où elles commencent à paraître ou à disparaître.

» Nous n’avons pas pu acquérir une connaissance parfaite de la manière dont les Taïtiens divisent le temps ; nous avons cependant observé que, lorsqu’ils parlent du temps passé ou à venir, ils n’emploient jamais d’autre terme que malama, qui signifie lune : ils comptent treize de ces lunes, et recommencent ensuite par la première de cette révolution ; ce qui démontre qu’ils ont une notion de l’année solaire. Ils nous a été impossible de découvrir comment ils calculent leurs mois, de façon que treize de ces mois répondent à l’année ; car ils disent que chaque mois a vingt-neuf jours, en y comprenant un de ces jours dans lequel la lune n’est pas visible. Ils nous ont annoncé souvent les fruits qui seraient de saison, et le temps qu’il ferait dans chacun de ces mois, par lesquels ils ont des noms particuliers : ils donnent un nom général à tous les mois pris ensemble, quoiqu’ils ne s’en servent que lorsqu’ils parlent des mystères de leur religion.

» Le jour est divisé en douze parties, six pour le jour et six pour la nuit, et chaque partie est de deux heures : ils déterminent ces divisions avec assez d’exactitude par l’élévation du soleil, lorsqu’il est au-dessus de l’horizon ; mais il y en a peu qui, pendant la nuit, à l’inspection des étoiles, puissent dire quelle heure il est.

» En comptant, ils vont d’un à dix, nombre des doigts des deux mains ; et quoiqu’ils aient pour chaque nombre un nom différent, ils prennent ordinairement leurs doigts un par un, et passent d’une main à l’autre, jusqu’à ce qu’ils soient parvenus au nombre qu’ils veulent exprimer. Nous avons observé en d’autres cas que, lorsqu’ils conversent entre eux, ils joignent à leurs paroles des gestes si expressifs, qu’un étranger peut facilement comprendre ce qu’ils disent.

» Quand ils comptent au delà de dix, ils répètent le nom de ce nombre, et ils y ajoutent le mot plus, dix et un de plus signifient onze, dix et deux de plus signifient douze, et ainsi du reste, comme nous disons vingt-un, vingt-deux : s’ils arrivent à dix et dix de plus, ils ont une nouvelle dénomination pour ce nombre ; et lorsqu’ils ont compté dix de ces vingtaines, ils ont un mot pour exprimer deux cents. Nous n’avons pas pu découvrir s’ils ont d’autres termes pour signifier un plus grand nombre ; il ne paraît pas qu’ils en aient besoin, car ces deux cents répétés dix fois montent à deux mille ; quantité si forte pour eux, qu’elle ne se rencontre presque jamais dans leurs calculs.

» Ils sont moins avancés dans l’art de mesurer les distances que dans celui de compter les nombres ; ils n’ont qu’un terme qui répond à notre brasse : lorsqu’ils parlent de la distance d’un lieu à un autre, ils l’expriment comme les Asiatiques, par le temps qu’il faut pour la parcourir.

» La langue des Taïtiens est douce et mélodieuse ; elle abonde en voyelles, et nous apprîmes aisément à la prononcer ; mais nous trouvâmes qu’il était très-difficile de leur enseigner à prononcer un seul mot de la nôtre. Cette difficulté provenait peut-être non-seulement de ce que l’anglais est rempli de consonnes, mais encore de quelque particularité dans sa forme, car ils prononçaient avec beaucoup de facilité les mots espagnols et italiens, lorsqu’ils finissaient par des voyelles.

» Nous ne connaissons pas assez leur langue pour savoir si elle est abondante ou stérile ; elle est sûrement très-imparfaite, car les noms et les verbes n’y ont presque aucune inflexion : elle a peu de noms qui aient plus d’un cas, et peu de verbes qui aient plus d’un temps. Nous ne trouvâmes pourtant pas beaucoup de difficulté à nous entendre mutuellement ; ce qu’on aura peut-être de la peine à croire.

» Il n’est pas besoin de dire qu’il y a peu de maladies chez un peuple dont la nourriture est si simple, et qui en général ne s’enivre presque jamais ; et si l’on en excepte quelques accès de colique qui leur arrive même rarement, nous n’avons point vu de maladies aiguës pendant notre séjour dans l’île. Les naturels cependant sont sujets aux érysipèles et à une éruption cutanée qui approche beaucoup de la lèpre. Ceux en qui cette maladie a fait de grands progrès vivent entièrement séparés de la société, chacun dans une petite cabane construite sur un terrain qui n’est fréquenté par personne, et où on leur fournit des provisions. Nous n’ayons pas pu connaître si ces malheureux avaient quelque espérance de guérison et de soulagement, ou si on les y laissait languir et mourir dans la solitude et le désespoir. Nous remarquâmes aussi un petit nombre d’insulaires qui avaient sur différentes parties du corps des ulcères qui paraissaient très-virulens ; mais ceux qui en étaient affligés ne semblaient pas y faire beaucoup d’attention ; ils les portaient entièrement à découvert, et sans rien appliquer dessus qui pût en écarter les mouches.

» Il ne doit pas y avoir de médecins de profession dans un pays où l’intempérance ne produit pas de maladies ; cependant partout où l’homme souffre, il fait des efforts pour se soulager ; et lorsqu’il ignore également le remède et la cause de la maladie, il a recours à la superstition ; ainsi, à Taïti, et dans tous les autres pays qui ne sont pas ravagés par le luxe, ou polis par les connaissances, le soin des malades est confié aux prêtres. La méthode que suivent les prêtres de cette île pour opérer la guérison, consiste principalement en prières et en cérémonies ; lorsqu’ils visitent les malades, ils prononcent plusieurs fois certaines phrases qui paraissent être des formules établies pour ces occasions ; ils tressent en même temps très-proprement les feuilles d’un cocotier en différentes formes ; ils attachent quelques-unes de ces figures aux doigts et aux orteils du malade, et ils laissent souvent derrière lui un petit nombre de branches d’émidho (thespecia populnea) ; les prêtres répètent ces cérémonies jusqu’à ce que le malade meure ou recouvre la santé. S’il revient en santé, ils disent que les remèdes l’ont guéri, et s’il meurt, ils déclarent que la maladie était incurable, en quoi peut-être ces médecins ne diffèrent pas beaucoup de ceux des autres pays.

» Si nous jugeons de leurs connaissances en chirurgie par les larges cicatrices que nous leur avons vues quelquefois, nous devons supposer qu’ils ont fait plus de progrès dans cet art que dans la médecine, et que nos chirurgiens d’Europe auraient à peine l’avantage sur les leurs. Nous avons un homme dont le visage était entièrement défiguré par les suites de ses blessures ; son nez, y compris l’os et le cartilage, était absolument ras ; l’une de ses joues et un de ses yeux avaient reçu de si terribles coups, qu’ils y avaient laissé un creux où le poing pouvait presque entrer, et où il ne restait pourtant point d’ulcères. Topia, qui s’embarqua avec nous, avait été percé de part en part par une javeline, armée à sa pointe de l’os d’une espèce de raie ; l’arme était entrée par le dos, et sortie au-dessous de la poitrine. Excepté le traitement des fractures et des luxations, le plus habile chirurgien contribue très-peu à la guérison d’une blessure ; le sang est le meilleur de tous les baumes vulnéraires ; et lorsque les humeurs du corps sont pures et que le malade est tempérant, il ne faut, pour guérir la blessure la plus considérable, qu’aider à la nature en tenant la plaie propre.

» Dès qu’un Taïtien est mort, sa maison se remplit de parens qui déplorent cette perte ; les uns par de grandes lamentations, et d’autres par des cris moins forts, mais qui sont des expressions plus naïves de la douleur. Les plus proches parens du défunt, qui sont réellement affectés de cet accident, restent en silence ; le reste des insulaires qui composent l’assemblée profèrent de temps en temps, en chœur, des exclamations passionnées, et le moment d’après ils rient et parlent ensemble sans la moindre apparence de chagrin. Ils passent de cette manière le reste du jour de la mort et toute la nuit suivante. Le lendemain au matin, le cadavre, enveloppé d’étoffes, est conduit au bord de la mer sur une bière que les hommes portent sur leurs épaules, et il est accompagné d’un prêtre qui, après avoir prié sur le corps, répète ses oraisons pendant la marche du convoi. Lorsqu’ils sont arrivés près de l’eau, ils déposent le défunt sur le rivage ; le prêtre réitère ses prières, et, prenant un peu d’eau dans ses mains, il la jette, non pas sur le corps, mais à côté. Ils remportent ensuite le cadavre à cent ou cent cinquante pieds de là, et bientôt après on le rapporte une seconde fois sur le rivage, où l’on renouvelle les prières et les aspersions. Ils le portent et reportent ainsi plusieurs fois ; et, tandis qu’ils font ces cérémonies, d’autres insulaires construisent un hangar et environnent de palissades un petit espace de terrain. Au centre de ce hangar, ou tépépaou, ils dressent des poteaux sur lesquels la bière est placée ; on y laisse pourir le cadavre, jusqu’à ce que la chair soit entièrement détachée des os.

» Ces hangars sont d’une grandeur proportionnée au rang de la personne dont ils doivent contenir le cadavre ; ceux qui sont destinés aux Taïtiens de la dernière classe n’ont que la longueur de la bière, et ne sont point entourés de palissades. Le plus grand que nous ayons jamais vu avait trente pieds de long ; les plus beaux tépépaous sont ornés suivant les facultés et l’inclination des parens du défunt, qui ne manquent jamais de mettre autour du mort une grande quantité de pièces d’étoffes, et qui quelquefois en couvrent presque entièrement l’extérieur du hangar. On dépose autour de ce lieu des guirlandes de noix de palmier ou pandanus, et des feuilles de cocotier, que les prêtres entrelacent en nœuds mystérieux, avec une plante qu’ils appellent éthé no moraï, et qui est particulièrement consacrée aux solennités funéraires. Ils laissent aussi, à peu de distance du cadavre, des alimens et de l’eau ; mais on en a déjà parlé ailleurs, ainsi que des autres décorations.

» Dès que le corps est déposé dans le tépépaou, le deuil se renouvelle ; les femmes s’assemblent, et sont conduites à la porte par la plus proche parente, qui s’enfonce à plusieurs reprises la dent d’un requin dans le sommet de la tête : le sang, qui coule en abondance, est reçu soigneusement sur des morceaux de toile qu’ils jettent sous la bière. Les autres femmes suivent cet exemple, et réitèrent la même cérémonie pendant deux ou trois jours, tant que le zèle et la douleur peuvent la soutenir. Ils reçoivent de même sur des pièces d’étoffes les larmes qu’ils versent dans ces occasions, et ils les présentent comme des oblations au défunt. Quelques-uns des plus jeunes personnages du deuil se coupent les cheveux, et les jettent sur la bière avec les autres offrandes. Cette coutume est fondée sur ce que les Taïtiens, qui croient que l’âme subsiste après la mort, imaginent d’ailleurs qu’elle erre autour du lieu où l’on a déposé le corps auquel elle était unie ; qu’elle observe les actions des vivans, et goûte du plaisir de voir ces témoignages de leur affection et de leur douleur.

» Deux ou trois jours après que les femmes ont commencé ces cérémonies, les hommes prennent aussi le deuil ; mais avant ce temps ils ne paraissent sentir en aucune manière la perte du défunt. Les plus proches parens se revêtent chacun à leur tour de l’habillement, et exercent l’office dont nous avons déjà donné une description en rapportant les funérailles d’une vieille femme qui mourut pendant notre séjour dans l’île, et auxquelles Toubouraï-Tamaïdé, son parent, faisait les fonctions de principal personnage du deuil. Nous n’avons pas pourtant encore expliqué pourquoi les Taïtiens s’enfuient à la vue du convoi. Le principal personnage du deuil porte un grand bâton plat armé de la dent d’un requin ; dans un transport frénétique que sa douleur est supposée lui inspirer, il court sur tout ce qu’il voit ; et s’il lui arrive d’attraper un Indien, il le frappe impitoyablement avec son bâton ; ce qui ne peut pas manquer de causer une blessure dangereuse.

» Ces convois continuent, à certains intervalles, pendant cinq lunes ; mais ils deviennent moins fréquens par degrés, à mesure que ce terme approche. Lorsqu’il est expiré, le reste du cadavre est tiré de la bière ; ils ratissent et lavent très-proprement les os, et les enterrent ensuite au dedans ou au dehors d’un moraï, suivant le rang qu’occupait le mort. Si le défunt était un eri ou chef, ils n’enterrent pas son crâne avec le reste des os ; ils l’enveloppent d’une belle étoffe, et le mettent dans une espèce de boîte faite exprès, qu’ils placent aussi dans le moraï : ce coffre est appelé evaré no te orometéa (la maison d’un docteur ou maître ). Après cela le deuil cesse, à moins que quelques femmes ne continuent à être réellement affligées de la mort du défunt ; dans ce cas, elles se font quelquefois tout à coup des blessures avec la dent d’un requin, quelque part qu’elles se rencontrent. Ce que nous venons de dire explique peut-être pourquoi Térapo, dans un accès de chagrin, se blessa elle-même étant dans le fort : quelque circonstance accidentelle pouvait lui rappeler alors le souvenir d’un ami ou d’un parent qu’elle avait perdu, et ranimer sa tendresse et sa douleur au point de lui faire répandre des larmes, et répéter le rite funéraire.

» Les cérémonies ne finissent pourtant pas avec le deuil ; le prêtre, qui est bien payé par les parens du défunt et les offrandes qui se font au moraï, récite toujours des prières. Quelques-unes des offrandes qui se déposent de temps en temps au moraï sont emblématiques : un jeune bananier représente le défunt, et la touffe de plumes la divinité qu’ils invoquent. Le prêtre, accompagné de quelques-uns des parens qui portent une petite offrande, se place vis-à-vis le symbole du dieu : il répète ses oraisons d’après une formule établie, qui est composée de phrases détachées : il entrelace en même temps des feuilles de cocotier en différentes formes ; il les dépose ensuite sur la terre, dans l’endroit où les os ont été enterrés, et s’adresse à la divinité par un cri très-aigu, dont ils ne se servent que dans cette occasion. Lorsque le prêtre se retire, ils emportent la touffe de plumes, et laissent les provisions tomber en pouriture, ou devenir la pâture des rats.

» Il ne nous a pas été possible d’acquérir une connaissance claire et précise de la religion des Taïtiens ; nous la trouvâmes, ainsi que celle de la plupart des autres pays, enveloppée de mystères, et défigurée par des contradictions apparentes. Leur langage religieux est différent, comme à la Chine, du langage ordinaire ; de manière que Topia, qui prit beaucoup de peine pour nous instruire, n’ayant pas, pour exprimer ses pensées, des mots que nous entendissions, nous parla assez inutilement. Je rapporterai cependant, avec le plus de clarté que je pourrai, ce que nous en avons appris.

» Un être raisonnable, quelque ignorant ou stupide qu’on le suppose, aperçoit d’abord que l’univers et ses différentes parties qu’il connaît sont l’ouvrage de quelque agent infiniment plus puissant que lui-même ; mais la production de l’univers tiré du néant, que nous exprimons par le mot création, est ce qu’il y a de plus difficile à concevoir, même pour les hommes les plus pénétrans et les plus éclairés. Comme on ne voit point d’être capable en apparence de produire ce grand ouvrage, il est donc naturel de supposer qu’il réside dans quelque partie éloignée de l’univers, ou qu’il est invisible par sa nature, et qu’il doit avoir originairement donné l’être à tout ce qui existe, par une méthode semblable à celle que suit la nature dans la succession d’une génération à l’autre : mais l’idée de procréation comprend celle de deux personnes ; et les Taïtiens imaginent que tout ce qui existe dans l’univers provient originairement de l’union de deux êtres.

» Ils donnent à la Divinité suprême, un de ces deux premiers êtres, le nom de Taroataihetoumou, et ils appellent Tepapa l’autre, qu’ils croient avoir été un rocher. Ces deux êtres engendrèrent une fille, Tettooumatatayo, l’année, ou les treize mois collectivement, qu’ils ne nomment jamais que dans cette occasion. Tettooumatatayo, unie avec le père commun, produisit les mois en particulier ; et les mois, par leur conjonction les uns avec les autres, donnèrent naissance aux jours. Ils supposent que les étoiles ont été engendrées en partie par le premier couple, et qu’elles se sont ensuite multipliées par elles-mêmes. Ils ont le même système par rapport aux différentes espèces de plantes. Parmi les autres enfans de Taroataihetoumou et de Tepapa, ils croient qu’il y a une race inférieure de dieux, qu’ils appellent Éatouas : ils disent que deux de ces éatouas habitaient la terre il y a fort long-temps, et engendrèrent le premier homme. Ils imaginent que cet homme, leur père commun, était, en naissant, rond comme une boule ; mais que sa mère prit beaucoup de soin pour lui étendre les membres, et que, leur ayant enfin donné la forme que nous avons à présent, elle l’appela Eothe, qui signifie fini. Ils croient encore que ce premier père, entraîné par l’instinct universel à propager son espèce, et n’ayant pas d’autre femelle que sa mère, en eut une fille, et qu’en s’unissant avec cette fille, il donna naissance à plusieurs autres avant de procréer un garçon ; que cependant à la fin il en mit un au monde ; et que celui-ci, conjointement avec ses sœurs, peupla le monde.

» Outre leur fille Tettooumatatayo, les premiers parens de la nature eurent un fils, qu’ils appelaient Tané. Ils donnent à Taroataihetoumou, la Divinité suprême, le nom emphatique de Producteur des tremblemens de terre ; mais ils adressent plus ordinairement leurs prières à Tané, qui, à ce qu’ils imaginent, prend une plus grande part aux affaires du genre humain.

» Leurs éatouas ou dieux subalternes, en très-grand nombre, sont des deux sexes ; les hommes adorent les dieux mâles, et les femmes les dieux femelles. Ils ont chacun des moraïs, auxquels des personnes d’un sexe différent ne sont pas admises, quoiqu’ils en aient aussi d’autres où les hommes et les femmes peuvent entrer. Les hommes font les fonctions de prêtres pour les deux sexes ; mais chaque sexe a les siens ; et ceux qui officient pour les hommes n’officient pas ordinairement pour les femmes, e± réciproquement.

» Les Taïtiens croient que l’âme est immortelle, ou au moins qu’elle subsiste après la mort, et qu’il y a pour elle deux états de différens degrés de bonheur : ils appellent Taviroua Eraï le séjour le plus heureux, et ils donnent à l’autre le nom de Tiahobou. Ils ne les regardent pourtant pas comme des lieux où ils seront récompensés ou punis suivant la conduite qu’ils auront tenue sur la terre, mais comme des asiles destinés aux différentes classes d’hommes qui se trouvent parmi eux. Ils imaginent que les chefs et les principaux personnages de l’île entreront dans le premier, et les Taïtiens d’un rang inférieur dans le second ; car ils ne pensent pas que leurs actions ici-bas puissent avoir la moindre influence sur l’état futur, ni même qu’elles soient connues de leurs dieux en aucune manière. Si donc leur religion n’influe pas sur leurs mœurs, elle est au moins désintéressée ; et les témoignages d’adoration et de respect qu’ils rendent aux dieux par des paroles ou des actions, proviennent seulement du sentiment de leur propre faiblesse, et de l’excellence ineffable des perfections divines.

» Le caractère des prêtres ou tahooua est héréditaire dans les familles : cette classe d’hommes est nombreuse, et composée de Taïtiens de tous les rangs. Le chef des prêtres est ordinairement le fils cadet d’une famille distinguée, et ils le respectent presque autant que leurs rois. Les prêtres ont la plus grande partie du peu de connaissances qui sont répandues dans l’île ; mais ces connaissances se bornent à savoir les noms et les rangs des différens éatouas ou dieux subalternes, et les opinions sur l’origine des êtres, que la tradition a transmises dans leur ordre. Ces opinions sont exprimées en phrases détachées ; quelques prêtres en répètent un nombre incroyable, quoiqu’il s’y trouve peu de mots dont ils se servent dans leur langage ordinaire.

» Les prêtres cependant ont plus de lumières sur la navigation et l’astronomie que le reste du peuple ; et le nom de tahooua ne signifie rien autre qu’un homme éclairé. Comme il y a des prêtres pour toutes les classes, ils n’officient que dans celle à laquelle ils sont attachés ; le tahooua d’une classe inférieure n’est jamais appelé, pour faire ses fonctions, par des insulaires qui sont membres d’une classe plus distinguée, et le prêtre d’une classe supérieure n’exerce jamais les siennes pour des hommes d’un rang plus bas.

» Il nous paraît que le mariage, à Taïti, n’est qu’une convention entre l’homme et la femme, dont les prêtres ne se mêlent point ; dès qu’il est contracté, il semble qu’ils en tiennent les conditions. Mais les parties se séparent quelquefois d’un commun accord ; et, dans ce cas, le divorce se fait avec aussi peu d’appareil que le mariage.

» Quoique les prêtres n’aient point imposé de taxe sur les Taïtiens pour une bénédiction nuptiale, ils se sont approprié deux cérémonies dont ils retirent des avantages considérables : l’une est le tatouage (ou l’usage de se piquer la peau), et l’autre, la circoncision, qui n’ont aucun rapport avec la religion. Nous avons déjà décrit le tatouage : ce peuple a adopté la circoncision, sans autres motifs que ceux de la propreté. Cette opération, à proprement parler, ne doit pas être appelée circoncision, parce qu’ils ne font pas au prépuce une amputation circulaire : ils le fendent seulement à travers la partie supérieure, pour empêcher qu’il ne recouvre le gland. Comme les prêtres peuvent seuls faire les opérations du tatouage et de la circoncision, et que c’est le plus grand de tous les déshonneurs que de ne pas porter des marques de l’une et de l’autre, on peut les regarder comme des cérémonies qui rapportent des honoraires au clergé, ainsi que nos mariages et nos baptêmes. Les insulaires paient ces rétributions libéralement et de bon cœur, non d’après un tarif fixé, mais suivant le rang et les facultés des parties ou de leurs amis.

» Les moraïs, ainsi que nous l’avons déjà observé, sont tout à la fois des cimetières et des lieux de culte, et en cela nos églises n’y ressemblent que trop. Le Taïtien approche de son moraï avec un respect et une dévotion qui feraient honte au chrétien ; il ne croit cependant pas que ce lieu renferme rien de sacré ; mais il y va adorer une divinité invisible ; et quoiqu’il n’en attende point de récompenses et n’en craigne point de châtimens, il exprime toujours ses adorations et ses hommages de la manière la plus respectueuse et la plus humble. Nous avons donné ailleurs une description détaillée des moraïs et des autels qui sont placés dans les environs. Lorsqu’un Taïtien approche d’un moraï pour y rendre un culte religieux, ou qu’il porte son offrande à l’autel, il se découvre toujours le corps jusqu’à la ceinture, et ses regards et son attitude montrent assez que la disposition de l’âme répond à son extérieur.

» Nous n’avons pas reconnu que ces peuples soient idolâtres ; du moins ils n’adorent rien de ce qui est l’ouvrage de leurs mains, ni aucune partie visible de la création : il est vrai que les Taïtiens, ainsi que les habitans des îles voisines, ont chacun un oiseau particulier, les uns un héron, et d’autres un martin-pêcheur, auxquels ils font une attention particulière. Ils ont à leur égard des idées superstitieuses relativement à la bonne ou à la mauvaise fortune, ainsi que la populace parmi nous en a sur l’hirondelle et le rouge-gorge. Ils leur donnent le nom d’éatouas ; ils ne les tuent point, et ne leur font aucun mal ; cependant ils ne leur rendent aucune espèce de culte.

» Je n’ose pas assurer que ce peuple, qui ignore entièrement l’art d’écrire, et qui par conséquent ne peut avoir des lois fixées par un titre permanent, vive sous une forme régulière de gouvernement ; il règne cependant parmi eux une subordination, qui ressemble beaucoup au premier état de toutes les nations de l’Europe, lors du gouvernement féodal qui accordait une liberté licencieuse à un petit nombre d’hommes, et soumettait le reste au plus vil esclavage.

» Voici les différens ordres qu’il y a dans l’île : l’éri rahié, ou roi ; l’éri ou baron ; le manahouni, ou vassal ; et le téoutéou, ou paysan. L’île de Taïti est divisée en deux péninsules : chacune a un éri rahié, qui en a la souveraineté ; ces deux espèces de rois sont traités avec beaucoup de respect par les Taïtiens de toutes les classes ; mais ils ne paraissent pas exercer autant d’autorité que les éris dans leurs districts. Pendant notre séjour dans l’île, nous n’avons pas vu une seule fois le souverain d’Obereonou. Taïti est divisée en différens districts, qui sont à peu près au nombre de cent : les éris sont seigneurs d’un ou de plusieurs de ces cantons ; ils partagent leurs territoires entre les manahounis qui cultivent le terrain qu’ils tiennent sous le baron. Les Taïtiens de la dernière classe, appelés téoutéous, semblent être dans une situation approchante de celle des vilains dans les gouvernemens féodaux ; ils font tous les travaux pénibles, ils cultivent la terre sous les manahounis, qui ne sont que les cultivateurs de nom ; ils vont chercher le bois et l’eau, et, sous l’inspection de la maîtresse de la famille, ils apprêtent les alimens ; ce sont aussi eux qui pêchent le poisson.

» Chacun des éris tient une espèce de cour, et à une suite nombreuse, composée principalement des fils cadets de sa tribu. Quelques-uns de ceux-ci exercent dans la maison de l’éri des emplois particuliers ; mais nous ne pouvons pas dire exactement de quelle nature ils sont. Les uns étaient appelés eooua no éri, et d’autres ouhanno no éri ; les barons nous envoyaient souvent leurs messages par ces officiers. De toutes les cours des éris, celle de Toutahah était la plus brillante, et il ne faut pas s’en étonner, puisqu’il administrait le gouvernement au nom d’Outou, son neveu, qui était éri rahié d’Obereonou, et vivait sur ses terres. L’enfant du baron ou éri, ainsi que celui du souverain ou éri rahié, succède dès le moment de sa naissance au titre et aux honneurs de son père. Un baron, qui était un jour appelé éri, et dont on n’approchait qu’en faisant la cérémonie d’ôter une partie de ses vêtemens et de découvrir la partie supérieure de son corps, est réduit le lendemain à l’état de simple particulier, si sa femme est accouchée d’un fils la nuit précédente. Tous les témoignages de respect qu’on rendait à son autorité passent à son enfant, s’il ne le massacre pas en naissant ; mais le père reste toujours possesseur et administrateur des biens. Parmi les raisons qui ont contribué, à former les sociétés appelées arreoï, cette coutume peut y avoir eu quelque part.

» S’il arrive que les insulaires voisins forment une attaque générale contre l’île, chaque district, sous le commandement d’un éri, est obligé de fournir son contingent de soldats pour la défense commune. J’ai remarqué plus haut que Topia faisait monter à six mille six cent quatre-vingt-six le nombre des combattans que tous les districts pouvaient mettre en campagne.

» Dans ces occasions, les forces réunies de toute l’île sont commandées en chef par l’éri rahié. Les démélés particuliers qui naissent entre deux éris se décident par leurs propres sujets, sans troubler la tranquillité générale.

» Ils ont pour armes des frondes, qu’ils manient avec beaucoup de dextérité, des piques pointues et garnies d’un os de raie, et de gros bâtons d’un bois très-dur, de six on sept pieds de long. On dit qu’ainsi armés, ils combattent avec beaucoup d’opiniâtreté ; cela est d’autant plus probable, qu’il est sûr qu’ils ne font point de quartier aux hommes, femmes ou enfans, qui tombent malheureusement dans leurs mains pendant la bataille, ou quelques heures après, c’est-à-dire, avant que leur colère, qui est toujours violente sans être durable, soit calmée.

» Pendant que nous étions à Taïti, l’éri rahié d’Obereonou vivait en bonne intelligence avec l’éri rahié de Tiarreba, l’autre péninsule. Quoique celui-ci s’arrogeât le titre de roi de l’île, l’autre souverain n’était pas plus jaloux de cette prétention chimérique que ne l’est sa majesté très-chrétienne de voir notre souverain prendre le titre de roi de France.

» On ne peut pas espérer que, sous un gouvernement si imparfait et si grossier, la justice distributive soit administrée fort équitablement ; mais il ne doit y avoir que peu de crimes dans un pays où il est si facile de satisfaire tous ses goûts et toutes ses passions, et où par conséquent les intérêts des hommes ne sont pas souvent opposés les uns aux autres. Dans nos contrées d’Europe, un homme, qui n’a point d’argent voit qu’il pourrait avec ce métal satisfaire tous ses désirs ; les Taïtiens n’ont ni monnaie ni aucun signe fictif qui lui ressemble : il n’y a, à ce qu’il paraît, dans l’île aucun bien permanent dont la fraude, ou la violence puissent s’emparer ; et effectivement, si on retranche tous les crimes que la cupidité fait commettre aux peuples civilisés, il n’en restera pas beaucoup. Nous devons ajouter que partout où les lois ne mettent point de restrictions au commerce des femmes, les hommes sont rarement tentés de devenir adultères, d’autant plus qu’une femme doit être rarement l’objet d’une préférence particulière sur les autres, dans un pays où elles sont moins distinguées par des ornemens extérieurs et par les circonstances accidentelles qui résultent des raffinemens de l’art et du sentiment. Il est vrai que ces insulaires sont voleurs : comme chez eux personne ne peut essuyer de grands dommages, ou tirer de grands profits par le vol, il n’a pas été nécessaire de réprimer ce délit par les châtimens qui, dans d’autres nations, sont absolument indispensables pour maintenir l’existence de la société. Topia nous a dit pourtant que l’adultère et le vol se punissent quelquefois : dans tous les cas d’injure ou de délit la punition du coupable dépend de l’offensé. Le mari, dans un premier transport de ressentiment, punit quelquefois l’adultère de mort, lorsqu’il surprend les coupables en flagrant délit ; mais s’il n’y a point de circonstances qui provoquent sa colère, la femme en est ordinairement quitte pour quelques coups. Comme la punition n’est autorisée par aucune loi, et qu’il n’y a point de magistrat chargé de la vindicte publique, les coupables échappent souvent au châtiment, à moins que l’offensé ne soit le plus fort ; cependant un chef punit de temps en temps ses sujets immédiats pour les fautes qu’ils commettent les uns envers les autres, et même il châtie des insulaires qui ne dépendent point de lui, lorsqu’ils sont supposés s’être rendus coupables de quelque délit dans son propre district.

» Après nous être séparés de nos amis de Taïti, nous fîmes petites voiles. Le vent était favorable, et le temps très-beau. Topia nous dit que quatre des îles voisines, qu’il désignait par les noms d’Houaheiné, Oulietea, O-Taha et Bolabola, étaient à une journée ou deux de navigation de Taïti ; il ajouta que nous y trouverions en abondance des cochons, de la volaille et d’autres rafraîchissemens qui nous avaient un peu manqué sur la fin de notre séjour dans son ile. Mais comme du haut des montagnes de Taïti nous avions découvert au nord une île nommée Thétouroa, je dirigeai d’abord ma route de ce côté : elle est à huit lieues au nord-ouest de l’extrémité septentrionale de Taïti. Je trouvai que c’était une petite île basse ; Topia nous dit qu’elle n’avait pas de population fixe ; que ses compatriotes la visitaient par occasion, et y allaient quelquefois passer deux ou trois jours pour pêcher.

Je fis route pour Houaheiné. Le 16 nous étions devant cette île. Quelques pirogues se détachèrent bientôt de la côte ; les insulaires parurent effrayés ; ils n’osaient s’approcher ; mais, ayant aperçu Topia, ils nous accostèrent. Le roi et sa femme, qui étaient sur une de ces pirogues, montèrent à bord après que nous leur eûmes donné à plusieurs reprises des assurances d’amitié. Ils furent d’abord frappés d’étonnement de tout ce qu’ils voyaient, sans cependant faire des questions sur tant d’objets si nouveaux pour eux : ils ne tardèrent pas à se familiariser. Le roi, qui se nommait Ori, me proposa de changer de nom avec lui ; j’y consentis volontiers. Ces insulaires ressemblaient beaucoup aux Taïtiens par la figure, le langage et l’habillement. Topia m’assura qu’ils n’étaient pas voleurs.

Après avoir laissé tomber l’ancre dans un petit havre très-sûr, j’allai à terre avec MM. Banks, Solander, Monkhouse et Topia. Au moment où nous mîmes pied à terre, Topia se déshabilla jusqu’à la ceinture, et pria M. Monkhouse d’en faire autant ; il s’assit ensuite devant un grand nombre d’insulaires rassemblés dans un grand hangar, et nous dit de nous tenir par-derrière. Alors il commença un discours qui dura un quart d’heure. Le roi, placé vis-à-vis de lui, proférait de temps en temps des mots qui semblaient être des formules de réponse. Notre orateur, pendant le cours de sa harangue, offrit en présent à leur eatoua deux mouchoirs, une cravate de soie noire, de la verroterie, deux petites touffes de plumes et des bananes ; il reçut en retour pour notre eatoua, un cochon, de jeunes plantes et deux petites touffes de plumes qu’il fit porter à bord du vaisseau. Après ces cérémonies, que nous pouvions regarder comme la ratification d’un traité avec ces insulaires, on permit à chacun d’aller où il lui plairait, et Topia courut sur-le-champ déposer ses offrandes dans un moraï.

» Le 17 je retournai à terre ; je visitai les collines de l’île ; elles paraissent brûlées de même que l’argile ; les productions sont les mêmes qu’à Taïti ; les maisons sont propres ; les hangars où ils retirent leurs pirogues sont d’une grandeur remarquable.

» Nous allâmes encore à terre le 18 ; nous aurions voulu profiter de la compagnie de Topia dans notre promenade, mais il était trop occupé avec ses amis. Nous prîmes cependant son valet Tayeto, et M. Banks se mit en route pour examiner de plus près un objet qui avait auparavant fort excité sa curiosité : c’était une espèce de coffre ou d’arche, dont le couvercle était cousu avec délicatesse et revêtu proprement de feuilles de palmier : cette arche était posée sur deux bâtons, et soutenue par de petites consoles de bois très-bien travaillées. Les bâtons semblaient servir à transporter l’arche d’un endroit à l’autre, à la manière de nos chaises à porteurs. Il y avait à l’un des bouts un trou carré, et au milieu du carré un anneau qui touchait les côtés en quatre points, et laissait les angles ouverts, ce qui formait un trou rond dans un carré. La première fois que M. Banks vit ce coffre, l’ouverture de l’extrémité était bouchée avec un morceau d’étoffe, à laquelle il ne voulut pas toucher : probablement il renfermait alors quelque chose, mais il trouva la seconde fois que l’étoffe était enlevée, et en examinant l’intérieur, il le trouva vide. La ressemblance générale de ce coffre avec l’arche d’alliance parmi les Juifs est remarquable ; mais ce qui est encore plus singulier, c’est que, lorsque nous en demandâmes le nom au valet de Topia, il nous dit qu’il s’appelait Eouhavéeno-Eatoua (la Maison de Dieu) ; il ne put pas nous expliquer autrement sa signification et son usage.

» Ces insulaires semblent être plus vigoureux et d’une stature plus grande que ceux de Taïti, M. Banks en mesura un qui avait six pieds trois pouces et demi de hauteur ; cependant ils sont si paresseux, qu’il ne put pas les engager à monter avec lui sur les collines ; ils disaient que la fatigue les tuerait, s’ils entreprenaient cette course. Les femmes sont très-jolies, et en général nous les trouvâmes plus belles que celles de Taïtï, quoique nous n’en ayons vu aucune en particulier qui égalât en beauté quelques Taïtiennes. Ces insulaires sont moins timides et moins curieux que les habitans de l’île que nous venions de quitter. Nous avons déjà dit que, lorsqu’ils vinrent à bord du vaisseau, ils ne firent ni questions ni recherches ; quand nous tirions nos armes à feu, ils étaient effrayés, il est vrai, mais ils ne tombaient pas par terre de crainte comme les Taïtiens, lorsqu’ils entendirent nos fusils pour la première fois. On pourrait facilement donner d’autres raisons de cette différence ; le peuple d’Houaheiné n’avait pas, comme celui de Taïti, vu le Dauphin ; l’explosion d’un canon ou d’un fusil excitait dans le second l’idée d’une destruction subite ; et l’autre, qui n’en avait jamais éprouvé les effets, ne regardait ces instrumens comme terribles que par le son qu’ils produisaient. Quoique Topia nous eût dit que ces insulaires n’étaient pas voleurs, cependant nous en surprîmes un en flagrant délit. Sur les plaintes que nous en fîmes à ses compatriotes, ils le punirent par la bastonnade. »

Les Anglais visitèrent ensuite Oulietea. Topia fit en débarquant les mêmes cérémonies qu’à Houhaheiné. Cette île, suivant le rapport de Topia, avait été conquise par les insulaires de Bolabola, dont il ne parlait qu’avec l’accent de la crainte. Ce que l’on vit de cette île parut moins peuplé que Taïtî. Ils sortirent du havre d’Oulietea le 24, après avoir couru le danger de s’y briser sur un écueil.

Le 25, Cook était à une lieue d’O-Taha ; il navigua au nord et découvrit Toubaï, petite île située à quatre ou cinq lieues au nord de Bolabola ; elle n’est habitée que par trois familles, et ne produit que des cocos. Les habitans des îles voisines viennent pêcher sur ses côtes, où le poisson abonde.

Il envoya des canots dans le havre d’O-Taha pour y acheter des rairaîchissemens ; les habitans ressemblaient à ceux des îles déjà visitées ; les productions étaient les mêmes. Les canots revinrent chargés.

Cook s’approcha ensuite de Bolabola, remarquable par un pic très-haut et escarpé ; la côte qu’il domine est inabordable. En cherchant un havre commode, on aperçut, à huit lieues de distance, au nord-nord-ouest, l’île de Maouroua, qui est petite, environnée de récifs, n’ayant ni port ni habitans.

Tandis qu’il était devant Bolabola, il vit peu d’insulaires sur la côte ; Topia lui dit que la plupart étaient allés à Ouliatea. Comme le 31 août l’Endeavour se trouvait le long de la côte méridionale de cette dernière île, il voulut visiter cette partie. Les détails de son séjour font voir quel est l’empire que prennent partout la modération et l’humanité.

« MM. Banks et Solander passèrent le 1er. août à terre, et ils furent fort contens des naturels du pays, qui semblaient tous les craindre et les respecter, et avoir cependant pour eux la plus grande confiance. Les insulaires se comportaient comme s’ils eussent senti que ces deux étrangers avaient en même temps les moyens de leur causer du mal et l’intention de n’en pas faire usage. Les hommes, les femmes et les enfans se rassemblaient autour d’eux et les suivaient partout où ils allaient. Loin que personne leur fît des malhonnêtetés, lorsqu’ils rencontraient dans leur chemin des mares d’eau ou de boue, ces insulaires se disputaient à qui les porterait sur leur dos. On les conduisit dans les maisons des principaux personnages, et ils furent reçus d’une manière tout-à-fait nouvelle ; le peuple, qui les suivait, courait en avant dès qu’ils approchaient de l’habitation, en laissant cependant un espace suffisant pour leur passage. Quand ils entraient, ils trouvaient les insulaires qui les avaient précédés rangés en haie de chaque côté d’une longue natte étendue sur la terre, et sur l’extrémité de laquelle était assise la famille. Ils rencontrèrent dans la première maison qu’ils visitèrent des petites filles et des jeunes garçons habillés avec la plus grande propreté, et qui restaient à leur place en attendant que les étrangers s’approchassent d’eux et leur donnassent quelque chose. MM. Banks et Solander eurent bien du plaisir à leur faire des présens ; car ils n’avaient jamais vu des enfans plus jolis et mieux vêtus. L’un d’eux était une petite fille d’environ six ans ; elle avait une espèce de robe rouge, et autour de sa tête une grande quantité de cheveux tressés, ornement qu’ils appellent tamou, et qu’ils estiment plus que tout le reste de ce qu’ils possèdent : elle était assise au bout d’une natte de trente pieds de long, sur laquelle aucun des spectateurs, malgré la grande foule, n’osait mettre le pied ; elle s’appuyait sur le bras d’une femme d’environ trente ans, d’une figure agréable, et qui était probablement sa nourrice. Nos messieurs allèrent à elle ; dès qu’ils en furent près, ils lui offrirent quelques verroteries ; elle tendit la main pour les recevoir avec autant de grâce qu’aurait pu le faire la femme la mieux élevée de l’Europe. »

On leur donna le spectacle d’une danse bouffonne : ailleurs ils virent une troupe de danseurs parmi lesquels étaient quelques-uns des principaux habitans de l’île. Les danseuses portaient sur leur tête des cheveux tressés, ornés de fleurs de jasmin arrangées avec goût. Elles avaient le cou, la gorge, les épaules, les bras nus : la gorge était parée de deux touffes de plumes noires. Elles dansaient avec grâce ; leurs pas mesurés s’accordaient avec le son des tambours. Pendant que les femmes dansaient, les hommes exécutaient une espèce de pantomime dialoguée.

Le roi de Bolabola, qui se trouvait à Oulietea, envoya à Cook un présent de plusieurs pièces d’étoffe très-longues et divers rafraîchissemens. Il avait annoncé sa visite pour le lendemain : il ne vint pas, et envoya à sa place trois jolies filles demander quelque chose en retour de son présent ; il espérait obtenir davantage par l’intermédiaire de ces aimables messagères : il ne se trompait pas. Les Anglais allèrent ensuite lui faire visite. La conquête d’Oulietea, la terreur que ses sujets avaient inspirée, faisaient croire qu’on allait trouver un homme jeune, vigoureux, l’air fier et hardi ; Cook fut surpris de voir un vieillard faible, décrépit, presque aveugle, et à peu près imbécile ; il se nommait Opouny. Il reçut les Anglais assis et sans cérémonie ; Cook le conduisit dans sa chaloupe à O-Taha, où ce monarque avait fixé sa résidence, et où l’on acheta quelques provisions.

Cook appela îles de la Société le groupe formé par Oulietea, O-Taha, Bolabola, Houaheiné, Toubaï et Maouroua, et conserva à chacune d’elles le nom que leur donnaient les naturels ; exemple digne d’être scrupuleusement imité, car il éviterait bien des méprises dans la géographie.

Elles sont situées entre le 16° 10′ et le 16° 55′ de latitude méridionale, et entre les 150° 57′ et les 152° de longitude occidentale. Oulietea et O-Taha, situées à environ un mille l’une de l’autre, sont toutes deux environnées par un récif de rochers de corail ; de sorte qu’il n’est pas possible à un vaisseau de passer entre elles. Ce récif offre dans son intérieur plusieurs havres très-sûrs, dont les entrées sont un peu étroites ; c’est leur seul inconvénient. Si l’on en excepte les côtes de la mer, Oulietea et O-Taha sont montagneuses ; leur surface est entrecoupée et irrégulière. Cependant les hauteurs parurent tapissées d’une verdure agréable, et en quelques endroits couvertes de bois.

Bolabola, située à quatre lieues au nord-ouest d’Oulietea, est environnée d’un récif de rochers et de plusieurs îlots. La haute montagne escarpée que l’on y aperçoit se termine au sommet en deux pics, dont l’un est plus élevé que l’autre.

Cook partit le 9 août d’Oulietea, et fit route au sud. Le 13, il eut connaissance d’une île que Topia nomma O-Hétéroa. Lorsque la chaloupe envoyée pour essayer d’y débarquer s’approcha àe la côte, les insulaires, rassemblés au nombre d’une soixantaine, s’assirent sur le rivage, excepté deux qui furent chargés d’aller en avant pour observer les mouvemens du bateau étranger. Ceux-ci marchèrent quelque temps vis-à-vis de la chaloupe, puis sautèrent dans l’eau pour la joindre à la nage ; elle les eut bientôt laissés en arrière. Deux autres insulaires se mirent à la nage dans le même dessein, sans pouvoir en venir à bout, non plus qu’un cinquième et un sixième qui s’étaient avancés beaucoup plus loin, le long de la côte, avant de se jeter à la mer. La chaloupe, entrée dans une grande baie, découvrit au fond une troupe d’insulaires armés de grandes lances comme les premiers. Elle se préparait à débarquer quand une pirogue se détacha du rivage pour venir à sa rencontre. Dès que les Indiens se furent approchés, Topia leur dit que ces étrangers étaient des amis, et que, s’ils voulaient venir à bord, on leur donnerait des clous ; on leur en montra pour les attirer ; ils hésitèrent quelque temps, puis s’avancèrent, et reçurent les clous avec un air de satisfaction. Trois d’entre eux sautèrent dans la chaloupe ; le premier de ceux-là s’empara de la poire à poudre de M. Banks, qui eut beaucoup de peine à la rattraper. Comme on craignait qu’ils ne devinssent plus entreprenans, on leur tira des coups de fusil par-dessus la tête ; ils sautèrent à la mer. Les insulaires défièrent les Anglais au combat ; enfin on s’entendit ; les insulaires promirent de mettre bas leurs lances et leurs massues ; mais les Anglais étaient en trop petit nombre pour souscrire à la condition proposée par les Indiens qu’ils y descendraient sans armes. La négociation semblait terminée, lorsque les insulaires se hasardèrent à s’approcher de la chaloupe. Ils vendirent tranquillement une petite quantité de leurs effets et quelques armes, et reçurent des clous en échange. Ils dirent que, si l’on voulait avoir des provisions, il fallait entrer en dedans du récif. On ne jugea pas qu’il fût prudent d’accepter la proposition ; et l’on revint au vaisseau.

O-Heteroa est située par 22° 27′ sud, et 150° 47′ ouest. Elle a treize milles de circonférence ; elle est assez haute ; elle ne parut ni très-peuplée ni très-fertile. Les insulaires sont plus bruns que les habitans des îles de la Société, vigoureux et bien faits. Ils ont le corps peint seulement en un petit nombre d’endroits. Leur industrie sembla supérieure à celle des Taïtiens et de leurs voisins.

En quittant O-Heteroa, le 15 août, Cook résolut de faire route au sud pour découvrir s’il existait un continent austrl, et de ne plus perdre son temps à chercher et à visiter des îles, à moins qu’il n’en trouvât dans son chemin. Le 1er. septembre, étant par 40° 22′ de latitude sud, ne voyante aucune apparence de terre, éprouvant des rafales très-fortes et une grosse mer de l’ouest, il vira de bord et fit route au nord, dans la crainte que sa voilure et son gréement n’éprouvassent des avaries qui l’eussent empêché de poursuivre son voyage ; ensuite il gouverna vers l’ouest.

Depuis plusieurs jours il rencontrait des indices de terre ; le 9 octobre, il en eut connaissance dans l’ouest-nord-ouest. Elle paraissait considérable ; elle était située par 180° 55′ de longitude occidentale : on crut avoir découvert la terre australe. On vit des maisons, des hommes, des pirogues, des espaces enclos ; le 7, Cook mouilla dans une baie près d’une côte si stérile, qu’il la nomma baie de Pauvreté. Ensuite, en rangeant la côte, il fit plusieurs tentatives pour lier commerce avec les Indiens qu’il rencontrait dans des pirogues ; mais il trouvait partout de la résistance, et les sauvages commençaient toujours par quelques hostilités, jusqu’à ce que les Anglais leur eussent fait connaître leur force, ce qui n’arrivait qu’à la dernière extrémité, avec les plus grands ménagemens possibles, et de manière à leur faire beaucoup plus de peur que de mal. Cependant, ayant pris terre, ils commencèrent à être traités amicalement. Les Indiens entendaient parfaitement la langue de Topia.

Cook fit d’abord route au sud en quittant la baie de Pauvreté ; arrivé à un cap qu’il nomma Turn-Again, il retourna au nord. Il descendit à un endroit de la côte, au nord de la baie de Pauvreté, et y vit des plantations soignées. Il fut surtout frappé d’un usage de ces peuples, dont il n’y a peut-être pas d’exemple chez aucune autre nation d’Indiens.

Chaque maison ou hameau de trois ou quatre habitations avait des lieux privés, de sorte qu’on ne voyait point d’ordures sur la terre ; les restes de leurs repas et les autres ordures étaient aussi mis en tas de fumier régulièrement disposés, dont ils se servent probablement comme d’engrais. Ils étaient alors plus avancés sur cet article de police qu’une des nations les plus considérables de l’Europe ; car, jusqu’en 1760, il n’y avait point de lieux privés à Madrid, la capitale de l’Espagne, quoique cette ville fût abondamment fournie d’eau. Tous les habitans étaient dans l’usage de jeter la nuit, de leurs fenêtres dans la rue, leurs ordures, qu’un certain nombre d’hommes étaient chargés de transporter de l’extrémité supérieure à la partie basse de la ville, où elles restaient jusqu’à ce qu’elles fussent sèches, et alors elles étaient chargées sur des voitures, et déposées hors des portes. Charles iii ordonna par un édit que chaque propriétaire de maison bâtirait des lieux privés, et qu’on ferait des cloaques, des égouts et des canaux entretenus aux frais du public. Les Espagnols, quoique accoutumés depuis long-temps à un gouvernement absolu, regardèrent cet édit comme une infraction aux droits communs du genre humain, et ils s’opposèrent fortement à son exécution. Elle finit cependant par avoir lieu.

Le 23 octobre, on mouilla dans la baie de Tolaga : Banks et Solander descendirent à terre pour cueillir des plantes, pendant qu’on coupait du bois et qu’on remplissait les pièces à l’eau. En avançant dans les vallées, dont les collines étaient très-escarpées de chaque côté, ils aperçurent tout à coup une curiosité naturelle et très-extraordinaire. C’était un rocher troué dans toute sa profondeur, de manière qu’il formait une arcade ou caverne d’où l’on découvrait la mer. Cette ouverture, qui avait soixante et quinze pieds de long, vingt-sept de large et quarante-cinq de haut, présentait une partie de la baie et des collines de l’autre côté qu’on voyait au travers. Ce coup d’œil inattendu produisait un effet bien supérieur à toutes les inventions de l’art.

En retournant le soir au lieu de l’aiguade, ils trouvèrent un vieillard qui les retint pendant quelque temps pour leur montrer les exercices militaires du pays, avec les lances et les patou-patous, qui sont les seules armes en usage chez les Indiens. La lance, faite d’un bois très-dur et pointue aux deux bouts, a dix à quatorze pieds de long. Nous avons déjà donné la description du patou-patou ; il a environ un pied de long ; il est fait de talc ou d’os, et a un tranchant aigu ; ils s’en servent comme d’une hache de bataille. L’Indien s’avançait avec un visage plein de fureur contre un poteau ou pieu qui représentait l’ennemi ; il agitait ensuite sa lance qu’il serrait avec beaucoup de force. Quand son fantôme d’adversaire était censé avoir été percé de sa lance, il courait sur lui avec son patou-patou, et, fondant sur l’extrémité supérieure du poteau qui figurait la tête de son rival, il y frappait un grand nombre de coups avec tant de force, que chaque coup aurait probablement suffi pour fendre le crâne d’un bœuf. Comme ce champion assaillit encore son ennemi avec le patou-patou, après l’avoir percé de sa lance, nos officiers conclurent que dans les batailles ces peuples ne font point de quartier.

Le 3 novembre, Cook mouilla dans la baie qu’il appela baie de Mercure, parce qu’il y observa le passage de cette planète dans le disque du soleil. Il eut occasion de prendre une idée des connaissances des Indiens de ces contrées dans l’art des fortifications. Sur une pointe élevée ou péninsule qui s’avance dans la rivière, l’on aperçoit les restes d’un fort qu’ils appellent Eppah ou Heppah. Le plus habile ingénieur de l’Europe n’aurait pas pu choisir une meilleure situation pour mettre un petit nombre d’hommes en état de se défendre contre un plus grand. Les rochers sont si escarpés, que l’eau qui entoure ce fort de trois côtés le rend entièrement inaccessible ; et, du côté de la terre, il est fortifié par un fossé et un parapet élevé en dedans. Du sommet du parapet jusqu’au fond du fossé, il y a vingt-deux pieds. Le fossé en dehors a quatorze pieds de profondeur et une largeur proportionnée. Toute la construction de cette forteresse annonçait beaucoup de jugement. Une rangée de piquets ou palissades descendait depuis le sommet du parapet et le long du bord du fossé en dehors. Ces derniers étaient enfoncés en terre à une très-grande profondeur, et inclinés en saillie vers le fossé ; il n’y restait que les plus épais, qui portaient des marques évidentes de feu ; de sorte que la place avait probablement été prise et détruite par un ennemi. Si un vaisseau était jamais obligé d’hiverner ou de séjourner pendant quelque temps dans cette baie, il pourrait dresser des tentes en cet endroit, qui est assez vaste et fort commode ; on le défendrait aisément contre les forces de tout le pays.

» Le 11, après déjeuner, j’allai avec la pinasse, accompagné de MM. Banks et Solander, au côté septentrional de la baie, afin d’examiner le pays et deux villages fortifiés que nous avions aperçus de loin. Nous débarquâmes près du plus petit, dont la situation était la plus pittoresque qu’on puisse imaginer ; il était construit sur un rocher détaché de la grande terre, environné d’eau à la haute marée, et était percé dans toute son épaisseur par une arche qui en occupait la plus grande partie ; le sommet de l’arche avait plus de soixante pieds d’élévation perpendiculaire au-dessus de la surface de la mer, qui, lorsqu’elle était pleine, passait par cette ouverture ; le haut du rocher au-dessus de l’arche était fortifié de palissades à la manière du pays ; mais l’espace ainsi renfermé ne pouvait contenir que cinq ou six maisons ; il n’était accessible que par un sentier escarpé et étroit, par où les habitans descendirent à notre approche, et nous invitèrent à monter. Nous refusâmes cette offre, parce que nous avions envie d’examiner un fort beaucoup plus considérable de la même espèce, situé à peu près à un mille de là. Nous fîmes quelques présens aux femmes, et sur ces entrefaites nous vîmes les Indiens du bourg vers lequel nous allions s’avancer vers nous en corps au nombre d’environ cent, y compris les hommes, les femmes et les enfans ; quand ils furent assez près de nous pour se faire entendre, ils firent un geste de leurs mains en nous criant horomaï ; ils s’assirent ensuite parmi les buissons près de la grève : on nous dit que ces cérémonies étaient des signes certains de leurs dispositions amicales à notre égard. Nous marchâmes vers le lieu où ils étaient assis, et, quand nous les abordâmes, nous leur fîmes quelques présens, en demandant permission de visiter leur heppah ; ils y consentirent avec la joie peinte sur leur visage, et sur-le-champ ils nous y conduisirent : ils le nomment Ouarretaoua, et il est situé sur un promontoire, du côté septentrional et près du fond de la baie. Deux des côtés, lavés par les flots de la mer, sont entièrement inaccessibles ; deux autres côtés sont contigus à la terre ; une avenue conduit de la grève à un de ces côtés, qui est très-escarpé ; l’autre est plat : on voit sur la colline une palissade d’environ dix pieds de haut, composée de gros pieux, joints fortement ensemble avec des baguettes d’osier, qui entoure toute cette fortification. Le côté faible, près de la terre, était défendu par un double fossé ; l’intérieur était entouré d’un parapet et d’une seconde palissade ; les palissades du dedans étaient élevées sur le parapet près du bourg, mais à une assez grande distance du bord et du fossé intérieur pour que les Indiens pussent s’y promener et s’y servir de leurs armes ; les premières palissades du dehors, placées entre les deux fossés, étaient enfoncées obliquement en terre, de manière que leurs extrémités supérieures s’inclinaient vers le second fossé, qui avaient vingt-quatre pieds de profondeur, depuis le pied jusqu’au haut du parapet ; tout près et en dedans de la palissade intérieure, une plate-forme de vingt pieds d’élévation, de quarante de long et de six de large, était soutenue par de gros poteaux, et destinée à porter ceux qui défendent la place, et qui peuvent de là accabler les assaillans par des dards et des pierres, dont il y a toujours des tas pour les cas de besoin. Une autre plate-forme, placée également en dedans de la palissade, commandait l’avenue escarpée qui aboutissait à la grève ; de petits ouvrages de fortification et des huttes servant non pas de postes avancés, mais d’habitations à ceux qui, ne pouvant pas se loger, faute de place, dans l’intérieur du fort, voulaient cependant se mettre à portée d’en être protégés, se trouvaient de ce côté de la colline. Les palissades, ainsi qu’on l’a déjà observé, environnaient tout le sommet de la colline, tant du côté de la mer que du côté de la terre ; le terrain, qui originairement était une montagne, n’avait pas été réduit à un seul niveau ; il formait plusieurs plans différens qui s’élevaient en amphithéâtre, les uns au-dessus des autres ; chacun était entouré d’une palissade séparée : ils communiquaient entre eux par des sentiers étroits qu’on pouvait fermer facilement ; de sorte que, si un ennemi forçait la palissade extérieure, il devait en emporter d’autres avant que la place fut entièrement réduite, en supposant que les Indiens défendissent opiniâtrement chacun de ces postes. Un passage étroit, d’environ douze pieds de long, et aboutissant à l’avenue escarpée qui vient du rivage, en forme la seule entrée : elle passe sous une des plates-formes ; quoique nous n’ayons rien vu qui ressemblât à une porte ou à un pont, elle pourrait aisément être barricadée, de manière que ce serait une entreprise très-dangereuse et très-difficile que d’essayer de la forcer ; en un mot, on doit regarder comme très-forte une place dans laquelle un petit nombre de combattans déterminés se défend aisément contre les attaques que pourrait former avec ses armes, tout le peuple de ce pays. En cas de siége, elle paraissait être bien fournie de toutes sortes de provisions, excepté d’eau : nous aperçûmes une grande quantité de racines de fougère, qui leur sert de pain, et de poissons secs amoncelés en tas ; mais nous ne remarquâmes pas qu’ils eussent d’autre eau douce que celle d’un ruisseau qui coulait tout près et au-dessous du pied de la colline. Nous n’avons pas pu savoir s’ils ont quelque moyen d’en tirer de cet endroit pendant un siége, ou s’ils connaissent la manière de la conserver dans des calebasses ou d’autres vases ; ils ont sûrement quelque ressource pour se la procurer ; car autrement il leur serait inutile de faire des amas de provisions. Nous leur témoignâmes le désir que nous avions de voir leurs exercices d’attaque et de défense : un jeune Indien monta sur une des plates-formes de bataille, qu’ils appellent porava, et un autre descendit dans le fossé ; les deux combattans entonnèrent leur chanson de guerre, et dansèrent avec les mêmes gestes effrayans que nous leur avions vu employer dans des circonstances plus sérieuses, afin de monter leur imagination à ce degré de fureur artificielle qui, chez toutes les nations sauvages, est le prélude nécessaire du combat. En effet, la force d’esprit qui peut surmonter la crainte du danger sans le secours de cette espèce d’ivresse, semble être une qualité particulière à des hommes occupés de projets d’une importance plus réelle, et animés d’un sentiment plus vif de l’honneur et de la honte, que ne peuvent l’être des hommes qui, n’ayant guère d’autres plaisirs ou d’autres peines que ceux de la simple vie animale, pensent uniquement à pourvoir à leur subsistance journalière, à faire du pillage, ou à venger une insulte ; il est vrai cependant qu’ils s’attaquent avec intrépidité les uns les autres, quoiqu’ils aient besoin de se passionner avant de commencer le combat, ainsi qu’on voit parmi nous des hommes qui s’enivrent afin de pouvoir exécuter un projet formé de sang-froid, et qu’ils n’auraient pas osé accomplir tant qu’ils seraient restés dans cet état.

» Nous aperçûmes sur le penchant de la colline, près de ce fort, un espace d’environ un demi-acre de terrain, planté de citrouilles et de patates douces ; c’était le seul endroit cultivé de la baie ; on voit deux rochers au pied de la pointe sur laquelle est construite cette fortification, l’un entièrement détaché de la grande terre, et l’autre qui ne l’est pas tout-à-fait ; ils sont petits tous les deux, et ils paraissent plus propres à servir de retraite aux oiseaux qu’aux hommes ; cependant il y a des maisons et des places de défense sur chacun d’eux. Nous aperçûmes plusieurs autres ouvrages de même nature sur de petites îles, des rochers et des sommets de collines en différentes parties de la côte, outre quelques autres bourgs fortifiés qui semblaient être plus considérables que celui-ci.

» Les hostilités continuelles dans lesquelles doivent vivre nécessairement ces pauvres sauvages, qui ont fait un fort de chaque village, expliqueront pourquoi ils ont si peu de terres cultivées ; et comme les malheurs s’engendrent souvent les uns sur les autres, on en conclura peut-être qu’ils sont d’ailleurs perpétuellement en guerre, parce qu’ils n’ont qu’une petite quantité de terrain mis en culture. Il est néanmoins, très-surprenant que l’industrie et le soin qu’ils ont employés à bâtir presque sans outils des places si propres à la défense, ne leur aient pas fait inventer, par la même raison, une seule arme de trait, à l’exception de la lance, qu’ils jettent avec la main. Ils ne connaissent point l’arc pour les aider à décocher un dard, ni la fronde pour lancer une pierre ; ce qui est d’autant plus étonnant, que l’invention des frondes, des arcs et des flèches, est beaucoup plus simple que celle des ouvrages que construisent ces peuples, et qu’on trouve d’ailleurs ces deux armes dans presque toutes les parties du monde, chez les nations les plus sauvages. Outre la grande lance et le patou-patou, dont j’ai déjà parlé, ils ont un bâton d’environ cinq pieds de long, quelquefois pointu comme une hallebarde de sergent, et d’autres fois terminé en une seule pointe à l’un des bouts, et ayant l’autre large et d’une forme approchant de la pale d’une rame ; ils ont encore une autre arme d’environ un pied plus courte que celle-ci, pointue à une des extrémités, et faite comme une hache à l’autre : leurs grandes lances ont des pointes barbelées, et ils les manient avec tant de force et d’agilité, que nous n’aurions pu leur opposer avec avantage d’autres armes que des fusils.

» Après avoir examiné légèrement le pays, et chargé les deux canots de céleri, que nous trouvâmes en grande abondance près du rivage, nous revînmes de notre expédition, et sur les cinq heures du soir nous arrivâmes à bord du vaisseau. La baie de Mercure est située par 36° 47′ de latitude méridionale, et 184° 4′ de longitude occidentale. »

En continuant à faire route au nord, Cook arriva le 26 novembre devant le cap Bret. Le 29 il laissa tomber l’ancre à peu de distance, dans une eau peu profonde. Pour donner un exemple du système d’humanité et de justice constamment suivi par les Anglais, nous rapporterons ce qui leur arriva près de ce cap.

« Les naturels du pays, au nombre de près de quatre cents, nous entourèrent en foule dans leurs pirogues, et quelques-uns montèrent à bord. Je donnai un morceau de drap à l’un d’eux, qui semblait être un chef, et je fis présent aux autres de quelques bagatelles. Je m’aperçus que plusieurs de ces Indiens nous avaient déjà vus, et qu’ils connaissaient le pouvoir de nos armes à feu ; car la seule inspection d’un canon les jeta dans un trouble qui se manifestait sur leur visage. Cette impression les empêcha de se comporter malhonnêtement ; mais quelques-uns de ceux qui étaient restés dans les pirogues profitèrent du moment où nous étions à dîner pour enlever notre bouée : nous tirâmes un coup de fusil à petit plomb par-dessus leurs têtes ; ils étaient trop loin pour que nous pussions les atteindre ; ils avaient déjà mis la bouée dans leur pirogue, et nous fûmes obligés de tirer à balle ; le coup porta, et sur-le-champ ils la jetèrent à la mer ; enfin nous lâchâmes par-dessus leurs têtes un boulet qui effleura la surface de l’eau et alla tomber à terre. Deux ou trois des pirogues débarquèrent à l’instant les hommes qu’elles portaient ; ils coururent sur la grève pour chercher, à ce que nous pensâmes, le boulet. Topia les rappelant, les assura qu’ils seraient en sûreté tant qu’ils ne voleraient pas : plusieurs revinrent au vaisseau sans beaucoup de sollicitations de notre part, et ils se comportèrent de manière à ne nous laisser aucun lieu de soupçonner qu’ils pensassent désormais à nous offenser.

» Lorsque le vaisseau fut dans une eau plus profonde et en sûreté, je fis mettre en mer la pinasse et l’iole équipées et armées ; je m’embarquai avec MM. Banks et Solander, et j’allai à terre sur une île qui était éloignée d’environ trois quarts de mille. Nous remarquâmes que les pirogues qui entouraient le vaisseau ne nous suivirent pas quand nous le quittâmes ; ce que nous regardâmes comme un augure favorable ; mais nous n’eûmes pas plus tôt débarqué, qu’elles accoururent vers différentes parties de l’île, et descendirent à terre ; nous étions entrés dans une anse depuis quelques minutes, quand nous fûmes environnés par environ trois cents insulaires ; quelques-uns sortaient du fond de l’anse, d’autres venaient du sommet des collines ; ils étaient tous armés ; mais ils s’approchèrent avec tant de désordre et de confusion, que nous ne les soupçonnâmes guère de vouloir nous faire du mal, et nous résolûmes de ne pas commencer les hostilités les premiers. Marchant à leur rencontre, nous traçâmes sur le sable entre eux et nous une ligne que nous leur dîmes par signes de ne pas passer : ils restèrent d’abord paisibles ; cependant leurs armes étaient toutes prêtes à frapper, et ils semblaient plutôt irrésolus que pacifiques. Pendant que nous étions en suspens, une autre troupe d’Indiens s’avança, et alors leur hardiesse s’accroissant avec leur nombre, ils commencèrent les danses et les chansons qui sont les préludes de leurs batailles. Toutefois ils différalent toujours l’attaque ; mais deux détachemens coururent vers chacun de nos bateaux, et entreprirent de les traîner sur la côte ; cette tentative parut être le signal du combat, car ceux qui étaient autour de nous s’avancèrent en même temps sur notre ligne. Notre situation était trop critique alors pour rester plus long-temps oisifs ; je tirai donc un coup de fusil chargé à petit plomb contre un des Indiens les plus proches, et M. Banks et deux des nôtres firent feu immédiatement après. Nos ennemis reculèrent alors un peu en désordre ; mais un des chefs qui était à environ trente pieds de distance les rallia ; il s’avança en agitant son patou-patou, et, appelant à grands cris ses compagnons, il les conduisit à la charge. Le docteur Solander, qui n’avait pas encore tiré son coup de fusil, le lâcha sur ce champion qui s’arrêta brusquement en sentant qu’il était blessé, et s’enfuit ensuite avec les autres ; cependant, loin de se disperser, ils se rassemblèrent sur un monticule où ils semblaient attendre un chef assez déterminé pour les conduire à une nouvelle attaque. Comme ils se trouvaient hors de la portée de notre plomb, nous tirâmes à balle, mais sans les atteindre ; ils restèrent toujours attroupés, et nous demeurâmes à peu près un quart d’heure dans cette situation. Sur ces entrefaites, le vaisseau, d’où l’on apercevait un beaucoup plus grand nombre d’Indiens qu’on ne pouvait en découvrir de l’endroit où nous étions, se plaça de manière que son artillerie pût porter ; quelques boulets tirés par-dessus leur tête les dispersèrent entièrement : dans cette escarmouche deux Indiens seulement furent blessés avec du petit plomb ; pas un seul ne fut tué. Ce combat aurait été plus meurtrier, si je n’avais contenu mon monde, qui, par la crainte des accidens, ou par le plaisir d’exercer leurs forces, montraient à massacrer ces insulaires le même empressement qu’un chasseur à détruire du gibier. Devenus paisibles possesseurs de notre anse, nous mîmes bas les armes, et nous cueillîmes du céleri, qui y croît en abondance. Peu de temps après, nous nous rappelâmes que quelques Indiens s’étaient cachés dans la caverne d’un des rochers : nous marchâmes vers cet endroit ; alors un vieillard, le même chef à qui j’avais donné le matin un morceau de drap, s’avança suivi de sa femme et de son frère, et, prenant une posture de suppliant, ils se mirent sous notre protection. Nous leur parlâmes amicalement : le vieillard nous dit qu’un de ceux qui avaient été blessés par le petit plomb, était son frère, et nous demanda avec beaucoup d’inquiétude s’il en mourrait ; nous l’assurâmes que non, et, mettant dans sa main une balle et du petit plomb, nous lui fîmes entendre que, pour mourir, il fallait être blessé avec la balle, et que ceux qui l’étaient de l’autre manière en guériraient ; nous ajoutâmes que, si l’on nous attaquait encore, nous nous défendrions avec des balles qui les blesseraient mortellement. Ces gens reprirent un peu de courage, s’approchèrent et s’assirent près de nous, et, pour les rassurer davantage, nous leur fîmes présent de quelques bagatelles que nous avions par hasard avec nous.

» Bientôt après nous nous rembarquâmes, et quand nous fûmes arrivés à une autre anse de la même île, nous montâmes sur une colline voisine qui dominait sur le pays jusqu’à une distance considérable. La vue était très-singulière et très-pittoresque ; on apercevait une quantité innombrable d’îles qui formaient autant de havres, où l’eau était aussi unie que dans un étang ; nous découvrîmes en outre plusieurs bourgades, des maisons dispersées et des plantations ; ce canton était beaucoup plus peuplé qu’aucun de ceux que nous avions vus auparavant. Plusieurs Indiens sortirent d’une des bourgades qui était près de nous ; ils s’efforcèrent de nous montrer qu’ils étaient sans armes ; leurs gestes et leur contenance annonçaient la plus grande soumission. Sur ces entrefaites, quelques-uns de nos gens, qui, lorsqu’il s’agissait de punir une fraude des Indiens, affectaient une justice inexorable, enfoncèrent les palissades d’une de leurs plantations, et prirent des pommes-de-terre ; je fis donner à chacun des coupables douze coups de fouet : l’un d’eux soutenant avec opiniâtreté que ce n’était pas un crime pour un Anglais de piller une plantation indienne, quoique c’en fût un pour l’Indien de voler un clou à un Anglais, je le fis mettre en prison, d’où il ne sortit qu’après avoir reçu douze nouveaux coups de fouet. »

Au nord du cap Bret commence la baie des îles dans laquelle Surville était mouillé lorsque Cook en reconnut les parties extérieures. Le 27 décembre, il ressentit la tempête dans laquelle le canot du navigateur français fut jeté à la côte dans le fond de la baie. Cook avait dès le 15 aperçu l’extrémité nord-ouest de la Nouvelle-Zélande, qu’il nomma cap Nord ; mauvais nom, puisqu’il a déjà été donné à d’autres pointes très-remarquables de l’Ancien-Monde. Le 23, il vit les îles des trois rois de Tasman. Le 29, il eut connaissance du cap Maria, Van-Diemen. Le 1er. janvier 1770, il fit route au sud ; le 15, il entra dans une baie dont il ne pouvait voir le fond au sud, quoique le temps fût clair. Le 15, il mouilla dans une anse près de la baie des Assassins, et acquit la preuve la plus complète que plusieurs des nations de la Nouvelle-Zélande sont anthropophages.

« Je m’embarquai sur la pinasse avec MM. Banks et Solander, Topia et quelques autres personnes, et nous allâmes dans une anse, éloignée d’environ deux milles de celle où mouillait le vaisseau. Dans notre route nous vîmes flotter sur l’eau quelque chose que nous prîmes pour un phoque mort ; mais, après nous en être approchés, nous reconnûmes que c’était le corps d’une femme, qui, suivant toute apparence, était morte depuis peu de jours. Quand nous fûmes arrivés à l’anse, nous y mîmes à terre, et nous trouvâmes une petite famille d’Indiens auxquels notre approche inspira vraisemblablement beaucoup d’effroi, car ils s’enfuirent tous, à l’exception d’un seul. Une conversation entre celui-ci et Topia ramena bientôt les autres, hormis un vieillard et un enfant qui s’étaient retirés dans le bois, d’où ils nous épiaient secrètement. La curiosité nous porta naturellement à faire à ces sauvages des questions sur le corps de la femme que nous avions vu flotter sur l’eau. Ils nous répondirent, par l'entremise de Topia, que c’était une de leurs parentes, morte de sa mort naturelle, qu’après avoir attaché, suivant leur coutume, une pierre au cadavre, ils l’avaient jeté dans la mer, et que probablement le corps s’était séparé de la pierre.

» Lorsque nous allâmes à terre, ces Indiens étaient occupés à apprêter leurs alimens, et ils faisaient cuire alors un chien dans leur four ; il y avait près de là plusieurs paniers de provisions. En jetant par hasard les yeux sur un de ces paniers, à mesure que nous passions, nous aperçûmes deux os entièrement rongés, qui ne nous parurent pas être des os de chiens, et que nous reconnûmes pour des os humains après les savoir examinés de plus près. Ce spectacle nous frappa d’horreur, quoiqu’il ne fît que confirmer ce que nous avions ouï dire plusieurs fois depuis notre arrivée sur la côte. Comme il était sûr que nous venions de voir des os humains, il ne nous fut pas possible de douter que la chair qui les couvrait n’eût été mangée. On les avait trouvés dans un panier de provisions ; la chair qui restait semblait manifestement avoir été apprêtée au feu ; et l’on voyait, sur les cartilages, les marques des dents qui avaient mordu. Cependant, pour confirmer des conjectures que tout rendait si vraisemblables, nous chargeâmes Topia de demander ce que c’était que ces os : les Indiens répondirent, sans hésiter en aucune manière, que c’étaient des os d’hommes. On leur demanda ensuite ce qu’était devenue la chair, et ils répliquèrent qu’ils l’avaient mangée. « Mais, dit Topia, pourquoi n’avez-vous pas mangé le corps de la femme que nous avons vue flotter sur l’eau ? — Cette femme ; répondirent-ils, est morte de maladie ; d’ailleurs elle était notre parente, et nous ne mangeons que les corps de nos ennemis qui sont tués dans une bataille. » En nous informant qui était l’homme dont nous avions trouvé les os, ils nous dirent qu’environ cinq jours auparavant, une pirogue montée par sept de leurs ennemis était venue dans la baie, et que cet homme était un des sept qu’ils avaient tués. Quoiqu’il soit difficile d’exiger de plus fortes preuves que cette horrible coutume est établie parmi les habitans de cette côte, cependant nous allons en donner qui sont encore plus frappantes. L’un de nous leur demanda s’ils avaient quelques os humains où il y eût encore de la chair ; ils nous répondirent qu’ils l’avaient toute mangée. Comme nous feignîmes de ne pas croire que ce fussent des os d’hommes, et prétendîmes que c’étaient des os de chiens, un des Indiens saisit son avant-bras avec une sorte de vivacité, et en l’avançant vers nous, il dit que l’os que tenait M. Banks dans sa sa main avait appartenu à cette partie du corps ; et pour nous convaincre en même temps qu’il en avait mangé la chair, il mordit son propre bras, et fit semblant de manger. Il mordit aussi et rongea l’os qu’avait pris M. Banks, en le passant à travers sa bouche, et montrant par signes qu’il en avait mangé la chair avec très-grand plaisir ; il rendit ensuite l’os à M. Banks, qui l’emporta avec lui. Parmi les personnes de cette famille, nous vîmes une femme dont les bras, les jambes et les cuisses avaient été déchirées en plusieurs endroits d’une manière effrayante. On nous dit qu’elle s’était fait elle-même ces blessures, comme un témoignage de la douleur que lui causait la mort de son mari, tué et mangé depuis peu par d’autres habitans qui étaient venus les attaquer d’un canton de l’île situé à l’est, et que nos Indiens montraient avec le doigt.

» Le vaisseau mouillait à un peu moins d’un quart de mille de la côte, et le matin du 17 janvier nous fûmes éveillés par le chant des oiseaux : leur nombre était incroyable ; ils semblaient se disputer à qui ferait entendre les sons les plus agréables. Cette mélodie sauvage était infiniment supérieure à toutes celles du même genre que nous avions entendues jusqu’alors ; elle ressemblait à celle que produiraient de petites cloches parfaitement d’accord, et peut être que la distance et l’eau qui se trouvait entre nous et le lieu du concert ajoutait à l’agrément du ramage. En faisant quelques recherches, nous apprîmes que dans ce pays les oiseaux commencent toujours à chanter à environ deux heures après minuit, qu’ils continuent leur musique jusqu’au lever du soleil, et qu’ils demeurent en silence pendant le reste du jour, comme nos rossignols. L’après-midi, une petite pirogue arriva d’un village indien au vaisseau. Parmi les naturels qui la montaient se trouva un vieillard qui était venu à bord de notre vaisseau pour la première fois, lors de notre arrivée dans la baie. Dès qu’il fut près de nous, Topia reprit de nouveau la conversation de la veille sur l’usage de manger la chair humaine, et les Indiens répétèrent ce qu’ils nous avaient déjà dit. « Mais, ajouta Topia, où sont les têtes ? les mangez-vous aussi ? Nous ne mangeons que la cervelle, répondit le vieillard, et demain je vous apporterai quelques têtes pour vous convaincre que nous vous avons dit la vérité. » Après avoir conversé quelque temps avec notre taïtien, ils lui dirent qu’ils s’attendaient à voir dans peu arriver leurs ennemis pour venger la mort des sept qui avaient été tués et mangés.

» Le 18, les Indiens furent plus tranquilles qu’à l’ordinaire ; aucune pirogue ne s’approcha du vaisseau, nous n’aperçûmes personne sur la côte ; leurs pêches et leurs autres occupations journalières étaient entièrement suspendues. Nous pensâmes qu’ils se préparaient à se défendre contre une attaque ; nous fîmes en conséquence plus d’attention à ce qui passait à terre ; mais nous ne vîmes rien qui pût satisfaire notre curiosité.

» Après avoir déjeuné, nous nous embarquâmes dans la pinasse pour examiner la baie, qui était d’une vaste étendue, et composée d’une infinité de petits havres et d’anses dans toutes les directions : nous bornâmes notre excursion au coté occidental ; le canton où nous débarquâmes était couvert d’une forêt impénétrable ; nous ne pûmes rien voir de remarquable. Nous tuâmes cependant un grand nombre de cormorans que nous vîmes perchés sur leurs nids dans les arbres, et qui, étant rôtis ou cuits à l’étuvée, firent un excellent mets. En revenant nous aperçûmes un seul Indien pêchant dans une pirogue : nous ramâmes vers lui, et, à notre grande surprise, il ne fit pas la moindre attention à nous : lors même que nous fûmes près de lui, il continua son occupation, s’embarrassant aussi peu de nous que si nous eussions été invisibles : il ne paraissait cependant ni stupide ni de mauvaise humeur. Nous le priâmes de tirer son filet hors de l’eau, afin que nous pussions l’examiner, et il fit sur-le-champ ce que nous demandions : ce filet était de forme circulaire, étendu par deux cerceaux, et avait sept ou huit pieds de diamètre. Le haut était ouvert, et au fond étaient attachées des mollusques pour servir d’appât : il faisait tomber ce fond dans la mer, comme s’il l’eût étendu à terre ; et quand il croyait avoir attiré assez de poisson, il tirait doucement son filet, jusqu’à ce qu’il fût près de la surface de l’eau, de manière que les poissons étaient soulevés sans s’en apercevoir ; alors il donnait tout à coup une secousse qui les enveloppait dans le filet. Par cette méthode très-simple il avait pris une grande quantité de poissons ; il est vrai qu’ils sont si abondans dans cette baie, que la pêche n’y exige ni beaucoup de travail, ni beaucoup d’adresse.

» Ce jour-là même quelques-uns de nos gens trouvèrent au bord du bois, près d’un creux ou four, trois os de hanches d’hommes, qu’ils rapportèrent à bord, nouvelle preuve que ces peuples mangent la chair humaine. M. Monkhouse, notre chirurgien, rapporta aussi d’un endroit où il avait vu plusieurs maisons désertes les cheveux d’un homme, qu’il avait trouvés parmi plusieurs autres choses suspendues à des branches d’arbres.

» Notre vieillard tint sa promesse le 20 au matin, et nous apporta à bord quatre têtes d’hommes ; les cheveux et la chair y étaient encore en entier, mais on en avait tiré la cervelle ; la chair était molle, et on l’avait préservée de la putréfaction ; car elle n’avait point d’odeur désagréable. M. Banks acheta une de ces têtes ; mais le vieillard la lui vendit avec beaucoup de répugnance, et nous ne pûmes pas venir à bout de l’engager à nous en céder une seconde. Ces peuples les conservent probablement comme des trophées, ainsi que les Américains montrent en triomphe les chevelures, et les insulaires du grand Océan équatorial les mâchoires de leurs ennemis. En examinant la tête qu’acheta M. Banks, nous remarquâmes qu’elle avait reçu sur les tempes un coup qui lui avait fracturé le crâne. »

Quand le vaisseau fut radoubé, Cook quitta l’anse dans laquelle il avait mouillé, et qui appartenait à une grande baie qu’il nomma canal de la Reine Charlotte. Ensuite, faisant route au sud, il reconnut que l’ouverture que Tasman avait prise pour celle d’une grande baie, était l’entrée du canal qui partage la Nouvelle-Zélande en deux grandes îles. Ce canal porte avec raison le nom de détroit de Cook ; la terre au nord se nomme de Iheïnomaoué ; celle du sud, Tovy ou Tavaït Poënammou. Cook se dirigea ensuite au nord, vers le cap Turnagain, pour constater qu’aucune terre ne tenait de ce côté à la Nouvelle-Zélande ; puis retournant au sud, il doubla le cap le plus méridional de Poënammou, en s’écartant quelquefois de la côte pour reconnaître les îles qui pourraient être situées à quelque distance. Le 28 mars, il se trouva à l’entrée du canal, dans une baie, où il avait mouillé précédemment. Le 30 mars, sa provision de bois et d’eau étant achevée, « je résolus, dit-il, de quitter ce pays et de retourner en Angleterre, en suivant la route dans laquelle je pourrais le mieux remplir l’objet de mon voyage, et je pris sur cette matière l’avis de mes officiers. J’avais grande envie de prendre ma route par le cap Horn, parce que j’aurais pu décider enfin s’il existe ou s’il n’existe point de continent méridional. Ce projet fut combattu par une difficulté assez forte pour me le faire abandonner ; c’est que, dans ce cas, nous aurions été obligés de nous tenir, au milieu de l’hiver, dans une latitude fort avancée au sud, avec un bâtiment qui n’était pas en état d’achever cette entreprise. En cinglant directement vers le cap de Bonne-Espérance, la même raison se présentait avec encore plus de force, parce qu’en prenant ce parti, nous ne pouvions espérer de faire aucune découverte intéressante. Nous résolûmes donc de retourner en Europe par les Indes orientales, et, dans cette vue, après avoir quitté la côte de la Nouvelle-Zélande, de gouverner à l’ouest jusqu’à ce que nous rencontrassions la côte orientale de la Nouvelle-Hollande, et de suivre ensuite la direction de cette côte au nord, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à son extrémité septentrionale. Mais si ce projet devenait impraticable, nous résolûmes en outre de tâcher de trouver la terre ou les îles qu’on dit avoir été découvertes par Quiros.

» La Nouvelle-Zélande fut découverte le 13 décembre 1642, par Abel Tasman, navigateur hollandais. Il rangea la côte orientale de cette contrée depuis le 34e degré jusqu’au 43e de latitude australe ; il entra dans le détroit qui partage les deux îles, et qui, dans la carte, est appelé détroit de Cook ; mais ayant été attaqué par les naturels du pays bientôt après qu’il eut jeté l’ancre dans l’endroit auquel il donna le nom de baie des Assassins, il ne débarqua pas à terre. Il appela ce pays la Terre des États, en l’honneur des états-généraux ; on le nomme aujourd’hui Nouvelle-Zélande. Tout ce pays, si l’on excepte cette partie de la côte qu’aperçut Tasman sans quitter son vaisseau, étant restée entièrement inconnue depuis le temps de ce navigateur jusqu’au voyage de l’Endeavour, plusieurs auteurs ont supposé qu’elle faisait partie d’un continent austral. On sait à présent qu’elle est composée de deux grandes îles séparées l’une de l’autre par un détroit ou passage qui a environ quatre ou cinq lieues de largeur.

» Ces îles sont situées entre le 34e et le 48e degré de latitude sud, et entre le 181e et le 194e degré de longitude ouest.

» Tovy Poënammou, l’île méridionale, est en général montueuse et paraît stérile : nous n’avons découvert sur toute l’île d’autres habitans que les insulaires que nous vîmes dans le canal de la Reine Charlotte, et ceux qui s’avancèrent vers nous au-dessous des montagnes couvertes de neige ; nous n’avons aperçu de traces ultérieures de population que les feux qui furent vus à l’ouest du cap Saunders, vers son extrémité méridionale.

» L’aspect d’Iheïnomaoué annonce un pays moins ingrat, quoique très-inégal et moins montagneux ; toutes les hauteurs sont boisées, et chaque vallée a un ruisseau d’eau douce. Le sol de ces vallées, et celui des plaines, est en général léger, mais fertile ; et, suivant l’opinion de MM. Banks et Solander, et d’autres personnes éclairées, tous les grains, les végétaux et les fruits d’Europe y réussiraient à merveille. Les plantes qu’on y trouve nous ont fait croire que les hivers y sont plus doux qu’en Angleterre : nous avons reconnu que l’été n’y était pas plus chaud, quoique la chaleur fût plus uniforme ; de sorte que si les Européens formaient un établissement dans ce pays, il leur en coûterait peu de soins et de travaux pour y faire croître en grande abondance tout ce dont on a besoin.

» Excepté les chiens et les rats, nous n’avons pas vu de quadrupèdes dans ce pays ; les rats sont même en si petit nombre, que plusieurs de nos gens n’en ont jamais aperçu un seul. Les chiens vivent avec les habitans, qui les nourrissent uniquement pour les manger : il n’est pas probable qu’il s’y trouve d’autres quadrupèdes ; en effet, l’objet principal de la vanité des naturels est de se vêtir des peaux et de la fourrure des animaux de leurs pays. Or, nous ne leur avons jamais vu porter la peau d’aucun animal, que celle des chiens et des oiseaux. La côte est fréquentée par des phoques de plusieurs espèces ; mais nous croyons qu’on en prend bien rarement ; car, quoique nous ayons vu des insulaires porter sur leur poitrine et estimer beaucoup les dents de ces animaux, travaillées en forme d’aiguille de tête, nous n’en ayons remarqué aucun qui fût revêtu de leurs peaux. On trouve aussi des baleines sur cette côte ; les insulaires ne semblent pas avoir des instrumens, ni connaître l’art de cette pêche ; cependant nous avons vu des patou-patous faits d’os de baleine, ou de quelque autre animal dont l’os avait exactement la même apparence.

» Les espèces d’oiseaux qu’on trouve dans la Nouvelle-Zélande ne sont pas nombreuses ; excepté la mouette, aucune n’est exactement la même que celles d’Europe. Plusieurs espèces de canards, de cormorans, de faucons, de chouettes et de cailles, diffèrent très-peu de ceux d’Europe. À la première vue, on y voit aussi de petits oiseaux dont le chant, ainsi que nous l’avons déjà dit, est le plus mélodieux que nous ayons jamais entendu.

» Sur la côte maritime, on voit des albatros, des becs en ciseaux, des pétrels-damiers, et des manchots qui semblent être une espèce mitoyenne entre l’oiseau et le poisson ; car leurs plumes, surtout celles de leurs ailes, diffèrent peu des écailles ; peut-être même faut-il regarder comme des nageoires leurs ailes elles-mêmes, dont ils se servent seulement pour plonger, et non pour accélérer leur mouvement, même lorsqu’ils se posent sur la surface de l’eau.

» Les insectes n’y sont pas en plus grande abondance que les oiseaux ; ils se réduisent à un petit nombre de papillons et d’escarbots, à des mouches très-ressemblantes à celles d’Europe, et à des espèces de mousquites et de moucherons, qui sont peut-être les mêmes que ceux de l’Amérique septentrionale. Nous n’en avons cependant pas vu beaucoup, et ils nous ont causé si peu d’incommodité, que nous n’avons pas fait usage des précautions que nous avions imaginées pour mettre nos visages à l’abri de leurs piqûres.

» Si les animaux sont rares sur la terre, on en trouve en revanche une très-grande quantité dans la mer ; toutes les criques fourmillent de poissons d’un bon goût. Partout où le vaisseau jetait l’ancre, et en général tout le long de la côte, surtout au sud, nous en prenions assez à la ligne et à l’hameçon pour en servir à tout l’équipage. On en put saler suffisamment pour en manger plusieurs semaines après que nous eûmes remis en mer. La diversité des poissons était égale à leur abondance ; nous avions des maquereaux de plusieurs espèces, un entre autres qui est exactement le même que celui d’Europe. Ces poissons se trouvent en troupes innombrables sur les bancs ; ils sont pris au filet par les naturels du pays, qui nous en vendaient à très-bon marché. Plusieurs sortes de poissons étaient nouvelles pour nous : quelques-uns ressemblaient aux carrelets, aux limandes, aux congres, aux raies ; les matelots eurent bientôt donné des noms à tous. Le mets le plus délicat que nous procurait la mer était une espèce de homard, probablement la même que celle qui, d’après le voyage d’Anson, se trouve à l’île de Juan Fernandès, mais seulement un peu moins grosse. Il est rouge en sortant de l’eau. Les insulaires du nord les prennent en plongeant près de la côte, et les dégagent avec leurs pieds du fond où ils se tiennent. Les coquillages, notamment les cames, les pétoncles et les huîtres, abondent aussi sur cette côte.

» Des forêts d’une plus grande étendue sont remplies d’arbres les plus droits et les plus gros que nous ayons jamais vus, et dont les bois sont très-bons pour la charpente ; mais, pour la mâture, j’ai observé qu’il sont trop durs et trop pesans. Un arbre de la grosseur d’un chêne frappa nos yeux par sa fleur d’un ronge éclatant ; elle est comme composée de plusieurs houppes. Le bois en est extrêmement dur et pesant, et excellent pour tous les ouvrages de moulin. Un autre arbre très-élevé et très-droit croît dans les marais ; il est assez gros pour en faire des mâts de vaisseaux de la plus grande dimension, et, si l’on peut en juger par le grain, il parait très-solide. Notre charpentier pensait que cet arbre ressemble au pin : on peut le rendre plus léger en l’entaillant ; alors on en ferait les plus beaux mâts du monde : il a une feuille assez ressemblante à celle de l’if, et il porte des baies en petites touffes.

» Le pays est en général couvert d’une très-belle verdure : quoique les plantes ne soient pas très-variées, nos naturalistes furent très-satisfaits de la quantité d’espèces nouvelles qu’ils découvrirent. Nous n’y avons trouvé que le chardon, la morelle, une ou deux espèces de graminées qui fussent les mêmes que celles d’Angleterre. Quelques fougères ressemblent à celles des îles de l’Amérique ; un petit nombre d’autres plantes se rencontrent dans presque toutes les parties du monde. Toutes les autres, au nombre d’environ quatre cents, étaient nouvelles, à l’exception de cinq à six que nous avions vues à la Terre du Feu.

» Les végétaux comestibles sont en petit nombre. Ce fut une nourriture très-salubre ; mais notre équipage, après avoir été longtemps en mer, mangea avec plaisir du céleri sauvage, et une espèce de cresson qui croît en grande abondance sur toutes les parties de la côte. Nous avons aussi rencontré une ou deux fois une plante semblable à la mâche ; nous la mîmes dans la marmite. Nous eûmes le bonheur de trouver un jour un chou palmiste, qui nous procura un mets délicieux. Les seules productions végétales naturelles à ce pays, et bonnes à manger, sont la racine de fougère et une plante entièrement inconnue en Europe, dont les insulaires font leur nourriture, et qui nous parut très-désagréable. Les plantes cultivées, bonnes à manger, se bornent aux ignames, aux patates douces et aux cocos. On voit des champs d’ignames et de patates qui ont plusieurs acres de surface ; un vaisseau qui aborderait ici en automne, lors de la récolte, pourrait en acheter autant qu’il le désirerait.

» Les naturels du pays cultivent aussi des citrouilles ; ils font avec leurs fruits toutes sortes de vases. Nous avons trouvé dans cette île le mûrier à papier, dont les insulaires du grand Océan fabriquent leurs étoffes ; mais il est si rare, que, quoique les habitans de la Nouvelle-Zélande en fassent également une étoffe, ils n’en ont que ce qu’il leur en faut pour la porter comme un ornement dans les trous qu’ils font à leurs oreilles.

» Parmi les végétaux de ce pays, aucun ne porte de fruits, à moins qu’on ne veuille donner ce nom à une baie qui n’a ni douceur ni saveur, et que les enfans seuls prenaient la peine de recueillir. Les insulaires se servent, au lieu de chanvre et de lin, d’une plante qui l’emporte sur toutes celles qu’on emploie ailleurs aux mêmes usages. Ses feuilles ressemblent à celles des glaïeuls ; les fleurs sont plus petites et en plus grand nombre ; une variété les a jaunes ; l’autre, rouge foncé. Les feuilles de ces plantes qui composent leurs vêtemens ordinaires ne sont pas soumises à une longue préparation ; ils en fabriquent aussi leurs cordons, leurs lignes et leurs cordages, qui sont beaucoup plus forts que tous ceux qu’on fait avec du chanvre. Ils tirent de la même plante, préparée d’une autre manière, de longues fibres minces, luisantes comme la soie, et aussi blanches que la neige ; ils manufacturent leurs plus belles étoffes avec ces fibres, qui sont aussi d’une force surprenante. Leurs filets, qui sont quelquefois d’une grandeur énorme, sont faits de ces feuilles : tout le travail consiste à les couper en bandes de largeur convenable, qu’on noue ensemble.

» Une plante qu’on peut si avantageusement employer à tant d’usages utiles serait une acquisition importante pour l’Angleterre, où elle croîtrait, selon toute apparence, sans beaucoup de peine, car elle paraît être très-vivace et ne pas exiger un sol particulier. On la trouve également sur les collines et dans les vallées, sur le terrain le plus sec et dans les marais les plus profonds ; elle semble pourtant préférer les lieux marécageux, car nous avons observé qu’elle y était plus grande que partout ailleurs.

» Nous vîmes une grande abondance de sable ferrugineux dans la baie de Mercure ; par conséquent on doit trouver du minerai de fer à peu de distance. Quant aux autres métaux, nous n’avons pas assez de connaissance du pays pour former des conjectures sur cette matière.

» Le meilleur endroit qu’on pût choisir pour établir une colonie dans ce pays serait sur les bords d’une rivière de la partie occidentale de l’île du nord, que nous avons nommé la Tamise, ou plus au nord. Dans les deux emplacemens, on aurait l’avantage d’un très-bon port, et, au moyen de la rivière, il serait facile d’étendre les établissemens, et de former «ne communication avec l’intérieur du pays. Les belles forêts qui abondent dans cette partie fourniraient facilement du bois de charpente.

» En arrivant pour la première fois sur la côte de ce pays, nous imaginâmes que la population était beaucoup plus considérable qu’elle ne nous le parut dans la suite. La fumée que nous aperçûmes, étant à une grande distance de la côte, nous fit penser que l’intérieur était peuplé : peut-être ne nous trompions-nous pas relativement au pays qui est situé derrière la baie de Pauvreté (Poverty bay), et la baie d’Abondance ([bay of Plenty), où les habitans nous ont paru être en plus grand nombre qu’ailleurs. Mais nous avons lieu de croire qu’en général cette grande île n’est habitée que sur les côtes de la mer, où nous ne trouvâmes même que très-peu d’insulaires ; toute la côte occidentale, depuis le cap Maria Van-Diemen, était entièrement déserte ; ainsi, tout considéré, le nombre des habitans de la Nouvelle-Zélande n’est nullement proportionné avec l’étendue du pays.

» La taille des insulaires est en général égale à celle des Européens les plus grands : ils ont les membres forts, charnus et bien proportionnés ; mais ils ne sont pas aussi gras que les oisifs et voluptueux naturels des îles du grand Océan ; ils sont extraordinairement alertes et vigoureux, et on aperçoit dans tout ce qu’ils font une adresse et une dextérité peu communes. J’ai vu quinze pagaies nager d’un côté d’une pirogue avec une vitesse incroyable, et cependant les rameurs gardaient aussi exactement la mesure que si tous leurs bras avaient été animés par une même âme. Leur teint, en général, est brun ; bien peu l’ont plus foncé qu’un Espagnol qui s’expose constamment au soleil ; la plupart sont moins basanés. Les femmes n’offrent pas l’apparence de délicatesse qui est propre à leur sexe ; pourtant leur voix est d’une douceur remarquable, et sert surtout à les distinguer, car l’habillement des deux sexes est le même ; toutefois leur visage, comme celui des femmes des autres pays, a plus de gaîté, d’enjouement et de vivacité que celui des hommes. Les Zélandais ont les cheveux et la barbe noire ; les dents bien rangées et aussi blanches que l’ivoire. Ils jouissent d’une santé robuste, plusieurs nous parurent fort âgés. Les traits des deux sexes sont beaux. Les hommes et les femmes semblent être d’un caractère doux et affable ; ils se traitent les uns les autres de la manière la plus tendre et la plus affectueuse ; mais ils sont implacables envers leurs ennemis, à qui, comme je l’ai déjà remarqué, ils ne font point de quartier. Peut-être paraîtra-t-il étrange que les guerres soient fréquences dans un pays où il y a si peu d’avantages à obtenir par la victoire, et que chaque canton d’une contrée habitée par un peuple si pacifique et si doux soit l’ennemi de tout ce qui l’environne. Mais il est possible que parmi ces insulaires les vainqueurs retirent de leurs succès plus d’avantages qu’on ne l’imagine au premier coup d’œil, et qu’ils soient portés à des hostilités réciproques par des motifs que l’attachement et l’amitié ne sont pas capables de surmonter. Il paraît que leur principale nourriture est le poisson, et qu’ils ne peuvent se le procurer que sur la côte de la mer, qui ne leur en fournit une quantité suffisante que dans une certaine saison. Les tribus qui vivent dans l’intérieur des terres, s’il s’y en trouve, et même celles qui habitent la côte, doivent courir souvent le risque de mourir de faim. Leur pays ne produit ni moutons, ni chèvres, ni cochons, ni bétail ; ils n’ont point de volailles apprivoisées, et ils ne connaissent pas l’art de prendre des oiseaux sauvages en assez grand nombre pour fournir à leur nourriture. Si des voisins les empêchent de pêcher du poisson, qui supplée à presque toutes les autres nourritures animales, ils n’ont, à l’exception des chiens, pour leur subsistance, que les végétaux dont nous avons parlé, et dont les principaux sont la racine de fougère, les ignames et les patates. Par conséquent, si ces ressources viennent à leur manquer, leur détresse doit être terrible. Parmi les habitans de la côte eux-mêmes, plusieurs tribus doivent se trouver fréquemment dans une pareille disette, soit que leurs plantations n’aient pas réussi, soit qu’elles n’aient pas assez de provisions sèches dans la saison où elles ne peuvent prendre que peu de poissons. Ces réflexions nous mettent en état de rendre raison non-seulement de l’état d’alarme continuel qui paraît inhérent à l’existence des habitans de ce pays par le soin qu’ils prennent de fortifier tous leurs villages, mais aussi de l’horrible usage de manger ceux d’entre eux qui sont tués dans les combats ; car le besoin de l’homme que la faim pousse au combat absorbe toute autre sensation, et étouffe tous les sentimens qui l’empêcheraient d’apaiser ce besoin en dévorant le corps de son adversaire. Il faut remarquer néanmoins que, si cette explication de l’origine d’une coutume si barbare est juste, les maux dont elle est suivie ne finissent point avec la nécessité qui lui donna naissance. Dès que la faim eut introduit d’un côté cet usage, il fut nécessairement adopté de l’autre par la vengeance. On sait que certains esprits spéculatifs et de soi-disant philosophes prétendent que c’est une chose très-indifférente que de manger ou d’enterrer le corps mort d’un ennemi, ainsi que de couvrir ou de laisser nues la gorge et les cuisses d’une femme, et que c’est uniquement par préjugé et par habitude que la transgression de l’usage nous fait frissonner dans le premier cas, et rougir dans le second ; cependant, mettant à part la discussion de ce point de controverse, on peut affirmer que l’usage de manger de la chair humaine est très-pernicieux dans ses conséquences ; il tend manifestement à extirper un principe qui fait la principale sûreté de la vie humaine, et qui arrête plus souvent la main de l’assassin que ne peut le faire le sentiment du devoir ou la crainte de l’échafaud.

» Cependant la position et le caractère de ces pauvres insulaires sont favorables à quiconque voudra établir une colonie chez eux. Par leur situation, ils ont besoin de secours, et leur caractère les rend susceptibles d’amitié ; quoi que puissent dire en faveur de la vie sauvage des hommes qui jouissent des dons de la nature dans une oisiveté voluptueuse, la civilisation serait certainement un bonheur pour des êtres à qui la nature ingrate fournit à peine leur subsistance, et qui sont obligés de s’entredétruire continuellement afin de ne pas mourir de faim.

» Ces peuples, accoutumés à la guerre, quelle qu’en soit la cause, et regardant par habitude tous les étrangers comme des ennemis, étaient toujours disposés à nous attaquer lorsqu’ils ne s’apercevaient pas de notre supériorité ; d’abord ils n’en connaissaient d’autre que celle du nombre. Quand cet avantage était de leur côté, ils ne doutaient pas que tous nos témoignages de bienveillance ne fussent des artifices que la crainte et la fourberie nous faisaient mettre en usage pour les séduire et nous conserver. Mais, lorsqu’ils furent une fois bien convaincus de nos forces, après nous avoir forcés à nous servir de nos armes à feu, quoique chargées seulement à petit plomb, et quand ils eurent reconnu notre clémence, en voyant que nous ne faisions usage de ces instrumens si terribles que pour nous défendre nous-mêmes, ils devinrent tout d’un coup nos amis ; ils eurent en nous une confiance sans bornes, et firent tout ce qui pouvait nous engager à en user de même à leur égard. Il est encore remarquable que, lorsqu’une fois il y eut un commerce d’amitié établi entre nous, nous les surprîmes très-rarement dans une action malhonnête. Il est vrai que, tant qu’ils nous avaient regardés comme autant d’ennemis qui ne venaient sur leur côte que pour en tirer avantage, ils s’étaient servis sans scrupule de toutes sortes de moyens contre nous. C’est par cette raison que, lorsqu’ils avaient reçu le prix de quelque chose qu’ils offraient de nous vendre, ils retenaient tranquillement la marchandise et la valeur que nous avions donnée en échange, bien persuadés que c’était une action très-légitime que de piller des hommes qui n’avaient d’autre dessein que de les piller eux-mêmes.

» J’ai remarqué plus haut que les insulaires du grand Océan n’avaient pas l’idée de l’indécence, soit par rapport aux objets, soit par rapport aux actions. Il n’en était pas de même des habitans de la Nouvelle-Zélande ; nous avons aperçu dans leur commerce et leur maintien autant de réserve, de décence et de modestie, relativement à des actions qu’ils ne croient pourtant pas criminelles, qu’on en trouve parmi les peuples les plus civilisés de l’Europe. Les femmes n’étaient pas inaccessibles ; mais la manière dont elles se rendaient était aussi décente que celle dont une femme parmi nous cède aux désirs de son mari ; et, suivant leurs idées, la stipulation du prix de leurs faveurs est aussi innocente. Lorsque quelqu’un de l’équipage faisait des propositions à une de leurs jeunes femmes, elle lui donnait à entendre qu’elle avait besoin du consentement de sa famille, et on l’obtenait ordinairement au moyen d’un présent convenable. Ces préliminaires une fois établis, il fallait encore traiter la femme d’une nuit avec la même délicatesse que l’on a en Europe pour l’épouse à vie ; et l’amant qui s’avisait de prendre avec elle des libertés contraires à ces égards était bien sûr de ne pas réussir dans son projet.

» Un de nos officiers s’étant adressé, pour avoir une femme, à une des meilleurs familles du pays, en reçut une réponse qui, traduite en notre langue, répond exactement à ces termes : « Toutes ces jeunes femmes se trouveront fort honorées de vos déclarations ; mais vous devez d’abord me faire un présent convenable, et venir ensuite coucher une nuit à terre avec nous, car la lumière du jour ne doit point être témoin de ce qui se passera entre vous. »

» Ils ne sont pas aussi propres sur leurs personnes que les Taïtiens, parce que, ne vivant pas dans un climat aussi chaud, ils ne se baignent pas si souvent ; mais l’huile dont ils oignent leurs cheveux, comme les Islandais, est ce qu’ils ont de plus dégoûtant. Cette huile est une graisse de poisson ou d’oiseau fondue ; les habitans les plus distingués l’emploient fraîche ; mais ceux d’une classe inférieure se servent de celle qui est rance, ce qui les rend presque aussi désagréables à l’odorat que des Hottentots. Leurs têtes ne sont pas exemptes de vermine, quoique nous ayons observé qu’ils connaissent l’usage des peignes d’os et de bois. Ils portent quelquefois ces peignes dressés sur leurs cheveux comme un ornement ; mode qui règne aujourd’hui chez les dames d’Europe. Les hommes ont ordinairement la barbe courte et les cheveux attachés au-dessus de la tête, et formant une touffe où ils placent les plumes d’oiseau de différentes manières et suivant leur caprice. Les uns les font avancer en pointe de chaque côté des joues, ce qui rendait à nos yeux leur figure difforme. Quelques-unes des femmes portent leurs cheveux courts, et d’autres les laissent flotter sur leurs épaules.

» Les deux sexes ont le corps marqué de taches noires nommées amoco ; ils emploient pour les y imprimer la même méthode dont on se sert à ïaïti pour se tatouer ; mais les hommes ont un plus grand nombre de ces marques que les femmes : celle-ci ne peignent en général que leurs lèvres ; cependant quelques-unes avaient ailleurs de petites taches noires. Les hommes au contraire semblent ajouter quelque chose toutes les années à ces bizarres ornemens ; de sorte que plusieurs d’entre eux qui paraissaient d’un âge avancé étaient presque couverts de ces taches de la tête aux pieds. Outre l’amoco, ils s’impriment sur le corps d’autres marques extraordinaires, par un moyen que nous ne connaissons pas : ce sont des sillons d’environ une ligne de profondeur et d’une largeur égale, tels qu’on en aperçoit sur un jeune arbre auquel on a fait une incision. Les bords de ces sillons sont dentelés, toujours en suivant la même méthode ; devenus parfaitement noirs, ils présentent un aspect effrayant. Le visage des vieillards est presque entièrement couvert de ces marques ; les jeunes gens ne noircissent que leurs lèvres, comme les femmes ; ils ont communément une tache noire sur une joue et sur un œil, et procèdent ainsi par degrés, jusqu’à ce qu’ils deviennent vieux, et par-là plus respectables. Quoique nous fussions dégoûtés de l’horrible difformité que ces taches et ces sillons impriment au visage de l’homme, nous ne pouvions nous empêcher d’admirer l’art et la dextérité avec laquelle ils les impriment sur leur peau. Les marques du visage sont ordinairement spirales ; elles sont tracées avec beaucoup de précision, et même d’élégance, celles d’un côté correspondant exactement à celles de l’autre. Les marques du corps ressemblent un peu aux circonvolutions des ouvrages à filigrane ; mais on aperçoit dans ces marques une telle fécondité d’imagination, que, de cent hommes qui semblaient au premier coup d’œil porter exactement les mêmes figures, nous n’en trouvâmes pas deux qui en eussent de semblables, lorsque nous les examinâmes de près. La quantité et la forme de ces marques étaient différentes dans les diverses parties de la côte ; et comme les Taïtiens les placent principalement sur les fesses, dans la Nouvelle-Zélande, c’était quelquefois la seule partie du corps où il n’y en eût point ; et en général elle était moins marquée que les autres.

» Ces peuples ne teignent pas seulement leur peau ; ils la barbouillent aussi avec de l’ocre rouge ; quelques-uns la frottent avec cette matière sèche ; d’autres l’appliquent en larges taches, mêlée avec de l’huile qui reste toujours humide : aussi n’était-il pas possible de les toucher sans remporter des marques de peinture ; de sorte que les hommes de notre équipage qui donnaient des baisers aux femmes du pays en portaient les traces empreintes sur le visage.

» L’habillement d’un habitant de la Nouvelle-Zélande est, au premier coup d’œil d’un étranger, le plus bizarre et le plus grossier qu’on puisse imaginer. Il est composé de feuilles du végétal précédemment cité : ils coupent ces feuilles en trois ou quatre bandes, et lorsqu’elles sont sèches, ils les entrelacent les unes dans les autres, et en forment une espèce d’étoffe qui tient le milieu entre le roseau et le drap : les bouts des feuilles, qui ont huit ou neuf pouces de longueur, s’élèvent en saillie à la surface l’étoffe, comme la peluche ou les nattes qu’on étend sur nos escaliers. Il faut deux pièces de cette étoffe, si on peut lui donner ce nom, pour un habillement complet : l’une est attachée sur les épaules avec un cordon, et pend jusqu’aux genoux : ils attachent au bout de ce cordon une aiguille d’os, qui passe aisément à travers les deux parties de ce vêtement de dessus, et les joint ensemble : l’autre pièce est roulée autour de la ceinture et pend presqu’à terre. Les hommes ne portent pourtant cet habit de dessous que dans des occasions particulières ; mais ils ont une ceinture à laquelle pend une petite corde destinée à un usage très-singulier. Les insulaires du grand Océan se fendent le prépuce, afin de l’empêcher de couvrir le gland. Les habitans de la Nouvelle-Zélande ramènent au contraire le prépuce sur le gland ; et, afin de l’empêcher de se retirer par la contraction naturelle de cette partie, ils en nouent l’extrémité avec le cordon attaché à leur ceinture. Le gland paraissait être la seule partie de leur corps qu’ils fussent soigneux de cacher ; ils se dépouillaient sans le moindre scrupule de tous leurs vêtemens, excepté de la ceinture et du cordon ; mais ils étaient très-confus lorsque, pour satisfaire notre curiosité nous les invitions à délier le cordon ; ils n’y consentirent jamais qu’avec des marques de répugnance et de honte extrêmes. Quand ils n’ont que leurs vêtemens de dessus et qu’ils s’accroupissent, ils ressemblent un peu à une maison couverte de chaume. Quoique cette couverture soit désagréable, elle est bien adaptée à la manière de vivre d’hommes qui couchent souvent en plein air, sans avoir autre chose pour se mettre à l’abri de la pluie.

» Outre l’espèce d’étoffe grossière dont nous venons de parler, ils en ont deux autres qui ont la surface unie, et qui sont faites avec beaucoup d’art, de la même manière que celles qui sont fabriquées par les habitans de l’Amérique méridionale, et dont nous avions acheté quelques pièces à Rio-Janéiro. L’une de celles-ci est aussi grossière, mais dix fois plus forte que nos serpillières les plus mauvaises ; pour la manufacturer, ils en arrangent les fils à peu près comme nous. La seconde se fait en étendant plusieurs fils près les uns des autres, dans la même direction, ce qui compose la chaîne, et d’autres fils en travers qui servent de trame ; ces fils sont éloignés d’environ un demi-pouce les uns des autres, et ressemblent un peu aux morceaux de rotin dont on fait de petites nattes rondes qu’on place quelquefois sur les tables, sous les plats. Cette étoffe est souvent rayée, et elle a toujours une assez belle apparence ; car elle est fabriquée avec des fibres de la même plante, qui est luisante comme la soie. Ils la manufacturent dans une espèce de châssis de la grandeur de l’étoffe, qui a ordinairement cinq pieds de long et quatre de large ; les fils de la chaîne sont attachés au bout du châssis. La trame se fait à la main, ce qui doit être un travail très-ennuyeux.

» Ils font à l’extrémité de ces deux espèces d’étoffe des bordures ou franges de différentes couleurs, comme celles de nos tapis. Ces bordures sont faites sur différens modèles, et travaillées avec une propreté et même une élégance qui doivent paraître surprenantes, si l’on considère qu’ils n’ont point d’aiguilles. Le vêtement dont ils tirent le plus de vanité est une fourrure de chien ; ils l’emploient avec tant d’économie, qu’ils la coupent par bandes, qu’ils cousent sur leur habit à quelque distance l’une de l’autre ; ce qui prouve que les chiens ne sont pas communs dans leur pays. Ces bandes sont aussi de diverses couleurs, et disposées de manière à produire un effet agréable. Nous avons vu, mais rarement, des habillemens ornés de plumes au lieu de fourrures ; et un seul qui était entièrement couvert de plumes rouges de perroquet.

» Les femmes, contre la coutume générale de leur sexe, semblent donner moins d’attention à leur habillement que les hommes. Elles portent ordinairement leurs cheveux courts, comme je l’ai déjà dit, et lorsqu’elles les laissent croître, elles ne les attachent jamais sur le sommet de la tête ; elles n’y mettent pas non plus des plumes pour ornemens. Leurs vêtemens sont faits de la même manière et dans la même forme que ceux de l’autre sexe ; mais celui d’en bas enveloppe toujours le corps, excepté quand elles entrent dans l’eau pour prendre des homards ; elles l’ôtent alors, mais elles ont grand soin de n’être pas vues par les hommes. Ayant débarqué un jour sur une petite île, dans la baie de Tolaga, nous en surprîmes plusieurs dans cette occupation. La chaste Diane et ses nymphes ne peuvent pas avoir donné de plus grandes marques de confusion et de regret à la vue d’Actéon que ces femmes en témoignèrent à notre approche. Les unes se cachèrent parmi des rochers, et le reste se tapit dans la mer jusqu’à ce qu’elles eussent fait une ceinture et un tablier des herbes marines qu’elles purent trouver ; et lorsqu’elles en sortirent, nous remarquâmes que même avec ce voile leur modestie souffrit beaucoup de notre présence.

» Les deux sexes percent leurs oreilles, et en agrandissent les trous, de manière qu’on peut y faire entrer au moins un doigt. Ils passent dans ces trous des ornemens de différente espèce, de l’étoffe, des plumes, des os de grands oiseaux, et quelquefois un petit morceau de bois. Ils y mettaient ordinairement les clous que nous leur donnions, ainsi que toutes les autres choses qu’ils pouvaient y porter. Quelques femmes y mettent le duvet de l’albatros, qui est aussi blanc que la neige, et qui, étant relevé par-devant et par-derrière le trou en une touffe presque aussi grosse que le poing, forme un coup d’œil très-singulier, et qui, quoique étrange, n’est pas désagréable. Outre les parures qu’ils font entrer dans les trous des oreilles, ils y suspendent avec des cordons plusieurs autres objets, tels que des ciseaux ou des aiguilles de têtes de talc vert, auxquels ils mettent un très-haut prix, des ongles et des dents de leurs parens défunts, des dents de chien, et toutes les autres choses qu’ils peuvent se procurer, et qu’ils regardent comme étant de quelque valeur. Les femmes portent aussi des bracelets et des colliers composés d’os d’oiseaux, de coquillages ou d’autres substances qu’elles prennent et qu’elles enfilent en chapelet. Les hommes suspendent quelquefois à un cordon qui tourne autour de leur cou un morceau de talc vert ou d’os de baleine, à peu près de la forme d’une langue, et sur lequel on a grossièrement sculpté la figure d’un homme ; ils estiment fort cet ornement. Nous avons vu un Zélandais dont le cartilage du nez était percé ; il y avait fait passer une plume qui s’avançait en saillie sur chaque joue. Il est probable qu’il avait adopté cette singularité bizarre comme un ornement ; mais, parmi tous les Indiens que nous avons rencontrés, aucun n’en portait de semblable ; nous n’avons pas même remarqué à leur nez de trou qui pût servir à un pareil usage.

» Leurs maisons sont les plus grossiers de leurs ouvrages : à l’exception de la grandeur, elles égalent à peine les chenils d’Angleterre. Elles ont rarement plus de dix-huit ou vingt pieds de long, huit ou dix de large, et cinq ou six de haut, depuis la perche qui se prolonge d’une extrémité à l’autre, et qui forme le faîte, jusqu’à terre. La charpente est de bois, et ordinairement de perches minces ; les parois et le toit sont composés d’herbes sèches et de foin, et le tout est joint ensemble avec bien peu de solidité. Quelques-unes sont garnies en dedans d’écorces d’arbres ; de sorte que dans un temps froid elles doivent procurer un très-bon abri. Le toit est incliné comme celui de nos granges ; la porte est à une des extrémités, et n’a que la hauteur suffisante pour admettre un homme, qui se traîne sur ses mains et ses genoux pour y entrer. Près de la porte est un trou carré qui sert à la fois de fenêtre et de cheminée ; car le foyer est à cette extrémité, à peu près au milieu de l’habitation, et entre les deux côtés. Dans quelque partie visible, et ordinairement près de la porte, ils attachent une planche couverte de sculpture à leur manière. Cette planche a pour eux autant de prix qu’un tableau en a pour nous. Les parois et le toit s’étendent à environ deux pieds au-delà de chaque extrémité, de manière qu’ils forment une espèce de porche garni de bancs pour l’usage de la famille. La partie du sol destinée pour le foyer est enfermée dans un carré creux par de petites cloisons de bois ou de pierre : c’est au milieu qu’on allume le feu. Le long des parois, ils étendent à terre un peu de paille sur laquelle ils se couchent.

» Leurs meubles et ustensiles sont en petit nombre ; un coffre les contient ordinairement tous, si l’on n’en excepte leurs paniers de provision, les calebasses où ils conservent de l’eau douce, et les maillets dont ils battent leur racine de fougère ; ceux-ci sont déposés communément en dehors de la porte. Quelques outils grossiers, leurs habits, leurs armes, et les plumes qu’ils mettent dans leurs cheveux composent le reste de leurs trésors. Ceux qui sont d’une classe distinguée, dont la famille est nombreuse, ont trois ou quatre habitations renfermées dans une cour ; les cloisons en sont faites avec des perches et du foin, et ont environ dix ou douze pieds de hauteur.

» Lorsque nous étions à terre, dans le canton de Tolaga, nous vîmes les ruines, ou plutôt la charpente d’une maison qui n’avait jamais été achevée, et qui était beaucoup plus grande qu’aucune de celles que nous avions rencontrées ailleurs ; les parois en étaient ornées de plusieurs planches sculptées, et beaucoup mieux travaillées que nous n’en avions encore vu ; mais nous n’avons pas pu savoir à quel usage elle avait été commencée, et pourquoi on l’avait laissée dans cet état.

» Quoique ces peuples soient assez bien défendus de l’inclémence du temps dans leurs habitations, lorsqu’ils font des excursions pour chercher des racines de fougère, ou pêcher du poisson, ils paraissent ne s’embarrasser en aucune manière d’avoir un abri. Ils s’en font quelquefois un contre le vent ; d’autres fois ils ne prennent pas même cette précaution ; ils couchent sous des buissons avec leurs femmes et leurs enfans, leurs armes rangées autour d’eux. La troupe de quarante ou cinquante Indiens que nous vîmes à la baie de Mercure, dans le canton d’Opouredj, ne construisit jamais le moindre abri pendant que nous y étions ; quoique la pluie tombât quelquefois pendant vingt-quatre heures sans discontinuer.

» Nous avons déjà fait l’énumération de ce qui compose leurs alimens. La racine de fougère est le principal : elle leur sert de pain ; elle croît sur les collines, et c’est à peu près la même que celle qui croît dans les bruyères d’Europe. Les oiseaux qu’ils mangent les jours de régal consistent surtout en manchots, albatros, et un petit nombre d’autres espèces dont on a parlé dans le cours de cette relation.

» Comme ils n’ont point de vase pour faire bouillir de l’eau, ils n’ont d’autre manière d’apprêter les alimens que de les cuire dans une espèce de four ou de les rôtir. Ils font des fours semblables à ceux des insulaires du grand Océan ; ainsi nous n’avons rien à ajouter à la description qui a déjà été donnée de leur manière de rôtir les alimens, sinon que la longue broche à laquelle ils attachent la viande est placée obliquement vers le feu ; à cet effet ils engagent l’extrémité de la broche sous une pierre, et ils la soutiennent à peu près dans le milieu avec une autre ; selon qu’ils approchent plus ou moins de l’extrémité cette seconde pierre, ils augmentent ou diminuent comme il leur plaît le degré d’obliquité de la broche.

» Dans l’île du nord de la Nouvelle-Zélande, nous avons aperçu des plantations d’ignames, de patates et de cocos ; mais nous n’en avons point vu dans l’île du sud. Les habitans de cette partie du pays doivent donc vivre uniquement de racines de fougère et de poisson, si l’on en excepte les ressources accidentelles et rares qu’ils peuvent trouver dans les oiseaux de mer et les chiens. Il est certain qu’ils ne peuvent pas se procurer de la fougère et du poisson dans toutes les saisons de l’année, puisque nous en avons vu des provisions sèches mises en tas, et puisque quelques-uns d’entre eux témoignèrent de la répugnance à nous en vendre, surtout du poisson, lorsque nous avions envie d’en acheter pour l’embarquer. Cette circonstance paraît confirmer le sentiment où je suis, que ce pays fournit à peine à la subsistance de ses habitans, que la faim porte en conséquence à des hostilités continuelles, et excite naturellement à manger les cadavres de ceux qui ont été tués dans les combats.

» Nous n’avons pas découvert qu’ils aient d’autre boisson que l’eau. Si réellement ils ne font point usage de liqueurs enivrantes, ils sont en ce point plus heureux que tous les autres peuples que nous avions visités jusque-là, ou dont nous ayons jamais entendu parler.

» Comme l’intempérance et le défaut d’exercice sont peut-être l’unique principe des maladies aiguës ou chroniques, il ne paraîtra pas surprenant que ces peuples jouissent sans interruption d’une santé parfaite. Toutes les fois que nous sommes allés dans leurs bourgs, les enfans et les vieillards, les hommes et les femmes se rassemblaient autour de nous, excités par la même curiosité qui nous portait à les regarder ; nous n’en avons jamais aperçu un seul qui parût affecté de maladie ; et parmi ceux que nous avons vus entièrement nus, nous n’avons jamais remarqué la plus légère éruption sur la peau, ni aucune trace de pustules ou de boutons. Lorsqu’ils vinrent près de nous dans les premières visites, et que nous observâmes sur différentes parties de leur corps des taches blanches qui semblaient former une croûte, nous crûmes qu’ils étaient lépreux, ou au moins attaqués violemment du scorbut ; mais, en examinant ces marques de plus près, nous trouvâmes qu’elles provenaient de l’écume de la mer, qui dans le passage les avait mouillés, et qui, s’étant desséchée, avait laissé sur la peau le sel en poudre blanche très-fine.

» Nous avons vu une autre preuve de la santé de ces peuples dans la facilité avec laquelle des blessures très-récentes se guérirent, et se cicatrisèrent. Ayant examiné un homme qui avait reçu une balle de fusil à travers la partie charnue du bras, sa blessure paraissait en si bon état et si près d’être guérie, que, si je n’avais pas été sûr qu’on n’y avait rien mis, j’aurais, pour l’intérêt de l’humanité, pris des informations sur les plantes vulnéraires, et sur les pratiques chirurgicales du pays.

» Ce qui prouve encore que les habitans de ce pays sont exempts de maladie, c’est le grand nombre de vieillards que nous avons vus, et dont plusieurs, à en juger par la perte de leurs cheveux et de leurs dents, semblaient être très-âgés : cependant aucun d’eux n’était décrépit, et quoiqu’ils n’eussent plus dans les muscles autant de force que les jeunes insulaires, ils n’étaient ni moins gras ni moins vifs.

» L’industrie de ces peuples se montre principalement dans leurs pirogues ; elles sont longues et étroites, et d’une forme très-ressemblante aux canots dont on se sert pour la pêche de la baleine dans la Nouvelle-Angleterre. Les plus grandes de ces pirogues semblent être-destinées principalement à la guerre, et portent de quarante à quatre-vingts ou cent hommes armés. Nous en mesurâmes une qui était à terre à Tolaga ; elle avait soixante-huit pieds et demi de long, cinq de large, et trois et demi de profondeur. Le fond était aigu, avec les côtés droits, en forme de coins. Il était composé de trois longueurs creusées d’environ deux pouces, d’un pouce et demi d’épaisseur, et bien attachées ensemble par un fort cordage. Chaque côté était fait d’une seule planche de soixante-trois pieds de long, de dix ou douze pouces de large, d’environ un pouce et un quart d’épaisseur ; elles étaient toutes jointes fortement au fond, et avec beaucoup d’adresse. Ils avaient placé de chaque côté un nombre considérable de traverses d’un plat-bord à l’autre, afin de renforcer le bateau. L’ornement de l’avant de la pirogue s’avançait de cinq ou six pieds au delà du corps du petit bâtiment, et il avait environ quatre pieds et demi de haut. Celui de la poupe était attaché sur l’extrémité de l’arrière, comme l’étambord d’un vaisseau l’est sur sa quille, et il avait environ quatorze pieds de haut, deux de large, et un pouce et demi d’épaisseur. Ils étaient composés tous deux de planches sculptées, dont le dessin était beaucoup meilleur que l’exécution. Toutes les pirogues sont construites d’après ce plan, si l’on en excepte un petit nombre d’autres que nous avons vues à Opouredj ou dans la baie de Mercure, et qui étaient d’une seule pièce creusée au feu. Il y en a peu qui n’aient vingt pieds de long. Quelques-unes des plus petites ont des balanciers : ils en joignent quelquefois deux ensemble. La scuplture des ornemens de la poupe et de la proue des petites pirogues, qui semblent destinées uniquement à la pêche, consiste dans la figure d’un homme, dont le visage est aussi hideux qu’on puisse l’imaginer ; il sort de la bouche une langue monstrueuse ; et des coquillages blancs lui servent d’yeux. Les plus grandes pirogues, qui semblent être leurs bâtimens de guerre, sont magnifiquement ornées d’ouvrages à jour, et couvertes de franges flottantes de plumes noires qui forment un coup d’œil agréable ; souvent aussi les planches du plat-bord sont sculptées dans un goût grotesque, et décorées de touffes de plumes blanches placées sur un fond noir.

» Les pagaies des pirogues sont petites, légères et très-proprement faites ; la pale est de forme ovale, ou plutôt elle ressemble à une large feuille. Elle est pointue au bout, plus large au milieu, et elle diminue par degrés jusqu’à la tige ; la pagaie a environ six pieds dans toute sa longueur ; la tige, y compris la poignée, en comprend quatre, et la pale, deux. Au moyen de ces rames, ils font aller leurs pirogues avec une vitesse surprenante.

» Ils ne sont pas fort habiles dans la navigation, ne sachant aller que vent arrière. La voile, qui est de natte ou de réseau, est étendue entre deux perches élevées sur chaque plat-bord, et qui servent à la fois de mâts et de vergues. Deux cordes correspondent à nos écoutes, et sont par conséquent attachées au-dessus du sommet de chaque perche. Quelque grossier et quelque incommode que soit cet appareil, les pirogues marchent fort vite vent arrière, ; elles sont gouvernées par deux hommes assis sur la poupe, et tenant chacun une pagaie dans leur main.

» Après avoir détaillé les produits de leur industrie, je vais décrire sommairement leurs outils. Ils ont deux sortes de bâches et des ciseaux qui leur servent aussi de tarières pour faire des trous. Comme ils n’ont point de métaux, leurs haches sont faites d’une pierre noire et dure, ou d’un talc vert, compacte et qui ne casse pas. Leurs ciseaux sont composés d’ossemens humains, ou de morceaux de jaspe qu’ils coupent dans un bloc en petites parties angulaires et pointues, comme nos pierres à fusil. Ils estiment leurs haches plus que tout ce qu’ils possèdent, et ils ne voulurent jamais nous en céder une seule, quelque chose qu’on leur en offrît en échange. Une de nos meilleures haches et beaucoup d’autres choses ne purent engager un insulaire à vendre la sienne ; d’où je conclus que les bonnes haches sont rares parmi eux. Ils emploient leurs petits outils de jaspe pour finir leurs ouvrages les plus délicats. Comme ils ne savent pas les aiguiser, ils s’en servent jusqu’à ce qu’ils soient entièrement émoussés ; alors ils les laissent de côté. Nous avions donné aux habitans de Tologa un morceau de verre, et en peu de temps ils trouvèrent moyen de le trouer, afin de le suspendre avec un fil autour de leur cou comme un ornement ; nous imaginons que l’instrument dont ils se servirent pour cela était de jaspe. Nous n’avons pu apprendre avec certitude comment ils fabriquent le taillant de leurs outils, et de quelle manière ils aiguisent l’arme qu’ils appellent patou-patou ; mais c’est probablement en réduisant en poudre un morceau de la même matière, et en émoulant, au moyen de cette poudre, deux pièces l’une contre l’autre.

» J’ai déjà fait mention de leurs filets, et surtout de leur seine qui est d’une grandeur énorme ; nous en avons vu une qui semblait être l’ouvrage des habitans de tout un village ; je crois aussi qu’elle leur appartenait en commun. Un autre filet est circulaire, et s’étend au moyen de deux ou trois cerceaux. Leurs hameçons sont d'os ou de coquilles, et en général ils sont mal faits. Ils ont des paniers d’osier de différentes espèces et de différentes grandeur, dans lesquels ils mettent le poisson qu’ils prennent, et où ils serrent leurs provisions.

» Leur culture est aussi parfaite qu’on a lieu de l’attendre d’un pays où un homme ne sème que pour lui, et où la terre donne à peine autant de fruits qu’il en faut pour la subsistance des habitans. Lorsque nous étions pour la première fois à Tegadou, canton situé entre la baie de Pauvreté et le cap Est, ils venaient de confier leur récolte future à la terre ; les graines n’avaient pas encore commencé à germer : le terrain était aussi uni que celui de nos jardins : chaque plante avait sa petite butte, le tout rangé en quinconce régulier, au moyen de cordeaux qui, avec les chevilles de bois dont on avait fait usage pour les tendre, étaient encore sur le champ. Nous n’avons pas eu occasion de voir travailler les laboureurs ; mais nous avons examiné l’instrument qui leur sert à la fois de bêche et de charrue. Ce n’est qu’un long pieu, étroit et aiguisé en tranchant à un des bouts, avec un petit morceau de bois attaché transversalement à peu de distance au-dessus du tranchant, afin que le pied puisse commodément le faire entrer dans la terre ; ils retournent des pièces de terre de six ou sept acres d’étendue avec cet instrument, quoiqu’il n’ait pas plus de trois pouces de large ; mais le sol, étant léger et sablonneux, offre peu de résistance.

» C’est dans la partie septentrionale de la Nouvelle-Zélande que l’agriculture, l’art de fabriquer des étoffes, et les autres arts de la paix, semblent être mieux connus et plus pratiqués. On en trouve peu de vestiges dans la partie méridionale ; mais les arts qui appartiennent à la guerre sont également florissans sur toute la côte.

» Leurs armes, peu nombreuses, sont très-propres à détruire leurs ennemis ; ils ont des lances, des dards, des haches de bataille et le patou-patou. La lance a quatorze ou quinze pieds de long ; elle est pointue aux deux bouts, et quelquefois garnie d’un os ; on l’empoigne par le milieu, de sorte que la partie de derrière balançant celle de devant, elle porte un coup plus difficile à parer que celui d’une arme qu’on lient par un des bouts. Ces peuples n’ont ni frondes, ni arcs. Ils lancent le dard, ainsi que les pierres, avec la main ; mais ils s’en servent rarement, si ce n’est pour la défense de leurs forts. Leurs combats dans les pirogues ou à terre se font ordinairement de corps à corps ; le massacre doit par conséquent être fort grand, puisque, si le premier coup de quelques-unes de leurs armes porte, ils n’ont pas besoin d’en donner un second pour tuer leur ennemi. Ils paraissent mettre leur principale confiance dans le patou-patou, qui est attaché à leur poignet avec une forte courroie, de peur qu’on ne le leur arrache par force ; les principaux personnages du pays le pendent ordinairement à leur ceinture, comme un ornement militaire, et il fait partie de leur habillement comme le poignard chez les Asiatiques et l’épée chez les Européens. Ils n’ont point d’armure défensive ; mais outre leurs armes, les chefs portent un bâton de distinction, comme nos officiers portent un sponton. C’était communément une côte de baleine, aussi blanche que la neige, et décorée de sculpture, de poils de chien et de plumes ; d’autres fois un bâton d’environ six pieds de long, orné de la même manière, et incrusté de coquillages ressemblans à la nacre de perle. Ceux qui portent ces marques de distinction sont ordinairement vieux, ou au moins ils ont passé le moyen âge ; ils ont aussi sur le corps plus de taches d’amoco que les autres.

» Toutes les pirogues qui vinrent nous attaquer, avaient chacune à bord un ou plusieurs Indiens ainsi distingués, suivant la grandeur du bâtiment. Lorsqu’elles s’étaient approchées à environ une encablure du vaisseau, elles avaient coutume de s’arrêter, et les chefs, se levant de leur siége, endossaient un vêtement qui semblait destiné pour cette occasion, et qui était ordinairement une peau de chien. Ils prenaient en main leur bâton de distinction ou une arme, et ils montraient aux autres habitans ce qu’ils devaient faire. Quand ils se trouvaient à une trop grande distance pour nous atteindre avec la lance ou avec une pierre, ils croyaient aussi qu’ils n’étaient pas à la portée de nos armes ; alors ils nous adressaient leur défi, dont les mots étaient presque toujours les mêmes, heromaï, heromaï harré outa ê patou-patou oghi : « Venez à nous, venez à terre, et nous vous tuerons tous avec nos patou-patous. » Pendant qu’ils proféraient ces menaces, ils s’approchaient insensiblement jusqu’à ce qu’ils fussent tout près du vaisseau. Ils parlaient par intervalles d’un ton tranquille, et répondaient à toutes les questions que nous leur faisions ; d’autres fois ils renouvelaient leur défi et leurs menaces, jusqu’à ce qu’enfin encouragés par la timidité qu’ils nous supposaient, ils commençaient leur chanson et leur danse de guerre ; c’était le prélude de l’attaque, qui durait quelquefois si long-temps, que, pour la faire finir, nous étions obligés de tirer quelques coups de fusil. Quelquefois ils se retiraient après nous avoir jeté quelques pierres à bord, comme s’ils eussent été contens de nous avoir fait une insulte dont nous n’osions pas nous venger.

» La danse de guerre consiste en un grand nombre de mouvemens violens et de contorsions hideuses ; le visage y joue un grand rôle ; souvent ils font sortir de leur bouche une langue d’une longueur incroyable, et relèvent leurs paupières avec tant de force, qu’on aperçoit tout le blanc le l’œil en haut et en bas ; de manière qu’il forme un cercle autour de l’iris. Ils ne négligent rien de tout ce qui peut rendre la figure de l’homme difforme et effroyable : pendant cette danse, ils agitent leurs lances, ils ébranlent leurs dards, et frappent l’air avec leurs patou-patou. Cette horrible danse est accompagnée d’une chanson sauvage, il est vrai, mais qui n’est point désagréable, et dont chaque refrain se termine par un soupir élevé et profond qu’ils poussent de concert. Nous vîmes dans les mouvemens des danseurs une force, une fermeté et une adresse que nous ne pûmes pas nous empêcher d’admirer ; dans leurs chansons ils gardent la mesure avec la plus grande exactitude ; j’ai entendu plus de cent pagaies frapper à la fois avec tant de précision contre les côtés de leurs pirogues, qu’elles ne produisaient qu’un seul son à chaque temps de leur musique.

» Ils chantent quelquefois, pour s’amuser et sans s’accompagner de danse, une chanson qui n’est pas fort différente de celle-là ; nous en avons entendu aussi de temps en temps d’autres chantées par les femmes, dont les voix sont d’une douceur et d’une mélodie remarquables, et ont un accent agréable et tendre. La mesure en est lente, et la cadence triste. Toute cette musique, autant que nous en pûmes juger sans avoir une grande connaissance de l’art, nous parut exécutée avec plus de goût qu’on n’a lieu de l’attendre de sauvages pauvres et errans dans un pays à moitié désert. Nous crûmes que leurs airs étaient à plusieurs parties ; du moins est-il certain qu’ils étaient chantés par plusieurs voix ensemble.

» Ils ont des instrumens sonores, mais on peut à peine leur donner le nom d’instrumens de musique : l’un est la coquille appelée la trompette de Triton, avec laquelle ils font un bruit qui n’est pas différent de celui que nos bergers tirent de la corne d’un bœuf. L’autre est une petite flûte de bois, ressemblant à une quille d’enfant, mais beaucoup plus petite, et aussi peu harmonieuse qu’un petit sifflet. Ils ne paraissent pas regarder ces instrumens comme fort propres à la musique ; car nous ne les avons jamais entendus y joindre leurs voix ni en tirer des sons mesurés qui eussent la moindre ressemblance avec un air.

» Après ce que j’ai déjà dit sur l’usage où sont ces insulaires de manger de la chair humaine, j’ajouterai seulement que, dans presque toutes les anses où nous débarquâmes, nous avons trouvé des os humains encore couverts de chair, près des endroits où l’on avait fait du feu, et que, parmi les têtes qui furent apportées à bord par le vieillard, quelques-unes semblaient avoir des yeux factices et des ornemens dans les oreilles, comme si elles eussent été vivantes. Celle que M. Banks acheta fut vendue avec beaucoup de répugnance. Elle paraissait avoir été celle d’un jeune homme d’environ quatorze ou quinze ans ; et par les contusions que nous aperçûmes à l’un des côtés, nous jugeâmes qu’elle avait été frappée de plusieurs coups violens ; il lui manquait même près de l’œil une partie de l’os. Ceci nous confirma dans l’opinion que ces insulaires ne font point de quartier, et qu’ils ne gardent aucun prisonnier, pour les tuer et les manger dans la suite, comme les habitans de la Floride ; car, s’ils avaient conservé des prisonniers, ce pauvre jeune homme, qui n’était pas en état de faire beaucoup de résistance, aurait probablement été du nombre ; nous savons d’ailleurs qu’il fut tué avec les autres, puisque le combat s’était passé peu de jours avant notre arrivée.

» Nous avons donné ailleurs une description assez détaillée des bourgs ou hippahs de ces peuples, qui sont tous fortifiés ; depuis la baie Plenty (d’Abondance) en faisant le tour par le nord jusqu’au canal de la Reine Charlotte, les habitans semblent y résider habituellement ; mais dans les environs de la baie de Pauvreté et d’autres baies de la côte orientale, au sud de la baie Plenty, nous n’avons point vu de hippahs. Les maisons y étaient isolées et dispersées à une certaine distance l’une de l’autre ; cependant la pente des coîlinos offrait des plates-formes fort longues, pourvues de pierres et de dards : elles servent probablement de retraites à ces peuples, quand ils sont réduits à la dernière extrémité. Effectivement les hommes qui sont en haut peuvent combattre avec beaucoup d’avantage contre ceux qui sont au-dessous, en faisant pleuvoir sur eux des dards et des pierres, tandis qu’il est impossible à ceux-ci de lancer ces armes avec une égale force. Il est probable que les forts ne servent à ceux qui en sont les maîtres que pour réprimer une attaque subite ; car, comme les défenseurs de la place n’ont point d’eau, il leur serait impossible de soutenir un siége. Cependant ils y amassent des quantités considérables de racines de fougère et de poissons secs ; mais ce sont probablement des provisions de réserve pour les disettes qui surviennent de temps en temps, comme nos observations ne laissent aucun lieu d’en douter. D’ailleurs, pendant que l’ennemi rôde dans le voisinage, il peut être aisé aux habitans du fort de se procurer de l’eau sur le penchant de la colline, au lieu qu’ils ne pourraient pas recueillir de même de la racine de fougère, ni prendre du poisson.

» Les peuples de ces cantons paraissent sentir tous les avantages de leur situation ; ils avaient l’air de vivre dans la plus grande sécurité ; leurs plantations étaient plus nombreuses, leurs pirogues mieux décorées, ils avaient de plus belles sculptures et des étoffes plus fines. Cette partie de la côte était aussi la plus peuplée ; peut-être devaient-ils l’abondance et la paix dont ils jouissaient en apparence à l’avantage d’être réunis sous un chef ou roi ; car tous les habitante de ce district nous dirent qu’ils étaient sujets de Térêtou. Quand ils nous indiquèrent de la main la résidence de ce prince, nous jugeâmes que c’était dans l’intérieur des terres ; mais, lorsque nous connûmes un peu mieux le pays, nous trouvâmes que c’était dans la baie Plenty.

» Je regrette beaucoup d’avoir été obligé de quitter la Nouvelle-Zélande, sans voir Térêtou. Son territoire est certainement très-vaste ; car il était reconnu pour souverain, depuis le cap Kidnappers jusqu’à la baie Plenty au nord : par conséquent, sur une étendue de côtes de plus de quatre-vingts lieues ; nous ignorons jusqu’où ses domaines pouvaient s’étendre à l’ouest. Les villes que nous avons vues dans la baie Plenty étaient peut-être les barrières de ses états, d’autant qu’à la baie de Mercure, les habitans n’étaient point soumis à son autorité ni à celle d’aucun autre chef ; car partout où nous débarquions, et toutes les fois que nous parlions aux habitans de cette côte, ils nous dirent que nous n’étions qu’à peu de distance de leurs ennemis.

» Nous avons trouvé dans les domaines de Térêtou plusieurs chefs subalternes pour lesquels on avait beaucoup de respect, et qui administraient probablement la justice. Ayant porté des plaintes à l’un d’eux sur un vol commis à bord du vaisseau par un insulaire, il donna au voleur plusieurs coups de pied et de poing, que celui-ci reçut comme un châtiment infligé par une autorité à laquelle il ne devait point faire de résistance, et dont il n’avait pas droit de marquer du ressentiment. Nous n’avons pas pu apprendre si cette autorité se transmettait par héritage ou par élection ; mais nous avons remarqué que dans cette partie de la Nouvelle-Zélande, ainsi que dans d’autres, les chefs étaient des homme âgés. Nous avons appris cependant que, dans quelques cantons, l’autorité des chefs était héréditaire.

» Nous avons trouvé dans les parties méridionales de la Nouvelle-Zélande de petites sociétés qui semblaient avoir plusieurs choses en commun, et en particulier leurs belles étoffes et leurs filets de pêche. Elles conservaient leurs étoffes, qui étaient peut-être des dépouilles de guerre, dans une petite hutte construite pour cet effet au milieu du bourg. Dans presque toutes les maisons, nous vîmes des hommes travailler aux filets, dont ils rassemblaient ensuite les différentes parties pour les joindre ensemble. Les habitans de la Nouvelle-Zélande semblent faire moins de cas des femmes que les insulaires du grand Océan ; et telle était l’opinion de Topia, qui s’en plaignait comme d’un affront fait au sexe. Nous remarquâmes que les deux sexes mangeaient ensemble ; mais nous ne savons pas avec certitude la manière dont ils partagent entre eux les travaux. Je suis porté à croire que les hommes labourent la terre, font des filets, attrapent des oiseaux, vont à la pêche, et que les femmes recueillent la racine de fougère, rassemblent près de la grève les homards et les coquillages, apprêtent les alimens et fabriquent l’étoffe : telles étaient du moins leurs occupations lorsque nous avons eu occasion de les observer ; ce qui nous est arrivé rarement ; car, en général, partout où nous allions, notre visite faisait un jour de fête ; les hommes, les femmes et les enfans s’attroupaient autour de nous, ou pour satisfaire leur curiosité, ou pour acheter quelques-unes des précieuses marchandises que nous portions avec nous, et qui consistaient principalement en clous, papiers et morceaux de verre.

» On ne peut pas supposer que nous ayons pu acquérir des connaissances très-étendues sur la religion de ces peuples ; ils reconnaissent l’influenee de plusieurs êtres supérieurs, dont l’un est suprême et les autres subordonnés ; ils expliquent à peu près de la même manière que les Taïtîens l’origine du monde et la production du genre humain. Topia semblait avoir sur ces matières de plus grandes lumières qu’aucun des habitans de la Nouvelle-Zélande ; et lorsqu’il était disposé à les instruire, ce qu’il faisait quelquefois par de longs discours, il était sûr d’avoir un nombreux auditoire qui l’écoutait avec un silence si profond, avec tant de respect et d’attention, que nous ne pouvions pas nous empêcher de leur souhaiter un meilleur prédicateur.

» Nous n’avons pu savoir quels hommages ils rendent aux divinités qu’ils reconnaissent ; mais nous n’avons point vu de lieux destinés au culte public, comme les moraïs des insulaires du grand Océan. Cependant nous avons aperçu près d’une plantation de patates douces, une petite place carrée environnée de pierres, au milieu de laquelle on avait dressé un des pieux pointus qui leur servent de bêche, et auquel était suspendu un panier rempli de racines de fougère. En questionnant les naturels sur cet objet, ils nous dirent que c’était une offrande adressée à leurs dieux, par laquelle on espérait les rendre plus propices, et obtenir d’eux une récolte abondante.

» Nous ne pouvons pas nous former une idée précise de la manière dont ils disposent de leurs morts. Les rapports qu’on nous a faits sur cet objet ne sont point d’accord. Dans les parties septentrionales delà Nouvelle-Zélande, ils nous dirent qu’ils les enterraient ; et dans la partie méridionale nous apprîmes qu’on les jetait dans la mer. Il est sûr que nous n’avons point vu de tombeaux dans le pays, et qu’ils affectaient de nous cacher avec une espèce de secret mystérieux tout ce qui est relatif à leurs morts. Mais quels que soient leurs cimetières, les vivans sont eux-mêmes des espèces de monumens de deuil. À peine avons-nous vu une seule personne de l’un ou de l’autre sexe dont le corps n’eut pas quelques cicatrices des blessures qu’elle s’était faites, comme un témoignage de sa douleur pour la perte d’un parent ou d’un ami. Quelques-unes de ces blessures étaient si récentes, que le sang n’était pas encore entièrement étanché ; ce qui prouve que la mort avait frappé quelqu’un sur la côte pendant que nous y étions. Cette circonstance était d’autant plus extraordinaire que nous n’avions point appris qu’on eût fait aucune cérémonie funéraire. Quelques-unes de ces cicatrices étaient très-larges et très-profondes, et nous avons vu plusieurs habitans dont elles défiguraient le visage. Nous avons encore observé dans ce pays un monument d’une autre espèce : c’était une croix dressée près du canal de la Reine Charlotte.

» Après avoir décrit le mieux qu’il m’a été possible les usages et les opinions des habitans de la Nouvelle-Zélande, ainsi que leurs pirogues, leurs filets, leurs meubles, leurs outils, leur habillement, je remarquerai que les ressemblances que nous avoins trouvées entre ce pays et les îles du grand Océan, relativement à ces différens objets, sont une forte preuve que tous ces insulaires ont la même origine, et que leurs ancêtres communs étaient natifs de la même contrée. Suivant la tradition de chacun de ces peuples, ses pères vinrent, il y a très-long-temps, d’un autre pays. D’après cette même tradition, ce pays s’appelait Hiouidja ; au reste, la conformité des langages paraît établir ce fait d’une manière incontestable. J’ai déjà remarqué que Topia se faisait parfaitement entendre des Zélandais lorsqu’il parlait dans la langue de son pays. Je vais donner un échantillon de cette ressemblance, en rapportant différens mots des deux langues, suivant le dialecte des îles septentrionales et méridionales de la Nouvelle-Zélande ; et on verra que l’idiome de Taïti ne diffère pas plus de celui de la Nouvelle-Zélande, que les dialectes des deux îles de ce dernier pays ne diffèrent l’un de l’autre.

Français. Nouvelle-Zélande. Taïti.
Île du Nord. Île du Sud.
Un chef, Erité, Érité, Éri.
Un homme, Tata, Tata, Tata.
Une femme, Ouhahine, Ouhahine, Evahine.
La tête, Eoupo, Hioupobo, Eoupo.
Les cheveux, Macaououi, Heou-ou, Roourou.
L’oreille, Terringa, Hetaheyei, Taria.
Le front, Iraï, Hiaï, Iraï.
Les yeux, Mata, Himata, Mata.
Les joues, Paparinga, Hepapaeh, Paparea.
Le nez, Eiou, Hieïh, Eiou.
La bouche, Hangoutou, Hegaoouaï, Outou.
Le menton, Ecououaï, Hakaoeouaï, Taa.
Le bras Haringaringou, Rémê.
Le doigt, Maticara, Hermaigaouh, Mancaou.
Le ventre, Aterabou, Obou.
Le nombril, Épito, Hiêpito, Pito.
Venez ici, Horomaï, Héromaï, Harromaï.
Poisson, Heica, Heica, Eyi.
Homard, Kooura, Kooura, Tooura.
Cocos, Taro, Taro, Taro.
Français. Nouvelle-Zélande. Taïti.
Île du Nord. Île du Sud.
Patates douces, Coumala, Coumala, Coumala.
Ignames, Topocio, Tophouï, Tophoui.
Oiseaux, Mannou, Mannou, Mannou.
Non, Kaoura, Kaoura, Ouré.
Un, Tahai.
Deux, Roua, Roua.
Trois, Torou, Torou.
Quatre, Ha, Heha.
Cinq, Rima, Rima.
Six, Ono, Ono.
Sept, Iou, Hitou.
Huit, Ouarou, Ouarou.
Neuf, Iva, Hiva.
Dix, Angahourou, Ahourou.
La dent, Hennibou, Henéaho, Nihio.
Le vent, Mehaou, Mattai.
Un voleur, Amoutou, Teto.
Examiner, Mataketake, Mataïtaï.
Chanter, Ehire, Heïva.
Mauvais, Keno, Keno, Eno.
Arbres, Eratou, Eratou, Eraou.
Grand-père, Toubouna, Toubouna, Toubouna.
Comment
appelez-vous
ceci ou cela ?
Oouy terra, Oouy terra.

» Ce vocabulaire prouve que la langue de la Nouvelle-Zélande et celle de Taïti sont radicalement les mêmes. Celles des parties septentrionale et méridionale de la Nouvelle-Zélande diffèrent surtout par la prononciation. D’ailleurs les mots en usage dans ces deux cantons que nous venons de rapporter, n’ayant pas été écrits par la même personne, il est possible que l’une ait employé plus de lettres que l’autre pour exprimer le même son.

» Je dois observer aussi que c’est le génie de la langue, surtout dans la partie méridionale de la Nouvelle-Zélande, de mettre des articles devant les noms, ainsi que nous y plaçons le, un, etc. Les articles dont ils se servent communément sont he ou ko ; c’est encore un usage commun parmi eux, d’ajouter le mot oeïa après un autre mot, comme une répétition de la même chose, surtout s’ils répondent à une question ; ainsi que nous disons, oui, vraiment, certainement, en vérité. D’après cette pratique, nos officiers, qui ne jugeaient des mots que par l’oreille, sans pouvoir appliquer un signification à chaque son, formèrent des mots d’une longueur énorme. Je vais faire entendre ceci par un exemple.

» Dans la baie des Îles il y en a une remarquable, qui est appelé par les naturels du pays Matouaro. Un de nos officiers ayant demandé le nom de cette île, un Indien répondit en y ajoutant la particule kématouaro ; l’officier, n’entendant qu’imparfaitement, répéta sa question, et le Zélandais réitéra sa réponse en ajoutant oéia, ce qui fit le mot kématouarooéia ; il arriva de là que dans le livre du lok je trouvai matouaro transformé en kemettiouarrooueia. La même méprise pourrait arriver à un étranger arrivé parmi nous. Supposons qu’un habitant de la Nouvelle-Zélande soit à Hackney, et qu’il demande « Quel village est-ce ici ? » on lui répondrait « Hackney. » Supposons encore qu’il réitère la même question avec un air d’incertitude et de doute, on lui dirait : « it is Hackney indeed, oui, vraiment, c’est Hackney. » Si le Zélandais savait écrire, et qu’il fît un journal pour ses compatriotes, il y mettrait que, pendant sa résidence parmi nous, il a été au village appelé Itishackneyindeed. Les insulaires du grand Océan emploient les articles te ou ta au lieu du he ou du ko des Zélandais ; mais ils se servent également du mot oeïa, et lorsque nous commençâmes à apprendre la langue, nous tombâmes par là dans plusieurs méprises ridicules.

» En admettant que ces îles, ainsi que celles du grand Océan, ont originairement reçu leurs habitans du même pays, il restera toujours à savoir quel est ce pays. Nous pensâmes unanimement que ces peuples ne viennent pas de l’Amérique, qui est située à l’est de ces contrées ; et à moins qu’il n’y ait au sud un continent d’une médiocre étendue, il s’ensuivra qu’ils viennent de l’ouest.

» Notre navigation a certainement été défavorable aux idées qu’on s’était formées d’un continent austral, puisque nous avons parcouru sans le trouver au moins les trois quarts des positions dans lesquelles on suppose qu’il existe. Tasman, Juan Fernandès, Lhermite, Quiros et Roggeween, sont les principaux navigateurs dont on ait cité l’autorité dans cette occasion ; le voyage de l’Endeavour a démontré que la terre vue par ces marins ne faisait pas partie d’un continent comme on l’a cru. Il a aussi entièrement détruit les argumens physiques dont on s’est servi pour prouver que l’existence d’un continent austral était nécessaire à la conservation de l’équilibre entre les deux hémisphères ; car, sur ce principe, ce que nous avons déjà prouvé n’être que de l’eau rendrait trop léger l’hémisphère méridional. Dans notre route au nord, après avoir doublé le cap Horn, lorsque nous étions au 40e. degré de latitude, notre longitude était de 110, et à notre retour au sud, après avoir quitté Oulietea, quand nous nous retrouvâmes au 40e. degré de latitude, notre longitude était de 145 degrés. Lorsque nous fûmes au 30e. degré de latitude nord et sud, la différence de longitude entre les deux routes était de 21 degrés ; cette différence resta la même jusqu’à ce que nous fussions descendus au 20e. degré de latitude ; mais un simple coup d’œil sur la carte fera mieux entendre ceci que la description la plus détaillée. Cependant, comme on trouvera dans cette carte un grand espace qui s’étend jusqu’aux tropiques, et qui n’a été visité ni par nous, ni à notre connaissance, par aucun navigateur ; et comme on verra d’ailleurs qu’il y a assez de place pour un continent austral qui s’étendrait au nord sous une latitude sud très-élevée, je vais donner des raisons qui me portent à croire qu’au nord du 40e. degré de latitude sud, il n’y a point de cap d’aucun continent austral.

» Malgré ce qu’on trouve dans quelques mappemondes, et ce que M. Dalrymple a dit sur Quiros, il est hors de toute probabilité qu’il ait vu aucun signe d’un continent au sud des deux îles qu’il découvrit au 25 ou 26e. degré de latitude, et que je suppose pouvoir être situées entre le 130e. et le 140e. degré de longitude ouest ; il paraît encore moins vraisemblable qu’il ait découvert quelque chose qui, dans son opinion, fût un indice connu ou indubitable d’une pareille terre ; car dans ce cas il aurait certainement fait route au sud pour la chercher, et en admettant que l’indication fût infaillible, il aurait dû la trouver par cette voie. La découverte d’un continent austral était le premier objet du voyage de Quiros, et personne ne paraît l’avoir eu plus à cœur que lui ; de sorte que, s’il a été au 26e. degré de latitude sud, et au 146e. de longitude ouest, où M. Dalrymple a placé les îles découvertes par ce navigateur, on peut justement en conclure qu’il n’y a aucune partie de continent austral qui s’étende à cette latitude.

» D’après la relation du voyage de Roggeween, il ne paraîtra pas moins évident, je pense, qu’entre le 130e. et le 150e. degré de longitude ouest, il n’y a point de continent au nord du 35e. degré de latitude sud. M. Pingré a inséré un extrait du voyage de Roggeween, et une carte des mers du sud, dans un traité du passage de vénus sur le disque du soleil qu’il était allé observer ; et, sur des raisons qu’on peut voir détaillées dans son mémoire, il suppose qu’après avoir trouvé l’île de Pâques, qu’il place au 28e. degré et demi de latitude sud et au 123e. de longitude ouest, ce navigateur gouverna au sud-ouest jusqu’au 34e. degré sud, et ensuite à l’ouest-nord-ouest ; et si effectivement ce fut là sa route, il est prouvé sans réplique qu’il n’y a point de continent au nord du 35e. degré sud. Il est vrai que M. Dalrymple dit que sa route fut différente, et que de l’île de Pâques il porta nord-ouest en suivant ensuite une direction qui est à peu près la même que celle de Le Maire ; mais il me paraît hors de toute probabilité qu’un homme qui, à sa propre requête, avait été envoyé pour découvrir un continent méridional, ait pris une route par laquelle Le Maire avait déjà prouvé qu’on ne pouvait point en trouver ; il faut cependant avouer qu’il est impossible de déterminer d’une manière sûre quelle fut la route de Roggeween, parce que, dans les relations qui ont été publiées de son voyage, on n’a fait mention ni des longitudes ni des latitudes. Quant à moi, dans ma route soit au nord, au sud ou à l’ouest, je n’ai rien aperçu que j’aie pu prendre pour un signe de terre, si ce n’est peu de jours avant de découvrir la côte orientale de la Nouvelle-Zélande. Il est vrai que j’ai vu souvent de grandes troupes d’oiseaux ; mais c’étaient ordinairement des oiseaux qu’on trouve à une distance très-éloignée des côtes ; il est vrai encore que j’ai rencontré fréquemment des monceaux de goëmons ; mais je ne saurais en conclure qu’il y eut quelque terre dans le voisinage, parce que j’ai appris, à n’en pouvoir douter, qu’une quantité considérable de graines qui ne croissent que dans les îles de l’Amérique sont jetées toutes les années sur la côte d’Irlande, laquelle est éloignée de douze cents lieues.

» Voilà les raisons sur lesquelles je me fonde pour avancer qu’il n’existe point de continent au nord du 40e degré de latitude sud ; je ne puis pas affirmer également qu’il n’y en ait point au sud du 40e. parallèle ; mais je suis si éloigné de vouloir décourager les entreprises qu’on pourrait faire encore pour résoudre enfin une question qui a été long-temps l’objet de l’attention de plusieurs nations, que, mon voyage ayant réduit à un si petit espace l’unique position possible d’un continent de l’hémisphère méridional au nord du 40e. degré de latitude, ce serait dommage de laisser plus long-temps cette portion du globe sans l’examiner, doutant qu’une expédition faite pour cet objet procurerait probablement de grands avantages. On résoudrait d’abord la question principale si long-temps incertaine ; et quand on ne trouverait point de continent, on pourrait découvrir dans les régions du tropique de nouvelles îles, parmi lesquelles il y en a vraisemblablement beaucoup qui n’ont été encore reconnues par aucun vaisseau d’Europe. Topia nous a fait de temps en temps la description de plus de cent trente de ces îles, et dans une carte qu’il a tracée lui-même, il en a placé jusqu’à soixante-quatorze. »

Cook était parti le 31 mai d’un cap situé à l’entrée occidentale du détroit qui porte son nom. Ce cap, qu’il appela cap Farewell, est situé par 40° 33′ de latitude sud, et 188° 19′ de longitude occidentale. Il fit voile à l’ouest ; le 18 avril il vit la terre de Van Diemen par 38° sud et 213° 16′ ouest, et se détermina à suivre son projet de remonter le long de la côte de la Nouvelle-Hollande jusqu’à la Nouvelle-Guinée.

Le 23 avril, ayant aperçu, pour la première fois, des habitans sur la côte, Cook voulut descendre à terre avec MM. Banks et Solander ; mais, quand il s’approcha du rivage, les Indiens s’enfuirent, et la mer brisait avec tant de force, qu’il ne put aborder. Le 28 il découvrit une baie située par 34° sud et 208° 27′ ouest ; comme elle paraissait à l’abri de tous les vents, il y mouilla.

On avait de loin distingué des sauvages ; à l’approche de la pinasse, ils abandonnèrent le feu autour duquel ils étaient assis, et se retirèrent sur une éminence d’où ils pouvaient observer ce qui se passait. Bientôt d’autres Indiens arrivèrent et agitèrent leurs lances en faisant des gestes menaçans. Leurs visages semblaient être couverts d’une poudre blanche ; leurs corps étaient peints de larges raies de la même couleur ; ils en avaient aussi aux jambes et aux cuisses.

Des femmes et des enfans arrivèrent dans l’après-midi à un petit village vis-à-vis duquel les Anglais étaient mouillés ; quatre pirogues revenant de la pêche débarquèrent plusieurs hommes ; quand ces embarcations eurent été halées à terre, la troupe se mit à apprêter le dîner sans faire la moindre attention aux Anglais : tous étaient absolument nus.

Cependant, lorsque le canot dans lequel Cook s’était embarqué voulut aborder à l’endroit où ces Indiens se trouvaient, ils se levèrent pour lui disputer le terrain ; ils brandissaient leurs lances et parlaient très-haut. Topia n’entendait pas un mot de leur langage, qui était très-rude et désagréable. Cook admirait leur courage ; il lui répugnait d’employer la force contre ces sauvages qui n’étaient que deux, et voulaient se défendre contre quarante hommes. On parlementa avec eux pendant un quart d’heure ; pour gagner leur bonne volonté, on leur jeta des clous, de la verroterie et d’autres bagatelles ; ils semblèrent les regarder avec plaisir. Il leur fit signe qu’il avait besoin d’eau ; il eut recours à tous les moyens qu’il put imaginer pour les convaincre qu’on ne voulait pas leur faire de mal. Il ne put leur inspirer des sentimens plus pacifiques. Obligé d’employer la force, il fit tirer un coup de fusil à poudre par-dessus leur tête ; ils répondirent par une pierre qui fut lancée contre les Anglais ; un autre coup tiré à plomb les mit en fuite. Bientôt ils revinrent et décochèrent leurs lances ; un troisième coup de fusil les força de s’éloigner, après avoir encore jeté une lance ; alors on débarqua. On visita les huttes de ces sauvages, et on y laissa des présens.

On ne put avoir aucune communication avec ces Indiens. Quand le vaisseau eut rempli ses pièces à eau, il quitta cette baie, à laquelle le grand nombre de plantes nouvelles que MM. Banks et Solander y trouvèrent, fit donner le nom de Botany-Bay (baie de Botanique).

Trois lieues au nord, il vit une baie ou havre dans lequel il lui sembla que le mouillage était fort bon ; il le nomma port Jackson. Il continua ainsi à ranger la côte, sur laquelle il apercevait souvent de la fumée, et distinguait à l’aide des lunettes d’approche des troupes d’Indiens. Une seule fois on en vit qui regardaient le vaisseau avec beaucoup d’attention. C’était le premier exemple de curiosité que l’on eût observé parmi eux.

On ne saurait qu’imparfaitement les obligations que nous avons à ces hommes intrépides qui ont tant augmenté la sphère de nos connaissances, si l’on ne se formait pas en même temps une idée de tout ce qui leur en a coûté pour nous les donner. Écoutons le capitaine Cook. Il y a de quoi admirer et frémir.

« Depuis notre arrivée sur la côte de la Nouvelle-Hollande, nous avions navigué sans accident le long de cette côte dangereuse, où la mer, dans une étendue de vingt-deux degrés de latitude, c’est-à-dire de plus de treize cent milles, cache partout des bancs qui se projettent brusquement du pied de la côte, et des rochers qui s’élèvent tout à coup du fond de la mer en forme de pyramide. Jusque-là aucun des noms que nous avions donnés aux différentes parties du pays n’étaient des monumens de détresse ; mais le 10 juin nous commençâmes à connaître le malheur, et c’est pour cela que nous avons appelé cap de Tribulation la pointe la plus éloignée qu’en dernier lieu nous avions aperçue au nord.

» Ce cap gît par 16° 6′ de latitude sud, et par 214° 39′ de longitude ouest. Nous étions à la distance de trois ou quatre lieues de la côte, ayant de quatorze à douze et dix brasses d’eau : nous découvrîmes au large deux îles, à environ six ou sept lieues de la grande terre. À six heures du soir, nous avions au nord-ouest deux îles basses et couvertes de bois, que quelques-uns de nous prirent pour des rochers qui s’élevaient au-dessus de l’eau. Nous diminuâmes alors de voiles, et nous serrâmes le vent au plus près ; mon dessein était de tenir le large toute la nuit, non-seulement pour éviter le danger que nous apercevions à l’avant, mais encore pour voir s’il y avait quelques îles dans la haute mer, d’autant plus que nous étions très-près de la latitude assignée aux îles découvertes par Quiros, et que des géographes, par des raisons que je ne connais pas, ont cru devoir joindre à cette terre. Nous avions l’avantage d’un bon vent et d’un clair de lune pendant la nuit ; en portant au large depuis six jusqu’à près de neuf heures, l’eau augmenta de quatorze à vingt-une brasses de profondeur ; mais pendant que nous étions à souper, elle diminua tout à coup, et retomba à douze, dix et huit brasses dans l’espace de quelques minutes. Sur-le-champ, j’ordonnai à chacun de se rendre à son poste, et tout était prêt pour virer de bord et mettre à l’ancre ; mais la sonde ayant ensuite marqué une eau profonde, nous conclûmes que nous avions passé sur l’extrémité des bas-fonds que nous avions vus au coucher du soleil, et qu’il n’y avait plus de danger. Avant dix heures, nous eûmes vingt et vingt-une brasses. Comme cette profondeur continuait, les officiers furent tranquilles et allèrent se coucher. À onze heures moins quelques minutes, l’eau baissa tout d’un coup de vingt à dix-sept brasses, et avant qu’on pût de nouveau jeter la sonde, le vaisseau toucha. Il resta immobile, si l’on en excepte le soulèvement que lui donnait la lame en le battant contre le rocher sur lequel il était. En peu de momens tout l’équipage fut sur le pont ; tous les visages exprimaient avec énergie l’horreur de notre situation. Comme nous avions gouverné au large, avec une bonne brise, l’espace de trois heures et demie, nous savions que nous ne pouvions pas être très-près de la côte. Nous n’avions que trop de raisons de craindre que nous ne fussions sur un rocher de corail, qui sont plus dangereux que les autres, parce que les pointes en sont aiguës et que chaque partie de la surface est si raboteuse et si dure, qu’elle brise et rompt tout ce qui s’y frotte, même légèrement. Dans cet état, nous amenâmes sur-le-champ toutes les voiles, et les canots furent mis en mer pour sonder autour du vaisseau. Nous découvrîmes bientôt que nos craintes n’avaient point exagéré notre malheur, et que le bâtiment, ayant été porté sur une ceinture de rochers, était échoué dans un trou qui se trouvait au milieu. Dans quelques endroits, il y avait de trois à quatre brassés d’eau ; dans d’autres il n’y en avait pas quatre pieds, et à environ soixante pieds à tribord, l’eau avait une profondeur de huit, de dix et de douze brasses. Je pris toutes les mesures requises pour remettre à flot le vaisseau ; mais, à notre grand regret, nous ne pûmes jamais le mouvoir ; il continuait à battre contre le rocher avec beaucoup de violence, de sorte que nous avions de la peine à nous tenir sur nos jambes. Pour accroître notre malheur, nous vîmes à la lueur de lune flotter autour de nous les planches du doublage de la quille, et enfin la fausse quille ; chaque instant préparait le passage à la vague qui devait nous engloutir. Nous n’avions d’autre ressource que d’alléger le vaisseau, et nous avions perdu l’occasion de tirer de cet expédient le plus grand avantage ; car malheureusement nous échouâmes à la marée haute ; elle était alors considérablement diminuée : ainsi en allégeant le bâtiment de manière qu’il tirât autant de pieds d’eau de moins que la marée en avait déjà perdu, nous ne nous serions trouvés que dans le même état où nous étions au premier instant de l’accident. Le seul avantage que nous procurait cette circonstance, c’est qu’à mesure que la marée descendait, le bâtiment se fixait sur les rochers et ne battait pas avec autant de violence. Nous avions quelque espoir sur la marée suivante ; mais il était incertain que le bâtiment pût tenir jusqu’alors ; d’autant plus que le rocher raclait sa quille sous l’avant à tribord avec une si grande force, qu’on entendait le bruit de la soute de l’avant. Notre situation ne nous permettait pas de perdre le temps à des conjectures ; nous fîmes donc tous nos efforts pour opérer une délivrance que nous n’osions espérer. Les pompes travaillèrent sur-le-champ ; nous n’avions que six canons sur le pont ; nous les jetâmes tout de suite à la mer, ainsi que notre lest en fer et en pierres, des futailles, des douves et des cerceaux, des jarres d’huile, de vieilles provisions, et plusieurs autres des objets les plus pesans. Chacun se mit au travail avec un empressement qui approchait presque de la gaîté, et sans la moindre marque de murmure ou de mécontentement : nos matelots étaient si fort pénétrés du sentiment de leur situation, qu’on n’entendit pas un seul jurement ; la crainte de se rendre coupable de cette faute dans un moment où la mort semblait si prochaine, réprima cette habitude, quelque empire qu’elle eût.

» Enfin le 11, au point du jour, nous vîmes la terre ; à environ huit lieues de distance, sans apercevoir dans l’espace intermédiaire une seule île sur laquelle les canots eussent pu nous conduire, pour nous transporter ensuite sur la terre, en cas que le vaisseau fût mis en pièces. Le vent tomba pourtant par degrés, et nous eûmes calme tout plat d’assez bonne heure dans la matinée ; s’il avait été fort, notre bâtiment aurait infailliblement péri. Nous attendions la marée haute à onze heures du matin ; nous portâmes les ancres en dehors, et nous fîmes tous les autres préparatifs pour tâcher de nouveau de remettre le vaisseau à flot ; nous ressentîmes une douleur, et une surprise qu’il n’est pas possible d’exprimer, lorsque nous vîmes qu’il ne flottait pas de plus d’un pied et demi, quoique nous l’eussions allégé de près de cinquante tonneaux, car la marée du jour n’était pas parvenue à une aussi grande hauteur que celle de la nuit : nous nous mîmes à l’alléger encore davantage, et nous jetâmes à la mer tout ce qui ne nous était point absolument nécessaire. Jusqu’ici le vaisseau n’avait pas fait beaucoup d’eau : mais à mesure que la marée baissait, l’eau y entrait avec tant de rapidité, que deux pompes travaillant continuellement pouvaient à peine nous empêcher de couler à fond : à deux heures, deux ou trois voies d’eau s’ouvrirent à tribord, et la pinasse, qui était mouillée de l’avant, toucha fond. Nous n’avions plus d’espoir que dans la marée de minuit ; et afin de nous y préparer, nous plaçâmes deux ancres d’affourche, l’une à tribord, et l’autre directement à l’arrière ; nous mîmes en ordre tous les appareils dont nous devions nous servir pour tirer les câbles peu à peu ; nous amarrâmes une des extrémités des câbles à l’arrière, et nous les raidîmes, afin que l’effort suivant pût produire quelque effet sur le vaisseau ; et qu’en raccourcissant la longueur du câble qui était entre lui et les ancres, on pût le remettre au large en le détachant du banc de rochers. Sur les cinq heures de l’après-midi la marée commença à monter ; mais nous remarquâmes en même temps que la voie d’eau faisait des progrès alarmans ; de sorte qu’on monta deux nouvelles pompes : malheureusement il n’y en eut qu’une qui fût en état de travailler. Trois pompes manœuvraient continuellement ; à neuf heures le vaisseau se redressa ; mais la voie d’eau avait si fort augmenté, que nous imaginions qu’il allait couler à fond dès qu’il cesserait d’être soutenu par le rocher. Cette situation était effrayante, et nous regardions l’instant où le bâtiment serait remis à flot, non pas comme le moment de notre délivrance, mais comme celui de notre destruction : nous savions que nos canots ne pourraient pas nous porter tous à terre, et que, quand la crise fatale arriverait, comme il n’existerait plus ni commandement ni subordination, il s’ensuivrait probablement une contestation pour la préférence, qui augmenterait les horreurs du naufrage même, et nous ferait périr par les mains les uns des autres. Cependant nous savions très-bien que, si on laissait quelques-uns de nous à bord, ils auraient vraisemblablement moins à souffrir en périssant dans les flots que ceux qui gagneraient terre, sans aucune défense contre les habitans, dans un pays où des filets et des armes à feu suffiraient à peine pour leur procurer la nourriture ; et que, quand même ceux-ci trouveraient des moyens de subsister, ils seraient condamnés à languir le reste de leurs jours dans un désert horrible, sans espoir de goûter jamais les consolations de la vie domestique, séparés de tout commerce avec les hommes, si on en excepte des sauvages nus qui passaient leur vie à chercher quelque proie dans cette solitude, et qui étaient peut-être les hommes les plus grossiers et les moins civilisés de la terre.

» La mort ne s’est jamais montrée dans toutes ses horreurs qu’à ceux qui l’ont attendue dans un pareil état ; et comme le moment affreux qui devait décider de notre sort approchait, chacun vit ses propres sentimens peints sur le visage de ses compagnons. Cependant tous les hommes qu’on put épargner sur le service des pompes se préparèrent à travailler au cabestan, et le vaisseau flottant sur les dix heures dix minutes, nous fîmes le dernier effort, et nous le remîmes en pleine eau. Nous eûmes quelque satisfaction à voir qu’il ne faisait pas alors plus d’eau que quand il était sur le rocher ; et quoiqu’il n’y en eût pas moins de trois pieds neuf pouces d’eau dans la cale, parce qu’elle avait gagné sur les pompes, cependant nos gens n’abandonnèrent point leur travail, et ils parvinrent à l’empêcher de faire de nouveaux progrès. Mais ayant enduré pendant plus de vingt-quatre heures une fatigue de corps et une agitation d’esprit excessives, et perdant toute espérance, ils commencèrent à tomber dans l’abattement : ils ne pouvaient plus travailler à la pompe plus de cinq ou six minutes de suite ; après quoi chacun d’eux, entièrement épuisé, s’étendait sur le pont, quoique l’eau des pompes l’inondât. Lorsque ceux qui les remplaçaient avaient un peu travaillé, et qu’ils étaient épuisés à leur tour, ils se jetaient sur le pont comme les premiers, qui se relevaient pour recommencer leurs efforts ; se soulageant ainsi les uns les autres jusqu’à la catastrophe qui devait bientôt mettre un terme à tous leurs efforts à la fois. Le bordage qui garnit l’intérieur du fond d’un navire est appelé la carlingue, et entre celui-ci et le bordage de l’extérieur il y a un espace d’environ dix-huit pouces : l’homme qui jusqu’alors avait mesuré la hauteur de l’eau ne l’avait prise que sur la carlingue, et avait fait son rapport en conséquence ; mais celui qui le remplaça pour le même service la mesura sur le bordage extérieur, par où il jugea que l’eau avait gagné en peu de minutes dix-huit pouces sur les pompes, différence qui était entre le bordage du dehors et celui de l’intérieur. À cette nouvelle, le plus intrépide fut sur le point de renoncer à son travail ainsi qu’à ses espérances, ce qui aurait bientôt jeté tout l’équipage dans la confusion et le désespoir. Quelque terrible que fût d’abord pour nous cet incident, il devint par occasion la cause de notre salut : l’erreur fut bientôt découverte, et la joie subite que ressentit chacun de nous en trouvant que sa situation n’était pas aussi dangereuse qu’il l’avait craint, produisit une espèce d’enchantement qui fit croire à tout l’équipage qu’à peine restait-il encore quelque péril réel. Cette confiance et cet espoir mal fondés inspirèrent une nouvelle vigueur ; et, quoique notre état fût le même que lorsque la fatigue et le découragement firent rebuter le travail, cependant les efforts se succédèrent avec tant de courage et d’activité, qu’avant huit heures du matin les pompes avaient gagné considérablement sur la voie d’eau. Chacun parlait alors de conduire le vaisseau dans quelque havre, comme d’un projet sur lequel il n’y avait pas à balancer ; tous ceux qui n’étaient pas occupés aux pompes travaillèrent à relever les ancres. Nous avions pris à bord l’ancre de toue et la seconde ancre ; mais il nous fut impossible de sauver la petite ancre d’affourche, et nous fûmes obligés d’en couper le câble ; nous perdîmes aussi le câble de l’ancre de toue parmi les rochers ; dans notre situation ces pertes étaient des bagatelles auxquelles nous ne faisions pas grande attention. Nous travaillâmes ensuite à guinder le mât de hune et la vergue de misaine ; à onze heures nous remîmes enfin à la voile, et à la faveur d’une brise de mer nous portâmes vers la terre.

» Il était cependant impossible de continuer long-temps le travail par lequel on avait fait franchir la voie d’eau par les pompes ; et comme on ne pouvait pas découvrir exactement où elle se trouvait, nous n’avions point d’espoir de l’arrêter en dedans. Sur ces entrefaites M. Monkhouse, un des midshipmen, me proposa un expédient dont il s’était servi à bord d’un vaisseau marchand qui, faisant plus de quatre pieds d’eau par heure, fut pourtant ramené sain et sauf de la Virginie à Londres. Le maître du vaisseau avait eu tant de confiance dans cet expédient, qu’il avait remis en mer son bâtiment, quoiqu’il connût son état, ne croyant pas qu’il fût nécessaire de boucher autrement sa voie d’eau. Je n’hésitai point à laisser à M. Monkhouse le soin d’employer le même expédient. Voici comment il exécuta cette opération : il prit une des voiles appelées bonnettes basses, et après avoir mêlé ensemble une grande quantité d’étoupe et de laine hachées très-menu, il appliqua le mélange par poignée sur la voile, aussi légèrement qu’il lui fut possible, et il étendit par-dessus le fumier de notre bétail et d’autres ordures : si nous avions eu du fumier de cheval, il aurait été meilleur. Lorsque la voile fut ainsi préparée, on la plaça par-dessous la quille, au moyen de cordes qui la tenaient étendue ; le trou, en aspirant l’eau, aspira en même temps, de la surface de la voile, la laine et l’étoupe que la mer ne pouvait pas entraîner, parce qu’elle n’était pas assez agitée. Cet expédient réussit si bien, que notre voie d’eau fut fort diminuée, et qu’au lieu de gagner sur trois pompes, une seule suffit pour l’empêcher de faire des progrès. Cet événement fut pour nous une nouvelle source de confiance et de consolation ; les gens de l’équipage témoignèrent presque autant de joie que s’ils eussent déjà été dans un port ; loin de borner dès-lors leurs vues à faire échouer le vaisseau dans le havre d’une île ou d’un continent, et à construire de ses débris un petit bâtiment qui pût nous porter aux Indes orientales, ce qui avait été quelques momens auparavant le dernier objet de notre espoir, ils ne pensèrent plus qu’à ranger la côte de la Nouvelle-Hollande, afin de chercher un lieu convenable pour radouber le bâtiment, et poursuivre ensuite notre voyage comme si rien ne fût arrivé. Je dois à cette occasion rendre justice et témoigner ma reconnaissance à l’équipage, ainsi qu’aux personnes qui étaient à bord, de ce qu’au milieu de notre détresse on n’entendit point d’exclamations de fureur, et de ce qu’on ne vit point de gestes de désespoir ; quoique tout le monde parût sentir vivement le danger qui nous menaçait, chacun, maître de soi, faisait tous ses efforts avec une patience paisible et constante, également éloignée de la violence tumultueuse de la terreur, et de la sombre léthargie du désespoir.

» Sur ces entrefaites, nous profitâmes d’un petit vent d’est-sud-est pour guinder le grand mât de hune et la grande vergue, et portâmes vers la terre jusqu’à environ six heures du soir (du 12), que nous jetâmes l’ancre, par dix-sept brasses, à sept lieues de distance de la côte, et à une lieue du banc de rochers sur lequel nous avions touché.

» Ce banc de rochers qui gît par 15° 45′ de latitude sud, et à six ou sept lieues de la Nouvelle-Hollande, n’est pas le seul écueil qu’il y ait sur cette partie de la côte, surtout dans le nord, et nous en avons vu un autre au sud, sur l’extrémité duquel nous passâmes, pendant que nous avions des sondes si inégales, environ deux heures avant d’échouer ; une partie de cet écueil est toujours au-dessus de l’eau, et ressemble à du sable blanc ; une partie de celui qui manqua de nous faire périr est aussi à sec à la marée basse : en cet endroit le rocher est de grès ; mais tout le reste est de corail.

» Tandis que nous étions à l’ancre pendant la nuit, le vaisseau faisait environ quinze pouces d’eau par heure, ce qui n’annonçait pas un danger prochain ; le 13, à six heures du matin, nous appareillâmes pour continuer à faire route vers la terre. À neuf heures, nous passâmes tout près et en dehors de deux petites îles situées par 15° 41′ de latitude sud, et à environ quatre lieues de la côte ; je les appelai Hope islands (îles de l’Espérance), parce que, dans notre danger, le dernier objet de notre espoir, ou plutôt de nos désirs, aurait été d’y aborder. À midi nous étions à environ trois lieues de la terre ; la sonde rapportait alors douze brasses, et nous avions plusieurs bancs de sable en dehors de nous. La voie d’eau n’avait pas augmenté ; mais, afin d’être prêts à tout événement, nous fîmes des préparatifs pour larder une autre bonnette. L’après-midi, j’envoyai le maître avec deux canots pour sonder à l’avant du vaisseau et pour chercher un havre où nous pussions nous radouber. À trois heures nous vîmes une ouverture qui avait l’apparence d’un havre ; mais les canots trouvèrent que l’eau n’était pas assez profonde pour le vaisseau. Quand le soleil fut près de se coucher, comme plusieurs bas-fonds nous entouraient, nous mîmes à l’ancre à environ deux milles de la côte. La pinasse était toujours en mer avec un des contre-maîtres, qui revint à neuf heures, et rapporta qu’à environ deux lieues sous le vent il venait de découvrir un havre où l’eau était profonde, et qui offrait d’ailleurs toutes les commodités qu’on pouvait désirer pour débarquer sur la côte, ou pour mettre le vaisseau à la bande.

» En conséquence de cette découverte, je levai l’ancre, le 14, à six heures du matin. Malgré toutes les précautions que je pris, nous n’eûmes un moment que trois brasses d’eau. Le vent commença à souffler : heureusement nous avions un endroit pour nous réfugier ; car nous reconnûmes bientôt que le vaisseau ne voulait plus manœuvrer. Notre situation n’était pas sans danger. Je mouillai donc par quatre brasses, à environ un mille de la côte, et je fis signal aux canots de revenir. J’allai ensuite moi-même dans le canal, que je trouvai très-étroit ; et je le balisai : le havre était aussi plus petit que je ne comptais ; mais il convenait parfaitement à l’usage que j’en voulais faire ; il était très-remarquable que dans tout notre voyage nous n’avions trouvé aucun mouillage qui pût nous procurer les mêmes avantages dans les circonstances où nous étions. Le reste du jour et toute la nuit le vent fut trop frais pour nous hasarder à lever l’ancre et à entrer dans le havre. Afin de nous mettre encore plus en sûreté, nous amenâmes sur le pont les mâts de hune et de perroquet, ainsi que les voiles et une partie des vergues, dans la vue d’alléger l’avant du vaisseau autant qu’il serait possible, afin de pouvoir parvenir à sa voie d’eau, que nous supposions être dans cette partie. Au milieu de la joie d’une délivrance inespérée, nous n’avions pas oublié que notre conservation ne tenait qu’à un bouchon de laine. Le vent continuant, nous gardâmes notre poste dans toute la journée du 15 ; le 16, il se modéra, et, sur les six heures du matin, je voulus mettre à la voile ; mais il fallut abandonner l’entreprise et filer de nouveau le câble. La veille au soir, nous avions aperçu un feu près du rivage, vis-à-vis de nous ; et comme nous étions forcés de rester quelque temps dans cet endroit, nous ne désespérions pas de faire connaissance avec les naturels du pays. Nous vîmes le jour un plus grand nombre de feux sur les collines, et nous découvrîmes avec nos lunettes quatre Indiens qui marchaient le long de la côte ; ils s’arrêtèrent et allumèrent deux feux ; mais il nous fut impossible de deviner qu’elle était leur intention.

» Le scorbut commença alors à se manifester parmi nous avec des symptômes très-effrayans. Notre pauvre Taïtien Topia, qui se plaignait depuis quelque temps que ses gencives étaient malades et enflées, et qui, suivant l’avis du chirurgien, prenait une grande quantité de jus de citron, avait alors des boutons livides sur les jambes, et d’autres marques infaillibles que la maladie avait fait des progrès rapides malgré tous nos remèdes, parmi lesquels on lui avait administré surtout le quinquina. La santé de M. Green, notre astronome, s’affaiblissait, et ces circonstances, entre plusieurs autres, nous faisaient désirer impatiemment d’aller à terre.

» Le matin du 17, quoique le vent soufflât toujours grand frais, je me hasardai à lever l’ancre, et à m’avancer vers le havre ; mais dans la route le vaisseau toucha deux fois. Nous le remîmes à flot la première sans peine mais la seconde il tint fortement. Nous mîmes à la mer plusieurs objets dont nous fîmes un radeau le long du vaisseau : heureusement la marée montait, et à une heure de l’après-midi, le bâtiment flotta. Nous le remorquâmes bientôt dans le havre ; et, après l’avoir amarré le long d’une grève escarpée, nous portâmes à terre, avant la nuit, les ancres, les câbles, et toutes les haussières.

» Bientôt l’on s’occupa de radouber le vaisseau. Les rochers avaient fait une ouverture à travers quatre bordages, et même dans les couples ; trois autres bordages étaient fort endommagés, et ces trous offraient un coup d’œil très-extraordinaire. On ne voyait pas un seul éclat de bois, le tout était aussi uni que s’il avait été coupé avec un instrument. Heureusement les couples étaient très-bien joints dans cette partie du vaisseau, sans cela il aurait été absolument impossible de le sauver ; sa conservation dépendit d’une autre circonstance qui est encore plus remarquable : l’un des trous était assez large pour nous couler à fond, quand même nous aurions fait aller continuellement huit pompes au lieu de quatre ; mais par bonheur il se trouva en grande partie bouché par un morceau de rocher qui, après avoir fait l’ouverture, y était resté engagé. L’on peut juger de ce qui serait arrivé, si ce trou n’avait pas été rempli d’une manière si singulière. Le 14 juillet, M. Gore, qui fit une promenade dans l’intérieur du pays avec son fusil, tua une espèce de quadrupède que nous avions déjà aperçu en d’autres endroits de cette côte, et que nos matelots avaient pris pour le diable.

» Il ressemble à la gerboise par sa forme et ses mouvemens ; mais il est beaucoup plus gros. La gerboise étant de la taille d’un rat ordinaire, et cet animal, parvenu à son entière croissance, de celle d’un mouton. Celui que tua M. Gore était jeune, et comme il n’avait pas encore pris tout son accroissement, il ne pesait que trente-huit livres. La tête, le cou et les épaules sont très-petits en proportion des autres parties du corps ; la queue est presque aussi longue que le corps ; elle est épaisse à sa naissance, et se termine en pointe à l’extrémité ; les jambes de devant n’ont que huit pouces de long ; celles de derrière en ont vingt-deux ; il marche par sauts et par bonds ; il tient alors la tête droite, et ses pas sont fort longs ; il replie ses jambes de devant tout près de la poitrine, et il ne paraît s’en servir que pour creuser la terre ; sa peau est couverte d’un poil court, gris ou couleur de souris foncé ; il faut en excepter la tête et les oreilles, qui ont une légère ressemblance avec celles du lièvre. Cet animal est appelé kangarou par les naturels du pays. Le lendemain, le kangarou fut apprêté pour le dîner, et nous trouvâmes que c’était un excellent mets.

» Le 17, j’allai avec MM. Banks et Solander dans les bois. Topia qui y avait déjà été, nous dit avoir vu trois Indiens qui lui avaient donné quelques racines à peu près aussi grosses que le doigt, d’une forme assez ressemblante à celle du radis, et d’un goût très-agréable. Cette raison nous engagea à entreprendre la même course, dans l’espérance de faire connaissance avec les naturels du pays. À peine fûmes-nous arrivés au rivage, que nous en aperçûmes quatre dans une pirogue ; dès qu’ils nous virent descendre à terre, ils s’avancèrent vers nous sans aucune marque de soupçon ou de crainte. Deux de ces sauvages avaient des colliers de coquillages, qu’ils ne voulurent jamais nous vendre, malgré tout ce que nous leur en offrîmes ; nous leur présentâmes cependant de la verroterie ; après être restés très-peu de temps avec nous, ils partirent. Nous entreprîmes de les suivre, espérant qu’ils nous conduiraient dans un endroit où nous trouverions un plus grand nombre de leurs compatriotes, et où nous aurions occasion de voir leurs femmes ; mais ils nous firent entendre par signes qu’ils ne se souciaient pas de notre compagnie. Le lendemain 18, à huit heures du matin, nous reçûmes la visite de plusieurs naturels qui étaient devenus extrêmement familiers ; l’un d’eux, à notre prière, lança sa javeline, qui avait environ huit pieds de long ; elle fendit l’air avec une promptitude et une raideur qui nous surprit, quoique dans sa direction elle ne s’élevât pas au-dessus de quatre pieds de terre ; elle entra profondément dans un arbre situé à cinquante pas de distance. Ils se hasardèrent ensuite à venir à bord ; je les y laissai fort contenu, suivant ce que je puis juger, et je m’embarquai avec M. Banks, pour jeter un coup d’œil sur le pays, et surtout pour satisfaire une curiosité qui nous tourmentait ; en examinant si la mer, autour de nous, était aussi dangereuse que nous l’imaginions. Après avoir fait environ sept ou huit milles au nord, le long de la côte, nous gravîmes une très-haute colline, et nous fûmes bientôt convaincus que nos craintes ne nous exagéraient pas le danger de notre situation : de quelque côté que nous tournassions les yeux, nous n’apercevions que des rochers et des bancs de sable sans nombre, et nul autre passage qu’à travers les détours tortueux des canaux qui se trouvaient dans les intervalles de ces écueils, et où l’on ne pouvait naviguer sans s’exposer à des périls et à des difficultés extrêmes. Nous retournâmes donc au vaisseau aussi inquiets qu’au moment de notre départ ; plusieurs Indiens y étaient encore ; douze tortues que nous avions sur le pont avaient attiré leur attention plus fortement que tous les autres objets qu’ils avaient vus dans le vaisseau.

» Le 19, dans la matinée, dix autres naturels vinrent nous voir : nous en aperçûmes encore sur le bord d’une rivière voisine six ou sept, parmi lesquels il y avait des femmes entièrement nues, ainsi que le reste des Indiens que nous avons rencontrés dans ce pays. Ils apportaient avec eux un plus grand nombre de javelines qu’ils n’avaient encore fait auparavant ; et, après les avoir placées sur un arbre, ils chargèrent un homme et un enfant de les garder : les autres arrivèrent à bord. Nous remarquâmes bientôt qu’ils avaient résolu de se procurer une de nos tortues, qui était probablement une aussi grande friandise pour eux que pour nous : ils nous la demandèrent d’abord par signes, et, sur notre refus, ils témoignèrent par leurs regards et par leurs gestes beaucoup de ressentiment et de colère. Nous n’avions alors aucun mets apprêté ; mais j’offris à l’un d’eux du biscuit, qu’il m’arracha de la main, et qu’il jeta dans la mer avec un dédain très-marqué ; un autre réitéra la première demande à M. Banks, et, sur un second refus, il frappa du pied le tillac, et le repoussa dans un transport d’indignation. Après s’être adressés inutilement tour à tour à presque toutes les personnes qui semblaient avoir quelque autorité sur le vaisseau, ces Indiens saisirent tout à coup deux tortues, et les traînèrent vers le côté du bâtiment où était leur pirogue ; nos gens les leur reprirent bientôt de force, et les replacèrent avec les autres. Ils ne voulurent cependant pas abandonner leur entreprise : ils firent plusieurs nouvelles tentatives ; et, voyant que c’était toujours avec si peu de succès, ils sautèrent de rage dans leur pirogue, et ramèrent vers la côte. Je m’embarquai en même temps dans le canot avec M. Banks et six matelots, et j’arrivai avant eux à terre, où plusieurs de nos gens étaient occupés à divers travaux. Dès que les Indiens furent débarqués, ils saisirent leurs armes : et, afin que nous pussions nous apercevoir de ce qu’ils allaient faire, ils prirent un tison de dessous une chaudière où nos gens faisaient bouillir du goudron ; et, embrassant l’espace qui renfermait du côté du vent le peu de choses que nous avions à terre, ils enflammèrent avec une promptitude et une dextérité surprenantes l’herbe qui se trouva sur leur chemin : cette herbe, qui avait cinq ou six pieds de hauteur, et qui était aussi sèche que du chaume, s’alluma rapidement, et le feu s’étendit avec violence vers une tente de M. Banks, qu’on avait dressée pour Topia. Une truie et ses petits se trouvant sur le chemin du feu, un de ces animaux fut tellement brûlé, qu’il en mourut. M. Banks sauta dans un canot ; et, prenant quelques hommes avec lui, il arriva assez à temps pour sauver sa tente, en la tirant sur la grève ; mais tout ce qu’il y avait de combustible dans l’atelier du forgeron fut consumé. Sur ces entrefaites, les Indiens allèrent à un endroit peu éloigné, où plusieurs de nos gens lavaient du linge, et où ils en avaient mis sécher une grande quantité avec des filets, parmi lesquels étaient la seine. Ils mirent encore le feu à l’herbe sans s’embarrasser des menaces et des prières que nous leur fîmes. Nous fumes donc obligés de tirer un fusil chargé à petit plomb : le coup atteignit et mit en fuite l’un d’eux, qui était éloigné d’environ cent pieds ; nous éteignîmes alors ce second feu avant qu’il eût fait beaucoup de progrès ; mais du point où ils avaient allumé l’herbe la première fois, il se répandit dans les bois à une grande distance. Comme nous apercevions toujours les Indiens, je fis tirer au milieu des palétuviers, vis-à-vis d’eux, un fusil chargé à balle, pour les convaincre qu’ils n’étaient pas encore au delà de notre portée. Dès qu’ils entendirent le sifflement de la balle, ils doublèrent le pas, et nous les perdîmes bientôt de vue. Nous crûmes qu’ils ne nous causeraient plus d’inquiétude ; mais nous fûmes frappés bientôt après du son de leur voix, qui sortaient des bois, et nous nous aperçûmes qu’ils se rapprochaient peu à peu de nous. J’allai à leur rencontre, accompagné de M. Banks et de quatre autres personnes. Lorsque nous fûmes en vue les uns des autres, ils firent halte, excepté un vieillard, qui s’avança vers nous ; et, après avoir prononcé des mots que nous fûmes très-fâchés de ne pas entendre, il retourna vers ses compagnons, et ils firent retraite à pas lents : cependant nous trouvâmes moyen de nous emparer de quelques-uns de leurs dards, et nous continuâmes à les suivre l’espace d’un mille. Nous nous assîmes alors sur des rochers d’où nous pouvions observer leurs mouvemens, et ils s’assirent aussi à environ trois cents pieds de distance. Un instant après, le vieillard s’avança de nouveau vers nous, portant dans sa main une javeline sans pointe : il s’arrêta à plusieurs reprises et à différentes distances, et parla. Nous lui répondîmes par tous les signes d’amitié que nous pûmes imaginer : sur quoi ce vieillard, que nous supposions être un messager de paix, se retourna et dit quelques paroles d’un ton élevé à ses compatriotes, qui dressèrent leurs javelines contre un arbre, et qui s’approchèrent de nous d’un air pacifique. Quand ils nous eurent abordés, nous leur rendîmes les dards et les javelines que nous leur avions pris, et nous remarquâmes avec beaucoup de satisfaction que la réconciliation était achevée. Il y avait dans cette troupe d’Indiens quatre hommes que nous n’avions pas encore vus, et qu’on introduisit auprès de nous, comme à l’ordinaire, en les annonçant par leur nom. L’homme qui fut blessé dans l’entreprise qu’ils formèrent pour brûler nos filets et nos toiles n’était point parmi eux : nous savons cependant qu’à raison de l’éloignement, sa blessure ne pouvait pas être dangereuse. Nous leur donnâmes en présent toutes les bagatelles que nous avions, et ils s’en revinrent avec nous vers le vaisseau. Chemin faisant, ils dirent par signes qu’ils ne mettraient plus le feu à l’herbe : nous leur distribuâmes des balles de fusil, en tâchant de leur faire comprendre quels en étaient les usages et les effets. Lorsqu’ils furent vis-à-vis du vaisseau, ils s’assirent, et nous ne pûmes les engager à monter à bord. Nous les quittâmes donc : ils s’en allèrent environ deux heures après, et nous aperçûmes bientôt les bois en feu à environ deux milles de distance. Si cet accident était arrivé un peu plus tôt, les suites auraient pu en être terribles ; car il n’y avait pas long-temps qu’on avait rapporté au vaisseau la poudre et la tente qui contenait l’équipement de notre bâtiment et plusieurs autres choses très-précieuses dans notre situation. Nous n’avions pas l’idée de la violence avec laquelle l’herbe brûlait dans un climat chaud, ni par conséquent de la difficulté qu’il y avait d’éteindre le feu. Nous résolûmes de commencer par dépouiller le terrain autour de nous, si jamais nous étions obligés de dresser nos tentes à terre en pareille situation.

» L’après-midi nous embarquâmes toutes nos provisions ; nous changeâmes le vaisseau de place et nous le laissâmes flotter avec la marée ; le maître revint le soir avec la fâcheuse nouvelle qu’il n’y avait point de passage au nord par où le bâtiment pût débouquer.

» On parvint cependant à en sortir le 4 août et on donna le nom de rivière Endeavour au havre qu’on venait de quitter. Un petit ruisseau d’eau douce coule au fond ; sa situation est extrêmement commode pour y mettre un bâtiment à la bande.

» Les tortues furent le principal rafraîchissement que nous nous y procurâmes ; mais comme on ne peut pas en prendre sans aller à cinq lieues en mer, et que le temps était souvent orageux, nous n’en eûmes pas une grande abondance ; celles que nous prîmes, ainsi que les poissons, furent partagés également parmi tout l’équipage, et le dernier mousse en eut autant que moi. Je pense que tous les commandans qui entreprendront un voyage semblable à celui-ci reconnaîtront qu’il est de leur intérêt de suivre la même règle. Nous trouvâmes sur les grèves sablonneuses et les collines de grès du pourpier en plusieurs endroits, et une espèce de fève qui croît sur une tige rampante ; le pourpier était très-bon bouilli ; les fèves furent très-salutaires à nos malades. Cependant le meilleur herbage qu’on puisse s’y procurer, est le chou caraïbe, qui n’est pas fort inférieur à l’épinard, dont il a un peu le goût ; il est vrai que la racine n’en est pas bonne ; mais il est probable qu’on pourrait la rendre meilleure en la cultivant ; on le trouve principalement dans les terrains où il y a des fondrières. Le peu de choux palmistes que nous y cueillîmes étaient en général petits, et la partie mangeable était si peu de chose, qu’elle ne valait pas la peine qu’on se donnait à les chercher. Le 15 août, dès que nous eûmes gagné le dehors des brisans, nous n’eûmes point de fond à cent cinquante brasses, et nous trouvâmes une grosse mer qui venait du sud-est, signe certain qu’il n’y avait près de nous ni banc ni terre dans cette direction.

» Le changement de notre situation se manifesta sur tous les visages, parce qu’il était vivement senti par tout le monde : nous avions été environ trois mois embarrassés dans des bancs et des rochers qui nous menaçaient à chaque instant du naufrage ; passant souvent la nuit à l’ancre, et entendant la houle briser sur nous ; chassant quelquefois sur nos ancres, et sachant que, si le câble rompait par quelques-uns des accidens auxquels une tempête continuelle nous exposait, nous péririons inévitablement en quelques minutes. Enfin, après avoir navigué trois cent soixante lieues, obligés d’avoir dans tous les înstans un homme qui eût partout la sonde à la main, ce qui n’est peut-être jamais arrivé à aucun autre vaisseau, nous nous voyions dans une mer ouverte et dans une eau profonde. Le souvenir du danger passé et la sécurité dont nous jouissions alors nous rendirent notre gaieté. Cependant les longues lames, en nous faisant voir que nous n’avions plus de rochers ni de bancs à craindre, nous apprirent aussi que nous ne pouvions plus avoir dans notre vaisseau autant de confiance qu’avant qu’il eût touché ; les coups de mer élargissaient tellement les coutures, qu’il ne faisait pas moins de neuf pouces d’eau par heure ; ce qui, vu l’état de nos pompes et la distance qui nous restait à parcourir, aurait été l’objet d’une sérieuse réflexion pour un équipage qui ne serait pas sorti si récemment d’un péril aussi imminent que celui auquel nous venions d’échapper. Nous avions sondé plusieurs fois pendant la nuit du 15 au 16 sans trouver de fond, par cent quarante brasses ; nous n’en trouvâmes pas non plus alors avec une ligne de la même longueur ; cependant le 16, sur les quatre heures du matin, nous entendîmes distinctement le bruit des brisans, et à la pointe du jour nous les vîmes à environ un mille de distance, écumant à une hauteur considérable. Les dangers se renouvelèrent alors ; les vagues qui brisaient sur le récif, nous en approchaient très-promptement ; nous n’avions point de fond pour jeter l’ancre, et pas un souffle de vent pour naviguer. Dans cette situation terrible, les canots étaient toute notre ressource ; pour aggraver nos malheurs, la pinasse était en radoub ; cependant on mit dehors la chaloupe et l’yole, et je les envoyai en avant pour nous remorquer. Au moyen de cet expédient nous parvînmes à mettre le cap du vaisseau au nord, ce qui pouvait au moins différer notre perte, si nous ne pouvions pas l’éviter. Il s’écoula six heures avant que cette opération fût achevée, et nous n’étions pas alors à plus de trois cents pieds du rocher sur lequel la même lame qui battait le côté du vaisseau brisait à une hauteur effrayante, de sorte qu’entre nous et le naufrage, il n’y avait qu’une épouvantable vallée d’eau qui n’était pas plus large que la base d’une vague ; et même la mer sur laquelle nous étions n’avait point de fond, du moins nous n’en trouvâmes pas avec une ligne de cent vingt brasses. Pendant cette scène de détresse, le charpentier vint à bout de raccommoder la pinasse, qu’on mit dehors sur-le-champ, et que j’envoyai en avant pour aider les autres bateaux à nous touer.Tous nos efforts auraient été inutiles, si au moment de la crise qui devait décider de notre sort, il ne s’était pas élevé un petit vent si faible, que dans un autre temps nous ne nous en serions pas aperçus ; il fut cependant suffisant pour qu’à l’aide des bateaux nous pussions donner au vaisseau un petit mouvement oblique et nous éloigner un peu du récif. Notre espérance se ranima alors ; mais en moins de dix minutes nous eûmes calme tout plat, et le vaisseau dériva de nouveau vers les brisans, qui n’étaient pas éloignés de six cents pieds. La même brise légère revint pourtant avant que nous eussions perdu l’espace qu’elle nous avait fait gagner, et dura cette seconde fois dix minutes. Sur ces entrefaites, nous découvrîmes une petite ouverture dans le récif à environ un quart de mille ; je dépêchai sur-le-champ un des contre-maîtres pour l’examiner. Il rapporta qu’elle n’était pas plus large que la longueur du vaisseau, mais qu’en dedans l’eau était calme. Cette découverte nous fit penser qu’en conduisant le vaisseau à travers cette coupure, notre salut était encore possible, et sur-le-champ nous tentâmes cette entreprise. Il n’était pas sûr que nous pussions en atteindre l’entrée ; mais, si nous venions à bout de surmonter cette première difficulté, nous ne doutions pas qu’il ne nous fût aisé de passer dans l’ouverture. Cependant nous nous trompâmes ; car, après y être arrivés par le secours de notre canot et de la brise, nous vîmes que pendant cet intervalle la marée était devenue haute, et, à notre grande surprise, nous trouvâmes le jusant qui sortait avec beaucoup de force par la coupure. Cet incident nous procura pourtant quelque avantage, quoique dans un sens directement contraire à ce que nous attendions ; il nous fut impossible de passer à travers l’ouverture ; mais le courant du reflux qui nous en empêcha nous porta à environ un quart de mille en dehors. Le canal était trop étroit pour que nous pussions nous y tenir plus long-temps ; mais enfin ce jusant aida tellement les canots, qu’à midi nous avions avancé deux milles au large. Nous avions toujours lieu de désespérer de notre délivrance, en cas que la brise, qui s’était calmée alors, vînt à se relever ; car nous étions encore trop près du récif. À la fin du jusant, le flot, malgré tous nos efforts, fit dériver de nouveau le vaisseau. Sur ces entrefaites, nous aperçûmes une autre ouverture près d’un mille à l’ouest, et j’envoyai à l’instant M. Hicks, mon premier lieutenant, dans le petit canot pour l’examiner. En attendant, nous combattions avec le flot, gagnant quelquefois un peu d’espace pour le reperdre bientôt ; tout le monde fit son service avec autant d’ordre et de calme que si nous n’avions point couru de danger. M. Hicks revint sur les deux heures, et nous rapporta que la coupure était étroite et dangereuse, mais qu’on pouvait y passer. Cette seule possibilité fut suffisante pour nous encourager à tenter l’entreprise ; car il n’y avait point de danger aussi redoutable que celui de notre situation actuelle. Une brise légère s’éleva alors à l’est-nord-est ; avec ce secours et celui de nos canots et du flot, qui, sans l’ouverture, aurait causé notre destruction, nous y entrâmes, et nous fûmes entraînés avec une rapidité étonnante par un courant qui nous empêcha de dériver contre l’un ou l’autre côté du canal, lequel n’avait pas plus d’un quart de mille de large. Tandis que nous passions ce gouffre, nos sondes furent très-irrégulières, de trente à sept brasses, sur un fond rempli de roches.

» Dès que nous fûmes entrés en dedans du récif, nous mîmes à l’ancre par dix-neuf brasses. Telles sont les vicissitudes de la vie, que nous nous crûmes heureux alors d’avoir regagné une situation que deux jours auparavant nous étions impatiens de quitter. Les rochers et les bancs sont toujours dangereux pour les navigateurs, même lorsque leur gisement est déterminé ; ils le sont bien davantage dans des mers qu’on n’a pas encore parcourues ; ils sont plus périlleux dans la partie du globe où nous étions que dans toute autre, car il s’y trouve des rochers de corail qui s’élèvent comme une muraille, presque perpendiculairement, d’une profondeur qu’on ne peut mesurer, qui sont toujours couverts à la marée haute, et secs à la marée basse. D’ailleurs les lames énormes du vaste Océan méridional, rencontrant un si grand obstacle, se brisent avec une violence inconcevable, et forment un ressac que les rochers et les tempêtes de l’hémisphère septentrional ne peuvent pas produire. Notre vaisseau était mauvais voilier, et nous manquions de provisions de toute espèce, ce qui augmentait encore le danger que nous courions en naviguant dans les parties inconnues de cette mer. Animés cependant par l’espérance de la gloire qui couronne les découvertes des navigateurs, nous affrontions gaîment tous les périls, et nous nous soumettions de bon cœur à toutes les peines et à toutes les fatigues. Nous aimions mieux nous exposer au reproche d’imprudence et de témérité que les hommes oisifs et voluptueux prodiguent si libéralement au courage et à l’intrépidité, lorsque leurs efforts ont été sans succès, que d’abandonner une terre que nous savions être entièrement inconnue ; et d’autoriser par-là le reproche qu’on pourrait nous faire de timidité et de faiblesse.

» Après nous être félicités d’avoir gagné le dedans du récif, quoique peu de temps auparavant nous eussions été fort satisfaits d’en être dehors, je résolus de ranger de près la côte dans la route que j’allais faire au nord, quoi qu’il en pût arriver. Car si nous sortions encore une fois du récif, nous serions peut-être portés si loin de la côte, qu’il me serait impossible de déterminer si la Nouvelle-Hollande est jointe à la Nouvelle-Guinée ; question que je formai le projet de décider depuis le premier moment où j’aperçus cette terre. Cependant, comme j’avais éprouvé le désagrément d’avoir un canot en radoub, lorsqu’on en a besoin, je restai à l’ancre jusqu’à ce que la pinasse fut parfaitement en état. J’envoyai, le 17 au matin, les autres canots sur le récif, pour voir quels rafraîchissemens ils pourraient nous procurer ; et M. Banks, accompagné du docteur Solander, partit avec eux dans sa yole. J’appelai Canal de la Providence (Providential Channel) l’ouverture à travers laquelle nous avions passé.

» Le lendemain 18, nous mîmes à la voile ; deux canots allaient en avant pour nous indiquer la route. Nous évitâmes ainsi les bancs qui s’étendent tout le long de la côte. Il était nécessaire de prendre les plus grandes précautions, car souvent le vent nous manquait, et le courant nous aurait infailliblement jetés sur les bancs, les îles basses, les écueils et les rochers, au milieu desquels il était difficile de trouver un passage.

» Le 20, nous reconnûmes qu’une grande terre que nous avions vue la veille au nord, et que nous regardions comme la continuation de celle dont nous avions jusqu’alors suivi les côtes, en était séparée par un détroit que nous pouvions traverser ; nous nous y engageâmes, mais toujours en nous faisant précéder par des canots pour éviter les écueils. Le canal entre les deux terres avait deux milles de large. Nous y parvînmes, et nous vîmes que la terre au nord était composée de plusieurs îles voisines les unes des autres. La pointe la plus septentrionale du pays que nous venions de parcourir reçut le nom de cap York. Sa longitude est de 160° 6′ est ; sa latitude, de 10° 37′ sud. Après avoir dépassé de petites îles qui sont à l’est de ce cap, nous découvrîmes la terre devant nous, et nous crûmes d’abord qu’il faudrait retourner en arrière ; mais, en avançant, nous reconnûmes que différens canaux séparaient cette nouvelle terre de celle que nous suivions ; bientôt nous n’eûmes plus devant nous qu’une mer ouverte. Voulant nous assurer si nous avions enfin trouvé un passage pour la mer des Indes, nous débarquâmes sur une île, et nous y gravîmes une colline d’une stérilité affreuse : alors nous ne vîmes point de terre entre le sud et l’ouest. Vers le nord on découvrait un grand nombre d’îles élevées et rangées les unes derrière les autres. Tout nous persuada que nous étions parvenus à la mer des Indes.

» Le 22, après nous être rembarqués, nous aperçûmes de notre vaisseau de la fumée s’élever de la terre et des îles voisines, et des femmes nues cherchant des coquillages. Nous passâmes un grand nombre d’écueils et d’îles. Le vent s’éleva, la houle qui venait du sud-ouest nous assura plus encore que nous avions devant nous une mer ouverte. 11 était donc prouvé que le pays appelé la Nouvelle-Hollande était séparé de la Nouvelle-Guinée. Nous avions au nord-ouest un groupe d’îles qui paraissaient habitées, et qui sans doute s’étendent jusqu’à la Nouvelle-Guinée. Je donnai au détroit le nom de l’Endeavour, d’après celui du navire que je montais.

» La Nouvelle-Hollande, ou comme j’ai appelé la côte orientale de ce pays, la Nouvelle-Galles méridionale, est beaucoup plus grande qu’aucun autre pays du monde connu, qui ne porte pas le nom de continent. La longueur de la côte que nous avons suivie, réduite en ligne droite, ne comprend pas moins de 27 degrés, c’est-à- dire, près de deux mille milles ; de sorte que sa surface en carré doit être beaucoup plus grande que celle de toute l’Europe. Au sud des 33e. et 34e. degrés, la terre est en général basse et unie ; plus loin au nord, elle est remplie de collines ; mais on ne peut pas dire que dans aucune partie elle soit véritablement montueuse : les terrains élevés, pris ensemble, ne font qu’une petite portion de sa surface en comparaison des vallées et des plaines. En général, elle est plutôt stérile que fertile ; cependant les terres hautes sont entrecoupées de bois et de prairies ; et les plaines et les vallées sont en plusieurs endroits couvertes de verdure. Le sol néanmoins est souvent sablonneux ; et la plupart des savanes, surtout au nord, sont parsemées de rochers stériles ; sur les meilleurs terrains, la végétation est moins vigoureuse que dans la partie méridionale du pays ; les arbres n’y sont pas si grands, et les herbes y sont moins épaisses. L’herbe est ordinairement haute, mais clair-semée, et les arbres, dans les endroits où ils sont les plus grands, se trouvent rarement à moins de quarante pieds de distance les uns des autres ; l’intérieur du pays, autant que nous avons pu l’examiner, n’est pas mieux boisé que la côte de la mer. Les bords des baies, jusqu’à un mille au delà de la grève, sont couverts de palétuviers au-dessous desquels le sol est une vase grasse toujours inondée par les hautes marées. Plus avant dans le pays, nous avons quelquefois rencontré des terrains marécageux sur lesquels l’herbe était très-épaisse et très-abondante, et d’autres fois des vallées revêtues de broussailles. Le sol, dans quelques endroits, nous a paru propre à recevoir quelques améliorations ; mais la plus grande partie n’est pas susceptible d’une culture régulière. La côte, ou au moins cette partie qui gît au nord du 25e. degré sud, offre un grand nombre de bonnes baies et de havres où les vaisseaux peuvent être parfaitement à l’abri de tous les vents.

» Si nous pouvons juger du pays par l’aspect qu’il nous présentait tandis que nous y étions, c’est-à-dire au fort de la saison sèche, il est bien arrosé, nous y avons trouvé une quantité innombrable de petits ruisseaux et de sources, mais point de grandes rivières ; il est probable cependant que ces ruisseaux deviennent plus considérables dans la saison pluvieuse. La rade de la Soif (Thirsty sound) a été le seul endroit où nous n’ayons pas pu nous procurer de l’eau douce ; cependant on trouva dans les bois un ou deux petits lacs d’eau douce, quoique la surface du pays fut partout entrecoupée de criques salées et de terres qui portent des palétuviers.

» Nous n’avons pas vu une grande diversité d’arbres ; on n’en trouve que deux sortes qu’on puisse appeler bois de charpente ; le plus grand est un gommier qui croît dans tout le pays ; il a des feuilles étroites, assez semblables à celles du saule, et la gomme, ou plutôt la résine qu’il distille, est d’un rouge foncé et ressemble au sang de dragon. Il est possible que ce soit la même ; car on sait que cette substance est produite par diverses plantes. Dampier en fait mention ; c’est peut-être celle que Tasman trouva sur la terre de Diémen, quand il dit qu’il vit « de la gomme d’arbre et de la gomme lacque de terre. » L’autre bois de construction est celui qui ressemble à peu près à nos pins. Le bois de ces deux arbres est extrêmement dur et pesant. On voit aussi un arbre couvert d’une écorce unie qu’il est facile de peler ; c’est la même dont on se sert dans les Indes orientales pour calfater les vaisseaux.

» Nous y avons trouvé trois différentes sortes de palmier. Le premier, qui croît en grande abondance au sud, a des feuilles plissées comme un éventail ; le chou est petit, mais d’une douceur exquise ; les noix qu’il porte en quantité sont une très-bonne nourriture pour les cochons. La seconde espèce est beaucoup plus ressemblante au véritable chou palmiste des îles d’Amérique ; ses feuilles sont grandes et ailées comme celles du cocotier ; cette seconde espèce porte aussi un chou qui, sans être aussi doux que l'autre, est plus gros. La troisième espèce, que nous avons rencontré seulement dans les parties septentrionales, ainsi que la seconde, avait rarement plus de dix pieds de hauteur, avec de petites feuilles ailées, ressemblant à celles d’une espèce de fougère. Elle ne produit point de chou, mais une grande quantité de noix à peu près de la grosseur d’un marron, et plus rondes. Comme nous trouvâmes les coques de ces noix répandues autour des endroits où les Indiens avaient fait leurs feux, nous crûmes qu’elles étaient bonnes à manger ; mais ceux d’entre nous qui en firent l’expérience payèrent cher cette tentative ; car elles opérèrent sur eux avec beaucoup de violence, comme un émétique et un purgatif. Nous persistâmes cependant à croire que les Indiens mangeaient ces fruits ; et, pensant que le tempérament des cochons pourrait être aussi robuste que le leur, quoique le nôtre fût beaucoup plus faible, nous portâmes quelques-uns de ces fruits dans l’étable de ces animaux. En effet, les cochons les mangèrent, et pendant quelque temps ils ne nous parurent affectés d’aucune incommodité ; mais environ une semaine après, ils furent si malades, que deux d’entre eux moururent, et les autres guérirent avec beaucoup de peine. Il est probable pourtant que la qualité vénéneuse de ces noix consiste dans leur suc, comme celle du manioc, et que la pulpe, quand elle est sèche, est non-seulement saine, mais nourrissante. Outre ces espèces de palmiers et des palétuviers, on trouve plusieurs petits arbres et buissons entièrement inconnus en Europe, un en particulier qui produit une figue d’une mauvaise qualité, et un autre qui porte une sorte de prune ressemblant aux nôtres par la couleur, mais non par la forme, car celle-là est aplatie sur les côtés ; et un troisième qui donne une espèce de pomme couleur de pourpre, et qui, après avoir été gardée quelques jours, devient bonne à manger ; sa saveur ressemble un peu à celle d’une prune de damas.

» La Nouvelle-Hollande offre une grande variété de plantes capables d’enrichir la collection d’un botaniste ; très-peu sont bonnes à manger. Une petite plante à feuilles longues, étroites, et ressemblant à une prêle, distille une résine d’un jaune brillant, exactement semblable à la gomme-gutte, excepté qu’elle ne tache pas. Elle exhale une odeur douce ; mais nous n’avons pas eu occasion de distinguer ses propriétés, non plus que celles de plusieurs autres plantes que les naturels du pays semblent connaître, puisqu’ils les distinguent par différens noms.

» J’ai déjà fait mention des racines de la feuille d’une plante qui ressemble aux cocos des îles d’Amérique, ainsi que d’une espèce de fève ; on y peut ajouter une sorte de persil et de pourpier, et deux espèces d’ignames, l’une qui a la forme d’un radis, et l’autre ronde et couverte de fibres cordées ; elles sont toutes deux très-petites, mais douces. Nous n’avons jamais pu trouver la plante entière, quoique nous ayons vu souvent des endroits que l’on avait creusés pour en ramasser. Il est probable que la sécheresse avait détruit les feuilles, et nous ne pouvions pas, comme les Indiens, reconnaître cette plante par la tige.

» Nous avons rencontré dans la partie méridionale de ce pays un fruit ressemblant à une cerise, excepté que le noyau était mou, et un autre qui, en apparence, ne différait pas beaucoup de l’ananas ; celui-ci est d’un goût fort désagréable ; il est très-connu dans les Indes orientales.

» À l’égard des quadrupèdes, j’ai déjà fait mention du chien, et j’ai décrit en particulier le kangarou. Nous avons vu aussi une espèce d’opossum, et un quoll qui ressemble au putois ; il a le dos brun, tacheté de blanc, et le ventre entièrement blanc. Plusieurs matelots dirent qu’ils avaient aperçu des loups ; peut-être que, si nous n’avions pas vu des pas qui semblaient confirmer ce rapport, nous aurions cru qu’ils n’étaient guère plus dignes de foi que celui qui disait avoir vu le diable.

» Nous vîmes, plusieurs espèces de chauves-souris, une entre autres qui était plus grande qu’une perdrix ; nous n’avons pas été assez heureux pour en attraper une vivante ou morte.

» Les oiseaux de mer et les autres oiseaux aquatiques sont les mouettes, les cormorans, deux espèces de goëlands, les fous, les boubies, les corlieux, les canards, les pélicans d’une grandeur énorme, et plusieurs autres. Les oiseaux de terre sont les corneilles, les perroquets, les cacatoès, et d’autres oiseaux du même genre d’une beauté exquise ; les pigeons, les tourterelles, les cailles, les outardes, les hérons, les grues, les faucons et les aigles. Les pigeons volent en grandes troupes ; et quoiqu’ils soient extrêmement sauvages, nos gens en tuaient souvent dix ou douze dans un jour : ces oiseaux sont fort beaux ; ils portent une crête très-différente de celle de tous les autres pigeons.

» Parmi les reptiles on voit des serpens de différentes espèces, quelques-uns nuisibles, et d’autres qui ne font point de mal ; des scorpions, des mille-pieds et des lézards. Les insectes sont en petit nombre ; les mosquites et les fourmis sont les principaux. Il y a plusieurs espèces de fourmis ; quelques-unes sont vertes, et vivent sur les arbres, où elles construisent des nids qui sont d’une grosseur moyenne entre celle de la tête d’un homme et son poignet. Ces fourmilières sont d’une structure très-curieuses ; les fourmis les composent en pliant plusieurs feuilles dont chacune est aussi large que la main : elles en joignent les pointes ensemble avec une espèce de glu, de manière qu’elles forment une bourse. Nous n’avons pu observer la manière dont elles s’y prennent pour replier ces feuilles ; mais nous en avons vu des milliers qui réunissaient toutes leurs forces pour les tenir dans cette position, tandis qu’un grand nombre d’autres étaient occupées à appliquer la substance visqueuse qui devait les empêcher de retourner dans leur premier état. Afin de nous convaincre que les feuilles étaient pliées et maintenues dans cette position par les efforts de ces petites ouvrières, nous troublâmes leurs travaux, et dès que nous les eûmes chassées de l’endroit qu’elles occupaient, les feuilles repliées se détendirent par leur élasticité naturelle avec une si grande force, que nous fûmes surpris de voir comment au moyen de la combinaison de leurs efforts elles avaient pu la dompter. Si nous satisfîmes notre curiosité à leurs dépens, elles se vengèrent de l’injure ; des milliers de ces insectes se jetèrent à l’instant sur nous, et nous causèrent une douleur insupportable avec leurs aiguillons, surtout ceux qui s’attachaient à notre cou et qui pénétraient dans nos cheveux, d’où il n’était pas facile de les écarter. La piqûre de ces aiguillons n’était guère moins douloureuse que celle d’une abeille ; mais, à moins qu’elle ne fût répétée, la souffrance ne durait pas plus d’une minute.

» Les travaux et la manière de vivre d’une autre espèce de fourmis entièrement noires ne sont pas moins extraordinaires. Elles forment leur habitation dans l’intérieur des branches d’un arbre, qu’elles viennent à bout de creuser en tirant la moelle presque à l’extrémité du plus mince rameau ; l’arbre continue à porter des fleurs, comme si son intérieur n’était pas habité par de pareils hôtes. Lorsque nous découvrîmes cet arbre pour la première fois, et que nous arrachâmes quelques-unes de ses branches, nous ne fûmes guère moins étonnés que nous l’aurions été si nous avions profané un bosquet enchanté, où tous les arbres blessés par la hache auraient donné des signes de vie ; car nous fûmes à l’instant couverts d’une multitude de ces animaux qui sortaient par essaims de tous les rameaux que nous avions rompus, et qui dardaient contre nous leurs aiguillons avec une violence continuelle.

» Nous avons vu aussi une troisième espèce de fourmis qui avaient leur nid dans la racine d’une plante, croissant comme le gui sur l’écorce d’un arbre ; elles la percent pour s’y loger. Cette racine est ordinairement aussi grosse qu’un navet, et quelquefois elle l’est bien davantage. En la coupant, nous y découvrîmes une quantité innombrable de petits canaux tortueux, tous remplis de ces animaux, qui cependant ne paraissaient pas avoir endommagé la végétation de la plante. Toutes les racines que nous avons rompues étaient habitées, quoiqu’il y en eût quelques-unes qui ne fussent pas plus grosses qu’une noisette. Ces fourmis n’ont guère plus de la moitié de celles d’Angleterre. Leurs aiguillons étaient à peine assez forts pour se faire sentir ; cependant elles nous tourmentaient au moins autant que si elles nous avaient blessés par leurs piqûres ; car, à l’instant que nous touchions les racines, elles sortaient en foule de leurs trous, et se précipitaient sur les parties de notre corps qui étaient découvertes ; elles y excitaient un chatouillement plus insupportable qu’une piqûre.

» Une quatrième espèce de fourmis ne fait aucun mal ; elles ressemblent exactement aux fourmis blanches des Indes orientales. Elles ont des habitations de deux sortes ; l’une est suspendue sur des branches d’arbres, et l’autre est construite sur la terre. Les fourmilières, suspendues sur les arbres, sont trois ou quatre fois aussi grosses que la tête d’une homme, et elles sont composées d’une substance cassante, qui semble être formée de petites parties de végétaux pétries ensemble avec une matière glutineuse, que les insectes tirent probablement de leur corps. En rompant cette croûte, on aperçoit dans un grand nombre de sinuosités une quantité prodigieuse de cellules qui ont toutes une communication entre elles, et plusieurs ouvertures qui conduisent à d’autres fourmilières sur le même arbre. Une grande avenue, ou chemin couvert, va jusque terre, et communique par-dessous à l’autre fourmilière construite ordinairement à la racine d’un arbre, mais non pas de celui sur lequel sont les autres habitations ; elle a la forme d’une pyramide à côtés irréguliers, et quelquefois plus de six pieds de hauteur, et à peu près autant de diamètre. Quelques-unes sont plus petites ; celles-ci ont en général les côtés plats, et ressemblent beaucoup par la figure aux pierres qu’on voit en plusieurs parties de l’Angleterre, et qu’on suppose être d’anciens monumens des druides. La partie extérieure de ces dernières est d’une argile bien délayée, d’environ deux pouces d’épaisseur ; elles contiennent en dedans des cellules qui n’ont point d’ouverture en dehors, mais qui communiquent seulement par un canal souterrain aux fourmilières qui sont sur les arbres. Les fourmis montent dans cet arbre par la racine, et ensuite le long du tronc et des branches, sous des chemins couverts qui sont de la même espèce que ceux par lesquels elles descendent de leurs habitations. Elles se retirent probablement en hiver, et durant la saison pluvieuse, dans ces demeures souterraines, parce qu’elles y sont à l’abri de l’humidité et du froid, avantage que celles qui sont construites sur les arbres, quoiqu’en général placées sous quelque branche pendante, ne peuvent pas avoir, à cause de la nature et du peu d’épaisseur de l’enduit qui les couvre.

» La mer fournit aux habitans de ce pays plus d’alimens que la terre ; et quoique le poisson n’y soit pas en si grande abondance qu’il l’est ordinairement dans les latitudes plus hautes, cependant nous jetions rarement la seine sans en prendre de cinquante à deux cents livres. Il y en a de différentes sortes ; mais, excepté le mulet et des espèces de morue, les autres ne sont pas connus en Europe ; la plupart sont bons à manger, et plusieurs sont excellens. On trouve sur les bancs de sable et sur les récifs une quantité incroyable des plus belles tortues vertes du monde, des huîtres de différente espèce, et en particulier des huîtres de rocher et des huîtres perlières. Les pétoncles sont d’une grosseur énorme ; il y a en outre des homards et des cancres ; nous n’avons pourtant vu que les coquilles de ceux-ci. Les caïmans infestent les rivières et les lacs salés.

» Dampier est le seul auteur qui jusqu’à présent, ait donné quelques détails de la Nouvelle-Hollande et de ses habitans, et quoiqu’en général ce soit un écrivain généralement exact, cependant il s’est trompé ici en plusieurs points. Les peuples qu’il a vus habitaient, il est vrai, une partie de la côte très-éloignée de celle que nous avons visitée ; mais nous avons aperçu aussi des insulaires en différens endroits de la côte très-distans les uns des autres ; et comme nous avons trouvé partout une uniformité parfaite dans la figure, les mœurs et les usages, il est raisonnable de supposer qu’il en est à peu près de même dans le reste du pays.

» Le nombre des habitans de la Nouvelle-Hollande paraît être très-petit en proportion de son étendue. Nous n’en avons vu trente ensemble qu’une seule fois ; ce fut à la baie de Botanique, quand les hommes, les femmes et les enfans s’attroupèrent sur un rocher pour regarder le vaisseau qui passait. Lorsqu’ils formèrent le projet de nous attaquer, ils ne purent pas rassembler plus de quatorze ou quinze combattans, et nous n’avons jamais découvert assez de hangars ou de maisons réunies en village pour en former des troupes plus grandes. Il est vrai que nous n’avons parcouru que la côte orientale de ce continent, et qu’entre cette côte et la côte occidentale s’étend un pays immense, entièrement inconnu ; cependant on a de fortes raisons de croire que ce vaste espace est entièrement désert, ou au moins que la population y est plus faible que dans les cantons que nous avons examinés. Il est impossible que l’intérieur du pays donne dans toutes les saisons de la subsistance à ses habitans, à moins qu’il ne soit cultivé, et il est de même impossible que les insulaires de la côte ignorent entièrement l’art de la culture, si elle est pratiquée plus avant dans les terres. Il n’est pas non plus vraisemblable que, s’ils connaissaient cet art, on n’en retrouvât aucune trace parmi eux. Or, comme nous n’avons pas vu dans tout le pays un pied de terrain qui fût cultivé, l’on peut en conclure que cette partie de la contrée n’est habitée que dans les endroits où la mer fournit des alimens aux hommes.

» La seule tribu avec laquelle nous ayons eu quelque commerce habitait le canton où le vaisseau fut radoubé ; elle était composée de vingt et une personnes, douze hommes, sept femmes, un petit garçon et une fille. Nous n’avons jamais vu les femmes que de loin ; car, lorsque les hommes venaient sur les bords de la rivière, ils les laissaient toujours derrière. Les hommes sont d’une taille moyenne, et en général bien faits, sveltes, et d’une vigueur, d’une activité et d’une agilité remarquables ; leur visage n’est pas sans expression ; ils ont la voix extrêmement douce et efféminée.

» Leur peau était tellement couverte de boue et d’ordure, qu’il était très-difficile d’en connaître la véritable couleur. Nous avons essayé plusieurs fois de la frotter avec les doigts mouillés pour en ôter la croûte, mais toujours inutilement. Ces ordures les font paraître presque aussi noirs que des nègres, et suivant que nous pouvons en juger, leur peau est couleur de suie, ou couleur de chocolat. Leurs traits sont bien loin d’être désagréables ; ils n’ont ni le nez plat, ni les lèvres grosses ; leurs dents sont blanches et égales, leurs cheveux naturellement longs et noirs ; ils les portent très-courts ; en général, ils sont lisses, quelquefois ils bouclent légèrement : nous n’en avons point aperçu qui ne fussent fort mêlés et sales, quoiqu’ils n’y mettent ni huile, ni graisse ; à notre grande surprise, ils étaient exempts de vermine. Leur barbe est de la même couleur que leurs cheveux, touffue et épaisse ; ils ne la laissent cependant pas croître très-longue. Nous rencontrâmes un jour un homme qui avait la barbe plus grande que ses compatriotes ; nous observâmes le lendemain qu’elle était un peu plus courte, et en l’examinant, nous reconnûmes que l’extrémité des poils avait été brûlée. Ce fait, joint à ce que nous n’avons jamais découvert parmi eux aucun instrument à couper, nous fit conclure qu’ils tiennent leur barbe et leurs cheveux courts en les brûlant.

» Les deux sexes, comme je l’ai déjà remarqué, vont entièrement nus ; ils ne semblent pas plus regarder comme une indécence de découvrir tout leur corps, que nous d’exposer à la vue d’autrui nos mains et notre visage. Leur principale parure consiste dans l’os qu’ils enfoncent à travers la cloison du nez.

» Toute la sagacité humaine ne peut pas expliquer par quel renversement de goût ils ont pensé que c’était un ornement, et ce qui a pu les porter à souffrir la douleur et les incommodités qu’entraîne nécessairement cet usage, en supposant qu’ils ne l’aient pas adopté de quelque autre nation. Cet os est aussi gros que le doigt ; et comme il a cinq ou six pouces de long, il croise entièrement le visage, et bouche si bien les narines, qu’ils sont obligés de tenir la bouche fort ouverte pour respirer ; aussi nasillent-ils tellement lorsqu’ils veulent parler, qu’ils se font à peine entendre les uns des autres. Nos matelots appelaient cet os, en plaisantant, la vergue de civadière, et véritablement, il formait un coup d’œil si bizarre, qu’avant d’y être accoutumés, il nous fut très-difficile de ne pas en rire. Outre ce bijou, ils ont des colliers faits de coquillages, taillés et attachés ensemble très-proprement ; des bracelets de petites cordes qui forment deux ou trois tours sur la partie supérieure du bras, et autour des reins un cordon de cheveux tressés. Quelques-uns portaient en outre des espèces de hausse-cols faits de coquillages, et tombant sur la poitrine. Quoique ces peuples n’aient pas d’habillemens, leurs corps, outre l’ordure et la boue, ont encore un autre enduit ; car ils le peignent de blanc et de rouge. Ils mettent ordinairement le rouge en larges tâches sur les épaules et sur la poitrine ; et le blanc en raies, les unes étroites, les autres larges ; les étroites sont placées sur les bras, les cuisses et les jambes, et les larges sur le reste du corps ; ce dessin ne manque pas absolument de goût. Ils appliquent aussi de petites taches de blanc sur le visage, et en forment un cercle autour de chaque œil. Le rouge semblait être de l’ocre ; mais nous n’avons pu découvrir quelle substance composait leur blanc ; il était en petits grains fermes, savonneux au toucher, et presque aussi pesant que du blanc de plomb : c’était peut-être une espèce de stéatite ; mais, à notre grand regret, nous n’avons pu nous en procurer un seul morceau pour l’examiner. Quoiqu’ils aient les oreilles percées, nous n’y vîmes point de pendans. Ils attachaient un si grand prix à tous leurs ornemens, qu’ils ne voulurent nous en céder aucun, malgré tout ce que nous leur en offrîmes ; ce qui était d’autant plus extraordinaire, que nos verroteries et nos rubans pouvaient également leur servir de parure, qu’ils étaient d’une forme plus régulière, et que la matière en était plus brillante. Ils n’ont point d’idée de trafic ni de commerce, et il nous a été impossible de leur en inspirer aucune. Ils recevaient ce que nous leur donnions ; mais ils n’ont jamais paru entendre nos signes quand nous leur demandions quelque chose en retour. La même indifférence qui les empêchait d’acheter ce que nous avions les empêchait aussi de nous voler ; s’ils avaient désiré davantage, ils auraient été moins honnêtes ; car, lorsque nous refusâmes de leur céder une tortue, ils devinrent furieux, et entreprirent de s’en emparer par force. Ce fut le seul objet auquel ils mirent de la valeur ; le reste de nos meubles, effets ou marchandises, n’en avait point pour eux. Nous leur avions fait des présens qui furent laissés dans une de leurs cabanes ; nous les avons retrouvés, abandonnés négligemment dans les bois, comme les joujous des enfans qui ne leur plaisent que pendant qu’ils sont nouveaux. Nous n’avons aperçu sur leur corps aucune trace de maladie ou de plaie, mais seulement de grandes cicatrices, à lignes irrégulières, qui semblaient être les suites des blessures qu’ils s’étaient faites eux-mêmes avec un instrument obtus ; nous comprîmes par leurs signes, que c’étaient des monumens de la douleur qu’ils avaient ressentie à la mort de quelques-uns de leurs parens ou amis.

» Ils ne paraissent pas avoir d’habitations fixes, car dans tout le pays, nous n’avons rien vu qui ressemblât à une ville ou à un village. Leurs maisons, si toutefois on peut leur donner ce nom, semblent être faites avec moins d’art et d’industrie qu’aucunes de celles que nous avions vues, si l’on en excepte les misérables huttes de la Terre du Feu ; et même elles leur sont inférieures à certains égards. Celles de la baie de Botanique sont les moins chétives ; elles n’ont que la hauteur nécessaire pour qu’un homme puisse se tenir debout ; mais elles ne sont pas assez larges pour qu’il puisse s’y étendre dans sa longueur en aucun sens. Elles sont construites en forme de four, avec des baguettes flexibles, à peu près aussi grosses que le pouce ; ils enfoncent les deux extrémités de ces baguettes dans la terre, et ils les recouvrent ensuite avec des feuilles de palmier et de grands morceaux d’écorce. La porte n’est qu’une grande ouverture pratiquée au bout opposé à celui où l’on fait du feu, ainsi que nous le reconnûmes par les cendres. Ils se couchent sous ces huttes ou hangars, en se repliant le corps en rond, de manière que les talons de l’un touchent à la tête de l’autre ; dans cette position forcée, une des huttes contient trois ou quatre personnes. En avançant au nord, le climat devient plus chaud ; les cabanes sont encore plus minces : elles sont faites comme les autres avec des branches d’arbres et couvertes d’écorce ; mais aucune n’a plus de quatre pieds de largeur, et un des côtés en est entièrement ouvert. Le côté fermé est toujours opposé à la direction du vent qui souffle le plus ordinairement ; ils font leur feu vis-à-vis du côté ouvert, probablement pour se défendre plutôt des mousquites que du froid. Il est probable qu’ils ne passent sous ces trous que la tête et la moitié de leur corps, et qu’ils étendent leurs pieds vers le feu. Une horde errante construit au besoin ces huttes dans les endroits qui lui fournissent de la subsistance pour un temps, et elle les abandonne lorsqu’elle quitte ce canton qui ne peut plus lui donner d’alimens. Dans les lieux où ils ne passent qu’une nuit ou deux, ils se couchent sans autre abri que les buissons, ou l’herbe, qui a près de deux pieds de hauteur. Nous remarquâmes cependant que, quoique les huttes à coucher fussent toujours tournées, dans la Nouvelle-Hollande, du côté opposé au vent dominant, celles des îles étaient en face du vent ; ce qui semble prouver qu’il y règne une saison douce pendant laquelle la mer est calme, et que le même temps qui leur permet de visiter les îles adoucit l’air froid pendant la nuit.

» Le seul meuble que nous ayons aperçu dans ces cabanes, est une espèce de vase oblong ; ils le font tout simplement d’écorce, en liant les deux extrémités avec une baguette d’osier qui, n’étant pas coupée, sert d’anse. Nous imaginâmes que ces vases étaient des baquets dans lesquels ils vont puiser de l’eau à une source, qu’on peut supposer être quelquefois à une distance considérable. Ils ont cependant un sac à mailles d’une médiocre grandeur : pour le façonner, ils suivent à peu près la même méthode qu’emploient nos femmes en faisant du filet. L’homme porte un sac attaché sur son dos avec un petit cordon qui passe sur sa tête ; en général, il renferme un morceau ou deux de résine ou autre matière dont il se peignent, quelques hameçons et des lignes, une ou deux des coquilles dont ils forment leurs hameçons, quelques pointes de dards et leurs ornemens ordinaires ; ce qui comprend tous les trésors de l’homme le plus riche qui soit parmi eux.

» Leurs hameçons sont faits avec beaucoup d’art, et quelques-uns d’une petitesse extrême. Pour harponner la tortue, ils ont un petit bâton bien pointu et barbelé, d’environ un pied de long, qu’ils font entrer par le côté opposé à la pointe dans une entaille creusée au bout d’un bâton léger qui est à peu près de la grosseur du poignet, et qui a sept ou huit pieds de longueur : ils attachent au bâton l’extrémité d’une corde, et ils lient l’autre au bout du bâton pointu. En frappant la tortue, le bâton pointu s’enfonce dans l’entaille ; mais lorsqu’il est entré dans le corps de l’animal, et qu’il y est retenu par les barbes, ils en détachent le grand bâton qui, en flottant sur l’eau, sert de trace pour retrouver la proie ; il leur sert aussi à la tirer, jusqu’à ce qu’ils puissent la prendre dans leurs pirogues et la conduire à terre. Nous avons trouvé un de ces bâtons pointus dans le corps d’une tortue dont les blessures s’étaient guéries. Leurs lignes sont de différentes épaisseurs, depuis la grosseur d’une corde d’un demi-pouce jusqu’à celle d’un crin ; elles sont composées d’une substance végétale ; mais nous n’avons pas eu occasion d’apprendre quelle est en particulier celle qu’ils emploient à cet usage.

» Les habitans de la Nouvelle-Hollande se nourrissent principalement de poisson ; mais ils viennent quelquefois à bout de tuer des kangarous, et même des oiseaux de différentes espèces, quoiqu’ils soient si sauvages, qu’il nous était très-difficile d’en approcher à une portée de fusil. L’igname est le seul végétal dont nous les ayons vus se nourrir ; il est cependant hors de doute qu’ils mangent plusieurs des fruits du pays, car nous en avons aperçu des restes autour des endroits où ils avaient allumé leurs feux.

» Il paraît qu’ils ne mangent aucun animal cru ; comme ils n’ont point de vase pour les faire bouillir dans l’eau, ils les grillent sur les charbons, ou bien ils les font cuire dans un trou avec des pierres chaudes, de la même manière que les insulaires du grand Océan.

» Nous ne savons pas s’ils connaissent quelque plante narcotique ; mais nous avons remarqué que plusieurs d’entre eux tenaient continuellement dans leur bouche des feuilles d’une plante quelconque, ainsi que quelques Européens mâchent du tabac, et les Asiatiques du bétel. Nous n’avons jamais vu la plante que lorsqu’à notre demande ils la tirèrent de leur bouche : c’est peut-être une espèce de bétel ; mais, quelle qu’elle soit, elle ne produisait aucun mauvais effet sur les dents ni sur les lèvres.

» Comme ils n’ont point de filet, ils n’attrapent le poisson qu’en le harponnant, ou avec une ligne et un hameçon ; il faut en excepter seulement ceux qu’ils prennent dans les creux des rochers et des bancs qui assèchent de mer basse.

» Nous n’avons pas eu occasion de connaître leur manière de chasser ; mais, d’après les entailles qu’ils avaient faites partout sur les grands arbres pour y grimper, nous conjecturâmes qu’ils prenaient leur poste au sommet, et que de là ils guettaient les animaux au passage, pour les atteindre avec leurs lances : il est possible aussi que dans cette situation ils attrapent les oiseaux qui vont s’y percher.

» J’ai observé que, lorsqu’ils quittaient nos tentes sur les bords de la rivière Endeavour, nous pouvions suivre leurs traces au moyen des feux qu’ils allumaient dans leur chemin. Nous imaginâmes que ces feux leur servaient de quelque manière à prendre les kangarous. Nous avons remarqué que ces animaux craignent tellement le feu, que nos chiens ne pouvaient les faire passer près des endroits où il y en avait eu récemment, quoiqu’il fût éteint.

» Les habitans de la Nouvelle-Hollande produisent du feu avec beaucoup de facilité, et ils le répandent d’une manière surprenante. Pour l’allumer, ils prennent deux morceaux de bois sec : l’un est un petit bâton d’environ huit ou neuf pouces de long, l’autre morceau est plat. Ils rendent obtuse la pointe du petit bâton, et, en le pressant sur l’autre, ils le tournent avec vivacité entre leurs deux mains, comme nous tournons un moussoir de chocolat, élevant souvent les mains, ensuite les redescendant pour augmenter la pression autant qu’il est possible : par cette méthode ils font feu en moins de deux minutes ; la plus petite étincelle leur suffit pour l’augmenter avec beaucoup de promptitude et de dextérité. Nous avons vu souvent un Indien courir le long de la côte, et ne portant rien en apparence dans sa main, s’arrêter pour un instant à cent cinquante ou trois cents pieds de distance ; et laisser du feu derrière lui ; nous apercevions d’abord la fumée, et ensuite la flamme qui se communiquait tout de suite au bois et à l’herbe qui se trouvaient dans les environs. Nous avons eu la curiosité d’examiner un de ces semeurs de feu ; nous vîmes qu’il mettait une étincelle dans de l’herbe sèche. Après l’avoir agitée pendant quelque temps, l’étincelle jeta de la flamme ; il en mit ensuite une autre à un endroit différent dans de l’herbe qui s’enflamma de même, et ainsi dans toute sa route.

» L’histoire du genre humain présente peu de faits aussi extraordinaires que la découverte et l’application du feu. Le hasard dut apprendre la manière de le produire par collision ou par frottement ; mais ses premiers effets durent frapper naturellement de consternation et de terreur des hommes pour qui cet élément était un objet nouveau ; il parut alors être un ennemi de la vie et de la nature, et détruire tous les êtres susceptibles de sensation ou de dissolution, et par conséquent il n’est pas aisé de concevoir ce qui put engager les premiers qui le virent recevoir du hasard une existence passagère à le reproduire à dessein. Il n’est pas possible que des hommes, qui ont vu du feu pour la première fois s’en soient approchés avec autant de précaution que ceux qui en connaissent les effets ; c’est-à-dire, d’assez près pour en recevoir de la chaleur sans en être blessés. Il serait naturel de penser que l’excessive douleur qu’éprouva le sauvage curieux qui fut le premier brûlé par le feu dut faire naître entre cet élément et l’espèce humaine une aversion éternelle, et que le même principe qui l’a porté à écraser un serpent dut l’engager à détruire le feu, et à se bien garder de le reproduire, quand les moyens en furent connus. Il est donc très-difficile d’expliquer comment les hommes se familiarisèrent avec cet élément au point de le rendre utile, et comment on s’en servit la première fois pour cuire les alimens, puisqu’on avait contracté l’habitude de manger crues les nourritures animales et végétales avant qu’il y eût du feu pour les apprêter. Ceux qui ont pesé la force de l’habitude croiront d’abord que des hommes accoutumés à prendre des alimens crus durent trouver aussi désagréables ceux qui étaient cuits que le seraient des plantes ou des viandes crues pour des personnes qui auraient toujours mangé cuites les unes et les autres. Il est remarquable que les habitans de la Terre du Feu produisent le feu par collision, et que les habitans plus heureux de la Nouvelle-Hollande, de la Nouvelle-Zélande et de Taïti, l’allument en frottant une substance combustible contre une autre. N’y a-t-il pas quelque raison de supposer que ces différentes opérations répondent à la manière suivant laquelle le hasard a fait connaître cet élément dans la zone torride et dans la zone glaciale ? On ne peut pas supposer que, chez les habitans sauvages d’un pays froid, aucune opération de l’art, ou aucun accident ait produit le feu aussi aisément par frottement que dans un climat chaud, où tous les corps sont chauds, secs et combustibles, et dans lesquels circule un feu caché que le plus léger mouvement suffit pour faire paraître au-dehors. On peut donc imaginer que dans un pays froid le feu a été produit par la collision accidentelle de deux substances métalliques, et que par cette raison les habitans de cette contrée ont employé le même expédient pour le reproduire. Dans un pays chaud, au contraire, où deux corps inflammables s’allument aisément par le frottement, il est probable que le frottement de deux substances semblables fit connaître le feu pour la première fois, et que l’art adopta ensuite la même opération pour produire le même effet. Il est possible qu’aujourd’hui on fasse du feu par frottement dans la plupart des pays froids, et qu’on en allume par collision dans plusieurs pays chauds ; mais peut-être que de nouvelles recherches montreront que l’un des deux climats tient cet usage de l’autre, et que, par rapport à la production primitive du feu dans les pays chauds et les pays froids, la distinction que nous venons d’établir est bien fondée. Beaucoup de raisons peuvent faire conjecturer que l’existence permanente des volcans, dont on retrouve des restes ou des vestiges dans toutes les parties du monde, fit connaître graduellement aux hommes la nature et les effets du feu ; cependant un volcan n’a pu enseigner d’autre méthode de produire du feu que celle du contact ; et les curieux qui voudront rechercher l’origine primitive de l’usage de cet élément parmi les hommes auront encore un champ vaste à leurs spéculations.

» Les peuples de la Nouvelle-Hollande ont pour armes des javelines et des lances : ces dernières sont de différentes espèces. Nous en avons vu sur la partie méridionale de la côte quelques-unes qui avaient quatre branches garnies d’un os pointu, et qui étaient barbelées ; les pointes sont aussi enduites d’une résine dure, qui leur donne an poli, et les fait entrer plus profondément dans le corps contre lequel on les pousse. Dans la partie septentrionale, la lance n’a qu’une pointe ; la hampe de la lance est faite d’une espèce de roseau-canne ou de la tige d’une plante qui ressemble un peu au jonc, et qui est très-droite et très-légère ; la lance a huit à quatorze pieds de long ; elle est composée de plusieurs parties ou pièces qui entrent les unes dans les autres et sont liées ensemble. On adapte cette hampe à diverses pointes ; quelques-unes sont d’un bois dur et pesant, et d’autres d’os de poisson. Nous en avons remarqué plusieurs qui avaient pour pointe l’aiguillon d’une raie, le plus grand qu’on avait pu trouver, et qui était barbelé de beaucoup d’autres plus petits attachés dans une direction contraire. Les pointes de bois sont aussi armées quelquefois de morceaux aigus de coquilles brisées ; on les enfonce dans le bois, et on recouvre les jointures avec de la résine.

» Les lances ainsi barbelées sont des armes terribles ; car, lorsqu’elles sont une fois entrées dans le corps, on ne peut pas les en retirer sans déchirer la chair, ou sans laisser dans la blessure des échardes pointues de l’os ou de la coquille qui formaient les barbes. Ils lancent ces armes avec beaucoup de force et de dextérité ; la main seule suffit pour cette opération, s’ils veulent seulement atteindre à peu de distance, par exemple, à trente ou soixante pieds ; mais si leur but est éloigné de cent vingt ou cent cinquante, ils se servent d’un instrument que nous appelâmes bâton à jeter. C’est un morceau de bois dur et rougeâtre, uni et très-bien poli, d’environ deux pouces de large, d’un demi-pouce d’épaisseur et de trois pieds de long, ayant un petit bouton ou crochet à une extrémité, et à l’autre une pièce qui le traverse à angles droits. Le bouton entre dans un petit trou pratiqué exprès dans la hampe de la lance, près de la pointe, mais de laquelle il s’échappe aisément lorsqu'on pousse l’arme en avant. Quand la lance est placée sur cette machine, et assurée dans sa position par le bouton, l’homme qui doit la jeter la tient sur son épaule, et, après l’avoir agitée, il pousse en avant le bâton à jeter, et le lance de toute sa force ; mais le bâton étant arrêté par la pièce de travers, qui vient frapper et s’arrêter entre l’épaule, la lance fend l’air avec une rapidité incroyable et avec tant de justesse, que ces Indiens sont plus sûrs d’atteindre leur but à cent cinquante pieds de distance, que nous en tirant à balle seule. Ces lances sont les seules armes offensives que nous ayons vues étant à terre. Lorsque nous étions près de quitter la côte, nous crûmes apercevoir avec nos lunettes d’approche un homme portant un arc et des flèches ; mais il est possible que nous nous soyons trompés. Nous avons trouvé cependant dans la baie de Botanique un bouclier de forme oblongue, d’environ trois pieds de long et de dix-huit pouces de large, et qui était fait d’écorces d’arbres. Un des hommes qui s’opposa à notre débarquement le prit dans une hutte, et lorsqu’il s’enfuit, il le laissa derrière lui. En le ramassant, nous reconnûmes qu’il avait été transpercé près du centre par une lance pointue. L’usage de ces boucliers est sûrement très-fréquent parmi ces peuples ; car, quoique nous ne leur en ayons jamais vu d’autres que celui-là, nous avons souvent rencontré des arbres d’où ils semblaient manifestement avoir été pris, et ces marques se distinguaient aisément de celles qu’ils avaient faites en enlevant l’écorce pour les espèces de seaux dont nous avons parlé. Quelquefois aussi nous trouvâmes des formes de boucliers découpées sur l’écorce qui n’était pas encore enlevée ; cette écorce était un peu élevée sur les bords, à l’endroit de l’entaillure ; de sorte que ces peuples semblent avoir découvert que l’écorce d’un arbre devient plus épaisse et plus forte quand on la laisse sur le tronc, après l’avoir découpée en rond.

» Les pirogues de la Nouvelle-Hollande sont aussi grossières et aussi mal faites que les cabanes. Celles de la partie méridionale de la côte ne sont qu’un morceau d’écorce d’environ douze pieds de long, dont les extrémités sont liées ensemble, tandis que de petits cerceaux de bois tiennent les parties séparées. Nous avons vu une fois trois personnes sur un bâtiment de cette espèce. Dans une eau basse, ils les poussent en avant avec une perche ; dans une eau profonde, ils les font marcher avec des rames d’environ dix-huit pouces de long, et le conducteur du bateau en tient une à chaque main. Quelque grossiers que soient ces canots, ils ont plusieurs genres de commodités ; ils tirent peu d’eau, et sont très-légers, de sorte qu’on les mène sur des bancs de vase pour y pêcher des coquillages. Cet usage est le plus important auquel on les puisse employer, et ils valent peut-être mieux pour cet objet que des bateaux différemment construits. Nous remarquâmes au milieu de ces pirogues un monceau d’algues marines sur lesquelles était un petit feu, probablement afin de griller le poisson et de le manger au moment où on le prenait.

» Les pirogues que nous vîmes en avançant plus au nord étaient faites non pas d’écorce, mais d’un tronc d’arbre creusé peut-être par le feu. Elles avaient environ quatorze pieds de long, et comme elles étaient très-étroites, elles avaient un balancier afin de les empêcher de chavirer. Celles-ci marchent au moyen de pagaies, qui sont si grandes, qu’il faut employer les deux mains pour en manier une. L’intérieur de la pirogue ne paraît pas avoir été travaillé à l’aide d’un instrument ; mais à chaque extrémité le bois est plus long sur le plat-bord qu’au fond, de sorte qu’un morceau ressemblant au bout d’une planche s’avance en saillie au-delà de la partie creuse. Les côtés sont assez épais ; mais nous n’avons pas eu occasion de connaître comment ces sauvages abattent et taillent ensuite leur arbre. Nous n’avons découvert parmi eux d’autres instrumens qu’une hache de pierre fort mal faite, quelques petits morceaux de la même matière en forme de coins, un maillet de bois et des coquillages ou des fragmens de corail. Pour polir leurs bâtons à jeter et les pointes de leurs lances, ils se servent des feuilles d’une espèce de figuier, qui mordent sur le bois presque aussi fortement que la prêle dont nos menuisiers font usage. Ce doit être un travail bien long que de construire avec de pareils instrumens même une de leurs pirogues telles que je viens de les décrire. Cette opération paraîtra absolument impraticable à ceux qui sont accoutumés à l’usage des métaux ; mais le courage persévérant surmonte presque toutes les difficultés ; et l’homme qui fera tout ce qu’il peut faire produira certainement des effets qui surpasseront beaucoup la borne qu’on assignait à ses forces.

» Les pirogues ne portent jamais plus de quatre hommes. Si un plus grand nombre a besoin de traverser une rivière, l’un de ceux qui sont venus les premiers est obligé de retourner chercher les autres. Cette circonstance nous fit conjecturer que le bateau que nous vîmes pendant que nous étions mouillés dans la rivière de l’Endeavour était le seul du voisinage. Nous avons quelques raisons de croire qu’ils se servent aussi de pirogues d’écorce dans les endroits où ils en construisent de bois, car nous trouvâmes, sur une des îles sur lesquelles ils avaient pêché de la tortue, une petite rame qui avait appartenu à une pirogue d’écorce, et qui aurait été inutile à bord de tout autre.

» Il n’est peut-être pas aisé de deviner comment les habitans de la Nouvelle-Hollande ont été réduits au petit nombre qui subsiste dans ce pays. C’est aux navigateurs qui nous suivront à déterminer si, comme les insulaires de la Nouvelle-Zélande, ils se détruisent les uns les autres dans les combats qu’ils se livrent pour leur subsistance, ou si une famine accidentelle a diminué la population, ou enfin si quelque autre cause empêche leur accroissement. Il est évident par leurs armes qu’ils ont entre eux des guerres : en supposant qu’ils ne se servent de leurs lances que pour harponner le poisson, ils ne peuvent employer le bouclier à d’autre usage que pour se défendre contre les hommes ; cependant nous n’y avons découvert d’autre marque d’hostilité que le trou fait par une javeline dans le bouclier dont j’ai parlé plus haut. Nous n’avons aperçu aucun Indien qui parût avoir été blessé par un ennemi. Nous ne pouvons pas décider s’ils sont courageux ou lâches. L’intrépidité avec laquelle deux d’entre eux s’efforcèrent de s’opposer à notre débarquement dans la baie de Botanique, quand nous avions deux bateaux armés, et, même après qu’un d’entre eux eût été blessé avec du petit plomb ; nous donne lieu de conclure que non-seulement ils sont naturellement braves, mais encore familiarisés avec les dangers des combats, et qu’ils sont, par habitude aussi-bien que par la nature, belliqueux et audacieux. Cependant leur fuite précipitée de tous les autres endroits dont nous approchâmes sans que nous leur fissions aucune menace, et lors même qu’ils étaient au-delà de notre portée, semblerait prouver que leur caractère est d’une timidité et d’une pusillanimité extraordinaires, et que ceux-là seuls qui se sont battus par occasion ont subjugué cette disposition naturelle. J’ai seulement rapporté les faits ; c’est au lecteur à juger par lui-même.

» D’après ce que j’ai dit de notre commerce avec eux, on ne peut pas supposer que nous ayons acquis une grande connaissance de leur langage. Cependant, comme ce point est un grand objet de curiosité, surtout pour les savans, et fort important pour leurs recherches sur l’origine de différentes nations qui ont été découvertes, nous avons pris quelque peine pour nous procurer un petit vocabulaire de la langue de la Nouvelle-Hollande, qui pût en quelque manière répondre à ce dessein, et je vais expliquer comment nous sommes venus à bout d’en connaître quelques mots. Quand nous voulions savoir le nom d’une pierre, nous la prenions dans nos mains, et nous leur faisions entendre par signes, le mieux qu’il nous était possible, que nous désirions savoir comment ils l’appelaient. Nous écrivions sur-le-champ le mot qu’ils prononçaient dans cette occasion. Quoique cette méthode fût la meilleure de toutes celles que nous imaginâmes, elle pouvait certainement nous induire dans beaucoup d’erreurs ; car, si un Indien avait ramassé une pierre et qu’il nous en eut demandé le nom, nous aurions pu lui répondre un caillou ou un silex ; de même, lorsque nous leur demandions comment ils nommaient la pierre que nous leur montrions, ils prononçaient peut-être un mot qui désignait l’espèce et non le genre, ou qui, au lieu de signifier simplement la pierre en général, exprimait qu’elle était raboteuse ou unie. Cependant, afin d’éviter les erreurs de cette espèce autant qu’il dépendait de nos soins, plusieurs de nous ont fait répéter ces mots dans des momens différens, et après les avoir marqués, nous avons comparé nos listes. Nous allons rapporter ceux qui se sont trouvés être les mêmes et avoir une signification uniforme, ainsi qu’un petit nombre d’autres qui ont acquis une égale autorité par la simplicité du sujet, et la facilité que nous avons eue à exprimer notre question d’une manière claire et précise.


Français. Nouvelle-Hollande
La tête, Ouaghighi.
Les cheveux, Moryé.
Les yeux, Méoul.
Les oreilles, Meli.
Les lèvres, Yembé.
Le nez, Bondjou.
La langue, Ondjera.
Français. Nouvelle-Hollande.
La barbe, Ouallar.
Le cou, Doumbou.
Les mamelles, Cayo.
Les mains, Marigal.
Les cuisses, Coman.
Le nombril, Toulpour.
Les genoux, Pongo.
Le pied, Edamal.
Le talon, Kniorror.
La plante du pied, Tchoumal.
La cheville du pied, Tchongheuru.
Les ongles, Koulke.
Le soleil, Gallan.
Le feu, Minnang.
Une pierre, Oualba.
Du sable, Yoouall.
Une corde, Gorga.
Un homme, Bama.
Une tortue mâle, Poinga.
Une tortue femelle, Mameingo.
Une pirogue, Marigan.
Ramer, Pelenyo.
S’asseoir, Takai.
Uni, Mir carrar.
Un chien, Cotta ou Kota.
Un loriot (espèce d’oiseau), Perperé ou Pierpier.
Du sang, Garmbé.
Du bois, Yocou.
L’os qu’ils portent au nez, Tapoul.
Un sac, Tcharngala.
Les bras, Aco ou Acol.
Le pouce, Ebourbalga.
L’index, le doigt du milieu et le quatrième doigt, Egalbaiga.
Le firmament, Keré ou Kirre.
Un père, Dendjo.
Un fils, Djemerré.
Français. Nouvelle-Hollande.
Une grande pétoncle (coquillage connu), Moïngo.
Cocos, ignames, Maracotou.
Expressions que nous
croyons être des mots
d’admiration et que les
naturels du pays proféraient
continuellement quand il étaient
avec nous :
Tchou.
Tchertcha.
Yariaou.
Tout, tout, tout, tout. »

Cook ayant doublé le cap Yort, qui forme la pointe la plus septentrionale de la Nouvelle-Hollande, et débarqué sur une île qui fut appelée île Bouby, de laquelle il aperçut la mer ouverte à l’ouest, il fit route dans cette direction. Le canal de l’Endeavour, par lequel il venait de passer, est la partie méridionale du détroit de Torres.

Il quitta l’île Bouby le 23 août, et, naviguant au milieu d’écueils nombreux, il aborda, le 3 septembre, à une plage de la côte méridionale de la Nouvelle-Guinée, située par 6° 15′ sud, à soixante-cinq lieues au nord-est du cap Waelch. Il vit quelques Papous qui montrèrent des dispositions peu amicales, et il se rembarqua. Il passa au sud de Timor, et vînt relâcher à Savou. Il y fut bien accueilli par le gouverneur hollandais. Le 9 octobre, il mouilla sur la rade de Batavia, et fit faire à l’Endeavour les réparations dont le vaisseau avait un pressant besoin. Topia et son compagnon ne pouvaient revenir de leur étonnement à la vue de toutes les choses nouvelles qui se présentaient à leurs regards. Ils étaient débarqués languissans ; on crut un instant que le séjour à terre les guérirait, mais les funestes effets du climat de Batavia ne tardèrent pas à se faire sentir. Presque tout l’équipage tomba malade ; plusieurs personnes succombèrent, entre autres, M. Monkhouse, le chirurgien. Le jeune Taïtien mourut ensuite ; Topia le suivit de près. Le 27 décembre, Cook partit pour l’Angleterre : attérit le 15 mars 1771 au cap de Bonne-Espérance, et le 11 juin laissa tomber l’ancre sur la rade des Dunes, après un voyage de deux ans cinq mois et un jour.

FIN DU VINGT-QUATRIÈME VOLUME.